Vision d'Europe

Archives de "Synergies européennes" - 1994
Vision d'Europe

Préalablement mis en ligne par l'équipe de http://vouloir.hautetfort.com/

errabu10.jpgEn vrac et dans le désordre, quelques réflexions parmi les milliers de réflexions que l'on pourrait poser sur le devenir de notre continent, à la veille de l'échéance 2000. Que le lecteur, surtout le lecteur-étudiant, puisse trouver dans ces lignes des pistes fécondes pour ses recherches à venir. ce texte n'a pas d'autre ambition.

Nous n'avons jamais fait mystère de notre vision de l'Europe : à l'époque du combat pacifiste, qui mobilisa des foules considérables en Allemagne et en Belgique (beaucoup moins en France), nous op­posions une vision de “l'Europe Totale”, héritée des propositions formulées par Pierre Harmel et Jan Adriaenssens dans les années 60 et 70 (1), à celle, hémiplégique et mutilée, de l'Europe occidentale, limitée au territoire des pays inféodés à l'OTAN ou adhérant à la CEE. L'Europe n'est pas l'Occident et ne saurait être réduite à sa seule portion occidentale. En publiant ce dossier, nous continuons donc à réclamer l'avènement d'une “Europe Totale”, parce que l'affaire des missiles, les discussions stratégiques des années 1980-85, nous ont démontré que l'Europe ne faisait plus qu'un seul espace stratégique, qu'une conflagration universelle sur son territoire signifierait sa mort définitive, la transformation en son et lumière de tous ses habitants.

À terme, ce constat devra conduire à un consensus général, grand-continental, sur la sanctuarisation de l'Europe, soit de tous les États européens jadis engagés dans un camp ou un autre de la guerre froide. Gorbatchev, en dépit de ce que les Russes peuvent lui reprocher aujourd'hui, notamment l'effondrement de l'État, l'intrusion de la mafia dans la vie sociale moscovite et pétersbourgeoise et l'inflation provoquée par le libéralisme échevelé de Gaidar, conservera le mérite d'avoir suggéré l'idée d'une “maison commune européenne”, regroupant tous les États européens et (ex)-soviétiques d'Europe et d'Asie. Cette idée de “maison commune” est issue directement du pacifisme/neutralisme du début des années 80, quand les observateurs raisonnables de la scène internationale ont dû constater que la logique binaire et conflictuelle de la guerre froide ne pouvait déboucher que sur l'annihilation totale de la civilisation dans l'hémisphère nord. Si nous n'acceptons pas le libéralisme de Gorbatchev, si nous jugeons qu'il a trop précipité les choses en politique intérieure et provoqué ainsi involontairement une misère sociale qui ne peut conduire à rien de bon, nous retenons sa vision d'une “maison commune” et nous lui demeurons reconnaissant d'avoir permis la réunification allemande et européenne.

Notre héritage “pacifiste”

Sur le plan culturel, l'Europe ne peut pas s'épanouir si elle n'est qu'un rimland industrieux, réduit aux dimensions d'un comptoir littoral quelque peu élargi, ou si elle est un camp retranché, une frange territoriale transformée en bastion assiégé recevant ses ordres d'un poste de comman­dement étranger, extra-continental et transocéanique de surcroît. Dès les premiers numéros de Vouloir, nous avons résolument com­battu cette vision occidentaliste de l'Europe, en essuyant régulière­ment le reproche d'être des “crypto-communistes”, parce que nous refusions de considérer les Slaves occidentaux, les Prussiens et les Saxons, les Hongrois, les Roumains, les Baltes et les Russes comme des barbares absolus dont il fallait viser l'anéantissement.

Aujourd'hui,

• parce que nous efforçons de comprendre les aspira­tions à l'identité de ces peuples ;
• parce que nous refusons de condamner avec hauteur et arrogance les effervescences à l'œuvre dans ces pays, même si nous déplorons bavures, excès et victimes innocentes ;
• parce que nous comprenons qu'ils ne souhaitent pas se noyer définitivement dans le modèle libéral et panmixiste, dans la bouillabaise sordide que nous mitonne une mi­norité de financiers et d'animateurs médiatiques stipendiés, nous serions des “fascistes” ou des “néo-nazis”.

