L'apport d'Yves Lacoste


Retour de la géopolitique et histoire du concept
L'apport d'Yves Lacoste

Robert STEUCKERS,
Conférence prononcée à l'Université de Hanovre en avril 1994

Le thème de mon exposé est de vous donner cet après-midi un «panorama théorique de la géopolitique» et d'être, dans ce tra­vail, le plus concis, le plus didactique  —et peut-être, hélas, le plus schématique—  possible. Un tel pa­norama nécessiterait pourtant plusieurs heures de cours, afin de n'omettre personne, de pouvoir citer tous les auteurs qui ont travaillé cette disci­pline et ont contribué à son éclosion et à son expansion.

Le temps qui m'est imparti me permet toutefois de ne me concentrer que sur l'essentiel, donc de me limiter à trois batteries de questions, qui se posent inévitablement lorsque l'on parle de géopolitique aujourd'hui.

1. Questions générales: Pourquoi le géopolitique a-t-elle été tabouisée pen­dant autant de temps? Cette tabouisation trouve-t-elle son origine dans le fait que certaines autorités (politiques ou intellectuelles) non censurées sous le Troisième Reich aient été influencées par les écrits de Haushofer? Quelles sont les différences entre géopolitique, géostratégie et géo­graphie poli­tique? La géopolitique est-elle véritablement une démarche scientifique? Cette sé­rie de question, le géopolitologue français  —néolo­gisme introduit par le général Pierre-Marie Gallois qui entend éviter de la sorte la connotation péjorative que l'on attribue par­fois au mot “politicien”—  Yves Lacoste se l'est posée: nous nous référerons à ses arguments, d'autant plus qu'un copieux  Dictionnaire de géopolitique  vient de sortir de presse à Paris sous sa direc­tion.

2. Histoire du concept: Avant que l'on ne parle explicitement de géopolitique, existait-il une “conscience géopolitique” impli­cite? Pratiquait-on un politique spatiale équivalente à la géopo­litique? Dans quelle mesure César, quand il conquiert la Gaule, bat les Vénètes (1), bloque Arioviste et les tribus helvètes, installe la nouvelle frontière sur le Rhin (2), fait une in­cursion en Britannia, a-t-il le sens de l'espace, possède-t-il un Raumsinn, au sens où l'entendait Ratzel? Comment les intellectuels de l'antiquité, du moyen-âge, de la renais­sance et des temps mo­dernes, conceptualisaient-il cette politique de l'espace, que nous renseignent les sources à ce sujet? En compagnie du Général Pierre-Marie Gallois nous allons procéder à une brève en­quête dans les écrits des grands prédécesseurs des géopolitologues du 19ième et du 20ième siècles. L'enquête de Pierre-Marie Gallois constitue une excellente introduction à l'histoire du concept de géopolitique, mais le chercheur ne sau­rait s'en conten­ter: un recours à toutes les sources s'avèrent impératif, y com­pris une exploration complète de celles que mentionne la Zeitschrift für Geopolitik  de Haushofer, notamment pour l'impact de Herder (3).

3. Enfin, quelles sont les théories fondamentales des géopolitologues cons­cients, qui utilisent le terme “géopolitique” dans l'acception que nous lui con­naissons toujours aujourd'hui? Quelles sont les étapes les plus importantes dans le développement de leur pensée? Qu'ont-ils appris des événements historiques qui se sont succédé? Comment ont-ils réussi ou n'ont-ils pas réussi à moduler théorie et pratique?

