SYNERGIES EUROPÉENNES - JUILLET 1999
Expulsions ? Comment explique-t-on et résout-on de pareilles tragédies ?
L'Europe est un grand espace culturel/civilisationnel, dans lequel vit un grand nombre de peuples et d’ethnies. La difficulté de l¹histoire européenne a été de maintenir tout à la fois son unité culturelle/civilisationnelle et, simultanément, de conserver la diversité de ses peuples. Vu sous cet angle, l’histoire européenne est marquée par une dialectique de l’efficacité (l’unité) et de la liberté (la diversité/la pluralité). On oublie trop souvent que la dynamique de l¹histoire européenne et surtout de l¹histoire du Saint-Empire a été la suivante : le Reich, lieu où régnait la diversité politique et où les pays et les villes avaient la liberté de forger et d¹agencer eux-mêmes leur propre destin, a été pendant six siècles broyé entre la France et la Turquie, entre le marteau français et l’enclume ottomane.
Au début du 16ème siècle, le Roi de France François 1er (" König Franz von Frankenland ") s’allie à l¹Empire Ottoman. L’objectif de cette alliance était de détruire l’Empire et de se le partager. A partir de 1520, presque chaque attaque turque au Sud-Est était accompagnée d’une attaque française à l’Ouest. En 1526, les troupes de François 1er envahissent l’Italie du Nord. La célèbre bataille de Pavie met un terme aux rêves de conquête de l’Italie par François 1er. Mais au moment où ses armées s’étaient ébranlées pour marcher sur la Lombardie, les Ottomans sous la conduite du Sultan Suleyman 1er envahissent la Croatie, battent les troupes croates et hongroises à Mohacs. Le pays est conquis, sa culture humaniste très vivante est détruite. Les chroniques croates parlent de la petite portion de territoire demeurée libre comme des " reliquia reliquiarum " (les restes des restes). Bon nombre de Croates ont fui vers le Nord ou se sont réfugiés en Italie, où, aujourd¹hui encore, la langue croate est parlée dans certaines régions. Les croatophones d’Italie sont les descendants des réfugiés du XVIème siècle. Les Croates d’Italie vivent pour l¹essentiel dans la province de Molise. Le recensement de 1954 comptait 4000 citoyens de langue croate. Depuis 1967, une revue croate paraît en Italie sous le titre de Nas Jesik (= Notre langue).
Antérieurement, au XIVème siècle, des Serbes, après la bataille de 1389 sur le Champ des Merles au Kosovo, au XVème siècle, des Albanais, après la reconquête de leur territoire par les Ottomans, et des Grecs avaient dû fuir devant l¹avancée des armées ottomanes. Des Albanais et des Grecs se sont également fixés en Italie, où aujourd’hui encore ils parlent leur langue. Les Serbes avaient surtout trouvé refuge dans la Bosnie actuelle.
Les conquêtes ottomanes ont déclenché une dynamique non liée au territoire européen. Depuis des temps immémoriaux, les peuples européens du centre et de l’est de notre continent et de la région baltique (y compris la Biélorussie actuelle) descendaient vers le Sud, vers la Grèce, l¹Anatolie et traversaient le Caucase pour aller vers la Perse et l’Inde. Telle était la voie traditionnelle des migrations, les routes naturelles de l’expansion des peuples européens, même quand les moyens de leur mobilité étaient modestes (chevaux, chars, chariots tirés par des boeufs). Les invasions hunniques, qui ont poussé les peuples germaniques vers l’Ouest de l¹Europe, les invasions mongoles et tatares, qui ont conquis la Russie et ont coupé aux autres peuples européens les routes des Scythes, les invasions turques-ottomanes, qui ont pris pied en Anatolie dès le 11ième siècle constituent autant de barrages et de verrouillages subis par l¹Europe. L’historien allemand Philipp Hildebrandt, auteur d’une histoire de la Méditerranée sous le règne de Philippe II d’Espagne, ainsi que son élève français, devenue mondialement célèbre, Fernand Braudel, ont clairement prouvé par leurs recherches que les expéditions maritimes des Portugais, des Espagnols, des Anglais et des Hollandais ont été une réponse de l¹Europe à cet étranglement turco-mongol et islamique. Les voies terrestres étaient verrouillées, l’Europe suffoquait et devait impérativement contourner l’espace immense où se concentrait la formidable puissance ottomane, afin de pouvoir respirer.
