Panorama des foyers de crise en Eurasie

SYNERGIES EUROPÉENNES - mars 2000
Atelier MINERVE

Guerre du Golfe, Guerre du Kosovo, Guerre médiatique contre l'Autriche
 
Panorama des foyers de crise en Eurasie
 
Conférence de Robert Steuckers à la tribune de la Brünner Burschenschaft "Libertas", Aix-la-Chapelle, le 3 février 2000

Intervenir aujourd'hui sur la Guerre du Golfe seulement, comme c'était prévu au départ, n'est plus possible, car le Golfe n'est plus le seul foyer de tension au Moyen-Orient, même si les bombardements anglo-américains continuent, tout aussi cruellement pour les populations civiles, mais dans une relative discrétion médiatique. Ailleurs, les conflits se sont succédé en chaîne depuis la victoire américaine sur les troupes de Saddam Hussein en 1991. Le Golfe a été le prélude d'une guerre de grande ampleur et à strates multiples, une guerre rendue possible par l'effondrement de l'URSS et de la Russie.

Autour du Golfe, mer intérieure de l'Océan Indien qui s'enfonce le plus profondément dans la masse continentale eurasiatique, quatre espaces géopolitiques importants, reliés entre eux, se juxtaposent. 

Au Sud, l'Océan Indien (avec la base américaine de Diego Garcia), la péninsule arabique (l'Arabie Saoudite et les Emirats), la Corne de l'Afrique, forment un complexe géostratégique, auparavant structuré par l'Empire britannique.

Au Nord du Golfe, nous avons la Mésopotamie, irriguée par les deux grands fleuves que sont le Tigre et l'Euphrate, qui est depuis des millénaires une région écouménique et le foyer d'empires successifs. Ce territoire est aujourd'hui celui de l'Irak, objet de la Guerre du Golfe en même temps que le Golfe lui-même. Au Nord de la Mésopotamie proprement dite, se trouve le Kurdistan, animé par des revendications indépendantistes et sécessionnistes.

A l'Est, l'espace iranien/persan, aux frontières relativement stables depuis près de 500 ans. 

A l'Ouest, la portion occidentale du ³Croissant Fertile², avec le Liban et la Palestine/Israël, où les futurs conflits tourneront autour de la problématique de l'eau, denrée rare en Israël, motif des principaux contentieux qui opposent le peuplement juif récent et les Arabes de Palestine, concentrée en Cisjordanie. Les négociations récentes entre Israël et la Syrie pour la rétrocession des hauteurs du Golan occupées par Tsahal, apportent un éclairage nouveau sur cette problématique épineuse.

Les zones d'affrontement chaudes, à l'heure actuelle, se situent également dans le prolongement géographique du territoire irakien, en direction du Nord, et ont le même objet: le pétrole. En effet, la principale zone d'affrontement aujourd'hui est l'espace qui couvre d'Est en Ouest la Mer Caspienne, le Caucase, la Mer Noire, les Balkans, le cours du Danube (ce qui nous amène directement chez nous en Mitteleuropa) et englobe, plus au Sud, le bassin oriental de la Méditerranée, avec, en son centre, une île hautement stratégique, Chypre, scindée en deux portions, l'une grecque, l'autre turque, depuis l'invasion des troupes turques de l'été 1974.
 
Remarques d'ordre méthodologique

Selon la projection cartographique habituelle, ancrée dans le crâne des Européens  -toutes nationalités confondues-  les effervescences politiques, révolutionnaires et guerrières de ces grandes régions à risque semblent se dérouler en marge de l'Europe, dans des territoires hermétiquement fermé aux forces qui animent notre continent. Rien n'est moins vrai. Une cartographie qui engloberait le Moyen-Orient jusqu'aux côtes et à l'hinterland iraniens du Golfe, le Caucase, la Caspienne, la Mer d'Aral et la Transoxiane, et, par ailleurs, le Sinaï, serait plus représentative des flux, forces et voies de communication qui ont innervé et traversé l'Europe et sa périphérie immédiate et ont mobilisé les volontés politiques au cours de l'histoire.