1. Yves Lacoste et le retour de la géopolitique en France.

Qui est Yves Lacoste? D'abord un géographe qui a travaillé sur le terrain. Ainsi, en 1957, il fait paraître une étude remarquable sur l'Afrique du Nord (4), qui ne reçoit pas l'accueil qu'elle aurait mérité, sans doute parce que l'engagement social et socialiste de l'auteur est extrêmement sé­vère à l'encontre de la politique coloniale française et même à l'égard de la politique de protec­to­rat menée par Lyautey (5) au Maroc. Aujourd'hui, Yves Lacoste enseigne à Paris et dirige le CRAG (Centre de Recherches et d'Analyses Géopolitiques). En 1976, il a fondé la revue Hérodote  (6), où transparaît en­core son engagement humaniste de gauche, mais atténué par rapport à celui du temps de la guerre d'Algérie. Hérodote publie régulièrement des dossiers bien do­cumentés sur les grandes aires géographiques de notre planète (aires islamiques, sous-continent indien, océans, Mitteleuropa, Balkans, Asie du Sud-Est, URSS/CEI, etc.). Face à ces initiatives, dont l'ancrage initial était à gauche, Marie-France Garaud, candidate malheu­reuse à la présidence en 1981, publie la revue illustrée Géopolitique, disponible en kiosque. Le géopoli­tologue Hervé Coutau-Bégarie, dont l'œuvre est déjà considérable (7), écrit surtout dans Stratégique. Enfin, à Lyon, le professeur Michel Foucher (8) dirige un institut de géo­poli­tique et de cartographie très productif. On dé­couvre des cartes émanant de cet institut dans des revues grand public tel l'hebdomadaire de gauche Globe (9) ou le journal des indus­triels L'Expansion (10). Michel Foucher est aussi un spécialiste de l'étude de la ge­nèse des fron­tières, une discipline qu'il qualifie du néologisme d'«horogénèse».

La dernière grande production d'Yves Lacoste est un Dictionnaire de géopo­litique, où il récapi­tule ses théories et ses défini­tions de la géopolitique, de la géostratégie, de la «géogra­phi­ci­té», etc., dans un langage particulièrement clair et didactique. Son mérite est d'avoir réhabilité en France le concept de géopolitique et d'avoir levé l'interdit qui frappait ce mot et cette disci­pline de­puis 1945.

Dessiner des cartes

Comment Lacoste justifie-t-il cette réhabilitation? Examinons sa démarche. “Géographie” signi­fie étymologiquement “dessiner la terre”, autrement dit, dessiner des cartes. Or les cartes sont soit des cartes physiques (indiquant les fleuves, les montagnes, les lacs, les mers, etc.) soit des cartes politiques, indi­quant les résultats finaux de la “géographie politique”. Les cartes poli­tiques nous montrent les entités territoriales, telles qu'elles sont et non pas telles qu'elles sont devenues ou telles qu'elles devraient être. Elles n'indiquent ni l'évolution antérieure réelle du territoire ni l'évolution ultérieure potentielle, que vou­drait éventuellement impulser une vo­lonté politique. Les cartes poli­tiques indiquent des faits statiques et non pas des dyna­miques. Selon ce rai­sonnement, les cartes physiques relèvent de la géographie, les cartes poli­tiques de la “géographie poli­tique”. La géopolitique, elle, dessine des cartes indiquant les mouvements de l'histoire, les fluctuations passées, susceptibles de se répéter, etc.

Surtout après la seconde guerre mondiale, rappelle Lacoste dans son Dictionnaire,  on a assisté à l'émergence d'un débat épistémologique, pour savoir quels critères différenciaient fonda­mentalement la géographie et la géopolitique. La première af­firmation dans la corporation des géographes universitaires a été de dire que seule la géographie était “scientifique”; la géopo­li­tique, dans cette optique, n'était pas scientifique parce qu'elle était spéculative, stratégique donc subjective, visionnaire donc irrationnelle. Mais cette affirmation de la scientificité de la géographie fait éclore une série de problèmes, implique les nœuds de problèmes suivants:
- la géographie est une science hyper-diversifiée;
- plusieurs dimensions de la géographie ne sont pas encore définitivement fixées ou n'ont ja­mais pu être enfermées dans un cadre délimité;
- les facteurs humains jouent en géographie politique un rôle considérable; or tous les facteurs humains qui influent sur la géo­graphie possèdent nécessai­rement une dimension stratégique, tournée vers l'action, mue par des mobiles irrationnels (gloire, vengeance, désir de conversion religieuse, avidité maté­rielle, etc.);
- les géographes, même ceux qui se montrent hostiles à la géopolitique, sont contraints d'opérer une distinction entre “géographie physique” et “géographie humaine/politique”, prouvant ainsi que l'hétérogénité de la géo­graphie entraîne la né­cessité d'une approche pluri­logique dans l'appréhension des faits géographiques;
- la géographie humaine/politique est donc une science de la terre, telle qu'elle a été transfor­mée et marquée par l'homme en tant que zoon politikon.