Pour d'anciens “crypto-communistes”, “pacifistes” (nous étions plutôt neutralistes à la mode helvétique) et “écoloïdes”, ce serait là une bien étonnante mutation, mais pourquoi, au fond, devrions-nous nous étonner d'entendre d'aussi tristes discours chez des individus qui font abstrac­tion des grandes lignes de faîte de la philosophie post-médiévale, surtout quand elle donne la priorité à la vie et au vécu, qui refusent de prendre en compte la multiplicité culturelle de la planète parce que leur infériorité existentielle, leur ressentiment de mandarins reclus, leur fait préférer les schémas simplistes ou monolithiques, qui se proclament universalistes mais sont incapables de saisir l'universalité automatique de toutes ces formes particulières qui générent de la culture. Ces personnages lassants réduisent toute position, toute réflexion, toute création culturelle, tous les legs de l'histoire et de la pensée, à des slogans manichéens, des étiquettes binaires, du prêt-à-penser répétitif et monotone ; ils se livrent à l'envi à des bricolages et des peinturlurages insipides et abracadabrants. Une activité qui tourne à la marotte. On demande un psychiatre dans la salle. La nouvelle ergothérapie des para­noïaques, serait-elle la confection d'étiquettes ?

Ces quelques remarques faites, nous nous inscrivons dans une tradition européenne, pré­sente à “gauche” comme à “droite” qui refuse la Westbindung, l'ancrage à l'Ouest, qui n'accepte pas que le continent européen soit lié définitivement à l'Amérique. De 1945 à la réorientation du gaul­lisme dans les années 60, cette option se situait résolument à gauche : chez les adversaires d'Adenauer en Allemagne, chez les sociaux-démocrates de Schumacher, chez certains communistes, existentia­listes et personnalistes français, chez les neutralistes, chez Jakob Kaiser, Gustav Heinemann, Thomas Dehler, Paul Sethe, etc. (2). Après la rupture entre De Gaulle et l'OTAN, quand la France s'est opposée aux “empires” (3), cette option s'est déplacée graduellement vers le centre-droit. En Belgique, outre les suggestions officielles de Harmel et Adriaenssens, elle s'est manifestée dans une petite phalange ultra-activiste, Jeune Europe dirigée par Jean Thiriart, classée à “l'extrême-droite” parce qu'elle n'a pas pu se distancier à temps de son aile anti-communiste, donc occidentaliste (4). Puis, avec la “Nouvelle Droite”, elle a glissé vers une droite non politique, fortement dépolitisée à la suite d'échecs successifs, une droite à la fois plus intellectuelle et plus radicale (“radicale” au sens d'“aller aux racines des choses”) (5).

C'est là qu'il faut trouver l'origine de notre intérêt pour ce mouve­ment : mais, avec le départ de l'un de ses plus brillants animateurs, Guillaume Faye (qui malheureusement tournera mal à son tour et embrassera une carrière de clown où domine surtout le mauvais goût), ce groupe d'études ne s'est plus intéressé aux mécanismes du poli­tique, ni aux fluctuations de la politique internationale, pour som­brer, notamment avec Alain de Benoist et les défenseurs juvéniles de son ultime redoute parisienne, dans la glu d'un esthétisme bouffon où surnagent un sexualisme idiot voire ordurier, propre aux adolescents inquiets ou aux vieillards libidineux (Matzneff, etc.), un sectarisme cultuel néo-païen qui provoque le rire ou la commisération chez toute personne sérieuse et une spéculation éthique totalement stérile, où l'on va jusqu'à énoncer 25 principes de morale (pourquoi 25 ?) (6), alors que, par ailleurs, on s'oppose, comme Nietzsche, à toutes les formes de la morale, qui, quand elles se figent, deviennent nécessairement pathologiques...

Cet enlisement est la cause de notre rupture avec ce milieu qui ne peut plus rien apporter de constructif à notre combat continenta­liste, à notre volonté de nous arracher aux séductions de “l'hémisphère occidental”, toute simplement parce qu'un tel combat est “planétaire”, purement politique, essentiellement politique, vise un nomos de la Terre auréolé de sacré et ne peut en aucun cas dé­choir en s'apesantissant inlassablement sur des trivialités aussi vul­gaires, aussi basses, que les minables problèmes de zizi d'un vieil écri­vain russo-parisien, ou sur les ébats de prolos bedonnants et tatoués, filmés par “Laetitia” (7), ou sur les âneries du festival de Cannes. En juxtaposant ces débilités — qui nous “soulèvent le cœur”, pour re­prendre une des expressions favorites du “Gourou” de la secte néo-droitiste — à d'autres affirmations, plus concrètes, plus politiques ou plus philosophiques, plus proches de l'essentiel, on discrédite auto­matiquement ces dernières. Nous n'avons plus aucun rôle à jouer dans ce cirque. Non possumus...

