Archives 1985
Chers amis, ce texte constitue les trois premiers sous-chapitres d'un livre en projet dans les années 80. Il est resté inachevé.
1.1 Notions philosophiques de base.
1.1.1 La leçon de Leibniz; les monades:
Prédécesseur de Leibniz, Christian Thomasius
(1655-1728), fondateur de l'Université de Halle, développe un système
éthique/philosophique, selon lequel nos croyances doivent être sanctionnées à
partir de notre seule intériorité et non à partir d'une autorité extérieure.
L'individu, dans ce système fondé par Thomasius, doit être capable (et donc
s'efforcer) de suivre sa propre lumière, sa propre "raison". De cette
vision de la nature et de l'agir humains, découle automatiquement un
relativisme, donc une acception des différences qui constituent la trame du
monde, une acception inconditionnelle du pluriel, de la diversité. Pour
Thomasius, son système et ses retombées, comme tout autre espèce de savoir,
doit déboucher sur des applications pratiques in vita civilis . Cette figure de l'histoire des idées
philosophiques, dont la personne constitue le lien entre la Renaissance et les
Lumières, nous lègue ici des principes clairs, une éthique de l'action: la
diversité est telle et l'on ne saurait la contourner. De ce fait, nos jugements
doivent se laisser diriger par une approche relativiste, non mutilante et non
réductionniste du monde et des hommes. Ce relativisme doit déboucher ensuite
sur un agir respectueux de ces différences qui font le monde. Indubitablement,
notre volonté de donner un autre visage à l'Europe, s'inspire de cette démarche
vieille de presque trois siècles. Dans notre optique, les Lumières ne
constituent nullement un programme rigide, un catéchisme stérélisateur, une
religion sèche de la Raison (comme avaient voulu l'instaurer les Jacobins
français) mais bien plutôt l'attention au monde, le respect des créations
spontanées de l'esprit et de l'histoire, la sagesse du jardinier qui harmonise,
dans ses parterres, les fleurs les plus diverses... Mais cette attention doit
être couplée à une vigilance, une milice spirituelle qui veille à ce que les
mutilateurs de toutes obédiences, les réductionnistes de tous acabits ne viennent
troubler cette splendide harmonie du monde.
Avec Leibniz, les intuitions de Thomasius, les
prolégomènes que ce fondateur de l'Université de Halle a posés, s'affineront.
L'orientation rationaliste de sa pensée ne l'a nullement empêché de jeter les
bases de la grande synthèse organiciste que furent le Sturm und Drang et le
Romantisme. Le rationalsime cartésien et spinozien descendent, chez Leibniz,
au niveau des monades. Celles-ci sont chacune différente: il n'y en a pas deux
d'identiques. Et chacune de ces monades acquiert continuellement un
"état" nouveau. Leibniz découvre ainsi un devenir constant, un
développement incessant de forces et d'énergies intérieures, une continuité
ininterrompue. L'état présent d'une monade est le résultat d'un état antérieur
et, par suite, tout état présent est gros de son avenir. L'univers de Leibniz,
contrairement à celui de Descartes, n'est plus une somme de parties, mais un
tout qui déploie ses divers aspects . Le concert international, pour nous, est
également une globalité politique qui déploie, sous l'impulsion d'agirs humains,
des perspectives, des possibles divers. Cette variété infinie constitue une
richesse et notre humanisme veillera à ce que cette richesse ne s'épuise pas.
C'est là que s'inscrit la liberté: dans la capacité de déployer collectivement
un possible original, d'inscrire dans l'histoire une geste unique à côté
d'autres gestes uniques. In vita civilis
, pour reprendre l'expression latine de Thomasius, cette vision implique
l'organisation fédéraliste des grands ensembles civilisationnels (chaque monade
peut ainsi assumer son devenir sans contraintes extérieures) et le dialogue
fraternel entre les diverses civilisations du globe. Dialogue d'attention et
non de prosélytisme mutilant...
1.1.2. Herder: des monades aux peuples
Herder va dépasser Leibniz. De l'œuvre de ce
dernier, Herder avait retenu l'énergie interne des monades, génératrice de
devenirs spécifiques. Mais, pour Leibniz, chaque monade, activée de
l'intérieur, n'avait aucune "fenêtre" extérieure, aucune ouverture
sur le monde. Leibniz dépassait certes l'atomisme qui voyait des particules
sans énergie intérieure, mais ne concevait pas encore des monades en
interaction les unes avec les autres. Cet isolement des monades disparaît chez
Herder. Dans sa vision philosophique, chaque unité (un individu ou un peuple)
entre en interaction avec d'autres unités. Toute individualité singulière ou
collective, loin d'être renfermée sur elle-même, dérive la conscience
intérieure qu'elle possède d'elle-même de l'extérieur, c'est-à-dire du contact
d'avec le monde qui l'entoure. Si ce monde était absent, cette conscience ne
pourrait jamais s'éveiller. Herder nous propose ainsi une image du monde où les
diverses parties constituantes sont toutes activement liées les unes aux autres
au sein d'un réseau dynamique de réciprocité. Cela signifie qu'aucune
individualité ne peut, dans l'univers, ni exister indépendemment du contexte
de ses inter-relations ni être comprise comme en dehors de celles-ci. En restant
au niveau de développement conceptuel de Leibniz, on risquait de concevoir le
concert international comme un ensemble de nations repliées sur elles-mêmes et
jalouses de leurs petites particularités. On risquait l'albanisation ou, pire,
l'incompréhension réciproque. On risquait d'asseoir une image du monde
justifiant les nationalismes ou les particularismes d'exclusion, les réflexes
identitaires de rejet. Et, donc, les bellicismes stériles... Avec Herder, ce
risque s'évanouit, dans le sens où la diversité est production hétérogène et
incessante d'un fond de monde, rationnellement indéfinissable. Les éléments
divers ont pour tâche de mettre en exergue le maximum de possibles, de
"colorier" sans relâche le monde, d'échapper sans cesse à la
grisaille de l'uniformité. Le respect des identités postule la solidarité et
la réciprocité. En termes politiques actualisés, nous dirions que la défense
des identités régionales, nationales, culturelles, civilisationnelles, etc.