Pas de vision européenne sans penser la Mer Noire
D’un point de vue grand-européen, tant la résistance impériale et hongroise au Sud-est que les initiatives maritimes portugaises et espagnoles participent d’une même réponse stratégique, dans la continuité de l’histoire européenne depuis la préhistoire. Sur le plan de la géographie et des communications, on s’aperçoit, à la lumière de ces faits historiques que l’on ne peut pas concevoir l’Europe comme espace et communauté de défense, de culture et d¹économie sans, simultanément, penser les routes terrestres préhistoriques et antiques autour de la Mer Noire. Toute vision d’Europe qui n¹impliquerait pas la région du Pont-Euxin de l¹Antiquité est une vision tronquée, rien qu¹une vision, très éloignée des dures réalités.
Au XVIIème siècle, la criminelle alliance de la France et de la Turquie joue une fois de plus : Vienne est assiégée. Pour arrêter la pression ottomane, le Prince Eugène de Savoie mobilise les forces impériales et gagne la partie. Mais à l’Ouest, profitant de l’occasion, les Français attaquent. Ils conquièrent la Franche-Comté, la pillent et massacrent une bonne partie de sa population. 50% de celle-ci disparaît dans la tourmente : tuée, expulsée (vers la Suisse et le Val d’Aoste), décimée par des épidémies et par la faim. Plus tard, la Lorraine romane connaîtra un sort semblable. Les Lorrains romans devront abandonner leur patrie pour se réfugier au Luxembourg, dans le Palatinat, déjà vidé de sa population par les massacres et la famine provoqués par la soldatesque de Louis XIV, en Italie, où 4000 d’entre eux mourront de paludisme dans les environs de Rome, car le Pape, qui les avait pris en " pitié ", leur avait royalement donné les sinistres marins pontins en guise de patrie-ersatz. D’autres Lorrains se fixeront dans le Banat, où ils défendront la frontière militaire contre les Ottomans, côte à côte avec leurs camarades allemands, croates, roumains et serbes. Les Granicar (gardes-frontière) lorrains conserveront leur langue maternelle. La langue française a été parlée dans le Banat, sous la forme du dialecte lorrain, jusqu¹en 1945. Après la seconde guerre mondiale, les Lorrains du Banat ont été expulsés ou massacrés en même temps que les Allemands (Banater Volksdeutsche). Le ministre français Schumann, lorrain thiois, sera fortement impressionné par le terrible sort de ses compatriotes et a assuré leur rapatriement partiel en Lorraine.
Quant aux Serbes, ils sont été plus exposés aux attaques ottomanes de par leur situation géographiques et ont subi plusieurs vagues d’expulsion. Un flot ininterrompu de réfugiés s’étirait vers le Nord en direction de l’Autriche et de la Hongrie, mais aussi vers la Russie. Le roman historique de l¹écrivain serbe Milos Tchernianski, intitulé Migrations, raconte l’histoire de ces vagues successives de réfugiés, quittant tant le Kosovo que la Serbie actuels, pour échapper au joug ottoman.