Le géographe, historien et cartographe britannique Colin McEvedy, dans les atlas scolaires qu'il a rédigés et établis, nous suggère justement une projection plus précise et plus adéquate. Elle montre les liens de communication entre l'Europe occidentale, l'Europe orientale (des Balkans à l'Ukraine et au Caucase, au Nord, des Balkans à Chypre, voie maritime, au Sud), l'Anatolie, la Mésopotamie (où, dans les ports du Golfe, commence la voie maritime vers les épices indiennes), l'Iran (amorce de la voie terrestre  ‹la fameuse Route de la Soie‹  vers la Chine, d'Hamadan à Merv). Depuis la plus haute antiquité, voire la fin des ères préhistoriques, ces voies sont celles qu'ont emprunté d'Ouest en Est les peuples de souche indo-européenne. Le libre accès à ces voies donne force et puissance à l'Europe. Leur verrouillage marque les époques de stagnation, de déclin et de misère. Une Europe qui maîtrise intellectuellement, militairement et commercialement ces voies est une Europe forte. Une Europe qui perd le contrôle de ces voies est une Europe affaiblie. Toute élite européenne incapable de penser et de comprendre les dynamiques à l'oeuvre sur ces voies est une élite qui mérite de disparaître dans le mépris et d'être rapidement et légitimement éliminée, par tous les moyens, mêmes violents, car son maintien au pouvoir peut s'avérer mortel, aussi à court terme (quand l'ignorance est simultanément trahison !). L'Europe a dû lutter pendant des millénaires pour dégager ces voies, quand d'autres peuples (bédouins islamisés, turcs ou hunniques/mongols) ont tenté de les occuper et de les exploiter contre nos intérêts.

Quand Constantinople tombe en 1453, sous les coups de boutoir des Turcs, et que les Balkans sont désormais pour longtemps sous la coupe des Ottomans, l'Europe doit trouver par la mer une voie d'accès aux Indes (et aux épices) et à la Chine (et à la soie). C'est la motivation majeure des grandes expéditions maritimes portugaises et espagnoles, puis anglaises et hollandaises. Vasco de Gama contourne l'Afrique pour arriver aux Indes dans le dos des Ottomans, annulant du même coup leur verrou terrestre.

L'Empire britannique, en dépit de tout ce qu'on peut lui reprocher (logique capitaliste et impérialiste), a été une construction politique reposant sur la nécessité de conserver un accès aux Indes, par la mer et non pas par la terre, par la Méditerranée et Suez, et non plus par la Scythie et la Transoxiane (l'option des Tsars) ou par le contournement de la masse continentale africaine (l'option des Portugais). L'atout des Britanniques  ‹qu'ils ont légué aux Américains‹  est la connaissance naturelle et partagée de ces grandes routes maritimes et terrestres et une bonne évaluation de leur importance vitale.

Si mon exposé parvient à bien vous faire retenir l'importance de la cartographie de Colin McEvedy (pour ne citer qu'un contemporain, auteur d'ouvrages largement diffusés), j'estimerai ne pas avoir perdu mon temps. Je viens de vous communiquer l'essentiel de mon message d'aujourd'hui.

Revenons toutefois au Golfe. Pourquoi le Golfe a-t-il été, voici près de dix ans, l'enjeu d'une aussi formidable mobilisation de moyens civils et militaires?

1. D'abord, parce que le Golfe, en tant que golfe, est justement une portion de mer qui s'enfonce très profondément dans la masse continentale eurasienne, qui plus est, au beau milieu des plus grandes réserves de pétrole du globe. Les mers intérieures ou les golfes pénétrant profondément dans les terres sont des atouts stratégiques majeurs pour les puissances maritimes. Les Etats-Unis, principale thalassocratie actuelle, ne peuvent abandonner à d'autres la maîtrise d'un tel atout stratégique. D'où leur détermination à en découdre en 1990-91.
 
L'enjeu du Chatt-al-Arab

2. Ensuite, au fond du Golfe, nous trouvons deux grands fleuves navigables, unis au terme de leurs cours, dans la voie mi-maritime mi-fluviale qu'est le Chatt-al-'Arab. Ce Chatt-al-'Arab n'est exploitable que pour un seul port maritime en eaux profondes, situé sur le territoire de la Perse: Abadan. Au temps de la tutelle britannique, l'Irak obtient la pleine souveraineté sur le Chatt-al-'Arab, confisquant cet atout majeur à l'Iran, mais sans pouvoir l'exploiter à fond, le seul port irakien, Basra, étant situé trop à l'intérieur des terres. Les seuls ports accessibles dans la région se trouvent au Koweit, province détachée de l'Irak par les dominateurs britanniques. Le Shah d'Iran a joué serré face à Saddam Hussein, président de l'Irak depuis 1979. La flotte iranienne remonte le Chatt-al-'Arab sans que les Irakiens ne réagissent. De plus, le Shah tente de déstabiliser Saddam Hussein en misant sur des opposants à son régime. La tentative de putsch échoue, mais, de cette querelle, l'Iran sort vainqueur, grâce à l'excellence de sa flotte et de ses forces d'intervention rapide, équipées d'aéroglisseurs, dont le développement est observé avec inquiétude à Washington. Saddam Hussein compose, puis suggère et accepte une souveraineté partagée sur le Chatt-al-'Arab et une internationalisation de cette voie d'eau: le Traité d'Alger en 1975 sanctionne officiellement ce partage de souveraineté, expression d'une réelle sagesse politique et d'une application rationnelle de la Realpolitik. Dans cette optique, l'Irak et ses dirigeants finiront par se convaincre que les concessions faites pour le Chatt-al-'Arab en 1975 à Alger devaient recevoir, à terme, pour compensation une absorption directe ou indirecte du Koweit, ancienne province de l'Irak ottoman, disposant des seuls ports utilisables du Golfe, à portée du potentiel agricole et industriel irakien. A fortiori, quand, après la chute du Shah, l'Irak dame le pion à la République Islamique d'Iran, à la suite de la longue guerre de 1980 à 1988, il s'attend à recevoir à titre de réparation les ports de la côte koweitienne, avec la bénédiction des Etats-Unis, ennemis officiels des mollahs iraniens.

