Le livre politique à la Foire de Francfort (octobre 2003)



Le livre politique à la Foire de Francfort

(octobre 2003) (1ière partie)

Sur les politiciens:
Hermann Scheer (°1944), président de l’association EUROSOLAR, qui plaide pour l’énergie solaire et pour les énergies renouvelables, détenteur du Prix Nobel alternatif en 1999, nous avait déjà intéressé à maintes reprises, notamment à l’occasion d’un colloque de “SYNERGON-Deutschland” en novembre 1997 à Sababurg, où nous avions analysé, très positivement, les jugements sévères et parfaitement justes qu’il portait à l’encontre d’un monde politique figé dans ses certitudes et ses erreurs. Hermann Scheer est l’auteur de Klimawechsel. Von der fossilen zur solaren Kultur. Gespräche mit Christiane Grefe (= Modification climatique. De la culture des énergies fossiles à la culture de l’énergie solaire. Conversations avec Christiane Grefe), livre rédigé avec le concours de Carl Amery, théoricien notoire de l’écologie; et aussi de : Solare Weltwirtschaft. Strategie für eine ökologische Moderne (= Economie mondiale à énergie solaire. Stratégie pour une modernité écologique). Dans le premier de ces ouvrages, Scheer et Amery déplorent l’absence de réaction des autorités politiques allemandes et européennes face à la crise écologique et économique générée par l’utilisation systématique des énergies fossiles et nucléaires, non renouvelables. La nouvelle majorité rouge-verte en RFA, qui a remplacé au pouvoir l’Union chrétienne-démocrate de Kohl, malgré ses promesses électorales, n’a pas fait un pas de plus dans la direction d’une nouvelle culture énergétique. Dans Solare Weltwirtschaft, il développe le même constat et la même amertume. Il avance l’argument, d’une confondante évidence, qu’il suffirait d’une simple décision politique pour amorcer le passage salvateur des énergies dangereuses à l’énergie solaire et naturelle. Son dernier ouvrage, paru en cette année 2003, s’intitule plus simplement Die Politiker (= Les politiciens). On y retrouve le même tonus et la même vigueur critique. Son éditeur écrit : “La politique est une des conditions de l’existence réelle d’une société. Sans politiciens, il n’y aurait pas de politique. Il faut dès lors tirer le signal d’alarme quand, dans certaines sociétés, le terme “politique” devient un mot imprononçable et quand l’appelation “politicien” devient une insulte. Lorsque les électeurs ne font plus confiance aux députés et aux partis élus, ainsi qu’aux solutions qu’ils proposent, le déclin guette les états constitutionnels démocratiques. Ce livre examine quelles sont les conditions fondamentales qui président à l’action politique, quelles sont les structures de nos institutions politiques, quels sont les acteurs politiques actuels et quelles sont les idées que nous nous faisons d’eux. Pourquoi attend-on des politiciens qu’ils résolvent quasiment tous les problèmes, alors que nous leurs accordons de moins en moins le droit d’influencer et de façonner la vie politique et la vie quotidienne? Scheer décrit les processus de déliquescence de la démocratie, mais aussi les espaces où l’action politique peut réellement exercer sa fonction formatrice; il aborde les espaces d’action politique perdus comme ceux qu’il convient de reconquérir à nouveau. Sans concession et avec un regard panoramique, de manière concrète et stimulante, il plaide pour une réactivation de la démocratie classique, qui repose sur la séparation des trois pouvoirs, ensuite pour une vision nouvelle de la politique, qui ait un réel avenir, et nous exhorte à avoir le courage de coopérer à la chose politique de manière intelligente et adéquate”.
Un livre à lire en parallèle avec beaucoup d’autres —comme celui, sur lequel nous reviendrons inévitablement, d’Hans Herbert von Arnim sur le déclin d’un univers politique surdéterminé par les partis (H. H. von Arnim, Das System. Die Machenschaften der Macht, Droemer, München, 2001). En Scheer nous trouvons une voix pertinente appartenant à la famille politique écologique. Se référer à son œuvre sauverait assurément du naufrage les partis écologiques belges et français, animés, hélas, par des sourds, voire des sourds-dingues, qui ne font montre d’aucun réalisme politique (ni même écologique) et se contentent de répéter des slogans ineptes de facture soixante-huitarde. Mieux, Scheer réconcilie l’écologisme politique et la grande politique; ses projets de faire fonctionner notre modernité industrielle avec l’énergie solaire ou avec d’autres énergies renouvelables nous assurerait à terme une indépendance énergétique par rapport au pétrole, dominé par les consortiums anglo-saxons et saoudiens. Tel est bien l’enjeu d’aujourd’hui. Et de l’Axe Paris/Berlin/Moscou, auquel devront se joindre Beijing, New Delhi et Tokyo.
[Références : H. SCHEER/C. AMERY, Klimawechsel..., 144 p., 9,90 Euro; H. SCHEER, Solare Weltwirtschaft..., 344 p., 16,90 Euro; H. SCHEER, Die Politiker, 380 p., 22,90 Euro; à commander chez : Verlag Antje Kunstmann, Georgenstraße 123, D-80.797 München, http://www.kunstmann.de ].