Une vision " folciste " et anti-impérialiste
A partir de Herder, théoricien de la diversité des peuples, les élites des peuples slaves seront fortement influencées par sa vision de l¹histoire. Les Slovènes, les Croates et les Serbes développent une théorie de l’enracinement des peuples. Pour ces éveilleurs, les peuples doivent s’organiser en républiques paysannes ou urbaines, libres de toute domination exercée par une puissance extérieure à leur espace naturel. Cette vision est qualifiable d¹anti-impérialiste et de folciste (= völkisch, folkelig). Elle imprégnera profondément les pensées politiques des Serbes et des Croates. Bien sûr, l¹évolution des idées politiques dans cette région n’évoluera pas sans heurts et sans contradictions, car ces idées folcistes se mêleront et se superposeront à des idées pan-sud-slavistes (pan-yougoslavistes), où la Serbie est appelée à jouer le rôle de puissance dominante à la place de la Turquie ou de Byzance. Les Serbes développent au XIXème siècle un nationalisme folciste plutôt paysan tandis que les Croates optent pour un nationalisme folciste urbain, souvenir de la flamboyante culture dalmate avant la conquête ottomane. Les services spéciaux français manipulent certaines sociétés secrètes serbes. La dynastie des Obrenovic, tournée vers Vienne, est liquidée en 1903 et remplacée par la dynastie des Karageorgevic, pro-française. Cette situation et les interventions secrètes de Paris conduisent vers l’attentat irréparable de Sarajevo et vers la première guerre mondiale. Plus tard, après Versailles, la Yougoslavie devient, pour son malheur, un Etat centralisé, où, dès le départ, les Croates réclameront la fédéralisation, notamment sous la direction du chef du Parti Paysan Stjepan Radic, qui sera abattu en plein parlement en 1928.
Du roi-dictateur à l¹autonomie croate
Dans les années 30, la Yougoslavie vit sous la dictature royale. En 1934, le roi-dictateur est assassiné à Marseille par des conspirateurs croates et macédoniens. Après 1934, l’homme dominant en Yougoslavie est le Serbe Milan Stojadinovic, qui cherche surtout à réconcilier son pays avec ses voisins allemands, italiens, hongrois et bulgares. Les Croates continuent cependant à exiger un fédéralisme très étendu. Ils l’obtiennent en 1939, après la chute de Stojadinovic, lorsque le gouvernement de coalition Macek-Cetkovic arrive au pouvoir. La Croatie, en tant que partie de la Yougoslavie, bénéficie d’une extension dans le cadre de la nouvelle fédéralisation et une bonne dose d¹autonomie. A la fin de l’année 1939, 100.000 Musulmans du Kosovo (albanais et turcs) sont rapatriés en Turquie, dans des circonstances peu recommandables, vu qu¹ils ont été dédommagés avec du papier-monnaie dépourvu de valeur. A la fin du mois de mars 1941, le gouvernement mixte croato-serbe de Macek-Cetkovic est renversé par un putsch militaire pro-britannique. Les puissances de l’Axe interviennent, ce qui précipite la Yougoslavie dans une épouvantable tragédie. L’Italie annexe la Dalmatie, une bonne part de la Slovénie, le Kosovo et occupe le Monténégro. Beaucoup de Croate, face à une telle mutilation de leur territoire nationale, passent aux partisans de Tito. La Serbie est occupée par les Allemands et le mouvement de résistance qui s’oppose à cette occupation est dominé nettement par les Tchetniks, fidèles au roi et nationalistes. Les partisans de Tito n’ont eu que peu de succès en Serbie, si bien que le chef communiste a dû se retirer du territoire serbe et laisser les maquis aux Tchetniks. Au Kosovo, les Albanais se vengent du déplacement des leurs vers la Turquie en 1939 et terrorisent et persécutent les Serbes et les Orthodoxes. La guerre civile fait rage en Croatie et en Bosnie. Au sein du mou-ve-ment des partisans de Tito, on discute de l’avenir de la Yougoslavie : devra-t-elle être fédérale, à nouveau centraliste ou différente de tout ce qui a régné dans le passé ? La dialectique centralisme/fédéralisme est et reste le problème éternel dans l¹espace balkanique.
La situation actuelle oblige tous ceux qui sont conscients de ces circonstances historiques à prendre les positions suivantes :
* Les puissances étrangères à l’espace balkanique ne doivent absolument pas se mêler des affaires intérieures des peuples balkaniques. Par "puissance étrangères à l’espace balkanique", nous entendons surtout la France, la Turquie, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Leurs immixtions ont toujours eu là-bas des conséquences catastrophiques. Les problèmes balkaniques doivent être résolus par les communautés ethniques balkaniques elles-mêmes.
