Entretien de Robert Steuckers à la revue «Militant»
AVERTISSEMENT AUX LECTEURS DE 2011: Cet entretien, extrait de nos archives, nous ramène à l'époque qui a immédiatement précédé la chute du Mur de Berlin!
I - Animateur de la «Nouvelle Droite», pensez-vous que votre mouvance a contribué à préparer le terrain pour le Front National, par exemple?
Je voudrais d'abord apporter une petite précision: je ne me sens ni ne me considère comme étant de «droite», même si j'ai souscrit à bon nombre d'analyses posées par le mouvement d'Alain de Benoist, abusivement baptisé «Nouvelle Droite» par les milieux du journalisme parisien. Dans cette mouvance, c'est essentiellement la «nouveauté» qui m'a séduit. Je ne crois pas que la «Nouvelle Droite» d'Alain de Benoist et de Guillaume Faye ait préparé le terrain pour le Front National. Celui-ci a été porté par une dynamique qui lui est propre. Si le Front National s'était laissé inspirer par les thèses de la ND, il aurait choisi une orientation moins occidentaliste et repris à son compte l'anti-américanisme gaullien; son programme économique n'aurait pas été directement calqué sur Reagan et Thatcher, mais aurait opté pour un dirigisme à la française (Déat, le néo-socialisme, le gaullisme) ou pour un auto-centrage tel que l'a préconisé le grand économiste français François Perroux. Enfin, le poids de l'intégrisme catholique aurait été moins net dans la presse du FN, si le souffle du «paganisme néo-droitiste» l'avait touchée, paganisme qui, en dernière instance, est une religion de la Cité et un refus tranché de toute forme de cosmopolitisme.
2 - Ne pensez-vous pas que le succès relatif du lepénisme peut apparaître comme un démenti cinglant à la stratégie métapolitique?
Le succès électoral du FN, drôlement étrillé à cause des manipulations de la loi électorale, est une chose. La stratégie métapolitique en est une autre. Celle-ci n'a nullement perdu de sa validité, quand le FN a commencé son ascension. Par stratégie métapolitique, il faut entendre une volonté de réactiver des idées, des pratiques, des programmes, des faits d'histoire, qui ont été refoulés par les idéologies dominantes. Devant les effets du déclin, que nous constatons tous, cette stratégie métapolitique possède des vertus réparatrices: elle permet, sur base d'une documentation, d'une incessante combinaison de thèmes politiques et historiques, de critiquer les idéologies dominantes, d'en montrer les tares et les insuffisances qui conduisent à des faillites retentissantes, ce que prouvent des faits comme la désindustrialisation de l'Europe, le chômage de masse, le déclin démographique, l'incapacité de construire une défense européenne cohérente et de fédérer les atouts industriels de notre continent, et, enfin, le laisser-aller généralisé, que les sociologues contemporains ont appelé l'«ère du vide» de la «bof-generation». Le FN a obéi à une toute autre logique que celle de la «métapolitique» d'Alain de Benoist: il a réactivé les clivages de la IVème République, renonçant ainsi à prendre acte des potentialités de l'ère gaullienne: organisation de la société française selon les critères de la «participation», orientations diplomatiques de Troisième Voie (dialogue euro-arabe, relations avec l'Amérique Latine, avec la Chine, l'URSS, l'Inde, etc.), indépendance militaire et nucléaire, centrage de l'économie (Elf-Aquitaine), grands projets technologiques (Concorde), etc. La ND, quant à elle, n'a peut-être pas assez insisté sur ces réalités, bien que les livres de Faye constituent un bon tremplin didactique pour les réinjecter dans le débat.
3 - Partisan d'une Europe indépendante, vous préconisez une économie auto-centrée. Pouvez-vous dire pourquoi et comment vous comptez y arriver?
L'idée d'un auto-centrage de notre continent est assez ancienne et, dans la littérature économique, elle est récurrente. Je songe aux projets de Friedrich List (1789-1846), qui fut l'artisan du Zollverein allemand et des politiques protectionnistes américaines, à l'œuvre d'Anton Zischka, qui traverse le siècle, et aux théories de François Perroux, qui a démontré les atouts du centrage des économies et la nécessité, pour le bon fonctionnement de celles-ci, d'une homogénéité culturelle. C'est dans cette tradition multicéphale, refoulée, radicalement différente de celles des idéologies dominantes, que je m'inscrit. Ce qu'il faut faire, sur base de ces théories? D'abord militer pour la diffusion de ces alternatives cohérentes, non utopiques et, abandonner l'a priori anti-économie des «droites», qui rend leurs programmes totalement inopérants à long terme. Ensuite, quand ces idées pratiques auront acquis une certaine notoriété, travailler à infléchir la logique actuelle qui est mondialiste, qui disperse les capitaux tous azimuts et délaisse l'investissement dans nos pays. A l'échelon européen, nous nous ferons les défenseurs des fusions industrielles internes à notre continent. En clair, nous applaudirons à des fusions comme Matra-Ericsson (le cas du contrat de la CGCT), comme Volvo-Daf, comme Peugeot-Mercedes et nous lutterons contre les fusions qui impliquent des partenaires non européens, japonais ou américains. Cette idée, nous la partageons avec beaucoup d'Européens engagés dans d'autres circuits politiques et idéologiques que le nôtre. Nous espérons que se réalisera un jour la fusion de ces bonnes volontés, en dépit des étiquettes actuelles.