Une économie qui appauvrit:
Horst Afheldt est irénologue (c’est-à-dire une personne qui étudie les conditions pour que règne la paix au sein d’une aire civilisationnelle), écologue et économiste, attaché à l’Institut Max Planck de Munich. Les Français se rappelleront sans doute d’un ouvrage important de sa plume, paru aux éditions La Découverte, qui esquissait les conditons nécessaires pour établir une zone  de paix entre les deux blocs, dans la foulée du bellicisme reaganien et de l’installation de fusées otanesques pointées sur le territoire de la RDA et de la Tchécoslovaquie. Les Allemands se souviendront encore davantage de ses nombreux textes bien étayés, visant à dégager leur pays de la politique mortelle que lui imposaient les Etats-Unis et l’OTAN. Horst Afheldt (°1924), bientôt octogénaire, reste très actif. Son dernier ouvrage est une critique aussi serrée que raisonnée du néo-libéralisme ambiant, introduit en Europe en même temps que la logique bellogène des Reagan avant-hier, des Clinton hier (les démocrates ne sont pas moins va-t’en-guerre que les républicains), des Bush aujourd’hui. L’économie, comme son nom et son étymologie grecs l’indiquent, sert à normer l’oikos, l’habitat premier de l’homme et de sa famille, à générer des richesses assurant la survie d’une communauté clairement circonscrite à la Cité grecque ou à l’Etat social de keynésienne mémoire. L’économie vise la distribution juste et équitable des richesses produites par la communauté, la Polis ou l’Etat-Nation. Elle n’a pas d’autres raisons d’être. Si elle faillit à cette mission, qui est la sienne et est son propre, elle constitue forcément une aberration. Le néo-libéralisme, introduit dans les institutions productrices d’idéologies et de praxis politiques depuis les avènements de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux Etats-Unis, inverse la logique traditionnelle de l’économie, ou retourne au manchestérisme le plus pur, dans la mesure où elle réduit les salaires et augmente la production. En bout de course, nous assistons à l’émergence, non pas de chômeurs démunis parce qu’ils sont victimes d’accidents conjoncturels, mais de travailleurs à temps plein, dont l’emploi est stable depuis de longues années, qui n’arrivent pas à nouer les deux bouts. Une théorie “économique” qui génère de telles incongruïtés ne relève pas de l’économie économique, comme le disait Julien Freund. En éclatant la société de la sorte, la fausse économie en place devient “in-économique”, conclut Afheldt. L’économie est indissociable de la notion grecque de “nomos”, d’ordonnancement équitable et raisonnable. L’hybris accumulateur, déséquilibrant, est un facteur de liquéfaction, de déliquescence, de la chose publique, équilibre entre politique et économique.
[Références : Horst AFHELDT, Wirtschaft die arm macht. Von Sozialstaat zur gespaltenen Gesellschaft, Verlag Antje Kunstmann, München, 256 p., 19,90 Euro. http://www.kunstmann.de ].

L’or bleu:
L’éditeur Antje Kuntmann de Munich publie la traduction allemande d’un ouvrage publié préalablement aux Etats-Unis, de Maud Barlow et Tony Clarke sur l’eau, ressource vitale qui ne cesse de se raréfier. Cette raréfaction a ôté aux hommes le droit d’en jouir sans médiation. L’eau est devenue une marchandise, que vont commercialiser, ou que commercialisent déjà, des entreprises privées, dont les bénéfices ne vont cesser de s’accroître et de s’accumuler. Maud Barlow et Tony Clarke plaident pour que tout homme ait droit à sa ration d’eau. En d’autres termes, que l’eau soit soustraite à la fringale spéculatrice de banquiers ou d’entrepreneurs vénaux et véreux. Un ouvrage à méditer quand on sait qu’en Belgique l’eau est plus chère que dans les pays voisins, non seulement parce que des distributeurs sans scrupule la commercialisent, mais parce qu’un pourcentage de ces redevances iniques est, de surcroît, prélevé par les “intercommunales” dirigées par les politiciens infâmes que secrète la partitocratie corrompue. La suppression de ces médiations  —les distributeurs et les “intercommunales”—  et leur traduction rapide devant des tribunaux d’exception, dont les sentences devront être d’une sévérité inouïe, afin d’ôter pendant longtemps l’envie d’imiter ces abjections, devraient être les objectifs premiers de toutes les formations politiques alternatives du royaume. Il faudra condamner à la chaîne et avec une belle diligence, sur base des arguments de Maud Barlow et de Tony Clarke. Non seulement l’eau sera plus accessible aux ménages, mais l’air sera plus pur... Ceux qui ont la vénalité de spéculer sur une substance aussi vitale pour l’homme que l’eau, ne méritent plus de recevoir la dignité d’homme. Ils se mettent au ban de l’humanité. Et même de la création.
[Maud BARLOW / Tony CLARKE, Blaues Gold. Das globale Geschäft mit dem Wasser, Verlag Antje Kunstmann, München, 348 p., 24,90 Euro; http://www.kunstmann.de ].