La géographie humaine/politique ouvre la voie à la géopolitique proprement dite en révélant ses propres dimensions straté­giques. Les frontières entre la géographie et la géopolitique sont donc poreuses.

“La géographie, ça sert à faire la guerre”

Le constat de cette porosité confère un statut très hétérogène à la géographie d'aujourd'hui. Aspects physiques et aspects hu­mains se chevauchent cons­tamment, si bien que la géogra­phie en vient à devenir la science qui examine le dimension spatiale de tous les phénomènes. Dans ce contexte, Lacoste pose une question provocante mais qui n'est justement provocante que parce que nous vivons dans une époque qui est idéologiquement placée sous le signe de l'irénisme (= du pacifisme). Et cette question provo­cante est celle-ci: pourquoi l'homme, ou plus exactement l'homo politicus, l'homme qui décide (dans un contexte toujours po­litique), le sou­verain, fait-il dessiner des cartes par des géographes qui sont toujours des “géographes du roi”? Depuis 3000 ans en Chine, depuis 2500 ans dans l'espace méditerranéen avec Hérodote, on dessine des cartes pour les rois, les empe­reurs, les généraux, les stratèges. Pourquoi? Pour faire la guerre, répond Lacoste. Malgré son engagement constant dans les rangs de la gauche fran­çaise, Lacoste écrit un livre qui porte cette question comme titre: La géographie, ça sert d'abord à faire la guerre. Automatiquement, il met un point final à l'ère irénique dans laquelle les géo­graphes avaient baigné.

La géographie, au départ, sert donc à dresser des cartes qui sont autant de “représentations opératoires”. Mais celui qui a be­soin de “représentations opératoires” et s'en sert, spécule aussi (et automatiquement) sur la modalité éventuelle future que prendra la volonté de son ad­versaire ou de son concur­rent. L'objet de cette spéculation est donc une volonté, qui comme toutes les volontés à l'œuvre dans le monde, n'est pas par définition rationnelle et a même des dimensions irrationnelles et subjec­tives. La géographie devient ainsi un savoir qui a une perti­nence politique, qui est destiné à l'action. La géographie, en tant que science, implique qu'il y ait Etat, Staatlichkeit.

Géographie et pédagogie populaire

Par ailleurs, Lacoste insiste sur la nécessité de répandre la géographie dans le peuple par la voie d'une “pédagogie populaire”, qui communiquerait l'essentiel par des méthodes didac­tiques, dont les “cartes suggestives” (11). Cette volonté de pédagogie populaire a conduit à la création de sa revue Hérodote.  Lacoste se réfère explicitement aux géographes prussiens, servi­teurs pédagogiques de leur Etat: Ritter (12), Humboldt (13), Ratzel (14). En Angleterre, à la suite de ces modèles allemands (15), Halford John Mackinder (1861-1947) travaille pour que l'Université d'Oxford se dote à nouveau d'une chaire de géographie: elle n'en avait plus depuis la disparition de celle de Hakluyt au XVIième siècle (16). En France, après 1870, la propagande en faveur du retour de l'Alsace et de la Lorraine conduit à l'édition de livres pour la jeu­nesse, où deux jeunes Alsaciens voyagent en “France de l'Intérieur”, appre­nant de la sorte à connaître les in­nombrables facettes de ce pays de plaine et alpin, atlantique et méditer­ranéen, continental et maritime, etc.