2. L'hinterland irakien, derrière la côte du Golfe et au-delà du Chatt-al-'Arab, est un pays riche, fertile depuis la plus haute antiquité, capable de conjuguer ses atouts agricoles avec un développement industriel rapide. L'Irak était donc potentiellement une puissance économique et militaire à la veille du conflit de janvier-février 1991, qui n'est nullement achevé, neuf ans après, puisque les forces aériennes et navales américaines et britanniques pilonnent encore régulièrement les installations industrielles irakiennes et appliquent un blocus sévère, condamnant la population civile à subir des souffrances inacceptables et injustes.
 
Le Koweit ou de la tactique d'occuper les embouchures des fleuves

4. Le Koweit, zone côtière abritant de bons ports naturels, a été rendu "indépendant" par les Britanniques, selon une pratique héritée de Richelieu et des Suédois, et appliquée lors des Traités de Westphalie en 1648. En effet, l'indépendance formelle de la Hollande a servi à occuper l'embouchure du Rhin, de la Meuse et de l'Escaut, pour la soustraire à l'hinterland du Saint-Empire (Brabant, Hainaut et Rhénanie). La fermeture de l'Escaut durera jusqu'en 1863, en dépit des efforts de l'Empereur Joseph II, lors de la fameuse "guerre de la marmite", pour forcer le barrage hollandais au-delà d'Anvers. De même, les Traités de Westphalie accordent à la Suède et au Danemark le droit d'occuper l'embouchure
- de la Weser (Brème va à la Suède jusqu'en 1719, année où la ville et son territoire passent au Hanovre, lié à la couronne britannique; selon la même logique, le Comté d'Oldenburg appartiendra au Danemark jusqu'en 1773),
- de l'Elbe (Brème, rive gauche, à la Suède, le Holstein méridional jusqu'à Hambourg, au Danemark) et
- de l'Oder (la "Vorpommern" ou Poméranie occidentale, sera rattachée à la Suède jusqu'en 1720, quand la région passera à la Prusse).

Le Brabant et le Hainaut industriel, avec la fermeture l'Escaut, sont donc restés les principales victimes de Richelieu et des pratiques britanniques ultérieures. Logique: en 1458, le Pape Pie II, alias Æneas Silvius Piccolomini, l'humaniste de la Renaissance italienne et le conseiller de l'Empereur germanique Frédéric III, avait écrit dans son manifeste De Europa, que le Saint-Empire Romain de la Nation Germanique reposait sur la solidité des économies brabançonne et bohémienne. Pour abattre la puissance impériale germanique, donc briser les reins au continent européen, il faut donc empêcher l'éclosion économique optimale des Pays-Bas espagnols et autrichiens, les couper de leur environnement géographique (Hollande, Nord/Pas-de-Calais, Lorraine, Rhénanie), verrouiller l'Escaut et détacher par tous les moyens la Bohème du Reich (appui à Masaryk en 1918-19, appui franco-britannique à l'entité tchécoslovaque, acceptation tacite du coup de Prague en 1948 et de l'invasion des troupes du Pacte de Varsovie en 1968).

Revenons au Golfe Persique. La maîtrise des ports, via la souveraineté koweitienne, permet donc un contrôle de tout le commerce de la région du Golfe, a fortiori, du commerce du pétrole. Cette stratégie vise à soustraire ces atouts naturels à l'influence irakienne, donc à un projet inspiré par l'idéologie nationale panarabe. L' « Idéologie nationale panarabe » a eu la volonté de dépasser les clivages confessionnels, entre l'islam et les diverses formes du christianisme arabe/sémitique, car des pays comme le Liban, la Syrie, l'Egypte, la Palestine et l'Irak sont bi-confessionnels. Ainsi, Tarik Aziz, ministre irakien des affaires étrangères au moment de la guerre du Golfe, est chrétien. Le Baath, idéologie officielle de l'Irak, a été théorisé par le Libanais Michel Aflak, influencé par le personnalisme français, notamment celui d'Emmanuel Mounier.