Jürgen Roth, Noam Chomsky et Samuel Huntington:
La maison d’édition “Europa-Verlag”, de Hambourg, publie les écrits de Noam Chomsky, qui, comme on le sait, critique sévèrement l’impérialisme américain, l’accusant d’hybris, ainsi que la politique israélienne, en l’accusant, elle, d’entretenir une logique de la guerre civile permanente au Proche-Orient. Retenons aussi de l’œuvre actuelle de Chomsky une dénonciation systématique du rôle des médias dans la fabrication d’opinions bellicistes ou dans la banalisation d’agressions militaires, qui ne servent que les seuls desseins de Washington, au détriment des intérêts de toutes les autres puissances du globe. “Europa-Verlag” œuvre donc en Allemagne pour diffuser la pensée alternative de Chomsky. On peut évidemment regretter que l’instrumentarium déployé par ce linguiste américain est seulement critique et, à nos yeux, pas assez constructif. Rien n’est dit quant à la seule solution envisageable pour contrer cet impérialisme ubiquitaire : construire l’alliance stratégique grande-continentale et eurasiatique, comme l’avaient voulu Haushofer et ses inspirateurs japonais du début du 20ième siècle. De même, “Europa-Verlag” a publié naguère le fameux ouvrage de Samuel Huntington sur le “choc des civilisations”, grand classique politique des années 90 du siècle dernier, mais qui ne cesse d’alimenter le débat de manière féconde. L’éditeur allemand ne s’est cependant pas borné à ce seul ouvrage désormais classique : il a également publié le débat entre Huntington et Lawrence E. Harrison sur la lutte entre les valeurs, suite logique des thèses énoncées dans le “choc des civilisations”. Enfin, troisième volume de cette série “huntingtonienne” : Who are we? Die Krise der amerikanischen Identität (= Qui sommes-nous? La crise de l’identité américaine). Huntington s’interroge sur les valeurs de la société américaine. Le peuple américain est-il bien conscient des valeurs qui fondent une civilisation? Ou est-il victime  —la première victime—  de l’anomie généralisée induite par l’esprit marchand depuis le 19ième siècle? Poser ces questions équivaut à aborder l’essentiel à la veille, justement, d’un choc des civilisations, celui qui s’annonce, inexorablement, à court terme. Ensuite, le même éditeur nous fait découvrir un autre non-conformiste intéressant, allemand celui-là : Jürgen Roth. Celui-ci a successivement abordé les thèmes du lien mafias/entreprises/politique, des réseaux terroristes liés à la drogue et donc aux mafias, des oligarques post-soviétiques qui déstabilisent l’ex-bloc de l’Est et, aussi, par voie de conséquence et par multiplication des métastases mafieuses en Europe occidentale, nos propres pays.
[Jürgen Roth, Ganz reale Verbrecher. Millionen, Macht und Auftragsmord, (= Des criminels bien réels. Les millions, le pouvoir et le crime commandité), ISBN 3-20381528-1, 17,90 Euro; Netzwerke des Terrors, (= Les réseaux du terrorisme), ISBN 3-203-81529-X, 16,90 Euro; Der Oligarch. Vadim Rabinovich bricht das Schweigen, (= L’oligarque. Vadim Rabinovitch rompt le silence) ; ISBN 3-203-81527-3, 19,90 Euro; Die Gangster aus dem Osten. Neue Wege der Kriminalität, (= Les gangsters venus de l’Est. Les nouvelles voies de la criminalité), ISBN 3-203-81526-5, 17,90 Euro]. Adresse de l’éditeur : Europa Verlag GmbH, Neuer Wall 10, D-20.354 Hamburg; http://www.europaverlag.de ].

