Densité, Pertinence, Cohérence

Archives, 2002

Densité, Pertinence, Cohérence

Entretien avec Philippe Banoy, animateur de l'Ecole des cadres de "Synergies Européennes" en Wallonie

Propos recueillis par Robert Steuckers

Q.: Philippe Banoy, vous avez commencé cette école des cadres de "Synergies Européennes", il y a un peu plus d'un an. Pourquoi avez-vous lancé cette initiative? Dans quel but?

PhB: Dans nos sociétés triviales, dépolitisées, noyées dans le consumérisme, toutes les tentatives de forger quelque chose de durable, de léguer un corpus cohérent capable de braver l'usure du temps reposait finalement sur une école des cadres. Je ne dois pas vous rappeler, à vous qui avez connu personnellement Jean Thiriart, que le corpus théorique de son mouvement "Jeune Europe" reste toujours d'actualité; pour saisir le politique en soi, il faut encore et toujours potasser Vilfredo Pareto, Gaetano Mosca, Julien Freund, Raymond Aron, Carl Schmitt, Serge Tchakhotine, Max Weber, Nicolas Machiavel, José Ortega y Gasset, etc. et ingurgiter la littérature géopolitique au jour le jour. Sans cet exercice, sans cette ascèse permanente, on est condamné, comme la plupart de nos contemporains à errer comme des somnambules dans nos sociétés non citoyennes, dans nos sociétés de consommation qui ruinent et cherchent délibérément à ruiner tous les réflexes citoyens. Comme Jean Thiriart en son temps, comme vous et Guillaume Faye à vos manières respectives, comme certains critiques de gauche ou comme l'équipe de la revue Catholica, je reproche à la “nouvelle droite” (canal historique), dont j'ai lu quasi toutes les publications, de ne pas avoir généré un fil conducteur aussi clair, de ne pas avoir davantage potassé les classiques du politique (de la "politique politique", disait Julien Freund) et d'avoir négligé la géopolitique et l'analyse des grands mouvements planétaires (généralement impulsés depuis les Etats-Unis). La "nouvelle droite" (canal historique) n'a pas donné à ses membres, sympathisants et lecteurs une colonne vertébrale (Ortega y Gasset) intellectuelle, un noyau commun, accessible à tous les esprits, indépendamment de leur formation scolaire ou universitaire. En effet, s'il existe bel et bien une vision du monde intellectualiste et onirique propre à la "nouvelle droite" (canal historique), il n'y a pas une vision du monde pragmatique, pas d'utopie concrète et réalisable qui se dégage clairement des milliers de textes qu'elle a produits. Dans les revues de ce mouvement, que de Benoist lui-même qualifie de "revuïste", on a enfilé allègrement théories et idées de manière anarchique et compilatoire, sans synthèse réelle, sans un “Que faire?” de léniniste mémoire au bout de ces interminables spéculations. Le "canal historique" de la "nouvelle droite" a été une auberge espagnole: on y entrait avec son baluchon d'idées et surtout de fantasmes et l'on y prenait ce qu'on voulait; tout le monde était content mais ni les esprits ni les caractères n'y étaient formés. Le "flou artistique" de la ND/Canal historique ne permet pas une rupture visible et radicale avec le système dominant. C'est la raison pour laquelle nous tenons à méditer et solliciter Debord, n'en déplaise à son exégète "fixiste", Christophe Bourseiller, qui entend maintenir l'œuvre de Debord sous une sorte de "cloche à fromages", dans le cadre restreint et désuet d'un gauchisme pieux et bon teint. Quand mai 68 produit rétrospectivement ses chaisières et ses rombières, ses hommes de pouvoir sans imagination…

La grande leçon de Guy Debord…

Ainsi, dans ses Commentaires sur la société du spectacle, Guy Debord nous a donné l'objectif à atteindre: "Le premier mérite d'une théorie critique exacte est de faire instantanément paraître ridicules toutes les autres" (Commentaires, p. 130). Ensuite: "Mais il faut aussi qu'elle soit une théorie parfaitement inadmissible. Il faut qu'elle puisse déclarer mauvais, à la stupéfaction indignée de tous ceux qui le trouvent bon, le centre même du monde existant, en en ayant découvert la nature exacte" (Ibid., p. 129). C'est à cette tâche que nous devons nous atteler!