Pas de rupture de l’axe Belgrade-Salonique !
* Au Kosovo, comme chacun le sait depuis le déclenchement des événements tragiques de ces derniers mois, vivent côte à côte des Serbes et des Albanais. Le Kosovo était le noyau central du magnifique Etat serbe du Roi Stjepan Dusan au moyen âge. En 1389, après l¹effondrement de cet Etat à la culture orthodoxe flamboyante, comme en attestent les centaines de monastères de la région, après les expulsions qui s’y sont succédé pendant des siècles, les Albanais ont fini par constituer au Kosovo la majorité de la population. Mais aucun Etat serbe n’est viable à terme sans un contrôle de l’axe de communication Belgrade-Salonique (à gérer avec les Grecs orthodoxes). Pourquoi cet axe de communication est-il si important ? Parce que le trafic entre l’Europe centrale (y compris l’Allemagne) et le bassin oriental de la Méditerranée est le plus court le long de cet axe. Les marchandises peuvent arriver en péniche ou en pousseur à Belgrade, y être transbordées et, de là, par train, par autres péniches (quand le Canal entre les rivières Morava et Vardar sera enfin creusé) ou par camions, acheminées vers Salonique. Un Etat kosovar satellisé par des puissances étrangères à l’espace balkanique comme les Etats-Unis, la Grande-Bretagne ou la Turquie, pourrait contrecarrer cette dynamique et empêcher la réémergence de l’Etat pacifique, religieux, culturel et multiethnique du moyen âge serbe, havre d’harmonie et seul modèle viable pour les Balkans.
* Idéalement, aucune voie de communication dans les Balkans ne pourrait être verrouillée. Ni l’axe Belgrade-Salonique ni le trafic danubien qui va de l’Allemagne à la Mer Noire (et de la Croatie à la Mer Noire par le blocage du trafic fluvial sur les rivières Sava et Drava) ni l¹Adriatique à hauteur du Détroit d’Otrante ne peuvent être bloqués. Chaque peuple des Balkans a le droit de bénéficier des avantages de ces voies de communication et leurs voisins centre-européens, italiens et grecs ont également le droit de profiter des axes balkaniques.
Une solution fédéraliste et anti-impérialiste
* C’est pourquoi la meilleure solution politique dans les Balkans est de nature fédéraliste-folciste, comme le soulignent les théoriciens croates d’hier et d’aujour-d’hui. L’erreur de Milosevic a été d’avoir supprimé l’autonomie du Kosovo. Ainsi, on a trouvé le prétexte pour faire de lui la "tête de Turc" des médias internationaux, orchestrés par les Etats-Unis. Cependant les motivations de Milosevic, qui l’ont poussé à annuler cette autonomie albanaise, sont quelque peu compréhensibles. Il est évident pour nous que les Albanais peuvent bénéficier d’une autonomie, tant que cette autonomie s¹inscrit dans le cadre d’une solidarité sans faille avec le combat d’hier et d’aujourd’hui de tous les peuples des Balkans contre les dominations étrangères. Mais si les Albanais utilisent leur autonomie pour rappeler des puissances étrangères dans les Balkans (c’est-à-dire les Etats-Unis, la Turquie, l’Arabie Saoudite), leur autonomie devient automatiquement un danger pour celle des autres. Toute logique fédéraliste est une logique anti-impérialiste. L¹albanitude serait pleinement fédéraliste si elle communiait dans le souvenir de la lutte héroïque de Skanderbeg contre les Ottomans au XVème siècle. Elle se révèle pourtant impérialiste ou pro-impérialiste si, a posteriori, elle s’identifie au joug ottoman, même si cette identification se concrétise aujourd’hui par l’aide militaire massive des Etats-Unis ou par l’argent saoudien.
Notre point de vue reste donc anti-impérialiste et ethniste-folciste dans la crise du Kosovo. Il est en même temps européen au bon sens du terme.