Mais le princi­pal modèle de Lacoste reste le géographe Elisée Reclus (1830-1905), mili­tant li­bertaire engagé dans l'aventure de la Commune de Paris (1871), théoricien d'un anarchisme humaniste, contraint à vivre en exil à Bruxelles où il ensei­gnera à l'“Université nouvelle”, pion­nière de méthodes d'enseignement nou­velles à l'époque (17). L'engagement militant de Reclus l'a conduit à être os­tracisé par sa corporation. Son œuvre était considérée à l'époque comme de la pure spéculation dépourvue de scientificité. Aujourd'hui, les géo­graphes doivent bien reconnaître que ses travaux sont une véritable mine de rensei­gnements précieux. La pé­dagogie populaire prussienne et britannique, les livres de jeunesse mettant en scène deux garçons alsaciens en France, l'œuvre de Reclus, prouvent, selon Lacoste, que toute tentative visant à extir­per la dimension stratégique-subjective dans l'étude de la géogra­phie est une dé­marche non politique voire anti-politique. La dimension militante, celle de l'engagement, comme chez Reclus, revêt également une importance primor­diale, qu'il est vain de s'obstiner à ignorer. Face à ces tentatives de réduction, Lacoste parle de “régression épis­témologique”, surtout à notre époque, où les historiens ont élargi le regard qu'ils portent sur leur domaine en amplifiant considérablement le concept d'“historicité”. Lacoste regrette que les géo­graphes, eux, au contraire, ont rétréci leur regard, leur propre concept de “géographicité”.

Nomomanie

Lacoste déplore également la domination de la “nomomanie”: la plupart des géographes veu­lent édicter des lois et des normes, ce qui, en bout de course, s'avère impossible dans une science aussi hétérogène que la géographie. Les lois, les constantes, se chevauchent et s'imbriquent sans cesse, sont soumises aux mutations perpétuelles d'un monde toujours en ef­fervescence, in Gärung, auraient dit les géographes de l'école de Haushofer (18). Les fai­blesses de la géopolitique française, estime Lacoste, c'est la timidité, le manque d'audace, de la plupart des géographes qui n'ont pas osé spéculer aussi audacieu­sement que Haushofer. Il nous donne deux exemples dans son Dictionnaire de géopolitique:
a) Le géographe Paul Vidal de la Blache (1845-1918) (19), dont l'œuvre était considérée com­me rigoureusement scienti­fiques par ses pairs, a dû assister au boycott de son ouvrage pa­trio­ti­que sur l'Alsace-Lorraine, précisément parce qu'il trahis­sait un engagement. Les géo­graphes ont boudé ce livre.
b) Le géopolitologue suisse Jean Bruhnes (1869-1930) (20) était égale­ment considéré comme un éminent scientifique, sauf pour son livre Géographie de l'histoire, de la paix et de la guerre (1921), jugé trop “stratégique”, donc trop “subjectif”.

Pour Lacoste, l'Allemand Karl Ernst Haushofer (1869-1946) et le Suédois Rudolf Kjellén (1864-1922), de même que certains de leurs homologues et élèves allemands, ont connu un plus grand retentissement en matière de “pédagogie populaire”. Lacoste admire chez Haushofer la capacité de dessi­ner et de publier des cartes suggestives claires.

Après la seconde guerre mondiale, le monde des géographes universitaires retombe dans la nomomanie, trahit une nouvelle timidité face à la spéculation, l'audace conceptuelle et la rigueur pratique de la stratégie. Mais, l'œuvre de Lacoste le prouve, cette nomomanie et cette réticence ont pris fin depuis quelques années. D'où, il lui paraît légitime de poser la question: quand cette mise à l'écart systématique de la géopolitique a-t-elle pris fin? Pour lui, le re­tour des thématiques géopolitiques dans le débat en France est advenu au moment du conflit entre le Vietnam et le Cambodge en 1978.

