Années 20 et 30 : la droite de l’établissement francophone en Belgique, la littérature flamande et le « nationalisme de complémentarité »

Robert STEUCKERS :

Années 20 et 30 : la droite de l’établissement francophone en Belgique, la littérature flamande et le « nationalisme de complémentarité »

Le blocage politique actuel des institutions fédérales belges est l’aboutissement ultime d’une mécompréhension profonde entre les deux communautés linguistiques. En écrivant cela, nous avons bien conscience d’énoncer un lieu commun. Pourtant les lieux communs, jugés inintéressants parce que répétés à satiété, ont des racines comme tout autre phénomène social ou politique. Dans la Belgique du 19ème siècle et de la première moitié du 20ème, l’établissement se veut « sérieux » donc branché sur la langue française, perçue comme un excellent véhicule d’universalité et comme un bon instrument pour sortir de tout enlisement dans le vernaculaire, qui risquerait de rendre la Belgique « incompréhensible » au-delà de ses propres frontières exigües. Certes, les grands ténors de la littérature francophone belge de la fin du 19ème siècle, comme Charles De Coster et Camille Lemonnier, avaient plaidé pour l’inclusion d’éléments « raciques » dans la littérature romane de Belgique : De Coster « médiévalisait » et germanisait à dessein la langue romane de son « Tijl Uilenspiegel » et Lemonnier entendait peindre une réalité sociale avec l’acuité plastique de la peinture flamande (comme aussi, de son côté, Eugène Demolder) et truffait ses romans de mots et de tournures issus des parlers wallons ou borains pour se démarquer du parisianisme, au même titre que les Félibriges provençaux qui, eux, réhabilitaient l’héritage linguistique occitan. Ces concessions au vernaculaire seront le propre d’une époque révolue : celle d’une Belgique d’avant 1914, finalement plus tournée vers l’Allemagne que vers la France. La défaite de Guillaume II en 1918 implique tout à la fois une alliance militaire franco-belge, une imitation des modèles littéraires parisiens, l’expurgation de toute trace de vernaculaire (donc de wallon et de flamand) et une subordination de la littérature néerlandaise de Flandre à des canons « classiques », inspirés du Grand Siècle français (le 17ème) et détachés de tous les filons romantiques ou pseudo-romantiques d’inspiration plus germanique.

Le théoricien et l’historien le plus avisé du « style classique » sera Adrien de Meeüs, auteur d’un livre remarquablement bien écrit sur la question : « Le coup de force de 1660 » (Nouvelles Société d’éditions, Bruxelles, 1935). Cet ouvrage est un survol de la littérature française depuis 1660, année où, sous l’impulsion de Louis XIV, le pouvoir royal capétien décide de soutenir la littérature, le théâtre et la poésie et de lui conférer un style inégalé, qu’on appelle à imiter. La droite littéraire de l’établissement francophone belge va adopter, comme image de marque, ce « classicisme » qu’Adrien de Meeüs théorisera en 1935. Par voie de conséquence, pour les classicistes, seule la langue française exprime sans détours ce style issu du « Grand Siècle » et de la Cour de Louis XIV. Mais que faire de la littérature flamande, qui puisse aussi à d’autres sources, quand on est tout à la fois « classiciste » et partisan de l’unité nationale ? On va tenter de sauver la Flandre de l’emprise des esprits qui ne sont pas « classiques ». Antoine Fobe (1903-1987) et Charles d’Ydewalle (1901-1985) vont fonder à Gand des revues comme « Les Ailes qui s’ouvrent » et « L’Envolée », afin de défendre un certain classicisme (moins accentué que celui que préconisera de Meeüs) et les valeurs morales catholiques contre les dadaïstes flamands, campés comme appartenant à un « école de loustics et de déséquilibrés ».  Outre ces foucades contre une avant-garde, généralement « progressiste » sur le plan politique, les milieux francophones de Flandre, défenseurs de droite d’une unité belge de plus en plus contestée, ne s’intéressent en aucune façon à la production littéraire néerlandaise : comme si de hautes figures comme Herman Teirlinck ou le Hollandais « Multatuli » ne méritaient aucune attention. On évoque quelque fois une Flandre idéale ou pittoresque mais on ne lit jamais à fond les productions littéraires nouvelles de l’espace néerlandais, de haute gamme. La Flandre francophone et belgicaine pratique le « refoulement » de sa propre part flamande, écrit la philologue Cécile Vanderpelen-Diagre, dans une étude remarquable qui nous permet enfin de faire le tri dans une littérature catholique, de droite, francophone, qui a tenu en haleine nos compatriotes dans les années 20 et 30 mais a été « oubliée » depuis, vu les réflexes autoritaires, royalistes, nationalistes et parfois pré-rexistes ou carrément rexistes qu’elle recelait.