Robert STEUCKERS.
Expulsions ? Comment explique-t-on et résout-on de pareilles tragédies ?
L'Europe est un grand espace culturel/civilisationnel, dans lequel vit un grand nombre de peuples et d’ethnies. La difficulté de l¹histoire européenne a été de maintenir tout à la fois son unité culturelle/civilisationnelle et, simultanément, de conserver la diversité de ses peuples. Vu sous cet angle, l’histoire européenne est marquée par une dialectique de l’efficacité (l’unité) et de la liberté (la diversité/la pluralité). On oublie trop souvent que la dynamique de l¹histoire européenne et surtout de l¹histoire du Saint-Empire a été la suivante : le Reich, lieu où régnait la diversité politique et où les pays et les villes avaient la liberté de forger et d¹agencer eux-mêmes leur propre destin, a été pendant six siècles broyé entre la France et la Turquie, entre le marteau français et l’enclume ottomane.
Au début du 16ème siècle, le Roi de France François 1er (" König Franz von Frankenland ") s’allie à l¹Empire Ottoman. L’objectif de cette alliance était de détruire l’Empire et de se le partager. A partir de 1520, presque chaque attaque turque au Sud-Est était accompagnée d’une attaque française à l’Ouest. En 1526, les troupes de François 1er envahissent l’Italie du Nord. La célèbre bataille de Pavie met un terme aux rêves de conquête de l’Italie par François 1er. Mais au moment où ses armées s’étaient ébranlées pour marcher sur la Lombardie, les Ottomans sous la conduite du Sultan Suleyman 1er envahissent la Croatie, battent les troupes croates et hongroises à Mohacs. Le pays est conquis, sa culture humaniste très vivante est détruite. Les chroniques croates parlent de la petite portion de territoire demeurée libre comme des " reliquia reliquiarum " (les restes des restes). Bon nombre de Croates ont fui vers le Nord ou se sont réfugiés en Italie, où, aujourd¹hui encore, la langue croate est parlée dans certaines régions. Les croatophones d’Italie sont les descendants des réfugiés du XVIème siècle. Les Croates d’Italie vivent pour l¹essentiel dans la province de Molise. Le recensement de 1954 comptait 4000 citoyens de langue croate. Depuis 1967, une revue croate paraît en Italie sous le titre de Nas Jesik (= Notre langue).
Antérieurement, au XIVème siècle, des Serbes, après la bataille de 1389 sur le Champ des Merles au Kosovo, au XVème siècle, des Albanais, après la reconquête de leur territoire par les Ottomans, et des Grecs avaient dû fuir devant l¹avancée des armées ottomanes. Des Albanais et des Grecs se sont également fixés en Italie, où aujourd’hui encore ils parlent leur langue. Les Serbes avaient surtout trouvé refuge dans la Bosnie actuelle.
Les conquêtes ottomanes ont déclenché une dynamique non liée au territoire européen. Depuis des temps immémoriaux, les peuples européens du centre et de l’est de notre continent et de la région baltique (y compris la Biélorussie actuelle) descendaient vers le Sud, vers la Grèce, l¹Anatolie et traversaient le Caucase pour aller vers la Perse et l’Inde. Telle était la voie traditionnelle des migrations, les routes naturelles de l’expansion des peuples européens, même quand les moyens de leur mobilité étaient modestes (chevaux, chars, chariots tirés par des boeufs). Les invasions hunniques, qui ont poussé les peuples germaniques vers l’Ouest de l¹Europe, les invasions mongoles et tatares, qui ont conquis la Russie et ont coupé aux autres peuples européens les routes des Scythes, les invasions turques-ottomanes, qui ont pris pied en Anatolie dès le 11ième siècle constituent autant de barrages et de verrouillages subis par l¹Europe. L’historien allemand Philipp Hildebrandt, auteur d’une histoire de la Méditerranée sous le règne de Philippe II d’Espagne, ainsi que son élève français, devenue mondialement célèbre, Fernand Braudel, ont clairement prouvé par leurs recherches que les expéditions maritimes des Portugais, des Espagnols, des Anglais et des Hollandais ont été une réponse de l¹Europe à cet étranglement turco-mongol et islamique. Les voies terrestres étaient verrouillées, l’Europe suffoquait et devait impérativement contourner l’espace immense où se concentrait la formidable puissance ottomane, afin de pouvoir respirer.