4 - La politique euro-arabe préconisée par Benoist-Méchin vous paraît-elle toujours applicable?
Le monde arabe est pluriel, malgré la force unificatrice de l'Islam ou les nostalgies nasseriennes. Le rôle de l'Europe est de jouer la conciliation entre les parties, sans imposer quelque politique que ce soit. Les Arabes sont nos voisins et, si nous sommes réalistes, nous devons bien admettre qu'il faut s'entendre avec eux pour éliminer, chez nous, les effets négatifs de Yalta. La logique des relations euro-arabes futures ne saurait plus être de type colonialiste, puisque les Arabes disposent désormais de solides atouts dans leur jeu: pétrole, démographie en hausse, identité politique, grands espaces. L'Europe, malgré son déclin démographique préoccupant, possède encore et toujours les cerveaux techniciens et une infrastructure industrielle remarquable, qui a besoin de débouchés. Les Arabes ont intérêt à s'entendre avec les Européens plutôt qu'avec les Américains qui financent une tête de pont dans leur espace, Israël, qui bafoue leur dignité et ne serait pas viable sans cette aide. Des opérations comme l'organisation de la téléphonie saoudienne par les Suédois d'Ericsson, la vente d'appareils militaires français, la reconquête des zones désertifiées en Algérie par une équipe du Baden-Wurtemberg, les pourparlers (torpillés) entre Belges et Libyens ou entre Français et Irakiens en matières nucléaires, les bonnes relations commerciales que continue à entretenir la RFA avec l'Iran, sont autant d'opportunités qui s'offrent à nos pays de sortir de la logique binaire de Yalta, de s'affranchir des dépendances économiques imposées par les réseaux transnationaux téléguidés depuis Washington et d'accroître leurs potentiels industriels. A la logique de Benoist-Méchin, qui, malgré son passé collaborationiste, a infléchi la politique de la Vème République dans un sens arabophile, doit s'ajouter la logique de Zischka, qui en 1952 avait ébauché un plan de reconquête et de rentabilisation du Sahara, plan que les politiciens médiocres de notre après-guerre n'ont pas retenu (cf. Anton Zischka, Afrique, complément de l'Europe, Laffont, 1952). L'industrialisation et la refertilisation des zones sahariennes exigeront beaucoup de main-d'œuvre et les immigrés maghrébins d'Europe pourraient y pourvoir. L'immigration, qui crée un antagonisme euro-arabe compréhensible, est un fruit du libéralisme économique: cette idéologie a toujours rejeté les planifications audacieuses, comme celles de Zischka, parce que, par idéalisme irréaliste, elle ne reconnaît pas le primat du politique. Le retour à un planisme grandiose permettrait de règler la question de l'immigration dans un sens positif. Le pétrole des Libyens et des Saoudiens pourrait largement financer des projets agricoles et industriels de ce type. Les fermes libyennes, irriguées selon des procédés modernes, sont d'ores et déjà des modèles du genre.
Autre écueil à éviter: prendre parti pour une et une seule idéologie arabe, au détriment de toutes les autres. Les Européens, dans leur politique arabe, ne doivent privilégier aucun interlocuteur: ni les nassériens, ni les intégristes, ni les baathistes, ni les frères musulmans, ni les Libyens, ni les Irakiens mais viser la conciliation de tous sans s'immiscer dans les affaires intérieures des pays arabes.
5 - La Turquie, Israël, les pays d'Afrique du Nord ont demandé à rejoindre la CEE. Que vous inspirent ces demandes?