Chercher des alliés

Dans l'espace linguistique francophone, nous cherchons donc des al­liés sérieux et non plus d'agaçants lycéens attardés, aujourd'hui quinquagénaires et flanqués de vélites d'une niaiserie époustou­flante, pour épauler un combat qui continue à grande échelle en Allemagne, en Autriche, dans tous les pays d'Europe centrale et en Russie. De la gauche à la droite, des ex-commu­nistes aux nationalistes, des conserva­teurs aux personnalités reli­gieuses, les adversaires de la Westbindung poursuivent avec un acharne­ment opiniâtre leur combat contre l'importation des modes et des méthodes transatlantiques. Parce que les restes de la ND, après le départ de Faye vers l'impasse où il se trouve et ne ressortira jamais, ne va­lent plus le détour, nous, adversaires de la Westbindung au-delà des frontières septentrionales et orien­tales de la France, cherchons des alliés dans toutes les régions françaises, pour accrocher leur combat au nôtre, qui est continental et non plus provincial, et les appuyer par notre presse et nos réseaux édito­riaux, des plus modestes aux plus puissants. Je ne suis pas le seul à lancer cet appel: un grand spécia­liste des échanges franco-allemands, Ingo Kolboom, a formulé un désir comparable dans les colonnes de la très officielle revue Europa Archiv : Zeitschrift für internationale Politik (8), éditée par la société alle­mande de politique étrangère. Kolboom constate, dans cet article destiné aux diplomates et aux hauts fonctionnaires, que la France s'américanise intérieurement tout en demandant officiellement l'“exception culturelle”, sans être suivie avec enthousiasme par ses partenaires européens. Et, paradoxalement, ceux qui, en Allemagne, seraient prêts à soutenir la France dans sa volonté d'imposer l'“exception cultu­relle” sont ceux qui envisagent une orientation vers l'Est du dynamisme allemand, qui partagent une “vision continentale/eurocentrique” et non atlantique de l'Europe. Or ces cercles et ces penseurs sont décriés à Paris comme les représentants d'une “dérive allemande” qualifiée de “néo-nationaliste”. L'idéal pour nous : coupler la défense de l'“exception culturelle” à l'eurocentrage et à l'approfondissement des liens entre Européens de l'Ouest et Européens de l'Est, même si l'Allemagne doit jouer un rôle prépondé­rant dans cette synergie. Kolboom déplore ensuite que les grandes forces politiques, essentiellement les démocrates-chrétiens et les socialistes, ne parviennent pas à créer une véritablement osmose intellec­tuelle entre leurs représentants français et leurs représentants allemands. Cette lacune risque de con­duire, tôt ou tard, à un repli sur soi petit-nationaliste, au moment même où l'État national s'efface devant les instances européennes. Kolboom réclame des “démultiplicateurs”, des intellectuels capables de sus­citer des synergies fécondes, de faire école, de former une élite et de lui transmettre le flambeau : projet séduisant, projet nécessaire, mais qui ne pourra jamais être réalisé par le personnel socialiste ou démo­crate-chrétien. Cette tâche, d'autres devront la parfaire, sur d'autres bases. Nous sommes volontaires...

Enfin, notre option anti-occidentale est aussi une option anti-libé­rale, soit une option qui rejette la logique purement marchande, laquelle conduit à négliger totalement les secteurs de la culture (patrimoine, or­chestres nationaux, théâtres, opéras classiques,...), de l'enseignement (effondrement de l'école), de la recherche de pointe. Nous ne sommes pas opposés au libéralisme pour des motivations idéologiques, comme la volonté de promouvoir une société rigoureusement égalitarisée, mais essentiellement pour des motivations pratiques, comme l'épanouissement sans discrimination de tous les talents, car un tel épa­nouissement, soutenu sans discontinuité par une attention et un souci culturel constants, conduit à la puissance poli­tique.

Le défaut de la ND, qui a parfois déteint sur nous quand nous sommes restés trop près d'elle après le départ de Faye, ce fut de vouloir “faire rien que du culturel”, toujours au nom d'un “gramscisme de droite”, sans autre fin que de gloser dans le vide, de plon­ger dans le solipsisme ou de vanter les mérites de la « littérature dégagée » par rapport à la littérature engagée (en rangeant Jean Cau parmi les “dégagés”, ce qui est un comble !). Cela ne peut plus être considéré comme du gramscisme, car l'action culturelle dans le cadre marxiste du gramscisme vise à affaiblir le discours d'un adversaire au pou­voir pour que l'on puisse faire passer dans les faits un projet pratique dès que cet adversaire (en l'occurrence l'ennemi de classe) baissera la garde sur le terrain électo­ral ou parle­mentaire, ou si, par faiblesse intrinsèque, il cède devant une avant-garde révolutionnaire ou quiritaire qui prend le pou­voir par violence. Tout combat culturel ou métapolitique gramsciste vise la puissance, le pouvoir, non pas une puissance ou un pouvoir dominateur et/ou coercitif, mais une puissance généreuse, donatrice, une puissance féconde que les philosophes d'entre nous pourront comparer à l'Un des néo-platoniciens.