exige comme indispensable corollaire la solidarité inter-régionale,
internationale, inter-culturelle, inter-civilisationnelle, etc.
L'objectif d'une Europe alternative serait
donc de valoriser les peuples avec les productions littéraires, culturelles et
politiques qu'ils forgent et de lutter contre l'arasement des spécificités
qu'entament automatiquement les systèmes niveleurs, en tout temps et en tout
lieu, quelle que soient d'ailleurs leurs orgines et leurs référentiels philosophiques
ou idéologiques.
1.1.2.1. La tradition romantique
Le système philosophique de Herder constitue
indubitablement une réaction à l'encontre d'un certain despotisme éclairé, qui
ne se donnait plus pour objet, comme dans le chef d'un Frédéric II, de défendre
un pays en tant que havre de liberté religieuse par tous les moyens militaires
modernes, mais un despotisme éclairé, transformé par l'érosion du temps en
fonctionnarisme uniformisant, en praxis de mise au pas des libertés locales. Ce
despotisme, perçu sous l'angle d'une praxis générale et définitive et non plus
comme praxis postulée par l'Ernstfall permanent que vit une société
contestataire (la Prusse de Frédéric était le havre des Huguenots et des
Protestants de Salzbourg, de bon nombre de "non conformists"
britanniques et d'Israëlites, de piétistes) menacée par ses voisines
conservatrices, renforce l'autocratie au lieu de l'assouplir et la justifie, en
dernière instance, au nom du progrès ou de la raison, se donnant, dans la
foulée, l'aura d'un "humanisme". La vision organique de Herder
génère, elle, un humanisme radicalement autre. Le peuple, la population, le
paysannat, chez Herder, n'est pas le "cheptel" taillable et corvéable
à merci d'une machine étatique, d'un appareil de pouvoir, qui justifie son
fonctionnement par référence à la raison mécaniste. L'humanisme herdérien ne
nie pas la vie intérieure, le devenir créatif, de cette population, de ce
peuple. La substance populaire n'est pas déterminée, dans cette optique, par
des ukases venus d'en-haut, promulgués par le pouvoir de l'autocrate ou d'une
oligarchie détachée du gros de la population, mais se justifie d'en-bas,
c'est-à-dire au départ des phénomènes de créativité littéraire ou scientifique,
économique ou religieux que suscite la collectivité, le peuple. En un mot:
c'est le Travail global du peuple qui justifie, doit ou devrait justifier, son
existence politique ainsi que le mode de fonctionnement qui régirait cette même
existence politique.
La tradition romantique procède donc d'un
recentrement ontologique, écrit le grand spécialiste français du romantisme
allemand, Georges Gusdorf. Ce recentrement, Thomasius l'avait déjà tenté, en
réfutant toute détermination venue de l'extérieur. Le message démocratique et
identitaire du romantisme postule ipso facto un système de représentation
impliquant, comme en Suisse, le référendum, la participation directe des
citoyens à la défense de la Cité, l'autonomie locale (cantonale, en
l'occurrence) et la neutralité armée. Ces pratiques politiques et
administratives éliminent les despotismes autocratiques, oligarchiques et
partitocratiques, tout en tarissant à la source les vélléités impérialistes,
les visées hégémoniques et les chimères conquérantes. En outre, le recentrement
ontologique romantique, in vita civilis et
à l'âge de l'économisme, signifie une
protection du travail local, national (au sens de confédéral) contre les
manipulations et les fluctuations des marchés extérieurs. La tradition
romantique nous lègue un réflexe d'auto-défense serein et harmonieux
qu'oublient, nient et boycottent les idéologies missionnaires et prosélytes qui
régentent le monde d'aujourd'hui et colonisent les médias, dans l'espoir
d'uniformiser le monde sous prétexte de l'humaniser selon les critères de
l'humanisme mécanique. La soif d'alternative passe inmanquablement par un nouveau
choix d'humanisme qui, à l'absence de sens observable à notre époque de
désenchantement post-moderne (c'est-à-dire postérieur aux séductions actives de
l'humanisme mécaniste), reconférera au monde une surabondance de sens. Au
niveau des individus comme au niveau des individualités collectives que sont
les peuples, l'existence n'a de sens que si elle permet le déploiement d'une
spécificité ou, mieux, une participation active, concrète et tangible à la
geste humaine totale.
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