Saddam Hussein et l'héritage babylonien, le Shah d'Iran et l'héritage  persique

En plus de cet apport direct et contemporain du Baath, l'Irak de Saddam Hussein a réhabilité la figure antique de Nabukhodonozor, grand roi de Babylone, qui a unit tout le Proche-Orient et le Moyen-Orient du Golfe à la Méditerranée. L'affect anti-israélien des nationalistes arabes d'Irak portait d'autant plus à une revalorisation du roi babylonien, que celui-ci avait balayé l'Etat juif du roi hébreu Yoyakhin. La référence babylonienne de Saddam Hussein permettait aussi de renouer avec le culte très politique et impérial de Mardouk, divinité suprême du panthéon babylonien, protecteur du peuple de Babel, que servait le roi pour le bien de la population.

Au même moment, le Shah d'Iran renouait avec le passé le plus antique de la Perse aryenne et mazdéenne, imposant également des références pré-islamiques et pré-chrétiennes, renouant de la sorte avec une impérialité immémoriale de facture indo-européenne. Ce retour aux sources vives de la Perse la plus ancienne, appuyé par une flotte bien aguerrie, pourrait très bien avoir scellé le sort du Shah. Et conduit certains stratèges de Washington à organiser son lynchage médiatique. Avec le Traité d'Alger, l'Irak, avec ses références babyloniennes au culte de Mardouk et la Perse avec sa volonté de raviver l'héritage aryen-mazdéen ont prouvé qu'ils pouvaient vivre en harmonie et selon les règles du bon voisinage, sans s'étrangler économiquement, sans s'imposer d'obstacles inutiles comme la fermeture du Chatt-al-'Arab. La promotion de « révolutions fondamentalistes islamiques » et puis de « républiques islamiques » par Kissinger et Brzezinski (cf. Houchang Nahavandi, La révolution iranienne, L'Age d'Homme, 1999) a conduit à une guerre atroce de huit années entre les deux puissances et à l'élimination politique et géopolitique de l'une et de l'autre.
Lorsque l'Irak, fort de sa victoire de facto contre l'Iran islamiste, s'empare du Koweit, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ne peuvent le tolérer, même s'ils avaient feint de n'y voir aucune objection (la fameuse entrevue entre les responsables irakiens et l'ambassadrice des Etats-Unis à Bagdad). L'Occident ne peut tolérer aucune modification à l'organisation territoriale de l'ancien Empire britannique. Les règles d'aménagement des territoires, les fermetures opportunes (comme celle du Chatt-al-'Arab contre l'Iran), etc. restent valables et nul n'est autorisé à les transgresser: successivement le Shah et Saddam Hussein l'ont appris à leurs dépens.

Comme je viens de le dire, l'Irak, potentiellement, était une puissance du premier monde, car il est un pays riche en ressources agricoles et minières, susceptible de devenir un pôle d'attraction économique pour tout le Proche- et le Moyen-Orient. Pour une bonne part, l'Irak était capable de vivre en autarcie, bien davantage que l'allié principal actuel des Etats-Unis dans la région, l'Arabie Saoudite.

L'Inde dans le collimateur

La Guerre du Golfe a donc été une guerre pour maîtriser les voies d'accès maritimes aux sources de pétrole. Dans l'Océan Indien, emprunté par les pétroliers qui apportent l'énergie nécessaire au Japon, l'Inde reste un challengeur potentiel du statu quo. D'abord, l'Inde a toujours cherché à coopérer sur le plan stratégique avec l'Union Soviétique, puis avec la Russie. Récemment, la Russie a livré deux navires de guerre, construits dans les arsenaux de la Mer Blanche, à la marine indienne, qui marque une claire volonté de se renforcer, surtout depuis l'accession au pouvoir du BJP nationaliste en Inde. Ensuite, force est de constater que l'Inde est tenue en échec, de manière permanente, par le Pakistan et par les mouvements insurrectionnels et terroristes d'inspiration fondamentaliste musulmane (émules des Talibans afghans, guérillas islamistes au Cachemire; voir le récent détournement d'avion). L'Inde est également tenue en échec par la présence stratégique américaine sur l'Ile de Diego Garcia dans l'Océan Indien, point d'appui capital, situé au beau milieu géographique de cette masse océanique et juste au Sud du sous-continent indien. Enfin, les thalassocraties occidentales, surtout les Etats-Unis, souhaitent éviter toute coopération entre l'Inde, le Japon et l'Indonésie, et empêcher l'armement de la marine indienne par des capitaux japonais. Les Etats-Unis se sont surtout inquiétés d'un prochain nippo-indien de construire un porte-avions pour la marine indienne, dont la mission aurait été de protéger le transport de pétrole d'Ormuz au Japon, en passant par Singapour. La crise financière qui a secoué le Japon et l'Indonésie ces deux dernières années s'expliquera peut-être par la volonté de briser l'élan d'une coopération entre ces trois puissances d'Asie.
 