Pour la fraternité

Nous sommes anti-libéraux parce que nous sommes pour la fraternité et la solidarité, vertus républicaines que la République n'a jamais su incarner dans les faits. La fraternité nationale, que Slaves et Germains ressentent mieux que les peuples romans, per­met  ou permettrait à terme un organicisme spontané, où les individus abandonn(erai)ent volon­tiers leurs intérêts pour le bénéfice d'un projet collectif, pour doter leur peuple et leurs enfants d'un appareil scolaire et universitaire, pour protéger le patrimoine menacé. Une forte charpente éducative et un patrimoine intact sont les garants d'une cohésion et d'une stabilité fortifiantes, sont source de puissance et de durée. Mais cette charpente doit être adaptable à la multipli­cité des contextes en Grande Europe, être à géométrie variable et non pas monolithique.

Dans notre vision anti-libérale de l'Europe, la fraternité sera donc la vertu cardinale, qui impliquera un projet social visant une redistri­bution non démagogique ; celle-ci s'orientera en priorité vers la culture, l'enseignement et la recherche, 3 secteurs qui, à moyen terme, permettront, parce qu'ils sont féconds et portés par l'enthousiasme, la fantaisie, l'imagination, la vis sciendi, de dégager suffisamment de ri­chesses pour consolider le volet social de notre projet de société européen qui doit accompagner notre projet de remaniement géopolitique du continent.

Comprendre l'orthodoxie

Mais l'Europe n'est pas que la CEE + la Scandinavie + les 3 États du “Groupe de Visegrad” + l'Autriche + les autres États à majorité catholique. L'Europe, dans son histoire, a certes été très marquée par la cassure entre Rome et Byzance, entre la catholicité et l'orthodoxie mais nous ne saurions construire une nouvelle Europe sans tenir compte des réflexes orthodoxes (9), c'est-à-dire de ré­flexes non affectés par les multiples linéaments d'individualisme qui se sont abattus sur l'Europe occidentale au fil des siècles, qui ont trouvé leur paroxysme aux États-Unis. Aucune des idéologies en place actuellement en Occident n'est capable de comprendre les ré­flexes orthodoxes, parce que toutes sont prisonnières des supersti­tions modernes. Le dialogue entre les peuples de l'Ouest de l'Europe et ceux de la culture orthodoxe ne passera que par des forces poli­tiques animées par des idées qui transcenderont ces superstitions mo­dernes, qui les refouleront hors du débat politique, qui éradi­queront définitivement les scories et les allu­vions qu'elles ont lais­sés dans nos cerveaux comme autant de bavures et de souillures. Ce dépassement est une nécessité géopolitique. Il ne s'agit pas pour nous de faire du zèle de converti. De s'engouer pour l'orthodoxie, telle qu'elle est, telle qu'elle s'est peut-être figée dans ses rites, telle qu'elle s'est sans doute bigotisée. Il s'agit d'aller au-delà de ses formes figées, au-delà même du contenu proprement cultuel ou théologique, pour trouver les forces nues, numineuses, qui se profilent derrière ce monde orthodoxe, même laïcisé, et qui, en revanche, ne peuvent plus se profiler derrière les forces politiques occidentales, expressions d'une sclérose culturelle dénoncée par Tioutchev, Danilevski, Leontiev et Dostoïevski dès le XIXe siècle.

Je veux parler du réflexe solidaire, du réflexe national (au sens charnel et organique du terme), de l'idée communautaire. De rien d'autre. Car je ne suis ni prêtre ni prophète et je n'ai pas la fibre religieuse. Je viens de dire que ce dépassement est une nécessité géopolitique : car la ligne qui sépare l'Europe catholique et protes­tante, d'une part, et l'Europe orthodoxe, d'autre part, est une ligne de fracture instable, sans obstacle naturel (10) ; une telle frontière peut générer la guerre mais sans jamais rien résoudre. Or les 2 parts du continent sont complémentaires et les peuples qui y vivent sont menacés de perdre leur culture et de décliner démographiquement. Qui pis est, tout conflit actuel peut conduire très facilement à l'utilisation du nucléaire, qui, même à dose homéopathique, entraînerait des catastrophes sans précédent. La simple logique de la survie veut que ces peuples s'entendent, au-delà de leurs différences religieuses, de leurs façons d'appréhender le numineux. Enfin, derrière la spiritualité orthodoxe, se cache, comme Mircea Eliade l'a remar­qué, l'idée d'un homme cosmique (dont l'avatar chrétien est le Christos Pantocrator), pilier d'une reli­giosité populaire et paysanne, partagée par tous nos ancêtres. Nous avons là affaire à une religiosité im­mé­moriale qui pourrait réconcilier tout le continent. Sa revigorisation, dans ce sens, deviendra à court ou moyen terme peut-être très nécessaire.