Or le contexte a rapidement changé après le Traité de Versailles, dont la Belgique sort largement dupée par les quatre grandes puissances (Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie), comme l’écrivait clairement Henri Davignon, dans son ouvrage « La première tourmente », consacré à ses activités diplomatiques en Angleterre pendant la première guerre mondiale. Après Versailles, nous avons Locarno (1925), qui éveille les espoirs d’une réconciliation généralisée en Europe. Ensuite, les accords militaires franco-belges sont de plus en plus contestés par les socialistes et les forces du mouvement flamand, puis, dans un deuxième temps, par le Roi et son état-major (qui critiquent l’immobilisme de la stratégie française marquée par Maginot) et, enfin, par les catholiques inquiets de la progression politique des gauches françaises. Tout cela suscite le désir de se redonner une originalité intellectuelle et littéraire marquée de « belgicismes », donc de « vernacularités » wallonne et flamande. L’univers littéraire de la droite catholique francophone va donc simultanément s’ouvrir, dès la fin des années 20, à la Flandre en tant que Flandre flamande et à la Wallonie dans toutes ses dimensions vernaculaires.

C’est Henri Davignon, l’homme installé come diplomate à Londres pendant la guerre de 1914-18, qui ouvrira la brèche : il est en effet le premier à vouloir faire glisser cette littérature francophone de Flandre et de Belgique d’un anti-flamandisme exaspéré au lendemain de la première guerre mondiale à une défense de toutes les identités collectives et régionales du royaume. Pour Davignon, que cite Cécile Vanderpelen-Diagre, il faut, en littérature, substituer au nationalisme unitaire —qui veut régenter les goûts au départ d’un seul éventail de critères esthétiques ou veut aligner les différences inhérentes aux régions du pays sur un et un seul modèle unificateur—  un nationalisme fait de complémentarités (les complémentarités propres aux particularismes raciques « germanique/flamand » et « roman/wallon », qu’ils soient généraux ou locaux). Dans ce cas, pour Davignon, les particularismes raciques ne seraient plus centrifuges mais centripètes. « La vigueur de la nation ne procède pas de l’unification des idiomes, des coutumes et des tempéraments » ; au contraire, « cette vigueur se renouvelle au contact de leurs diversités », écrit Davignon tout en ajoutant ce qu’il faut bien considérer comme une restriction qui nous ramène finalement à la case de départ : « quand une haute tradition et une pensée constructive président à leur adoption ». Quelle est-elle cette « haute tradition » ? Et cette « pensée constructive » ? Il est clair que cette haute tradition, dans le chef de Davignon, n’existe que dans l’usage de la langue française et dans l’imitation de certains modèles français. Et que la « pensée constructive » correspond à tous les efforts visant à maintenir l’unité nationale/étatique belge. Cependant, en dépit du contexte belge des années 20 et 30 du 20ème siècle, Henri Davignon énonce une vérité littéraire, très générale, extensible à la planète entière : l’intérêt pour le vernaculaire, toujours pluriel au sein d’un cadre national, quel qu’il soit, que ce soit en Allemagne ou en France (avec les Félibriges qui fascinaient tant les Flamands que les Francophones), ne saurait être un but en soi. Mais les vérités universelles —qui se profilent derrière tout vernaculaire, se cachent en ses recoins, en ses plis, et le justifient pour la pérennité—   ne sauraient exclusivement s’exprimer en une seule langue, a fortiori dans les zones d’intersection linguistique, et ne doivent jamais dépendre d’un projet politique somme toute rigide et toujours incapable d’assumer une diversité trop bigarrée. La « haute tradition » pourrait être finalement beaucoup de choses : un catholicisme audacieux (Barbey d’Aurevilly, Léon Bloy, Ernest Psichari, G. K. Chesterton, Carl Schmitt, Giovanni Papini, etc.), s’exprimant en français, en anglais, en allemand, en espagnol ou en italien ; une adhésion à la Tradition (Guénon, Evola, Coomaraswamy, Schuon, etc.) ;  une « transcendement » volontaire du cadre national trop étroit dans un mythe bourguignon (le « Grand Héritage » selon Luc Hommel) ou impérial ou, plus simplement, dans un idéal européen (chez un Drion du Chapois, où il se concentre dans une vaste zone médiane, lotharingienne et danubienne,  c’est-à-dire en Belgique, en Lorraine, en Rhénanie, en Suisse, dans le Bade-Wurtemberg, en Bavière et dans tout l’espace austro-hongrois, Italie du Nord comprise). Ces cadres, transcendant l’étroitesse d’une nation ressentie comme trop petite, permettent tout autant l’éclosion d’une « pensée constructive ».

