De la notion de « verticalité »
Entretien avec Robert Steuckers
Propos recueillis par Xavier Deltenre
XD : Suite à votre bref article paru naguère sur « novopress.info » (
http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2015/06/11/reflexions-generales-sur-les-reformes-du-college-en-france.html ) et
suite aussi à la parution du numéro de juin du « Causeur » d’Elizabeth
Lévy et de l’entretien que celle-ci accorde à « Figaro-Vox », votre
défense des héritages classiques et renaissancistes induit-elle une
défense de l’école verticale ?
RS :
Cette nouvelle notion de « verticalité », posée d’emblée comme
péjorative dans le cadre actuel de l’école, dérive sans nul doute du
jargon « pédagogiste » qui, comme le souligne très justement Elizabeth
Lévy, veut faire l’égalité tout en brouillant pistes et repères, tant et
si bien qu’on débouche sur une soupe immangeable qui ne favorise
certainement pas les plus démunis intellectuellement ni même les plus
doués car les dons ne peuvent donner le meilleur d’eux-mêmes que s’ils
sont encadrés par des balises qui orientent les esprits précoces et
apaisent les inquiétudes juvéniles. Revenons à la notion (bancale) de
« verticalité ». La pédagogie des fondamentaux en langues (langue
maternelle comprise) ou en mathématiques exige un degré de verticalité
(autorité du maître d’école + nécessité de mémoriser des règles par
cœur). L’approfondissement ou l’approche de textes ou de problèmes réels
postulent plutôt une pédagogie horizontale, celle du séminaire (à
l’allemande, dérivée de la pédagogie de Pestalozzi), comme le décrit
avec tout le brio voulu Georges Gusdorf dans son livre fondamental sur
l’herméneutique : autour d’une table, ou de bancs disposés en « U », le
maître et les élèves (à partir de seize ans) entrent de conserve dans
tous les méandres des textes (à l’instar de Heidegger en Allemagne, cf.
les mémoires de Hans Jonas, ou de Léo Strauss aux Etats-Unis). Ou
travaillent ensemble sur un problème physique ou mathématique. Ou, à un
échelon non encore universitaire, commentent en langue maternelle ou en
langue étrangère, un film documentaire ou un chef d’œuvre du 7ème
art. Dans ce sens, « verticalité » et « horizontalité » se complètent.
La rigueur verticale, nous disait déjà Erasme, est très nécessaire pour
les jeunes enfants qui, de surcroit, aiment à participer à de petits
concours qui révèlent leurs capacités à mémoriser des noms d’animaux ou
de plantes, des capitales d’Etat, des dates historiques, etc. Cette
rigueur verticale et ce tropisme vers le « par cœur » deviennent moins
nécessaires à partir d’un certain degré de formation où l’éveil (adulte)
commence à se faire. A ce niveau, s’imposent toute naturellement les
techniques plus horizontales du séminaire et les méthodes plus
libertaires, héritées de Pestalozzi (disciple de Rousseau), et des
pédagogies alternatives, pensée dans le sillage de Nietzsche et des
mouvements de jeunesse à l’époque où ceux-ci se rebellaient justement
contre les rigidités mentales des « établissements d’enseignement »
fustigés par le « Solitaire de Sils-Maria ».
Le problème est là : il faut de la rigueur mais non de la rigidité, non de la répétition ad nauseam,
ou comme le disait si bien Montaigne : « Des têtes bien faites et non
des têtes bien pleines ». Les slogans sans profondeur n’ont aucune
valeur pédagogique ni civique, fussent-ils ânonnés sur le mode « soft »
ou « festiviste », pour reprendre ici un terme-culte, important, très
critique à l’égard des travers de notre époque et qui nous a été légué
par le regretté Philippe Muray dont Elizabeth Lévy est justement une
excellente disciple.
Le
festivisme est purement « horizontaliste » dans ses stratégies
sociales. Il entend abattre des verticalités qu’il confond allègrement
avec des hiérarchies politiques mutilantes qui freinent les élans
émotionnels, passionnels, sexuels, etc. Marcuse, soupçonné d’avoir été
un agent de l’OSS américain, ancêtre de la CIA, voulait, dans les années
60, préludes de notre festivisme ambiant, libérer l’« Eros » des
corsets soi-disant imposés par la « civilisation », donc dissoudre les
balises pour laisser libre cours aux pulsions, par exemple celles d’un
Cohn-Bendit, qui les avait revendiquées devant le ministre gaulliste
Alain Peyrefitte, qui, lui, avait eu cette extraordinaire répartie :
« Allez vous tremper le cul dans une piscine ! ». Cependant, comme le
prouvent les littératures d’inspiration vitaliste entre 1880 et 1914
(ainsi que leur postérité après 1918), l’expression de ces élans, chez
David Herbert Lawrence, Victor Segalen, Richard Dehmel, Oskar Panizza,
etc., n’accède à la classicité littéraire que s’ils ont d’abord été
disciplinés par une certaine « verticalité » pédagogique. Ces élans sont
protestataires, s’opposent à des rigidités et des répétitions.
Aujourd’hui, où le festivisme est dissolvant à l’extrême, le recours à
certaines verticalités s’avère nécessaire. Foucault voulait un pôle de
rétivité pour dissoudre les avatars de l’Etat absolu, né au 17ème
siècle suite à la Fronde et à la révolte des Nus-Pieds en Normandie. Il
a formulé ce vœu et tenté de générer sa propre pratique de la
dissolution festiviste, à l’ère où l’Etat gaullien était déjà battu en
brèche par l’ambiance consumériste des « Trente Glorieuses ». Foucault,
au fond, est arrivé trop tard. Il aurait dû vivre avant 1914 où il se
serait fait le compagnon de route des nietzschéens joyeux du Wandervogel
allemand et des animateurs des cabarets polissons de Berlin et de
Munich.
Aujourd’hui
toute rétivité utile, salvatrice des acquis de notre civilisation, ne
peut tabler que sur le « common sense », sur la « décence commune »
d’Orwell et de Michéa. Et non plus sur les marginaux, appuyés par un
pouvoir banquier et économiciste. Les festivistes stipendiés n’ont ni
l’audace ni le courage ni la férocité d’un Panizza. D’où exiger le
retour à une certaine verticalité pragmatique et non absoluiséeà l’école
cassée est un acte de rétivité dans un monde où le pouvoir impose le
spectacle festiviste. Dont acte. Face à ce pouvoir, nous devons être des "rétifs verticaux".
Robert Steuckers,
Woluwé-Saint-Lambert & Madrid, juin-juillet 2015.
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