Projections des géographes et “hémisphères”

Au niveau institutionnel, nous devons voir dans la CSCE l'amorce d'une Europe complète, nous devons voir en elle le concert de toutes les nations du continent, indépendamment des clivages, reli­gieux, idéo­logiques ou économiques. La CSCE, quoi qu'on pense de son état présent, quelles que soient les idéolo­gies qu'on essaie d'y distiller, s'étend géographiquement à tout l'hémisphère nord.

Comme nous sommes habitués à la perspective des atlas classiques, issue des travaux de Mercator au XVIe siècle, nous avons l'habitude de distinguer un hémisphère occidental américain (le “Nouveau Monde”) et un hémisphère “eurafrasien”. Mais une perspective plus moderne recentre, comme dans les atlas et la cartographie de Chaliand et de Rageau (11), le monde autour de l'Arctique. Dans ce cas, l'œkumène développé du nord de la planète est circum-arctique et la Russie, le Canada et les États-Unis (à hauteur de l'Alaska) ont une longue frontière commune. Aujourd'hui, l'on tente de discréditer, avec de bonsarguments, reconnaissons-le, la pers­pective de Mercator parce qu'elle néglige cette “circum-arcticité” ou parce qu'elle ignore les dimensions réelles des pays de l'hémisphère méridional (reconduites à leur ampleur réelle dans la perspective de Peters). Les stratèges préfèrent la perspective de Chaliand et Rageau parce qu'elle tient compte d'un fac­teur technologique nouveau : la capacité des sous-marins nucléaires à franchir la barrière de la calotte glacière. Les tiers-mondistes, en adoptant la perspective de Peters, tiennent à souligner l'importance ter­ritoriale des pays du tiers-monde et de leurs réserves de matières premières et à montrer l'exigüité spatiale des puissances de l'hémisphère septentrional, en dépit de leur forte densité démographique. Ces exercices de cartographie et cette pluralité de perspec­tives sont nécessaires, recèlent une indéniable pertinence didactique : ils enseignent la relativité des conceptions de la géographie humaine, relativité qui ne peut pas être immédiatement perçue si l'on n'utilise qu'un et un seul type de projection.

Les projections de Mercator et de Peters impliquent donc cette division du monde en 2 hémisphères séparés à l'Ouest et l'Est par l'Atlantique et le Pacifique. La projection géostratégique de Chaliand et Rageau implique, elle, une “circum-arcticité” qui a désormais une pertinence stratégique, avec l'apparition de sous-marins capables de franchir cette barrière jadis insurmontable qu'est la calotte glacière. Mais l'Arctique ne pourra jamais être à l'origine d'un œkumène aussi dense que la Méditerranée, l'Atlantique, le Pacifique ou la Baltique. Les rigueurs climatiques de cette région de notre planète rendent impossible toute implantation humaine de forte densité. En conclusion : stratégiquement, les cartes de Chaliand et Rageau sont importantes; sur le plan de l'œkumène, celles de Mercator et de Peters gardent toute leur validité. Ce qui nous amène à constater que les futurologues/géopolitologues doivent tenir compte de 2 possibles : c'est-à-dire celle d'un double recentrement continental (Amériques et Eurafrasie) ou celle d'un cen­trage circum-arctique pacifiant, conduisant à l'unification stratégique de l'hémisphère nord, qui s'oppo­se­ra, dans une perspective de “reconquista” à l'hémisphère sud, nouvel espace de chaos. La jux­taposition des 2 hémisphères occidental (américain) et oriental (eurafrasien) correspond aux vœux du géopolitologue allemand Karl Ernst Haushofer (12) et se focalise en dernière instance sur l'œkumène ha­bitable, tandis que l'opposition Nord-Sud, que l'on peut assez aisément déduire de la cartographie de Chaliand et Rageau, a son centre dans une région “an-œkuménique”, “polaire”, impliquant une extension par cercles concentriques vers les terres australes (Océanie, cône austral de l'Amérique du Sud, Afrique du Sud). Cette projection fait abstraction des solidarités possibles entre peuples de l'hémisphère septen­trional et de l'hémisphère austral, entre peuples de la périphérie nord et peuples du centre tropico-équato­rien. De même, elle ne perçoit pas la radicale altérité entre les cultures de vieille souche, de longue mé­moire, qui pourraient se solidariser entre elles, indépendamment des facteurs raciaux, contre la civilisa­tion homogénéisée du Nord du “Nouveau Monde”, qui élimine le facteur “racines”.

