Gilles Lipovetsky et la société de déception

Gilles Lipovetsky et la société de déception

Synergies européennes - Ecole des cadres (Wallonie-Bruxelles-Luxembourg-Lille) – Décembre 2006
 
Benoit Ducarme / Robert Steuckers :
La société qu’ils nous ont fabriquée : une société de déception (Gilles Lipovetsky)

Depuis plus de deux bonnes décennies, nous connaissons l’excellence des travaux de Gilles Lipovetsky. Son ouvrage « L’ère du vide », de 1983, est rapidement devenu un classique de la pensée politique et sociologique contemporaine. Ce classique a été suivi d’un autre ouvrage important, « L’empire de l’éphémère », paru chez Gallimard en 1987. Pour Lipovetsky, disciple de Max Weber à plus d’un titre, la société libérale occidentale  -celle dans laquelle nous sommes plongés et où nous végétons à notre corps défendant en tant qu’esprits critiques identitaires-  est une société désenchantée ; c’est pourquoi, au bout de quelques décennies d’hypertrophie, elle débouche sur le vide, à force, explique Lipovetsky en poursuivant son raisonnement wébérien, de ne s’attacher qu’à l’éphémère, qu’à un présent furtif et trivial, qui passe et qui passe très vite.

Nous en déduirons qu’une société n’est cohérente que si elle garde mémoire vive, souvenirs durables, pour re-projeter de la cohérence vers les temps qui viennent. « Archéofuturisme » dirait Guillaume Faye, lecteur attentif de Lipovetsky comme nous allons le voir. Car, justement, dans l’orbite de la pensée contestatrice identitaire, seul ce sacré Guillaume Faye a attiré notre attention, et l’attention du public néo-droitiste, sur l’œuvre de Lipovetsky, à l’époque de gloire et de pertinence du GRECE. Notamment dans les colonnes de « Panorama des idées contemporaines », revue dirigée par le grand indianiste et sanskritologue français Jean Varenne, prématurément décédé en 1997.

Du désenchantement à la déception

Les analyses de Faye, dans la revue de Varenne, étaient claires, succinctes et pertinentes. Elles constituent aujourd’hui un socle qui nous permet de revenir à Lipovetsky. Surtout à un petit ouvrage récent, très abordable : en fait, il s’agit d’un entretien avec Bertrand Richard, où Gilles Lipovetsky, philosophe et sociologue, explicite son nouveau concept de « société déceptive », après avoir diagnostiqué les nouveaux maux accumulés dans nos sociétés de plus en plus désenchantées (que dirait Max Weber, s’il revenait parmi nous ?). Les sceptiques d’entre les nôtres nous diront, narquois et désabusés, que Lipovetsky n’innove en rien. Ce désenchantement, omniprésent, avait déjà été fustigé par bon nombre d’auteurs dès le 19ième siècle ; Lipovetsky, par conséquent, ne ferait que réchauffer un concept ou un complexe de concepts au moins une fois séculaire.

Sans doute, ces sceptiques ont-ils raison. Mais partiellement seulement. Car le 19ième siècle conservait, à vaste échelle, des espaces intacts, des communautés rurales et villageoises, certes non dominantes, ou des communautés urbaines bien organisées mais encore à l’échelle humaine (que l’on songe aux travaux du sociologue Ferdinand Tönnies, ou aux réflexions de Heidegger sur sa propre petite ville de Messkirch). Aujourd’hui, la consommation effrénée, véhicule de l’amplification démesurée du désenchantement, selon Lipovetsky, s’insinue jusqu’au fin fond des campagnes, qui calquent le comportement ultra-consumériste des grandes métropoles.
Il n’y aura pas de « fin de l’histoire » !

Mais la force de l’argumentaire lipovetskyen, c’est qu’il n’est en rien moralisant. Lipovetsky est un observateur du réel humain. Il observe et comptabilise nos déceptions : nos efforts à consommer sont insatiables, n’atteignent jamais les objectifs d’acquisition, de démultiplication quasi infinie de plaisirs. Ce mirage, plutôt cette succession incessante de mirages, tous plus mirobolants que les autres, engendre la déception. En cela, la déception est donc plus que le désenchantement de Max Weber, qui, lui, faisait aussi allusion à l’évanouissement des espoirs et des consolations de la religion voire de la religiosité populaire, des traditions locales, des processions et autres rites liturgiques qui rythmaient la vie et que les esprits forts brocardaient, en s’imaginant imiter Voltaire. La déception est donc un stade ultérieur, un avatar encore plus triste du désenchantement, qui mélancolise encore davantage la vie.

Alors, sur ce fonds d’épouvantable morosité ou sinistrose, assistera-t-on, très bientôt, à une « fin de l’histoire » ? Non, répond Lipovetsky, parce que, s’empresse-t-il d’ajouter, ce concept de fin d’histoire n’a pas de sens, vu qu’il n’y a jamais eu de fin de l’histoire, que toujours elle a redémarré, et parfois de manière bien inattendue.
Dans l’entretien qu’il accorde à Bertrand Richard, Gilles Lipovetsky retrace son itinéraire : il a d’abord critiqué cette nouvelle philosophie du soupçon « foucaldienne » (c’est-à-dire dérivée de l’œuvre de Michel Foucault), qui percevait, derrière les mécanismes du nouveau consumérisme, qui se déployait tous azimuts, un mécanisme subtil et occulté de contrôle, de mise au pas des âmes et des corps. Dans le mixte idéologique dominant des années 70, les intellectuels avaient tendance à mêler Orwell et Foucault, pour annoncer une sorte d’apocalypse de grisaille, où même Big Brother, pourtant présent, n’aurait plus eu ni nom ni visage. Lipovetsky avait critiqué  -et critique toujours-  cet « apocalypsisme » noir et exagéré.