Pas de vision européenne sans penser la Mer Noire
D’un point de vue grand-européen, tant la résistance impériale et hongroise au Sud-est que les initiatives maritimes portugaises et espagnoles participent d’une même réponse stratégique, dans la continuité de l’histoire européenne depuis la préhistoire. Sur le plan de la géographie et des communications, on s’aperçoit, à la lumière de ces faits historiques que l’on ne peut pas concevoir l’Europe comme espace et communauté de défense, de culture et d¹économie sans, simultanément, penser les routes terrestres préhistoriques et antiques autour de la Mer Noire. Toute vision d’Europe qui n¹impliquerait pas la région du Pont-Euxin de l¹Antiquité est une vision tronquée, rien qu¹une vision, très éloignée des dures réalités.
Au XVIIème siècle, la criminelle alliance de la France et de la Turquie joue une fois de plus : Vienne est assiégée. Pour arrêter la pression ottomane, le Prince Eugène de Savoie mobilise les forces impériales et gagne la partie. Mais à l’Ouest, profitant de l’occasion, les Français attaquent. Ils conquièrent la Franche-Comté, la pillent et massacrent une bonne partie de sa population. 50% de celle-ci disparaît dans la tourmente : tuée, expulsée (vers la Suisse et le Val d’Aoste), décimée par des épidémies et par la faim. Plus tard, la Lorraine romane connaîtra un sort semblable. Les Lorrains romans devront abandonner leur patrie pour se réfugier au Luxembourg, dans le Palatinat, déjà vidé de sa population par les massacres et la famine provoqués par la soldatesque de Louis XIV, en Italie, où 4000 d’entre eux mourront de paludisme dans les environs de Rome, car le Pape, qui les avait pris en " pitié ", leur avait royalement donné les sinistres marins pontins en guise de patrie-ersatz. D’autres Lorrains se fixeront dans le Banat, où ils défendront la frontière militaire contre les Ottomans, côte à côte avec leurs camarades allemands, croates, roumains et serbes. Les Granicar (gardes-frontière) lorrains conserveront leur langue maternelle. La langue française a été parlée dans le Banat, sous la forme du dialecte lorrain, jusqu¹en 1945. Après la seconde guerre mondiale, les Lorrains du Banat ont été expulsés ou massacrés en même temps que les Allemands (Banater Volksdeutsche). Le ministre français Schumann, lorrain thiois, sera fortement impressionné par le terrible sort de ses compatriotes et a assuré leur rapatriement partiel en Lorraine.
Quant aux Serbes, ils sont été plus exposés aux attaques ottomanes de par leur situation géographiques et ont subi plusieurs vagues d’expulsion. Un flot ininterrompu de réfugiés s’étirait vers le Nord en direction de l’Autriche et de la Hongrie, mais aussi vers la Russie. Le roman historique de l¹écrivain serbe Milos Tchernianski, intitulé Migrations, raconte l’histoire de ces vagues successives de réfugiés, quittant tant le Kosovo que la Serbie actuels, pour échapper au joug ottoman.