Henri Davignon en reste là. C’était son point de vue, partagé par bien d’autres auteurs francophones restant en marge des événements littéraires néerlandais de Flandre ou des Pays-Bas.

L’aristocrate gantois Roger Kervyn de Marcke ten Driessche (né en 1896) franchit un pas de plus dans ce glissement vers la reconnaissance de la diversité littéraire belge, issue de la diversité dialectale et linguistique du pays. Kervyn se veut « passeur » : l’élite belge, et donc son aristocratie, doit viser le bilinguisme parfait pour conserver son rôle dans la société à venir, souligne Cécile Vanderpelen-Diagre. Kervyn assume dès lors le rôle de « passeur » donc de traducteur ; il passera toutes les années 30 à traduire articles, essais et livres flamands pour la « Revue Belge » et pour les Editions Rex. On finit par considérer, dans la foulée de cette action individuelle d’un Gantois francophone, que le « monolinguisme est trahison ». Le terme est fort, bien sûr, mais, même si l’on fait abstraction du cadre étatique belge, avec ses institutions à l’époque très centralisées (le fédéralisme ne sera réalisé définitivement qu’au début des années 90 du 20ème siècle), peut-on saisir les dynamiques à l’œuvre dans l’espace entre Somme et Rhin, peut-on sonder les mentalités, en ne maniant qu’une et une seule panoplie d’outils linguistiques ? Non, bien évidemment. Néerlandais, français et allemand, avec toutes leurs variantes dialectales, s’avèrent nécessaires. Pour Cécile Vanderpelen-Diagre, le bel ouvrage de Charles d’Ydewalle, « Enfances en Flandre » (1935) ne décrit que les sentiments et les mœurs des francophones de Flandre, essentiellement de Bruges et de Gand. A ce titre, il ne participe pas du mouvement que Kervyn a voulu impulser. C’est exact. Et les humbles du menu peuple sont les grands absents du livre de d’Ydewalle, de même que les représentants de l’élite alternative qui se dressait dans les collèges catholiques et dans les cures rurales (Cyriel Verschaeve !). Il n’empêche qu’une bonne lecture d’ « Enfances en Flandre » de d’Ydewalle permettrait à des auteurs flamands, et surtout à des créateurs cinématographiques, de mieux camper bourgeois et francophones de Flandre dans leurs oeuvres. Ensuite, les notes de d’Ydewalle sur le passé de la terre flamande de César aux « Communiers », et sur le dialecte ouest-flamand qu’il défend avec chaleur, méritent amplement le détour. 