Le « mal de l’infini »

Il constate toutefois, avec Tocqueville et Durkheim, que l’accumulation de biens matériels et consommables, rend les hommes malheureux, dans la mesure où ils ne tolèrent plus les inégalités devant la possession de biens (et même de biens meubles, périssables et éphémères). Comme Durkheim, Lipovetsky « repère le ‘mal de l’infini’ (de l’infini des choses ‘acquérables’) qui, entraîné par la perte d’autorités des règles sociales, est générateur d’un profond désappointement ».

Ce désappointement ou cette déception ubiquitaire, structurelle et permanente, ne concerne pas seulement la sphère sociale et économique. Elle déborde sur le politique, tout simplement parce que la démocratie libérale  -qui est arrivée sur scène immédiatement avant la révolution industrielle, l’amorce de la consommation d’objets très vite sérialisés, et qui marque le début du « règne de la quantité »-  « porte structurellement en elle la déception », parce qu’ajoute Lipovetsky à la suite du théoricien français contemporain de la démocratie, Claude Lefort, elle est un pouvoir qui n’appartient à personne. Au fil du temps, le mélange des genres, l’alignement des programmes les uns sur les autres, a conduit à l’absence de résultats politiques tangibles, vu l’impossibilité d’une décision tranchée ; d’où la défiance générale des électeurs, avec tous les phénomènes connexes que cela entraîne : absentéisme électoral, désintérêt pour les débats, mépris pour les élus… Conclusion : la démocratie libérale est incapable de répondre au désir de bonheur (p. 70), alors qu’elle le promet, qu’elle prétend être la seule à pouvoir l’offrir aux peuples, comme elle l’inscrit par ailleurs dans deux textes fondamentaux : la Déclaration d’indépendance américaine de 1776 et la Déclaration des droits de l’homme de 1789.

De l’Etat à la tribu

Par conséquent, les peuples, déçus, retournent vers des échelons plus visibles et palpables pour trouver ce bonheur qu’on leur a promis et dont on les a frustrés : cet échelon est la tribu (voir les travaux de Michel Maffesoli) ou la communauté minoritaire, qui harcèlera l’Etat démocratique ou la fameuse « République » dont on se gargarise aujourd’hui en France. Les diasporas se rebiffent, entrent en rébellion, ne trouvant ni sens ni bonheur dans cet Etat ou cette « République », qui ne sont ni le leur ni la leur, ne relève pas de leurs traditions ou de leur mémoire. Les minorités ethniques, linguistiques ou régionales se mettent également à regimber et à suggérer de nouvelles formules de représentation, dont les exemples les plus emblématiques demeurent les projets de Robert Lafont pour l’Occitanie et de Gianfranco Miglio pour la Padanie. Pour Lipovetsky : « L’âge de l’escalade déceptive voit monter la tyrannie des minorités activistes ». Phrase qui ne dénonce évidemment pas d’éventuels partisans de Lafont ou de Miglio, mais les minorités diasporiques qui revendiquent pour mieux déconstruire encore un Etat-reliquat et rafler avantages matériels et autres aux autochtones, amortis, déçus et dépolitisés.

Pour un nouvel ascétisme

Lipovestsky, prudent, ne propose aucune solution, craignant sans nul doute les foudres d’une inquisition, plus sauvage en France qu’ailleurs, comme le prouvent les démarches récentes de l’Académicien René Rémond, qui veut courageusement mettre un holà au train des lois liberticides qui empoisonnent la vie universitaire hexagonale. Quand on approche des zones aussi dangereuses de l’actualité, doit-on craindre, effectivement, d’être houspillé dans la géhenne de l’incorrection politique ? Peut-être. Ou peut-être non. Finalement, la question n’a pas tant d’importance ici. Lipovetsky, avec une prudence de Sioux, n’indique qu’un levier possible : celui qui s’incarne dans l’action de militants anti-publicitaires, qui entendent ruiner le prestige des logos, forcer ainsi les marchés à diminuer les prix, inciter à une simplicité existentielle, à un retour à un ascétisme non forcé, non caricatural, non doloriste. Parmi les indices de cette simplicité et de cet ascétisme, Lipovetsky place aussi quelque espoir dans les mesures volontaires, émanant de citoyens, et volontaristes, émanant des instances politiques, en faveur des défavorisés (certaines soupes au lard, distribuées aux miséreux des villes françaises, au creux de l’hiver et qui suscitent la haine de quelques préfets repus ?), parce que tout cela montre « que l’acquisition hédonistique de biens marchands n’apparaît pas comme l’alpha et l’oméga de la vie ».

Hédonisme et consumérisme, conclut Lipovetsky, sont finalement des phénomènes très récents. Et, en peu de temps, ils ont déçus. Terriblement. Profondément. Ils vont donc être forcément congédiés. Par une révolution culturelle qui « réévaluera les priorités de l’existence, la hiérarchie des finalités, la place des jouissances immédiates dans le système des valeurs » (p. 109). Ensuite : « A un moment donné, les hommes trouveront le piment de la vie ailleurs que dans l’hédonisme consommatoire ».
Il ne pourra pas en être autrement. Et nous nous en réjouissons.

Benoit Ducarme / Robert Steuckers.

Références : Gilles Lipovetsky, La société de déception, Editions Textuel, Paris, 2006, 17 euro, ISBN 2-84597-195-8.

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