L'URSS contre la Chine, le Vietnam contre le Cambodge

J'aurais tendance à avancer cette date de six ans pour le monde anglo-saxon. En effet, lorsque Wa­shing­ton, sous la double impulsion de Nixon et de Kissinger, se rapproche de Pékin, en vue d'encercler l'URSS et de rompre totalement et définitivement la soli­darité entre les deux puis­sances communistes, la soli­darité idéologique cède le pas au jeu de la puissance pure, à l'intérêt géopo­litique. Les Etats-Unis ne se préoccupent plus du régime intérieur de la Chine: ils s'allient avec elle parce que l'ennemi principal, à cette époque, est l'URSS. Même raisonne­ment côté chinois: l'allié est américain, même s'il est capita­liste, contre le Russe communiste qui me­nace la frontière nord et masse ses divisions le long du fleuve Amour. En 1978, en France, quand le Cambodge reçoit le soutien de la Chine contre le Vietnam, allié de Moscou et incité par les Soviétiques à prendre les Chinois à revers, le raisonnement de Pékin saute aux yeux: il en­cercle le Vietnam qui participe à l'encerclement de la Chine. Le Cambodge doit prendre Hanoi à revers. La pure gestion de l'espace prend donc le pas sur la fraternité idéologique; le com­mu­nisme n'est plus monolitihique et le monde n'est plus automatiquement divisé en deux camps homogènes. A Paris, où beaucoup d'intellectuels s'étaient positionnés, à la suite de Sartre, pour un communisme existentialiste, pur, parfaitement idéal, ce fractionnement du camp com­muniste est vécu comme un trauma­tisme.

En 1979, la guerre en Afghanistan rappelle d'anciennes inimitiés dans la ré­gion, à l'époque où l'Empire britannique tentait de contenir l'avance des Russes en direction de l'Océan Indien. En avril 1979, la BBC explique le con­flit par une rétrospective historique qui n'était pas sans rappe­ler les leçons de Homer Lea au début du siècle (21). De 1980 à 1988, la guerre entre l'Iran et l'Irak remet à l'ordre du jour toute l'importance géostratégique du Golfe Persique (22). Ces évé­nements tragiques rendent à nouveau légitimes les interrogations géopolitiques.

Depuis, l'édition française est devenue très féconde en productions géopoli­tiques. La géopoli­tique est désormais totalement ré­habilitée en France. Les fonctionnaires et les étudiants peu­vent accéder à un savoir géopolitique pra­tique et prospectif, le capi­lariser ensuite de façon dif­fuse dans tout le corps social.

2. La pensée prégéopolitique

Pour le Général Gallois, la pensée pré-géopolitique commence dès l'attention que porte le stra­tège militaire au climat sous le­quel doivent évoluer ou manœuvrer ses troupes, puis aux rela­tions qui s'instituent entre un peuple donné et un climat donné. Chez Aristote, la pensée pré-géopolitique s'exprime très densément dans une phrase en apparence anodine: «Un terri­toire possède des frontières optimales quand il permet à ses habitants de vi­vre en autarcie». In nuce, nous percevons là déjà toute la problématique du grand espace (chez Haushofer et Carl Schmitt), de l'économie à l'échelle continentale (chez Oesterheld) (23), et, celle, élaborée sous le IIIième Reich, de l'autonomie alimentaire (Nahrungsfreiheit)  dans les travaux de Herbert Backe (24), de l'héritage théorique en économie de Friedrich List (25) et du problème crucial des monocultures et des cultures vi­vrières dans le tiers-monde.