La “voie allemande” et l’Amérique :
Deux événements majeurs ont secoué la vie politique allemande depuis 1989 : d’abord, la réunification formelle en 1990, assortie de remaniements politiques en cascade en Europe centrale et orientale, ensuite, affirme Gregor Schöllgen, la décision du Chancelier Schröder, en automne 2002, sur fond de crise irakienne, d’induire dans la praxis diplomatique allemande une “voie allemande”, décidée à Berlin et nulle part ailleurs. Pour l’historien Gregor Schöllgen (°1952), cette décision ne relève pas d’une rhétorique de circonstance, mais résulte d’une mutation profonde à l’œuvre sur l’échiquier politique international. Nous assistons, pour Schöllgen, à la liquidation définitive de l’ordre qui a régné tout au long de la guerre froide. Notre auteur est quelque peu optimiste : l’écroulement de cet ordre binaire conduit à un monde multipolaire. Mais, avec l’hyper-puissance américaine, n’assistons-nous pas à l’émergence d’un monde monopolaire dur, entouré de résidus émiettés de souverainetés éparses et bancales, l’Axe euro-russe allié à la Chine et l’Inde ne démarrant que trop timidement, laissant aux stratèges de Washington le temps d’élaborer de solides contre-stratégies? Quelle que soit notre position, optimiste ou pessimiste, le livre de Schöllgen donne à réfléchir, évoque des pistes possibles. Raison pour laquelle il faut le lir.
[Gregor SCHÖLLGEN, Der Auftritt. Deutschlands Rückkehr auf die Weltbühne (= Le pas en avant. Le retour de l’Allemagne sur la scène internationale), Propyläen Verlag, Berlin, 2003, 160 p., 18,00 Euro, ISBN 3-549-07205-8 – http://www.propylaeen-verlag.de].

Choc des civilisations : trop de jeunes mâles inactifs?
Gunnar Heinsohn (°1943) est un auteur qui part d’une perspective pluridisciplinaire : il a étudié la sociologie, l’histoire, la psychologie, l’économie et les sciences religieuses à Berlin. Dans son dernier ouvrage (cf. Infra), qui est une vaste rétrospective historique, il constate que les zones géographiques, les espaces civilisationnels, qui présentent un trop-plein de jeunes hommes de 15 à 29 ans sans perspectives d’avenir, génèrent le terrorisme et la guerre. Les experts américains en ces matières démographiques nomment ce phénomène le “youth bulge”. Gaston Bouthoul, en France, en a parlé dès les années 50 et l’absence d’intérêt pour son œuvre fondamentale en dit long sur l’immaturité des beaux parleurs médiatiques et du personnel politique en place. Heinsohn constate que la population des pays islamiques s’est multipliée par huit en cent ans (de 150 millions à 1,2 milliard), ce qui lui permet d’aligner un immense réservoir de guerriers potentiels. Pour notre historien et démographe allemand, la stratégie américaine actuelle vise, à long terme, à contrôler ce danger potentiel, de nature démographique et quantitative. Par ailleurs, pour émettre toutefois une légère critique à l’encontre de cette thèse du “youth bulge”, très intéressante, il faut signaler que les Etats-Unis et, souvent avant eux, les Britanniques, ont utilisé à leur profit ces masses de jeunes hommes désœuvrés pour déstabiliser l’Empire ottoman (avec lawrence d’Arabie), puis la Russie et ensuite l’Europe (notamment par immigration interposée). Où la démonstration de Heinsohn s’avère des plus intéressantes, c’est quand il nous explique que ce ne sont pas les fanatismes religieux (qui sont, pour lui, des “dérivations” au sens où l’entendait la sociologie de Pareto), ni les tribalismes ethniques (bête noire des intellos pontifiants de la place de Paris), ni la pauvreté (vieille lune des marxistes archaïques) qui constituent les moteurs de l’escalade terroriste. Ce sont les données biologiques et démographiques, bien réelles, lourdement présentes, qui poussent ces masses de jeunes mâles désœuvrés dans la guerre et le terrorisme. Heinsohn nous ramène ici aux réalités les plus crues de l’histoire, celles que refusent de voir les “belles âmes”, dont se moquait déjà copieusement Hegel.
[Gunnar HEINSOHN, Söhne und Weltmacht. Weitere 20 Jahre Terror? (= Fils et puissance mondiale. Encore vingt ans de terrorisme?), Orell Füssli, Zürich, 2003, 192 p., 39,80 francs suisses, 24 Euros, ISBN 3-280-06008-7 – http://www.ofv.ch ].

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