La démarche de Roger Kervyn et les réflexions générales d’Henri Davignon, sur la variété linguistique de l’espace Somme/Rhin nous forcent à analyser œuvres et auteurs où le télescopage entre réflexes flamands et wallons, flamands et rhénans, ardennais et « Eifeler » sont bien présents : songeons aux poèmes de Maurice Gauchez sur la Flandre occidentale, à ceux du Condrusien Gaston Compère sur le littoral flamand, au culte de l’espace Ardenne/Eifel chez le Pierre Nothomb d’après-guerre, à l’ouverture progressive du germanophobe maurassien Norbert Wallez à l’esprit rhénan et à la synthèse austro-habsbourgeoise (via les « Cahiers bleus » de Maeterlinck ?), à la présence allemande ou de thèmes allemands/rhénans/mosellans dans certains romans de Gaston Compère, ou, plus récemment, à la fascination exercée par Gottfried Benn sur un ponte de la littérature belge actuelle, Pierre Mertens ? Ou, côté allemand, à l’influence exercée par certains Liégeois sur l’éclosion du Cercle de Stefan George ? Côté flamand, la porosité est plus nette : ni la France ni l’Allemagne ne sont absentes, a fortiori ni les Pays-Bas ni la Scandinavie ni les Iles Britanniques.

Pour cerner la diversité littéraire de nos lieux, sans vouloir la surplomber d’un quelconque corset étatique qui finirait toujours par paraître artificiel, il faut plaider pour l’avènement d’une littérature comparée, spécifique de notre éventail d’espaces d’intersection, pour la multiplication des « passeurs » à la Kervyn, au-delà des criailleries politiciennes, au-delà d’une crise qui perdure, au-delà des cadres étatiques ou sub-étatiques qui, esthétiquement, ne signifient rien. Car, empressons-nous de l’ajouter, cela ne reviendrait pas à fabriquer du « fusionnisme » stérile mais à se démarquer des universalismes planétaires et médiatiques qui pétrifient notre pensée, nous arrachent à notre réel et font de nous de véritables « chiens de Pavlov », condamnés à répéter des slogans préfabriqués ou à aboyer des vociférations vengeresses, dès qu’un de ces dogmes ou un autre se verrait écorner par le simple principe de réalité. La France fait pareil : tandis que les médias sont alignés sur tous les poncifs du « politiquement correct », que Bernard Henri Lévy organise la guerre contre Kadhafi, au-delà de la présidence et de l’état-major des armées, les rayons des librairies de province et des supermarchés des petites bourgades croulent sous le poids des romans régionalistes, vernaculaires, réels, présentent les anciennes chroniques régionales et villageoises éditées par l’excellent M.-G. Micberth. L’an passé, on trouvait jusqu’aux plus reculés des villages franc-comtois des histoires de cette province, où l’on exaltait son passé bourguignon, espagnol et impérial, ou encore une solide biographie de Nicolas Perrenot de Granvelle, serviteur insigne de l’Empereur Charles-Quint. Cette année, on trouve trois nouveaux ouvrages sur le parler régional, sur les termes spécifiques des métiers artisanaux, agricoles et sylvicoles de la province et un lexique copieux de vocables dialectaux. Récolte analogue en Lorraine et en Savoie. Un signe des temps…  

Robert STEUCKERS.
(extrait d’un éventail de causeries sur les littérature et paralittérature belges, tenues au Mont-des-Cats, à Bruxelles, Liège, Douai, Genève, entre décembre 2007 et mars 2011).

Bibliographie :

Cécile VANDERPELEN-DIAGRE, Ecrire en Belgique sous le regard de Dieu, Ed. Complexe/CEGES, Bruxelles, 2004.

Cet ouvrage a été recensé et commenté à plusieurs reprises dans nos cercles. La recension définitive paraitra prochainement sur le site http://euro-synergies.hautetfort.com/     

Seront également consultés lors de futurs séminaires :

Textyles, revue des lettres belges de langue française, n°24, 2004, « Une Europe en miniature ? », Dossier dirigé par Hans-Joachim Lope & Hubert Roland.

Die horen – Zeitschrift für Literatur, Kunst und Kritik, Nr. 150,1988, « Belgien : Ein Land auf der Suche nach sich selbst » - Texte & Zeichen aus drei Sprachregionen. Zusammengestellt von Heinz Schneeweiss.  

 

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