En Chine, rappelle Gallois, Sun Tsu nous livre une pensée pré-géopolitique dans ses ré­fle­xions sur le climat et sur la “géomorphologie de l'espace conflic­tuel”. Dans le monde arabe, Ibn Khaldoun (1332-1406) insiste lui aussi sur l'importance des facteurs climatiques. Il ajoute des réflexions pertinentes sur la dialectique Ville/Campagnes, en opposant des cités séden­taires, vectrices de civilisation, à des campagnes où règnent les tribus nomades. Ni l'Afrique sa­ha­rien­ne ni les “steppes de Scythie” ne peuvent faire l'histoire ou créer la civilisation car leur immen­sité et leur quasi “an-écouménité” rendent ce travail patient de la culture urbaine précaire sinon impossible. Sont seules vectrices de civilisation les “bandes latitudinales” où se concen­trent les écoumènes parce que leurs territoires sont fertiles et variés. Ibn Khaldoun amorce aussi ce jeu d'admiration et de rejet de l'urbanisation, que l'on retrouvera chez Ratzel ou chez Spengler. Au­tre idée lancée pour la première fois: une trop grande extension de l'empire ou de l'aire civili­sa­tionnelle con­duit à son déclin et à son effondrement. Ibn Khaldoun a en tête la disparition pré­coce de l'empire arabe des débuts de l'Islam. Aujourd'hui, cette notion d'“hypertrophie impé­ria­le” a été relancée par Paul Kennedy dans The Rise and Fall of the Great Powers. L'œuvre d'Ibn Khaldoun reste une référence pour les géopolito­logues.

Machiavel (1469-1527) évoque la nécessaire unité de l'Etat, de frontières op­timales et/ou natu­rel­les. Ses vues seront étoffées et complétées par Bo­din, Montesquieu et Herder, qui les re­placera dans une perspective orga­ni­que.

3. L'essentiel de l'œuvre des géopolitologues conscients

L'ère des géopolitologues conscients démarre avec Halford John Mackinder, dont le regard, dit Gallois, est celui un “satellite”. En effet, la vision de Mackinder, bien que “mercatorienne”, est un regard surplombant jeté sur la Terre. Le Français Chaliand, auteur d'atlas géostratégiques récents, juge ce regard trop horizon­tal et, en ce sens, “pré-galiléen”; mais peut-on reprocher ce regard pré-gali­léen à un Mackinder qui élabore l'essentiel de sa théorie en 1904, quand les Pôles arctique et antarctique n'ont été ni découverts ni explorés, quand l'aviation militaire n'existe pas encore et ne peut donc franchir l'Arctique en direction du heartland  sibérien? Du temps de Mackinder, effecti­vement, le centre-nord et le nord de la Sibérie sont inaccessibles et inexpu­gna­bles, l'arme mobile des thalassocraties, soit les fameux “dreadnoughts” des cuiras­siers britanni­ques, ne peut atteindre ces immensités continentales. Si les puissances maritimes sont maî­tresses de la meilleure mobilité de son temps, les puissances continentales sont han­dicapées par la lenteur des communica­tions par terre. Mackinder et ses collègues des écoles de guerre britanniques craignent la rentabilisation de ces espaces par la construction de lignes de chemin de fer et le creusement de canaux à grand gabarit. Voies ferroviaires et canaux aug­mentent considérablement la mobilité continentale et permettent de mouvoir de grosses ar­mées en peu de temps.