La seule façon de saisir le monde dans lequel on vit est de se doter d'une bonne grille d'analyse, non rigide et non réductionniste. En effet, des centaines voire des milliers d'informations sont susceptibles de nous atteindre chaque jour dans les sociétés occidentales avancées, comme l'avait bien vu Soljénitsyne; pour ne pas être noyé dans ce magma d'informations hétéroclites, il faut soit avoir conservé une rigueur mentale de type tra­di­tion­nel, soit s'être doté d'une solide grille d'analyse et de lecture. Finalement, la censure du système pourrait s'a­vé­rer moins efficace qu'on ne le pense de prime abord. Bien des informations passent, qui contredisent dia­mé­tralement les vulgates de l'idéologie dominante, mais elles sont perdues pour tous ceux qui sont incapables de les relier les unes aux autres et de dégager de cet exercice une vision alternative des mouvements à l'œuvre dans le monde. Une telle vision alternative permet de donner un sens aux événements et d'en conserver le sou­venir dans le long terme. Sans une telle grille d'analyse et une telle méthode de travail, on vit dans un présent éternel, le présentisme, dans un nuage d'encre de seiche.

Or, devant une situation devenue alarmante, et qu'il faut bien appeler l'échec des trois dernières générations, nous devons nous considérer comme la génération de la dernière chance. Nous ne pouvons plus nous payer le luxe de concevoir notre action comme un passe-temps sophistiqué pour bourgeois poseur. Le destin, le futur ou l'absence de futur de l'Europe, et même plus largement du monde, dépend de notre génération; personne ne pourra réparer nos erreurs et nos lâchetés. Aucune excuse ne nous sera accordée devant l'Histoire, car les peu­ples qui ont renoncé à se battre ou qui ont été vaincus disparaissent de celle-ci.

Q.: Maintenant que vous nous avez révélé vos intentions, pourriez-vous nous dire comment vous avez procédé au choix des thématiques de votre école des cadres?

PhB: Plusieurs critères sont entrés en ligne de compte. L'école des cadres se donnant pour objectif de former de jeunes étudiants et lycéens, il me paraissait essentiel d'utiliser, dans une large mesure, des ouvrages de référence, des classiques de la pensée politique, qui sont accessibles et disponibles en éditions de poche. Ces ouvrages doivent être en mesure de faire le point clairement et le plus complètement possible sur une question cruciale de notre époque. Si un classique de la pensée est édité en poche, il est non seulement bon marché et accessible à des petits budgets comme ceux des étudiants, mais cela signifie aussi que sa diffusion a été et reste importante. De ce fait, dans tous les cas de figure, ces ouvrages ont laissé des traces résiduelles dans le discours diffus qui continue à exister en dépit du discours médiatique dominant (des résidus au sens où l'entendait Pareto, l'auteur favori de Jean Thiriart). Pour ce qui concerne le premier cycle de cette école des cadres, qui va s'achever dans trois mois, le choix des titres visait à brosser un tableau du monde contemporain et de transmettre aux stagiaires un certain nombre d'outils permettant d'en analyser quelques caractéristiques majeures. Parmi ces titres, vous trouverez donc des ouvrages critiques à l'égard du discours dominant, mais aussi des ouvrages de référence où le système lui-même propose une vision d'avenir, par exemple le Dictionnaire du 21ième siècle de Jacques Attali ou Le grand échiquier de Zbigniew Brzezinski. Pour vaincre un ennemi, il faut bien le connaître, disait déjà Sun Tsu.

Rendre plus aisé le déchiffrage de l'énorme flux d'informations reçues

Globalement, les livres à lire pour le premier cycle ont tous un fil conducteur commun: ils s'éclairent les uns les autres, dénoncent la logique d'arasement du système au départ de points de vue différents: Guy Debord, Georges Orwell, Bertrand de Jouvenel, Pierre Bourdieu (du moins son petit livre Sur la télévision), Immanuel Wallerstein démontrent tous, chacun à leur manière, comment le système s'y prend pour éliminer les leçons du passé, pour générer une culture sans signification et sans profondeur, pour mettre les masses au pas, pour éradiquer la notion de peuple, pour déposséder toutes les classes soumises aux dominants, etc. Par ailleurs, la lecture successive de la petite introduction de Pascal Lorot aux grands thèmes de la géopolitique, du livre programmatique de Brzezinski et des nombreuses thèses explicitement géopolitiques énoncées dans le dictionnaire d'Attali permet de mettre clairement en exergue des liens, des jeux de causes et d'effets, rendant plus aisé le déchiffrage de l'énorme flux d'informations que nous recevons chaque jour.

