Archives de SYNERGIES EUROPÉENNES - ORIENTATIONS (Bruxelles) - Juillet 1988
Renaissance islamique et Turquie moderne
Cette recension démontre que nous avions compris, dès la fin des années 80, les mouvements profonds qui animaient la société turque!
Rainer WERLE / Renate KREILE, Renaissance des Islam - Das Beispiel Türkei, Junius, 1987, 178 S., DM 19,80.
Une
enquête remarquable sur la Turquie contemporaine, déchirée entre une
volonté de se faire européenne, une nostalgie de la puissance ottomane
et le renouveau islamique. Le bilan du kémalisme laïc et occidentaliste,
les deux auteurs le tirent avec clarté: un nationalisme étatique à la
française, une laïcisation de la sphère religieuse, un système de parti
unique et l'armée comme élite dirigeante. Face à cette option, qui
détermine les constitutions turques depuis Mustapha Kemal, grouille un
Islam populaire de facture sunnite ou alaouite ou qui s'exprime par le
truchement de sectes; celles-ci peuvent être anciennes ou nouvel-les;
parmi les anciennes, citons: les Bektâsî, véhiculant des reliquats de
paganisme, les "Derviches tourneurs" liés au califat, les Naksbendî
actifs au Kurdistan et les Ticânîlik, hostiles au parti unique kemaliste
et protagonistes de la démocratie multipartite. Les nouvelles sectes
sont les Nurculuk et les Süleymancilik, dont le mouvement fut fondé par
Süleyman Hilmi Tunalihan, originaire d'une région actuellement roumaine.
Les
Süleymancilik sont rigoureusement fondamentalistes, mais ont eu la
particularité de présenter Hitler comme un musulman qui viendrait
libérer la Turquie des idées françaises et chrétiennes! Plusieurs
adeptes de la secte se sont engagés dans les unités SS albanaises ou
bosniaques. Après la guerre, la secte soutient les formations
démocratiques de Menderes et de Demirel. Werle et Kreile abordent
ensuite l'évolution socio-économique du pays, avec l'apparition d'une
bourgeoisie tournée vers l'Occident, qui a intérêt à inféoder le pays à
l'OTAN et à la CEE.
La
ré-islamisation constitue dès lors un phénomène d'essence populiste, de
révolte contre les processus d'aliénation occidentaux. La révolte
populaire turque ne prend pas les aspects d'une gauche marxisante
classique, puisque la démarche intellectuelle du marxisme est laïque et
occidentale. Très concrètement les fondamentalistes turcs parient sur un
réflexe identitaire religieux (et non racial car la Turquie est une
mosaïque de races, unie tant bien que mal par la turcophonie), contre
les décisions du FMI visant à tourner l'économie turque vers
l'exportation, ce qui n'avait jamais été sa vocation. Les capitaux que
la bourgeoisie cosmopolite mobilise pour se constituer un outil
industriel exportateur sont prélevés sur les salaires et/ou récupérés
par une inflation galopante. Les sacrifices des travailleurs turcs
risquent de surcroît d'être vains: les marchandises à ex-porter
seront-elles exportables, intéresseront-elles le marché européen, saturé
de fruits espagnols et obligé de tenir compte des accords spéciaux et
déjà problématiques avec le Maroc et Israël?
La
ré-islamisation anti-néo-kémaliste est parallèle à un programme de
réorientation diplomatique vers le monde arabe, vers le Proche-Orient,
espace traditionnel de l'expansion turque, et, surtout vers une
re-dynamisation de la CRD (Coopération Régionale de Développement),
signée entre le Pakistan, l'Iran et la Turquie en 1964. Cette
perspective-là d'extension du rayonnement turc nous apparaît plus utile
et à la Turquie et à l'Europe car elle apaiserait bon nombre de tensions
dans le Vieux Monde. La Turquie pourrait effectuer un travail
historique capital au Proche-Orient, travail que l'aléatoire carte
occidentaliste, jouée par Özal, empêche d'amorcer. L'enquête de Werle et
Kreile est remarquable de lucidité.
(Robert STEUCKERS).
Commentaires
Enregistrer un commentaire