Pour la géostratégie anglo-saxonne de Mackinder, la réponse aux canaux en construction et aux chemins de fer transcontinen­taux (en l'occurrence transsi­bériens) est le “containment”, stratégie concrétisée par la création d'alliances militaires, telles l'OTAN, l'OTASE, etc.. Pour Spykman, disciple américain de Mackinder pendant la deuxième guerre mondiale, le maître du monde est celui qui con­trôle les “rimlands” voisins du “heartland”. De sa relecture de Mac­kin­der, Spykman déduit les principes suivants, toujours appliqués mutatis mutandis par les stra­téges et diplomates américains contemporains:
- Diminuer toujours la puissance des grands Etats du rimland au bénéfice des petits Etats (c'est la raison pour laquelle, par exemple, les petits Etats de l'UE bénéficient proportionnellement de davantage de sièges au Parlement de Strasbourg que les grands Etats).
- Spykman constate qu'il y a désormais un “front arctique”, ce qui oblige les géopolitologues à modifier complètement leur cartographie; ce sera l'œuvre de géographes français comme Chaliand et Foucher.
- Implicitement, l'œuvre de Spykman vise à contrer toute unification eurasia­tique, telle que l'on imaginée un Troubetzkoï en Russie, de même qu'un Staline quand il rentabilise les zones in­dustrialisables de la Sibérie et le fameux “triangle de Magnitogorsk”, un Prince Konoe au Japon (26). La raison pratique de cette hostilité permanente à toute forme de concentration de puis­sance sur la masse continentale eurasienne est simple: l'Amérique ne pourrait survivre en tant que grande puissance dominatrice sur la pla­nète si elle devait faire face à trois côtes océaniques hostiles à son expansion (pacifique, atlantique et arc­tique). L'Amérique se­rait ainsi condamnée à végéter sur son territoire et son appendice ibéro-américain risquerait de se tour­ner vers l'Europe, par fi­délité culturelle hispanique, latine et catholique.

Conclusion: depuis la plus haute antiquité chinoise, quand les géographes et stratèges de l'Empereur commençaient à dresser des cartes pour faire la guerre, jusqu'aux réflexions et cor­rections actuelles, les notions de la géopo­litique ne sont jamais ca­duques, même si elles peu­vent s'effacer pendant quelque temps. Aujourd'hui, un ensemble de questions que l'on avait pen­sées obsolètes, reviennent à l'avant-plan et au grand galop. Ce sont les sui­vantes:
- Les projets pantouraniens et eurasiens des géopolitologues russes, turcs et allemands.
- La chute du Rideau de Fer remet à l'avant-plan l'axe danubien en Europe, reliant par voie flu­viale la Mer du Nord à la Mer Noire, au-delà de toute immix­tion possible d'une puissance mari­time contrôlant la Méditerranée. La liaison fluviale Rotterdam/Constantza et maritime (Mer Noire) Constantza/Caucase, plus l'accès, via cette même Mer Noire, au trafic des grands fleuves rus­ses et ukrainiens, implique une formidable synergie euro-russe, accroissant formidablement l'indépendance réelle des peuples eu­ropéens. Tout ralentissement de cette synergie est une manœuvre anti-euro­péenne et russophobe.
- La création de barrages sur le Tigre et l'Euphrate, la neutralisation de la Mésopotamie par la Guerre du Golfe, la raréfaction concomittante de l'eau au Proche-Orient sont des facteurs po­tentiels d'effervescence et de conflits, aux­quels il s'agit d'être très attentif.
- La montée en puissance économique du Japon suscite une question, d'ailleurs déjà posée par Shintaro et Ishihara (27): l'Empire du Soleil Levant peut-il dire “non” (à l'Amérique) et com­mencer des relations privilégiées avec la Russie et/ou l'Inde?
- L'Océan Indien, tout comme au temps de la splendeur de l'Empire britan­nique, reste une zone génératrice de surpuissance pour qui le contrôle ou d'indépendance pour les riverains, s'il n'y a pas une grande puissance thalas­socratique capable de finan­cer le contrôle du grand arc ter­restre et maritime, partant du Cap pour atteindre Perth en Australie.

Karl Haushofer disait que le monde était en effervescence. Le gel des dyna­miques pendant la guerre froide et l'illusion pacifiste ont pu faire croire, très provisoirement, à la fin de cette effer­vescence. Il n'en est rien. Il n'en sera ja­mais rien.

 Robert STEUCKERS.

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