J'ai choisi le traité de Sun Tsu, non seulement pour introduire la pensée stratégique dans nos cours, mais aussi et surtout pour montrer comment fonctionne la société libérale, expression du système, puisqu'elle vise à produire un maximum d'effets avec un minimum d'efforts, comme le préconisait Sun Tsu (ou un maximum de profit avec un minimum d'investissement, c'est la base du capitalisme). La société libérale ou le système du spectacle repose effectivement sur une stratégie indirecte. Cette société privilégie notamment aujourd'hui la méthode du "meilleur des mondes" de Huxley (spectacle diffus dirait Debord) à celle trop brutale et directe du 1984 d'Orwell (spectacle concentré selon Debord). La lecture de ces deux grands classiques de la littérature contre-utopique anglaise du 20ième siècle, couplée à celle des Commentaires sur la société du spectacle de Guy Debord, permet effectivement d'acquérir d'excellents réflexes critiques, d'acquérir les conditions de notre propre vigilance, tout en se référant à une littérature qu'il sera difficile de censurer ou de décréter "fasciste" ou "totalitaire". Le "meilleur des mondes " de Huxley modernise en quelque sorte le "panem et circences" des Romains, remplaçant de plus en plus le pain par la marijuana (équivalent du "soma" dans l'œuvre de Huxley).

Q.: Quels sont les rapports entre cette école des cadres et les autres activités de "Synergies Européennes", comme les publications et l'Université d'été?

PhB: Première précision avant de répondre plus directement à votre question: l'école des cadres se tient à un rythme mensuel. Chaque mois, les stagiaires doivent lire un ouvrage classique, comme je viens de vous l'expliquer. Mais parallèlement à cette réunion mensuelle, nous organisons une réunion hebdomadaire où les stagiaires doivent avoir lu un article de presse ou un article ancien mais fondateur. Nous nous sommes inspirés du système de formation que proposaient les partis communistes à leurs membres. Le but était d'opérer une sélection parmi les membres, d'introduire dans leurs esprits les ferments d'une pensée critique et de déboucher sur une analyse fouillée du monde réel. Nous n'avons pas d'autres objectifs. Mais, chez les communistes, la méthode, pourtant bonne dans sa conception, a fini par échouer car l'idéologie était trop dogmatique. Le dogmatisme idéologique impliquait une ligne claire et constante, mais les changements de position, exigés par la centrale moscovite, trouvaient toujours une justification sous la forme d'une citation de Marx ou de Lénine. Même les esprits les plus bornés ont fini par se douter qu'on les manipulait par bonnes citations interposées. Le système communiste ressemble à celui des témoins de Jéhovah, avec pour écueil principal le réductionnisme qui consistait à ne proposer que de la littérature issue d'un parti communiste. C'est un écueil que nous voulons évidemment éviter en proposant une littérature diversifiée, échappant à tous les cloisonnements stériles.

De la fausse critique de Mai '68

Le rapport de l'école des cadres et de l'université d'été est simple: le niveau de ces universités d'été est plus élevé que celui de nos réunions hebdomadaires et le choix des thématiques plus varié que celui de nos cycles de dix-huit mois. Donc pour tirer profit de ces universités d'été, il vaut mieux que les stagiaires aient reçu au préalable une formation permanente qui soit critique, contrairement à ce qu'enseignent nos établissements d'en­­seignement (Nietzsche). Le problème majeur de la politique d'enseignement, surtout en France et en Bel­gique francophone (mais l'Allemagne et la Flandre ne sont guère mieux loties), c'est que les matières ensei­gnées sont soit rigides, répétitives, atones, soit dogmatiques et hystériques quand elles prétendent "éveiller à la citoyenneté". En aucune façon, elles ne permettent de forger des esprits critiques, adultes, citoyens. Com­ment les poncifs fades des nouvelles "lumières" de l'idéologie communicationnelle à la Habermas pourraient-ils transmettre des continuités d'ordre historique, permettre la comparaison entre diverses époques de l'histoire, faire sortir graduellement les lycéens et les étudiants des universités hors des mômeries de l'idéologie domi­nante et en faire des citoyens adultes? Mai 68 n'a finalement introduit qu'une fausse critique. En répandant une idéologie et une pratique démissionnaire, en ne critiquant que les institutions anciennes et fondatrices de nos civilisations (Gehlen), en diffusant avec Marcuse l'idée d'un érotisme (?) libérateur des contraintes qu'exige tou­te civilisation, en provoquant un pandémonium sexuel écœurant, mai 68 n'a pas élevé le niveau.

