PORTRAIT PSYCHOLOGIQUE DES “BABA COOLS”



olcovers220-L.zip&file=2205096-L.jpgPORTRAIT PSYCHOLOGIQUE DES “BABA COOLS”

Je confesse avoir commis une négligence, avoir laissé moi­sir pendant 5 ans un excellent livre dans un coin sombre de la petite bibliothèque qui se dresse à mon chevet. Ce livre est l'œuvre de Matthias Horx (né à Düsseldorf en 1955), chroniqueur à Pflasterstrand, Tempo et Die Zeit, auteur de 2 ouvrages de science-fiction et de 2 critiques des engouements contemporains (ceux des alternatifs et ceux des “battants” reagano-thatchériens du début des années 80). Son titre ? Aufstand im Schlaraffenland (Révolte au pays de cocagne). C'est une sorte de biographie politique et culturelle d'une génération d'enfants gâtés, la première gé­nération du siècle qui n'a pas été confrontée à une grande guerre et qui n'avait qu'un souci, fort fébrile : expérimenter du neuf, être contre tout, rêver d'un trip à la marijuana ou d'une passe exaltante, comme dans les manuels de sexualité a­vancée, mais qui n'est évidemment jamais venue. Horx :
« Si nous sommes honnêtes, nous devons confesser que nous étions tout de même des privilégiés. Enfants, nous avons encore vécu dans de petites familles intactes, dans le con­texte d'un progrès ininterrompu et c'est avec cet arrière-plan finalement solide que nous avons expérimenté la révolution tout en grandissant, alors que les utopies, promettant une “autre vie” ; n'avaient pas encore été tentées et n'avaient pas encore déçu ; à l'époque, existait encore bel et bien un “système” que l'on pouvait critiquer radicalement, pour de bonnes raisons. Nous, garçons et filles d'une génération qui, comme aucune autre, a cherché l’ALTERNATIVE, le HORS­-NORMES, n'avons, en fin de compte qu'accélérer un pro­cessus que cette société, que nous faisions mine de haïr, a “normalisé”. Car notre révolte, avec ses rêves à la fois fous et comiques, ses prétentions ridicules, ses appels empha­tiques à l'émancipation totale, n'a finalement contribué qu'à maintenir à flot la modernité dans la société. En empruntant les chemins de détour du fondamentalisme le plus bizarre, elle a fait en sorte que l'héritage de nos pères, c'est-à-dire un pays un peu figé, encore marqué par notre passé pré-­démocratique mais où le miracle économique a été possible, soit devenu le chaos actuel. La démocratie de nos pères é­tait imparfaite : elle était encore en chantier, mais ce chantier n'était pas le plus mauvais du monde ».
Ensuite, Matthias Horx croque avec cruauté et à propos les 11 principaux défauts du fondamentaliste soixante-huitard :

1. La rouspétance idéologique.
Elle a pris des proportions insoupçonnées. Indice quotidien de cette maladie : le courrier des lecteurs des journaux de la “gauche branchée” : « Si X écrit encore des articles dans vo­tre journal, je me désabonne sur le champ ». La menace : je vous retire mon amour. Règne des positionnements binaires : l'homme (nous) et les cochons (les autres, les vieux cons, les beaufs et les inévitables fachos), l'État (policier, bien sûr) et la Résistance (nous), le Bien et le Mal. Sur la persistance de ces agrégats, il est impossible de bâtir un corpus idéolo­gique pragmatique, donc le seul exercice que peuvent en­core pratiquer ces messieurs-dames, conclut Horx, c'est la dénonciation. On pense à messires Monzat, Soudais, O­lender, Grodent, Brewaeys, Duplat et à d'autres reliques ina­movibles du sous-journalisme contemporain.