La Déclaration de Stainz

En Europe, pour réaliser un projet commun, quelle qu'en soit la forme, il est nécessaire, constatent bon nombre d'observateurs, de penser une « nouvelle architecture européenne » (13). En Autriche notamment, une nouvelle idéologie européenne point à l'horizon, avançant des arguments très originaux et pertinents, renouant avec 2 grandes traditions germaniques : la tradition impériale, décentralisée dans l'administration et l'économie, centrée au niveau spirituel, et la tradition “folco-centrée” (volksgezind, fol­kelig) (14), où les facteurs ethno-linguistiques sont considérées comme des sources non interchan­geables de valeurs culturelles qui policent les âmes et ancrent les populations dans des appareils institu­tionnels équilibrants, qui indiquent ce qu'il convient de faire et lèguent ce réflexe coutumier aux généra­tions futures (cf. l'anthropologie philosophique d'Arnold Gehlen). Le 15 septembre 1990, un vaste groupe d'intellectuels, de juristes et d'historiens allemands, autrichiens, croates, slovènes, serbes, albanais (Albanie et Kosovo), polonais, tchèques, slovaques, nord-italiens, hongrois, etc., signent une déclara­tion, la Déclaration de Stainz, où il est dit :
« L'Europe entre dans une phase historique d'auto-détermina­tion. Le communisme dans les pays de la partie orientale de l'Europe centrale a échoué. Il a fait des dé­gâts immenses, à cause de son irresponsabilité, dans les structures économiques et sociales de ces pays et a détruit l'équilibre écologique jusqu'à la limite extrême du réparable [...]. Une des conséquences positives des bouleversements centre-européens est la redécouverte des espaces et des cultures lé­gués par l'histoire, à l'intérieur même d'États nationaux beaucoup plus récents. Avec la fin des blocs, une nouvelle pluralité a vu le jour, qui offre aux sentiments patriotiques des populations une nouvelle niche et de nouvelles assises. Les hommes politiques et les experts réunis à Stainz sont convaincus que cette pluralité doit être inscrite dans une Europe de la subsidiarité et des régions. Ces principes doivent s'inscrire et s'ancrer dans les Traités de Rome, et cela dans le sens des résolutions de l'assemblée et de la Conférence des régions : de tels principes permettront la participation des peuples au développement de l'Europe. Ce n'est précisément qu'une Europe des régions et de la diversité culturelle qui pourrait enri­chir et renforcer le processus dynamique de l'unification économique, sociale et politique (selon le prin­cipe de l'unité dans la diversité) ».
La problématique des droits de l'Homme

Ce projet comprend un volet sur les droits de l'homme, prévoyant aussi la dimension “collective” de cer­tains de ces droits, ce qui appelle une déconstruction graduelle mais systématique des interprétations trop individualistes de la philosophie des droits de l'homme, interprétations qui exercent leurs ravages sur la place de Paris et servent à alimenter la “nouvelle inquisition” qui est en train de stériliser toute l'intelligentsia française. Paradoxalement, au nom de l'universalisme, la France est en train de se doter d'un particularisme schématique, vulgaire, équarisseur, sourd à tous les appels et les pulsions orga­ni­ques, qui la placera à très court terme en marge voire en face de tous ses voisins européens pour le plus grand bénéfice des États-Unis, trop heureux d'installer pour longtemps un clivage difficilement sur­mon­ta­ble en Europe. Il nous paraît possible, à l'analyse, d'interpréter dans ce sens cer­taines manœuvres de droite (l'anti-européisme forcené mais bien étayé de Philippe de Villiers, les velléités annexionnistes et les tentatives de déstabilisation de la Belgique par “Philippe de Saint-Robert”, les gesticulations inquisito­riales de Pasqua et de quelques-uns de ses bruyants adjoints) ou de gauche (la nouvelle inquisition or­chestrée par une brochette de journalistes du Monde).