Quand nous parlons de critique, nous entendons demeurer constructifs, nous voulons des argumentaires solides, propres d'une civilisation intacte où l'idée d'espace public veut encore dire quelque chose. Dominique Wolton a eu bien raison de dire que la notion d'espace public, qui se trouve au cœur du discours de Habermas sur l'agir communicationnel, n'existe plus à l'heure actuelle et n'existe surtout plus dans les médias (cf. Bourdieu). L'éros de Marcuse a fait disparaître les hommes dignes, ciselés par une rigueur ascétique à la façon de Marc Aurèle, seuls capables d'incarner cet espace public. D'où l'ambiguïté de mai 68, son hypocrisie fondamentale, que nous n'acceptons pas: parler d'espace public après avoir tout fait pour faire disparaître les hommes durs et pondérés qui pouvaient l'incarner! Pour nous, aujourd'hui, l'attitude critique ne consiste pas à faire la foire comme la chienlit dénoncée par De Gaulle. Mais à réintroduire une véritable discipline monastique dans les débats et dans les discussions sur la Cité, donc sur l'espace public. Cette discipline monastique, d'inspiration vieille-romaine, est la seule garante possible d'un agir communicationnel sur une véritable agora politique.

Spontanéisme inexcusable et ignorance crasse des enjeux réels

A notre époque, l'agir communicationnel, mal interprété par les vulgarisateurs maladroits de Habermas, nous impose d'avoir un avis stéréotypé sur tout et n'importe quoi, même si on ne dispose pas des connaissances requises. L'exemple patent de ce type d'aberration nous est donné par nos propres ministres en Belgique: Laurette Onkelinckx qui émet des jugements intempestifs et déplacés à propos des décisions pondérées et réfléchies du Conseil d'Etat; Louis Michel qui éructe des propos inadmissibles sur l'Autriche ou sur l'Italie, sans rien connaître des réalités politiques fort complexes de ces deux pays, parce que leurs citoyens n'ont pas voté pour des hommes politiques qui lui plaisent. Ces deux personnages sont bel et bien les produits de cette vulgate soixante-huitarde: un "spontanéisme" inexcusable mêlé à une ignorance crasse, qu'on prend pour une panacée, pour une audace féconde!

L'ascétisme que nous prônons est également une leçon de modestie: ne pas avoir d'opinion sur un sujet qu'on ne connaît pas. Le but de notre école des cadres est de lire des livres; par conséquent, les stagiaires ne reçoivent pas un enseignement ex cathedra. Il y a chez nous égalité des participants, quel que soit leur âge ou leur formation. C'est à mon avis capital: chacun sait d'avance de quoi l'on va parler. D'où le dialogue (la communication!) peut avoir lieu. Nous entendons ainsi casser la logique du magistère infaillible. En ce sens, tout en critiquant les dérives patentes de 68, et en réintroduisant la discipline des études, nous sommes les véritables héritiers de la contestation des deux décennies qui ont suivi 1945. Notre école des cadres brise tout naturellement la logique des gourous, est anti-autoritaire à sa manière, dans la mesure où elle ne donne pas la parole à des autorités posées comme infaillibles et indépassables, mais transforme les stagiaires, et les étudiants, en adultes responsables (Kant: faire sortir l'homme de la minorité où il s'est lui-même fourvoyé). Dans une perspective traditionnelle, je dirais, en tant que lecteur de Guénon, que cette école des cadres vise la qualité plutôt que la quantité.

Q.: Le choix des thématiques et des livres ne dénote pas d'emblée un ancrage à droite ou à gauche. Je suppose que c'est intentionnel, délibéré?

PhB: Effectivement. L'objectif fondamental est d'éviter le sectarisme, de lire des auteurs campés dans toutes les tendances, pour obtenir en bout de course une synthèse nouvelle. Personne n'a le monopole absolu d'une analyse définitive ou d'une critique infaillible de la société dans laquelle nous vivons. C'est la marque d'une bêtise profonde que de rejeter un savoir sans même l'avoir examiné parce que son auteur a telle ou telle étiquette jugée "incorrecte". Nous rejetons nettement l'obscurantisme anti-scientifique de l'idéologie dominante.

Q.: Votre démarche demande un travail constant d'archivage et de recherche? Comment procédez-vous?

PhB: En général, les ouvrages sélectionnés ont été lus par l'un ou l'autre membre du groupe. Leur analyse a quel­que chose à apporter à l'ensemble du mouvement, afin de lui donner un maximum de densité, de per­ti­nence et de cohérence. Nous engageons tous nos sympathisants à être des observateurs et des lecteurs cri­ti­ques et efficaces pour qu'à terme ils puissent remplacer les élites défaillantes que produisent nos éta­blis­se­ments d'enseignement, dont la faillite est aujourd'hui patente, comme vient de le prouver une étude com­man­ditée par les instances européennes. Je le répète: c'est un travail qui réclame une ascèse constante et une ri­gueur permanente. Mais l'enjeu en vaut la peine: retrouver l'autonomie du citoyen, du civis romanus, comme le voulaient nos maîtres du premier cycle, Orwell, Jouvenel et Debord.

(propos recueillis par Robert Steuckers, janvier 2002, à la fin du premier cycle de l'Ecole des Cadres).

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