Une vision " folciste " et anti-impérialiste
A partir de Herder, théoricien de la diversité des peuples, les élites des peuples slaves seront fortement influencées par sa vision de l¹histoire. Les Slovènes, les Croates et les Serbes développent une théorie de l’enracinement des peuples. Pour ces éveilleurs, les peuples doivent s’organiser en républiques paysannes ou urbaines, libres de toute domination exercée par une puissance extérieure à leur espace naturel. Cette vision est qualifiable d¹anti-impérialiste et de folciste (= völkisch, folkelig). Elle imprégnera profondément les pensées politiques des Serbes et des Croates. Bien sûr, l¹évolution des idées politiques dans cette région n’évoluera pas sans heurts et sans contradictions, car ces idées folcistes se mêleront et se superposeront à des idées pan-sud-slavistes (pan-yougoslavistes), où la Serbie est appelée à jouer le rôle de puissance dominante à la place de la Turquie ou de Byzance. Les Serbes développent au XIXème siècle un nationalisme folciste plutôt paysan tandis que les Croates optent pour un nationalisme folciste urbain, souvenir de la flamboyante culture dalmate avant la conquête ottomane. Les services spéciaux français manipulent certaines sociétés secrètes serbes. La dynastie des Obrenovic, tournée vers Vienne, est liquidée en 1903 et remplacée par la dynastie des Karageorgevic, pro-française. Cette situation et les interventions secrètes de Paris conduisent vers l’attentat irréparable de Sarajevo et vers la première guerre mondiale. Plus tard, après Versailles, la Yougoslavie devient, pour son malheur, un Etat centralisé, où, dès le départ, les Croates réclameront la fédéralisation, notamment sous la direction du chef du Parti Paysan Stjepan Radic, qui sera abattu en plein parlement en 1928.
Du roi-dictateur à l¹autonomie croate
Dans les années 30, la Yougoslavie vit sous la dictature royale. En 1934, le roi-dictateur est assassiné à Marseille par des conspirateurs croates et macédoniens. Après 1934, l’homme dominant en Yougoslavie est le Serbe Milan Stojadinovic, qui cherche surtout à réconcilier son pays avec ses voisins allemands, italiens, hongrois et bulgares. Les Croates continuent cependant à exiger un fédéralisme très étendu. Ils l’obtiennent en 1939, après la chute de Stojadinovic, lorsque le gouvernement de coalition Macek-Cetkovic arrive au pouvoir. La Croatie, en tant que partie de la Yougoslavie, bénéficie d’une extension dans le cadre de la nouvelle fédéralisation et une bonne dose d¹autonomie. A la fin de l’année 1939, 100.000 Musulmans du Kosovo (albanais et turcs) sont rapatriés en Turquie, dans des circonstances peu recommandables, vu qu¹ils ont été dédommagés avec du papier-monnaie dépourvu de valeur. A la fin du mois de mars 1941, le gouvernement mixte croato-serbe de Macek-Cetkovic est renversé par un putsch militaire pro-britannique. Les puissances de l’Axe interviennent, ce qui précipite la Yougoslavie dans une épouvantable tragédie. L’Italie annexe la Dalmatie, une bonne part de la Slovénie, le Kosovo et occupe le Monténégro. Beaucoup de Croate, face à une telle mutilation de leur territoire nationale, passent aux partisans de Tito. La Serbie est occupée par les Allemands et le mouvement de résistance qui s’oppose à cette occupation est dominé nettement par les Tchetniks, fidèles au roi et nationalistes. Les partisans de Tito n’ont eu que peu de succès en Serbie, si bien que le chef communiste a dû se retirer du territoire serbe et laisser les maquis aux Tchetniks. Au Kosovo, les Albanais se vengent du déplacement des leurs vers la Turquie en 1939 et terrorisent et persécutent les Serbes et les Orthodoxes. La guerre civile fait rage en Croatie et en Bosnie. Au sein du mou-ve-ment des partisans de Tito, on discute de l’avenir de la Yougoslavie : devra-t-elle être fédérale, à nouveau centraliste ou différente de tout ce qui a régné dans le passé ? La dialectique centralisme/fédéralisme est et reste le problème éternel dans l¹espace balkanique.
La situation actuelle oblige tous ceux qui sont conscients de ces circonstances historiques à prendre les positions suivantes :
* Les puissances étrangères à l’espace balkanique ne doivent absolument pas se mêler des affaires intérieures des peuples balkaniques. Par "puissance étrangères à l’espace balkanique", nous entendons surtout la France, la Turquie, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Leurs immixtions ont toujours eu là-bas des conséquences catastrophiques. Les problèmes balkaniques doivent être résolus par les communautés ethniques balkaniques elles-mêmes.