Nous entendons apporter une réponse à toutes ses entorses aux principes de la libre circulation des idées et à la liberté de la presse (15) ; nous souhai­tons une mobilisation des intellectuels dans l'objectif de faire condamner à Strasbourg ou ailleurs ce non-respect des principes d'Helsinki, d'organiser une traque systématique des contre-vérités énoncées par des journalistes policiers (dont les liens avec le Ministère de l'Intérieur sont notoires), de bloquer leur im­mixtion dans les débats et la liberté de la presse en dehors des frontières de l'Hexagone et de nous poser en libérateurs du peuple français et des autres peuples de l'Hexagone (dont le nôtre dans le Westhoek) que nous entendons délivrer de la tyrannie jacobine et républicaine, au nom des principes démocratiques qui ont soulevé nos ancêtres contre les hordes et les “colonnes volantes” que la République avait en­voyées chez nous de 1792 à 1815, pour massacrer, lors de notre Guerre des Paysans (Boerenkrijg), la population civile selon les règles de la “dépopulation”, mises en pratique en Vendée quelques années plus tôt.

En clair, la vision autrichienne de l'Europe, que partagent tous les partis et toutes les idéologies dans ce pays situé au cœur de notre continent, s'exprime dans la Déclaration de Stainz et réclame une application juste et élargie des droits de l'homme — qui refuse d'exclure ou de limiter les droits des communautés ethniques ou religieuses qui permettent à l'homme individuel, à la personne, de déployer ses possibles dans le monde, pour le bien des siens, de sa culture, de son peuple et de l'humanité entière. Il n'y a pas de droits de l'homme possibles, si ces droits ne s'appliquent pas sur mesure aux hommes tels qu'ils sont, c'est-à-dire imbriqués dans des communautés charnelles et/ou spirituelles, en adaptant la doctrine aux espaces et aux temps historiques, en modulant à l'infini les principes pour tout conserver, pour ne rien araser, pour n'éradiquer aucun possible, aussi modeste fût-il. Le coordinateur des travaux de Stainz, le Dr. Wolfgang Mantl, constate, entre bien d'autres choses :

• une nostalgie de “l'espace civil” grand-européen (gemeineuropäische Zivilität) et une volonté de le res­taurer, en dépit des résultats de Yalta ;
• la faillite des “grands récits” explicatifs de l'histoire et l'avènement d'une “post-modernité” (au sens où l'entendait Jean-François Lyotard) ;
• la nécessité de nouveaux modes de coopération internationale (Pentagonale, Visegrad, etc.) et de ré­gionalisme transnational (ARGE Alp, ARGE Alpes-Adriatique), de façon à ce que 2 objectifs soient at­teints : développer une centralité attirante et revitaliser les périphéries ;
• que les idéologies, les systèmes rigides, ne rencontrent plus l'approbation des Européens, au risque de rui­ner toutes les formes de “culture participative” au profit d'un “privatisme” cynique et ultra-indivi­dua­liste.

En tenant compte de ces facteurs, omniprésents mais aux contours encore fort vagues, l'un des partici­pants au Congrès de Stainz, le juriste social-démocrate autrichien, le Prof. Ernst Trost (16), évoque la néces­sité de proclamer un « Saint-Empire romain de la Nation européenne », où l'Empire n'est plus la mo­narchie danubienne avec ses faiblesses, ses anachronismes et ses conflits inter-ethniques, ni le Reich hitlérien centralisateur et néo-jacobin, mais un “toit”, un “baldaquin” qui surplombe et protège des entités partielle­ment souveraines, dotée en fait d'une souveraineté qui ne s'oppose pas au tout mais poursuit une tradition his­torique, en gère les acquis pour ne pas bouleverser des continuités stabilisantes, demeure à l'écoute d'un passé précis et “contextualisé”, pour conserver équilibre et assises stables, afin d'éloigner toute coercition et tout arbitraire (17).