On ne crée pas un espace économique auto-centré sans homogénéité culturelle. Les différences entre le Nord et le Sud de l'Europe, entre les pôles latin et germanique, entre les Britanniques et les Continentaux, etc. rendent le fonctionnement de l'Europe des 12 déjà fort problématique. Si l'on y adjoint le Maghreb et la Turquie, le chaos sera à son comble. Tout centrage économique sans homogénéité culturelle conduit à une logique implosive, à un dérèglement généralisé. Au nom des impératifs géopolitiques, la Turquie et les pays du Maghreb doivent devenir des alliés de l'Europe, dans des sphères voisines, intégrées selon les mêmes règles de l'auto-centrage. La Turquie, dont l'opposition politique à Türgüt Özal ne veut pas de la CEE, a intérêt à rejouer un rôle «ottoman» au Proche-Orient et à renouer avec la Syrie, l'Irak et l'Iran, en dépit des conflits récents. Tout axe diplomatique optimal pour la Turquie s'oriente vers le Golfe Persique, alors que l'axe occidental, choisi par Özal, conduirait Ankara à n'être qu'un appendice mineur de la CEE, mal industrialisé et incapable de tenir devant les concurrences ouest-européennes. Les Nord-Africains, eux, doivent jouer la carte du Grand Maghreb et refuser que leurs ressortissants ne deviennent les nouveaux esclaves de l'Europe industrialisée. L'Europe doit, pour sa part, tolérer l'expansion des Etats nord-africains vers le sud et, en tant que non français, je déplore l'action retardatrice que joue sur ce plan l'armée française au Tchad, faisant ainsi le jeu des Américains, ennemis de toute forme de rassemblements continentaux ou sub-continentaux. Quant à Israël, un seul choix s'offre à lui, qui s'articule comme suit: renoncer à son rôle de tête de pont de l'impérialisme américain en Méditerranée orientale, s'entendre avec les Palestiniens comme le préconisent les diplomates européens et l'Internationale Socialiste (cf. la récente visite d'Arafat à Strasbourg), dialoguer avec les Turcs soucieux d'orienter leur diplomatie dans un sens ottoman. L'option CEE n'est pas un remède pour Israël: en effet, comment pourrait-il y vendre ses fruits devant la concurrence espagnole? De plus, il serait excentré et détaché artificiellement de son voisinage. La faiblesse géographique de l'Etat hébreu le rend inviable à long terme, a fortiori quand la démographie palestinienne minorise déjà le peuplement juif. Les élites israëliennes, comme les chrétiens du Liban, ont intérêt à réviser leur sionisme ou leur particularisme dans la perspective d'un néo-ottomanisme: c'est pour eux une question de vie ou de mort politiques.
6 - L'Acte Unique européen vous paraît-il une bonne base de départ pour l'Empire européen à construire?
Votre question n'autorise pas de réponse tranchée. L'Acte Unique aura pour conséquence d'éliminer des secteurs viables sur le plan national mais aussi des tares locales anachroniques. L'Acte Unique favorisera les grandes entreprises capitalistes au détriment des PME mais créera simultanément des institutions permettant une plus grande mobilité d'action pour tous. Nous restons conscients du fait que la CEE a été créée jadis pour faciliter la pénétration en Europe des capitaux du Plan Marshall mais que l'idée d'une unité continentale et d'une intégration économique est plus ancienne et ne provient pas des Etats-Unis. Le défi à affronter, complexe et à facettes multiples, est donc le suivant: choisir une politique d'auto-centrage mais ne pas confisquer à certains Européens les relations privilégiées qu'ils entretiennent avec des Etats européens non membres de la CEE. Le «grand espace» de 1992 ne sera pas d'emblée un paradis, un bijou politique. Le risque d'un gigantisme stérilisant demeure, donc cette Europe en gestation ne doit pas se considérer comme achevée; elle doit être ouverte à toutes les candidatures européennes, fermée aux candidatures non européennes. Prenons quelques exemples: la Suède et la Norvège comptent des industries de pointe remarquables, avec lesquelles les grands consortiums européens ont intérêt à s'entendre plutôt qu'avec des équivalents japonais ou américains. La RDA est membre du COMECON mais, par le biais des relations inter-allemandes, elle constitue aussi, officieusement, le treizième Etat de la CEE; la RFA, à partir de 1992, ne devra pas renoncer à ses liens spéciaux avec la RDA ni avec les autres pays de l'Est européen, car cette situation est l'amorce d'un élargissement généralisé à toute l'Europe. La Grèce souhaite, pour sa part, une accentuation des relations inter-balkaniques. Toutes ces dynamiques et ces synergies, dont l'impact dépasse le cadre territorial de la CEE, ne seront possibles que quand disparaîtra l'OTAN et l'inféodation à Washington, car sinon jamais les Suédois, les Suises, les Autrichiens et les Yougoslaves, qui détiennent des zones cruciales en Europe, ne pourront participer à la construction de notre continent. Mes amis et moi-même, qui constituons une forme de pôle germano-belge de la ND européenne, avons souvent été accusés de pro-soviétisme par des camarades français. Nous constatons, en revanche, que ces accusateurs sont frappés d'une étrange myopie historique et réduisent l'Europe au territoire de la CEE ou à celui de l'OTAN. A l'heure où la perestroïka de Gorbatchev est avant toute chose un aveu d'impuissance économique, le danger ne vient plus prioritairement de l'Est. Il vient des concurrences capitalistes extra-continentales. Le danger soviétique ne redeviendra primordial que si l'Europe actuelle, celle des libéraux et des marchands, reste sur ses positions et refuse les dynamiques que je viens d'évoquer. Les Russes n'auront plus qu'une solution: reconduire leur vieille alliance avec l'Amérique. Car il faut savoir que la Russie ne pactice qu'avec le plus fort: avec l'Amérique comme pendant la Guerre de Sécession —ce qu'avait prévu Tocqueville en 1834— ou sous Roosevelt (de 1941 à 1945) et Khroutchev (de 1959 à 1962); avec l'Allemagne (de 1939 à 1941) ou l'Europe unie quand celles-ci sont puissantes et fermes.
En conclusion, l'Acte Unique peut être le meilleur ou le pire: espérons au moins qu'il balaiera les anachronismes nationaux, portés par des politiciens sans envergure, sans mémoire historique et, surtout, sans vision d'avenir grandiose.
Robert Steuckers publie deux revues, Orientations et Vouloir.
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