Le sort des Kurdes était scellé

Au Nord de l'Irak, nous trouvons une autre zone de crise, celle du Kurdistan. La stratégie adoptée à l'égard des Kurdes a été double: d'une part, on protégeait les Kurdes du Nord de l'Irak pour déstabiliser Saddam Hussein dans la région pétrolifère de Mossoul. Mais, par ailleurs, la rébellion kurde, regroupée autour Abdullah Öçalan, déstabilisait l'allié principal des Etats-Unis dans l'Europe d'aujourd'hui, la Turquie. Pour cette raison, le sort des Kurdes a été rapidement scellé:

- La Turquie devient le principal allié régional d'Israël et fournit de l'eau à ce pays qui en manque, ce qui lui permet dans la foulée de faire la paix avec la Syrie, en lui rendant les hauteurs du Golan, occupées depuis les guerres israélo-arabes. Grâce à la garantie turque de fournir de l'eau à Israël, la paix peut être signée avec la Syrie, comme elle a été signée auparavant avec l'Egypte.

- Turcs et Israéliens coopèrent désormais étroitement sur le plan militaire et au niveau de leurs services secrets.

- L'élimination du facteur kurde et d'Öçalan permet d'amorcer le projet d'un oléoduc de Bakou (Azerbaïdjan turcophone) à Ceyhan (sur la côte méditerranéenne de la Turquie), qui détournera le pétrole azéri, ouzbek et kazakh des oléoducs russes passant par le Caucase du Nord. Le tracé de l'oléoduc Bakou-Ceyhan traverse effectivement le Kurdistan, la zone troublée par la guérilla d'Öçalan. Pour rendre ce projet possible et crédible, la résistance kurde devait avoir les reins brisés.

Au cours de l'histoire, en dépit de la présence russe dans la région depuis 1801-1829, les Britanniques ont toujours souhaité contrôler le Caucase. A l'époque napoléonienne, les Britanniques soutiennent tour à tour la Perse et l'Empire Ottoman contre l'avance des Russes vers le Sud. Après Napoléon, la Grande-Bretagne devient la protectrice de l'Empire Ottoman, l'"homme malade de l'Europe". La Guerre de Crimée, menée par la Grande-Bretagne, la France et la Turquie contre la Russie en 1854, se conclut par le Traité de Paris de 1856, où les vainqueurs imposent à la Russie l'interdiction de contrôler les deux rives de la Mer Noire (et donc les Dardanelles). L'Angleterre préparait en fait son coup depuis très longtemps: après la prise du Khanat de la Crimée par les troupes de Catherine la Grande entre 1774 et 1783 et par la mise sur pied de guerre d'une flotte russe dans la Mer Noire, la Russie était devenue un pays « dangereux » pour l'Angleterre, dont elle menaçait les voies de communications en Méditerranée orientale. Rien n'empêchait plus la flotte de la Tsarine et de ses successeurs de forcer le passage du Bosphore, d'appuyer les Grecs orthodoxes contre les Ottomans, de prendre pied à Chypre et en Palestine et d'avancer vers l'Egypte.

De Pitt à la Guerre de Crimée

Un groupe d'étude resté anonyme transmet alors à Pitt un mémorandum en 1791, qui est intitulé « Russian Armament » et qui prescrit le « containment » de la Russie au Nord de la Mer Noire. Dans ce document, nous trouvons toutes les prémisses de la politique de "containment" que l'Empire britannique d'abord, les Etats-Unis et l'OTAN ensuite, vont pratiquer dans la région. Même le Rideau de Fer a servi à éloigner les Soviétiques de la Méditerranée orientale: l'alliance américano-turque n'a pas d'autre objectif, de même que le sacrifice des Kurdes, des Chypriotes grecs et des Palestiniens (musulmans et chrétiens). Au milieu du XIXième siècle, la Guerre de Crimée a donc été une application pratique du mémorandum remis à Pitt en 1791, tout comme la rétrocession de la région de Kars par l'URSS en 1921 et les opérations menées de nos jours dans le Caucase: elles visent à faire perdre les atouts gagnés par la Russie depuis Catherine la Grande dans cette région du monde. Le calcul britannique hier, le calcul américain aujourd'hui a pour objectif de soutenir un allié structurellement plus faible (la Turquie), mais ayant une forte croissance démographique (réserve de chair à canon) contre une puissance européenne disposant d'un hinterland aux réserves inépuisables et susceptible de bénéficier d'une alliance et d'un appui économique de l'Allemagne, de la Suède et de l'Italie.