2. La régression permanente.
Dans les résidus du soixante-huitardisme allemand, le voca­bulaire infantile fait recette : « Mon nounours adoré, Ta petite souris te salue, te fait un bisou, Je t'aime mon gros Lapinos, etc. ». Horx a repéré cette phraséologie dans le courrier des lecteurs du TAZ berlinois, organe par excellence de ce pu­blic infantilisé. Les petits couples, né sur les campus, d'in­tellos branchés sur les idées abstraites et déconnectés du réel charnu ou âpre, rugueux ou enflammé, sont aujourd'hui bien fânés, affectés de vilains embonpoints, aiment les auto­collants pour orner l'arrière de leur Golf orange : les plus pri­sés sont ceux avec un gros matou yankee fatigué : Garfield. Symptomatique. D'un rousseauisme non individualiste, ajou­te Horx, posant comme acquis que nous serions tous des “copains solidaires”, si la société ne nous avait pas pervertis, n'avait pas cassé nos réflexes communautaires. L'axiome de cette démarche, c'est que les conflits sociaux ne surviennent qu'à cause des institutions (État, justice, etc.). Mais le temps a prouvé que même (et surtout) dans les “communes alter­natives”, les “communautés de squatters”, les “groupes de base”, inimitiés, jalousies, incompatibilités d'humeur, luttes pour la conquête sexuelle, étaient le lot quotidien. Les re­cours artificiels à des “communautés”, sectes détachées des flux réels de l'existence, conduit à des chamailleries à l'infini. En dehors de la famille réelle, des liens de sang, il n'y a pas de communauté idéale possible. Les imitateurs droitiers de ce régressisme de 68 (où la psychologie est la même que dans cette gauche infantilisée, mais où seul varient discours et références) tombent dans les mêmes travers, comme le souligne par ailleurs le philosophe allemand Günter Masch­ke, issu des agitateurs du SDS gauchiste pour déboucher aujourd'hui dans le “schmittisme” contre-révolutionnaire : la lecture rapide et impréparée, a-critique, de Nietzsche entraîne souvent, si elle est concomitante à celle des aventures d'Astérix, vers un imaginaire néo-païen qui reconstitue in­consciemment le petit village d'Armorique, protégé des a­gressions du monde extérieur par la potion magique d'un discours jugé “vrai et pur”, baptisé “nos idées” (à prononcer avec trémolos dans la voix). Aux fermes biologiques des gauchistes devenus “verts” correspondent certaines de­meures “communautaires” avec pierre solaire ou menhir, où quinquagénaires bedonnants et adolescents boutonneux dansent en rond, au coucher du soleil, en évoquant les Gau­lois, les Vikings ou la Hitlerjugend. À gauche comme à droi­te, en dépit des “façons de parler” idéologiques, en dépit des poses que l'on prend, on est finalement fils d'une même é­poque, enfants gâtés d'une même civilisation de la consom­mation, où s'estompe le sens du réel et des responsabilités, au profit d'esthétismes inféconds et d'utopies niaises (cf. G.Maschke, « Kraut & Rüben : Vorletzte Lockerungen », in E­tappe, 3, 1989, p.136).

3. Se complaire dans les (auto)applaudissements.
Toutes les réunions sont ponctuées d'applaudissements, comme les messes de jadis étaient ponctuées d'amen. L'ou­vrier qui a basculé dans le chômage et qui s'égare dans ces poulaillers pour lever timidement le doigt et demander au pu­blic de retomber à pieds joints dans le concret est applaudi. Ses contradicteurs du podium qui lui reprochent sa naïveté, de ne pas comprendre les mécanismes subtils de l'aliéna­tion, sont également applaudis. Les rituels sont immuables : désigner l'ennemi, prononcer une blague amère sur Helmut Kohl, critiquer les flics, entrelarder le tout d'appels au concret jamais suivis d'effets.

4. La pensée d'un camp retranché.
Toute question doit être éludée si elle ne conforte pas les certitudes du groupe, de la “gauche” comme “camp my­thique” : toute démarche critique, tout apport de paramètres nouveaux sont exclus. Il est interdit de penser ce qui peut re­lativiser les certitudes. Risque : l'ensemble du corpus doctri­nal perdra toute crédibilité sur le long terme, parce que toute innovation, tout écart, sont soustraits au discours, à la dis­cussion, réduisant par là même le corpus à un jeu de co­quilles vides : celui qui voit dans l'adversaire, ou dans l'esprit critique de son propre camp, un “mauvais” ou un “traître” fini­ra par perdre la bataille. Rigidifiée, pétrifiée, la doctrine ne travaille ni n'absorbe plus de substance et ne peut pas faire face à l'adversaire qui, ignorant les interdits de langage, récupère cette substance, la travaille et l'instrumentalise.

5. Un besoin et une nostalgie d'identification.
Il faut s'identifier à quelque chose, à un camp, à un petit groupe replié sur lui-même, jouissant de l'infaillibilité, fermé à tout compromis. Survient la moindre contrariété, le camp n'offrant plus la perfection tant attendue et espérée, ne cor­respondant plus à 100% à l'idée, le militant, rigoriste, migre vers une nouvelle “totalité”, où il croit pouvoir s'investir à fond, réaliser son fantasme à 100%. Ces militants-fan­tasmeurs, ces fanas du 100%, s'avèrent vite inintéressants : leurs images du monde ne tolèrent plus de contradictions fé­condes.