Excellentes propositions de militaires français

Contrairement aux pratiques d'un genre très douteux que l'on observe chez les autorités civiles en Fran­ce, l'armée sauve l'honneur de la nation française en formulant des propositions européennes plus co­hé­rentes et séduisantes. En abordant les questions cruciales de la géopolitique européennes et des al­lian­ces militaires, dans un langage clair, sans passions inutiles, en ne s'en tenant qu'aux faits historiques, sans sombrer dans d'oiseuses spéculations idéologiques. Ainsi, le Lieutenant-Colonel Allain Bernède, en traitant la problématique, ô combien cruciale, des détroits et plus particulièrement des Dardanelles, écrit cette phrase qui résume parfaitement le nœud gordien, inextricablement noué depuis les Traités de Versailles et de la banlieue parisienne, nœud gordien qu'il faudra trancher rapidement, maintenant que le “Mur” est tombé :  
« Pour le flanc sud de l'Europe et son prolongement proche-oriental les résultats des traités de 1919-1920 peuvent se réduire à une mauvaise équation du type : quatre traités, Saint-Germain, Neuilly, Trianon, Sèvres, pour une erreur, la destruction de deux empires, l'austro-hongrois et l'ottoman » (18).
En reconnaissant ces traités comme des erreurs, le Lieutenant-Colonel Bernède, et l'armée qui a approuvé ses propos et les a publiés, reconnaissent automatiquement le droit des peuples de la Mitteleuropa a bénéficier d'une façade adriatique, aux peuples danubiens de tirer profit du fleuve qui baigne leur plaine et relie quasiment l'Atlantique à la Mer Noire, aux Bulgares d'avoir toute leur place dans les Balkans aux côtés des autres puissances orthodoxes, Serbie comprise, aux Turcs d'avoir un destin en Mésopotamie et à tous les Européens d'avoir, via cette Mésopotamie aujourd'hui “neutralisée” par la Guerre du Golfe, une fenêtre sur l'Océan Indien. Bernède et les autorités militaires françaises renient a posteriori leurs figures politiques de jadis qui voulaient détruire à tout prix l'Empire austro-hongrois, démanteler la Bulgarie et la Turquie, réduire la Hongrie à néant. Et renient le praticien de la géopolitique qui avait dicté les règles de cette déconstruction calamiteuse : André Chéradame (19).

Enfin, dans un article remarquable (20), l'Amiral Alain Coatanéa, Chef d'état-major de la marine, appelle à une coopération de toutes les marines européennes et à la formation d'officiers français en Allemagne et d'officiers allemands en France :
« Une coopération véritable se fonde d'abord sur l'amitié, et donc sur la connaissance mutuelle. La multiplication des rencontres et des échanges est peut-être le meilleur acquis de ces actions communes (...) tous ceux-là [qui ont participé à des manœuvres et des exercices communs, ndlr] ont éprouvé ce qu'étaient à la fois la marine et l'Europe, et plus encore la force que pouvait receler la conjonction de l'une et de l'autre. Les écoles aussi constituent un creuset où se développe la connaissance réciproque entre marins ».
L'Amiral Coatanéa affirme que l'Europe se fera par l'union de ses marines, sur les immensités océaniques (surtout atlantiques), où la coopération est possible, sans querelles territoriales. Il plaide également pour la « préférence européenne » en matières militaro-industrielles, car, de cette façon : « L'Europe aura cette liberté d'action qui lui permettra de faire valoir son “exception politique” comme elle a défendu son “exception culturelle”, fidèle en cela à son histoire et à son génie ». Excellent élève de Ratzel, l'Amiral Coatanéa a retenu que le destin des peuples se jouait sur la mer.

La culture et la fonction militaire

Parallèlement aux initiatives militaires, Eurocorps et fusion des marines, aux efforts de la CSCE d'inscrire dans les faits la protection des minorités pour prévenir et empêcher les conflits intra-européens, par la promotion d'un système constitutionnel basé sur la loi fondamental allemande ou le modèle d'“État assymétrique de communautés autonomes” que représente l'Espagne actuelle, signalons les grandes initiatives culturelles, interuniversitaires et éducatives, qui doivent recevoir notre aval, notre soutien inconditionnel, et mobiliser nos énergies militantes : les programmes Yes, Comett, Lingua, Erasmus, Neptune, Petra, Cedefrop, Eurydice, Arion, Tempus (21).

L'Europe se construira sur la culture et le savoir, ensuite sur l'armée. L'intendance suivra. Le reproche, désormais classique, adressé à la CEE, a été d'être une Europe trop focalisée sur l'économie. Or l'économie, de par sa diversité, de par sa trop forte dépendance à l'endroit des variations climatiques et géologiques, est la fonction la moins susceptible d'être unifiée, les échecs successifs de la PAC le prouvent amplement. La mobilité des étudiants ouvre des perspesctives fantastiques de coopération, de polyglottisme pratique, d'ouverture-au-monde, dont les générations précédentes n'avaient pas pu bénéficier. Épauler cette richesse culturelle par une “épée de Brennus” (Amiral Coatanéa), d'abord océanique, ensuite continentale, voilà un projet cohérent, voilà une vision d'Europe à diffuser à la veille du XXIe siècle, pour pulvériser tous les archaïsmes, tous les réflexes frileux.


► Robert Steuckers, 1994.

Notes à venir...
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