Rappelons aussi, dans ce contexte, que le philosophe Herder suggérait à la Grande Tsarine Catherine, non pas un plan de « containment » (ce qui est négatif de tous points de vue) mais, au contraire, un projet grandiose visant à créer une culture nouvelle, à la fois enracinée et éclairée, sur tout le territoire partant des Pays Baltes pour aboutir à la Crimée, afin d'y faire éclore une nouvelle hellénité, portée par un mixte d'héritage grec, de germanité et de slavité. Projet autrement plus séduisant que la volonté d'étouffer un grand pays européen, à qui il aurait fallu plutôt déclarer une fraternité pleine et inconditionnelle.

L'Entente et les Dardanelles

Après 1904-1905, quand l'Entente s'est mise à fonctionner, l'Europe a vécu un renversement des alliances, où la traditionnelle amitié entre la Prusse et la Russie, notamment au temps de la Guerre de Crimée a cessé d'être bénéfique à la paix et l'équilibre du continent. Tous les diplomates sérieux regrettent ce que l'on a appelé l'  « équilibre bismarckien », reposant sur une sorte de tandem germano-russe. Le rapprochement franco-russe à partir des années 1890, l'adhésion de l'Angleterre d'Edouard VII à l'Entente, conduit à un rapprochement germano-turc, puis à l'alliance germano-turque en 1914. Quand éclate la première guerre mondiale, la Turquie ottomane est donc l'alliée de Guillaume II et l'adversaire de sa protectrice traditionnelle, l'Angleterre. L'avancée des troupes russes dans le Caucase et au-delà (prise de Trébizonde et Erzeroum), l'effondrement de la Serbie sous les coups de boutoir allemands, l'invasion russe de la Galicie autrichienne (Tarnov, Przemsyl, Lemberg/Lvov) laissait prévoir une occupation définitive des Dardanelles par la Russie, selon la promesse secrète faite par la France et l'Angleterre.  Malgré les contre-offensives allemandes (qui éloignent la Russie de la Galicie et du Danube) et les attaques navales turques contre les ports russes de la Mer Noire (Odessa, Nikolaïev, Sébastopol et Novorossisk), l'Angleterre craint une présence russe à Constantinople et en Thrace. L'entreprise des Dardanelles, le siège de Gallipoli, le sacrifice des régiments australiens et néo-zélandais, est en fait une guerre camouflée et préventive contre la Russie, une volonté de s'installer et de s'accrocher sur les rives du Bosphore pour que Moscou n'y prenne pas le relais de Byzance. La promesse franco-anglaise de donner la région des Dardanelles (Constantinople, Midye, Enez, Scutari/Uzkudar, Çanakkale) à la Russie était certes un marché de dupes. L'Angleterre et la France promettaient exactement ce qu'elles avaient voulu éviter lors de la Guerre de Crimée et du Traité de Paris de 1856. L'envoi d'un corps expéditionnaire à Gallipoli en 1915 procédait évidemment d'une volonté de s'y accrocher avant l'arrivée des Russes. Au même moment, venues d'Inde et d'Océanie, des troupes britanniques débarquent dans le Golfe et s'emparent de Basra et d'Ahwaz, amorçant la conquête de la Mésopotamie, sous prétexte d'épauler les Russes dans le Caucase. L'Empire britannique, dans le jeu complexe des alliances de la première guerre mondiale, dans la zone s'étendant du Bosphore au Golfe Persique, a su tout à la fois préserver la future souveraineté turque contre la Russie dans les Dardanelles et s'emparer de la Mésopotamie et des zones pétrolifères de la péninsule arabique, contre l'Empire Ottoman et son allié allemand.

A partir de 1917, quand éclate la Révolution bolchevique, les troupes turques s'emparent du Caucase méridional tout entier et occupent Bakou. Des troupes britanniques prendront leur relais, en s'accrochant surtout en Arménie, pays orthodoxe pro-russe (et, ensuite, pro-soviétique), à la suite du génocide perpétré à partir de 1916 par les Ottomans. Entre 1918 et 1921, les Britanniques apporteront leur soutien à toutes les guérillas contre-révolutionnaires islamiques, notamment en Azerbaïdjan. En 1921, l'URSS cède à la Turquie la région de Kars. Les événements actuels ne sont que la réactivation de cette politique de subversion dans le Caucase, cette fois orchestrée depuis Washington. En 1940-41, à l'époque du pacte germano-soviétique, des plans franco-anglo-turcs existaient pour s'emparer du Caucase et d'une partie du littoral de la Caspienne, afin de confisquer les réserves pétrolières de l'URSS, de paralyser sa machine de guerre et de l'empêcher de livrer des matières premières à l'Allemagne.