6. Tout savoir.
Croire qu'on sait tout, qu'on est détenteur d'une infaillible Besserwisserei. Le militant de la commune sait tout : com­ment on règle la politique extérieure du Zimbabwe, la politi­que économique du Cuba de Castro, les négociations améri­cano-soviétiques sur la réduction des missiles nucléaires balistiques, comment on met une pièce de Brecht en scène, on joue le rôle de modérateur dans un talkshow. Ce savoir implicite du sectaire ou du gourou, expert universel, est bien entendu pourvu de toutes les qualités, sauf une : la curiosité. Plus besoin de chercher, on sait déjà tout, on a des recettes pour tout. Affirmer joyeusement ses propres vérités peut être fécond, à la condition, ajoute Horx, que l'on garde une distance critique.

7. La nostalgie.
Les activistes d'hier se sont calmés. Ils sont rassis. Mais ils croient toujours aux phrases qu'ils ont hurlées dans les ma­nifs ou aux oreilles de leurs contradicteurs, musclés ou ironiques. Toutes les sous-cultures, de gauche comme de droite, réagissent à des chiffres, signes et symboles, à des petits dessins connus, des lettrages complices, à des petites faucilles et croix, à des marteaux soviétiques ou de Thor, etc. La réalité, hyper-complexe, que ces malheureux mili­tants sont incapables de saisir, cette réalité qui fait peur, cet­te réalité que l'on doit malgré tout affronter quand on quitte papa et maman, son ours en peluche ou sa petite armée de soldats Airfix qui ne peut prendre aucun palais d'hiver, ne délivrer aucun Stalingrad, ne sauter sur aucun Diên Biên Phu, est réduite à des dénominateurs communs forts sim­ples. À gauche, les termes “solidarité”, “révolution”, “émanci­pation”, etc., sont investis d'une aura positive : il suffit de les évoquer, même furtivement, pour que les circonstances dé­signées sous l'un ou l'autre de ces labels soient d'office considérées comme “positives”. Ainsi, la “révolution iranien­ne” est restée longtemps une “chose finalement positive” pour les tenants de l'idéologie de 68, qui pourtant, selon leur propre logique, devaient refuser toute forme d'autoritarisme religieux. Horx cite l'ambivalence des discours de gauche sur l'Iran (“Chah t'Iran”), sur le port du tchador (symbole d'anti-impérialisme), sur les nationalismes basque et irlan­dais (pourtant bel et bien farouchement identitaires), sur la corruption de la junte révolutionnaire nicaraguéenne, etc. La nostalgie d'une “bonne révolution”, non encore advenue, se retrouve dans les jugements sur les révolutions réelles, qui ont utilisé, pour briser les résistances des régimes en place, des argumentaires non progressistes, archétypaux, religieux (opium du peuple ?), théocratiques, nationalistes, mytholo­giques, etc. Sans de tels agrégats et résidus, aucune foule ne peut être activée, aucun bouleversement violent n'est possible. Le progressisme n'est donc pas bon pour la révo­lution : il l'inhibe. Constat qui aurait dû forcer les soixante­-huitards à davantage de scepticisme.

8. Le statut de victime.
La sempiternelle et aveugle glorification des “petits et des justes" conduit à un culte de l'échec. Le militant, que Horx nomme le Politfreak, a connu tant de révolutions qui, au lieu d'apporter libération et émancipation, ont mis en place des régimes durs, policiers et obscurantistes, qu'il en vient à croi­re que les vaincus seuls restent purs. Sentiment que parta­gent désormais droites post-collaborationnistes et gauches post-modernes. Il vaut dès lors mieux demeurer victime des circonstances, rester un opprimé que de se rendre complice d'un activisme qui trahit l'idée, l'utopie. Ce sentiment d'im­puissance se transpose dans la vie quotidienne : je trouve pas d'appart' ? C'est la faute à la société ; pas de boulot... ? Toujours cette foutue société... J'peux plus parler à France-­Culture ? C'est la société d'exclusion qui m'exclut, moi, le gé­nie tant attendu, l'infaillible d'entre les infaillibles...