Pas de rupture de l’axe Belgrade-Salonique !
* Au Kosovo, comme chacun le sait depuis le déclenchement des événements tragiques de ces derniers mois, vivent côte à côte des Serbes et des Albanais. Le Kosovo était le noyau central du magnifique Etat serbe du Roi Stjepan Dusan au moyen âge. En 1389, après l¹effondrement de cet Etat à la culture orthodoxe flamboyante, comme en attestent les centaines de monastères de la région, après les expulsions qui s’y sont succédé pendant des siècles, les Albanais ont fini par constituer au Kosovo la majorité de la population. Mais aucun Etat serbe n’est viable à terme sans un contrôle de l’axe de communication Belgrade-Salonique (à gérer avec les Grecs orthodoxes). Pourquoi cet axe de communication est-il si important ? Parce que le trafic entre l’Europe centrale (y compris l’Allemagne) et le bassin oriental de la Méditerranée est le plus court le long de cet axe. Les marchandises peuvent arriver en péniche ou en pousseur à Belgrade, y être transbordées et, de là, par train, par autres péniches (quand le Canal entre les rivières Morava et Vardar sera enfin creusé) ou par camions, acheminées vers Salonique. Un Etat kosovar satellisé par des puissances étrangères à l’espace balkanique comme les Etats-Unis, la Grande-Bretagne ou la Turquie, pourrait contrecarrer cette dynamique et empêcher la réémergence de l’Etat pacifique, religieux, culturel et multiethnique du moyen âge serbe, havre d’harmonie et seul modèle viable pour les Balkans.
* Idéalement, aucune voie de communication dans les Balkans ne pourrait être verrouillée. Ni l’axe Belgrade-Salonique ni le trafic danubien qui va de l’Allemagne à la Mer Noire (et de la Croatie à la Mer Noire par le blocage du trafic fluvial sur les rivières Sava et Drava) ni l¹Adriatique à hauteur du Détroit d’Otrante ne peuvent être bloqués. Chaque peuple des Balkans a le droit de bénéficier des avantages de ces voies de communication et leurs voisins centre-européens, italiens et grecs ont également le droit de profiter des axes balkaniques.
Une solution fédéraliste et anti-impérialiste
* C’est pourquoi la meilleure solution politique dans les Balkans est de nature fédéraliste-folciste, comme le soulignent les théoriciens croates d’hier et d’aujour-d’hui. L’erreur de Milosevic a été d’avoir supprimé l’autonomie du Kosovo. Ainsi, on a trouvé le prétexte pour faire de lui la "tête de Turc" des médias internationaux, orchestrés par les Etats-Unis. Cependant les motivations de Milosevic, qui l’ont poussé à annuler cette autonomie albanaise, sont quelque peu compréhensibles. Il est évident pour nous que les Albanais peuvent bénéficier d’une autonomie, tant que cette autonomie s¹inscrit dans le cadre d’une solidarité sans faille avec le combat d’hier et d’aujourd’hui de tous les peuples des Balkans contre les dominations étrangères. Mais si les Albanais utilisent leur autonomie pour rappeler des puissances étrangères dans les Balkans (c’est-à-dire les Etats-Unis, la Turquie, l’Arabie Saoudite), leur autonomie devient automatiquement un danger pour celle des autres. Toute logique fédéraliste est une logique anti-impérialiste. L¹albanitude serait pleinement fédéraliste si elle communiait dans le souvenir de la lutte héroïque de Skanderbeg contre les Ottomans au XVème siècle. Elle se révèle pourtant impérialiste ou pro-impérialiste si, a posteriori, elle s’identifie au joug ottoman, même si cette identification se concrétise aujourd’hui par l’aide militaire massive des Etats-Unis ou par l’argent saoudien.
Notre point de vue reste donc anti-impérialiste et ethniste-folciste dans la crise du Kosovo. Il est en même temps européen au bon sens du terme.
Robert STEUCKERS.
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