1941 au Proche-Orient

L'année 1941 a été une année clef dans le déroulement de la seconde guerre mondiale. On peut même avancer l'hypothèse que le théâtre d'opération du Proche-Orient a été déterminant dans l'issue du conflit, en dépit des moyens finalement fort modestes, en hommes et en matériel, qui ont été mis en oeuvre par les Britanniques pour en assurer le contrôle.

En 1941, en effet, les forces de la France de Vichy sont éliminées au Liban et en Syrie, ne permettant plus à l'Axe de disposer d'une tête de pont en Méditerranée orientale. Au même moment, l'Irak de Rachid Ali est également neutralisé et, après l'entrée des troupes allemandes, finlandaises, hongroises, roumaines, italiennes, croates et bulgares en URSS, des armées britanniques et soviétiques occupent l'Iran, dégageant ainsi deux axes routiers et ferroviaires pour alimenter les armées soviétiques aux prises avec les Allemands et leurs alliés. Ces axes routiers et ferroviaires partaient tous deux du Golfe (axe n°1: Khorram Shah, Ahwas, Kazvin, Chalus sur la Caspienne; axe n°2: Bushire, Ispahan, Téhéran, Chalus ou Bandar Shah, deux ports de la Caspienne). De Chalus partaient des convois maritimes en direction de Bakou, d'Astrakhan dans le delta de la Volga, de Gourev en direction des installations industrielles de l'Oural. De Bandar Shah, les convois ferroviaires filaient vers l'Asie centrale. Les Etats-Unis géraient les opérations logistiques sur l'axe n°1 (de Khorram Shah vers Chalus). Au total, les Etats-Unis ont livré 17.150.000 tonnes de matériels en passant par ces axes iraniens. Les cargos américains ont transporté dans le Golfe 1.250.000 tonnes de pétrole, 1.000.000 tonnes de vivres, 880.000 tonnes de véhicules (camions et tous terrains), 150.000 tonnes de munitions, d'armes à feu et de pièces d'artillerie légère, 70.000 tonnes de véhicules de combat et 40.000 tonnes d'avions. La bataille de Stalingrad a été décisive dans la mesure où la prise de la ville par les Allemands aurait permis à l'Axe de s'emparer rapidement d'Astrakhan (où ont pénétré des éclaireurs russes et cosaques de l'armée allemande, déguisés en soldats soviétiques), de bloquer le trafic sur la Caspienne, de prendre Bakou et les réserves pétrolières du Caucase, de remonter vers Moscou en empruntant l'axe fluvial majeur qu'est la Volga, de contrôler le Canal Don-Volga (qui lie le complexe de la Caspienne au c¦ur industriel de l'Ukraine et au système de la Mer Noire et du Danube). Les régions du Proche-Orient, du Caucase, de la Mésopotamie, la région de la Caspienne, l'Iran et, in fine, le Golfe Persique qui y donne accès, sont les régions stratégiques clef permettant un contrôle total du continent européen. L'historiographie vulgaire et dominante ne parle jamais de l'enjeu que constituent ces régions. Désinformation? Cette historiographie vulgaire focalise les attentions sur des événements plus spectaculaires mais moins décisifs et plus périphériques, afin, sans doute, que les Européens ne puissent pas penser sans médiation inutile leur destin. L'excellente organisation logistique du plateau iranien, du Golfe et de la Mésopotamie a permis aux Américains d'être les vainqueurs de la deuxième guerre mondiale. Ils connaissent l'enjeu stratégique de cette région. Leur hégémonie sur la planète dépend des atouts stratégiques proche-orientaux. Ils ne vont évidemment pas les lâcher.