9. L'envie sociale.
Certains soixante-huitards ont réussi : dans la publicité, dans le dessin, dans la création culturelle. Cette réussite a géné­ralement exigé beaucoup de travail, d'abnégation : mais les vieilles règles du labeur acharné paient toujours. Malheur à ces battants ! Leurs camarades-victimes leur en veulent à mort, leur reprochent leur petite Golf, leur appartement, leur vacances. Mais la pauvreté de ces jaloux n'est pas pauvreté réelle, explique Horx, c'est une pauvreté “idéologisée”, arti­ficielle : le jaloux qui feint de haïr l'argent est en réalité obnubilé par l'argent. Il en veut, et il veut du luxe, mais sans efforts, pour récompenser son génie, même si celui-ci n'est producteur de rien. La conjugaison de ces désirs et de cette paresse le conduit dans l'ornière de l'incompatibilité sociale. Le marginal de ce type, plus que le capitaliste, fait de l'ar­gent la mesure de toutes choses.

10. Le mélange des genres.
Le soixante-huitard G., pas plus doué qu'un autre, parvient à gérer ses salles de cinéma. Il distingue la sphère privée de la sphère professionnelle. Sa copine K. ne parvient pas à fai­re tourner sa petite boutique alternative : mais elle engage des copains, se fournit chez d'autres camarades, paie des salaires que ne peut rapporter l'entreprise, etc. Elle mélange politique et privé, entreprise et copinage, idéologie et réalité. Ces pratiques conduisent à des bricolages inimaginables, à de la corruption, à une dictature des paramètres psycho-af­fectifs. Une quantité inutile de grains de sable s'infiltre dans les rouages de la machine, des intérêts qui ne sont pas ra­tionnellement définissables, et que personne d'extérieur n'est à même de comprendre, bloquent le bon fonctionne­ment de l'entreprise ou de l'appareil.

11. L'exagération obligatoire.
Les exagérations de la scène 68arde sont bien connues : en France, une Claire Brétecher et un Lauzier les ont croquées avec une causticité aussi vraie que pertinente. Quand la po­lice ouest-allemande recherchait la bande à Baader, c'était le fascisme qui revenait, la peste brune qui se réinstallait ; quand le gouvernement organise un recensement, il met un terme à la démocratie ; etc. Ces métaphores didactiques avaient, aux yeux de ceux qui les ont employées pour la pre­mière fois, une valeur “éducative”. Faire réfléchir, montrer les déviances possibles, nuancer, contraindre à plus de modéra­tion, etc., au départ d'une description volontairement carica­turale, sont des pratiques rhétoriques très anciennes : le pro­blème, c'est que la génération 68 a pris les figures de style, les métaphores, pour des réalités bien tangibles. Et les a transposées dans la vie quotidienne privée, affective, poli­tique. On a commencé à parler d'“exploitation émotionnelle” dans le ménage, de “fonctionnalisation” dans le travail mili­tant au sein même du projet alternatif, etc. Ce soupçon per­manent, qui voit en tout une simple façade masquant une exploitation ou une tromperie, conduit à tout examiner, tout retourner, tout décortiquer, pour trouver, en bout de course, quelque chose de fondamentalement pourri, mauvais, per­vers. La conséquence de cette méfiance quasi pathologique, paranoïaque, c'est l'incapacité à nouer des relations nor­males avec des hommes et des femmes d'un autre parti, d'un autre bord, avec d'autres catégories professionnelles, plus axées sur la technique, plus focalisées sur des critères pragmatiques, à accepter les goûts d'autrui, pire, dans les cas extrêmes, à n'être plus capable de nouer des relations humaines normales. Fatalité : l'exagérateur a toujours raison: il est vrai que l'amour, le couple, recèlent toujours, quelque part, une forme ou une autre de dépendance, que la vie de groupe implique toujours une dose d'exploitation réciproque. Mais le soupçon incessant, la volonté constante de dénon­cer l'exploitation larvée, le défaut caché, l'immoralité oc­cultée, conduit au néant social, au solipsisme. Le jusqu'au­boutisme du processus de dénonciation conduit à des pro­blématisations ad infinitum. La vie ne peut se déployer que si l'on refuse ces problématisations inutiles. Si on est capa­ble de “laisser tomber”... Horx : « Cela, justement, nous l'a­vons très mal appris ».
◘ Matthias Horx, Aufstand im Schlaraffenland. Selbsterkenn­tnisse einer rebellischen Generation, Carl Hanser Verlag, München, 1989, 216 p.
► Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°6, 1994.

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