La conquête actuelle du Caucase

Mis a part l'arrivée au pouvoir en Iran du Docteur Mossadegh en 1954, l'Occident a conservé la mainmise sur l'Iran sans interruption, mais avec la volonté de garder ce pays en état de faiblesse stratégique. Dès que le Shah a fait mine d'organiser son armée pour contrôler éventuellement les deux rives du Golfe, les services spéciaux lui ont balancé dans les pattes une « révolution islamique » qui « gèle » le pays et l'isole sur l'échiquier mondial. Après l'effondrement de l'Union Soviétique, en bons héritiers des stratégies de l'Empire britannique, les Etats-Unis tentent, avec succès, d'absorber l'Azerbaïdjan (qui est désormais de facto dans l'OTAN, avec un appui massif de la part de la Turquie), l'Arménie, bien que surarmée par son allié traditionnel russe, est isolée et enclavée et la Géorgie suit, avec Chevarnadze, une ligne pro-occidentale. Dans le Caucase du Nord, où les Britanniques n'avaient pas eu les moyens d'intervenir entre 1918 et 1921, Washington arme, non plus des contre-révolutionnaires anti-soviétiques de confession musulmane, mais des guérilleros islamistes hostiles aux Russes. Les derniers événements de la Tchétchénie et du Daghestan sont des applications de cette stratégie, a fortiori quand des oléoducs, passant par ces territoires, acheminent le pétrole azéri et turkmène vers le coeur de la Russie et vers la Mer Noire (donc vers l'Europe centrale via le Danube).

J'ai déjà eu maintes fois l'occasion d'expliquer que l'enjeu des guerres actuelles est le contrôle de ces oléoducs. Les oléoducs russes permettent d'acheminer le pétrole de la Caspienne vers la Mer Noire et le Danube, où le contrôle du transport est aux mains de seules puissances, petites et grandes, de l'espace danubien. Les Américains ne souhaitent pas la dynamisation de cet axe. Ils optent pour une autre solution, de concert avec leur allié principal actuel, la Turquie. Ils veulent que le pétrole de la Caspienne et de l'Azerbaïdjan transite par la Turquie orientale, c'est-à-dire le territoire du peuplement kurde, pour aboutir à Ceyhan, un port turc de la Méditerranée orientale, situé en face de Chypre, occupée illégalement par l'armée turque. Washington suggère également un transit sud-caucasien, par l'Azerbaïdjan et la Géorgie (à l'exclusion de l'Arménie), débouchant en Mer Noire mais pour aboutir non pas à Constanza en Roumanie dans le delta du Danube, mais à Varna en Bulgarie, où un nouvel oléoduc amènerait le pétrole à travers la Macédoine (occupée par l'OTAN) et l'Albanie favorable à la Turquie. Ce transit permettrait d'éviter le goulot d'étranglement qu'est le Bosphore, pour déboucher en Méditerranée et non pas, par voie fluviale, en Europe centrale. La maîtrise du transit pétrolier resterait aux mains des armateurs habituels qui utilisent la Méditerranée jadis sécurisée par l'Empire Britannique qui en contrôlait tous les verrous (Gibraltar, Malte, Suez, Chypre).

Une guerre contre l'Irak, l'Iran, l'Inde, la Russie, la Serbie, l'Autriche et l'Allemagne

Ce tour d'horizon de la situation bellogène d'aujourd'hui explique pourquoi, de mars 1999 à janvier 2000, la Serbie et l'Autriche ont été démonisées dans les médias, de même que le Chancelier Kohl, l'homme politique allemand qui a réalisé le voeu millénaire du Reich et de Charlemagne: relier les bassins du Rhin et du Danube, en faisant achever le Canal Main-Danube en 1991.. Le destin de l'Autriche et de la Serbie est d'être des puissances danubiennes, capables de donner corps au transit Caspienne-Europe Centrale. La guerre mondiale qui est train de se dérouler sous nos yeux est donc une guerre contre l'Irak (et, dans une mesure moins spectaculaire, mais tout aussi efficace, contre l'Iran et l'Inde), contre la Russie (qui en est la plus pitoyable victime), contre la Serbie, contre l'Autriche (guerre qui n'est encore que médiatique), contre l'Allemagne (par l'élimination de Kohl, adversaire des politiques sociales-démocrates plus favorables à l'Axe Londres-Washington) et, somme toute, contre le tronc impérial de l'Europe. Cette guerre a commencé dès la mise en oeuvre du Canal Main-Danube et culmine aujourd'hui dans l'élimination de Kohl, la campagne médiatique contre Schüssel et Haider, l'instrumentalisation du gouvernement belge pour organiser le boycott contre l'Autriche, etc. L'Europe actuelle n'a pas retenu les leçons du Pape Pie II ni celles des opérations de 1915 au Proche-Orient ni l'organisation de la logistique alliée en Iran de 1941 à 1945. Navrante myopie historique et politique !

Robert STEUCKERS.

Commentaires

  1. La guerre pour le pétrole détruit l'Occident
    Les décisions des autorités de l'Argentine et la Hongrie, de renforcer leur souveraineté nationale a une incidence négative sur la domination absolue de l'Occident.

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