Questions à Robert Steuckers:
Pour préciser les positions de «Synergies Européennes»
Le
national-bolchevisme ne fait pas référence à une théorie économique ou à
un projet de société: on l'oublie trop souvent. Ce vocable composé a
été utilisé pour désigner l'alliance, toute temporaire d'ailleurs, entre
les cadres traditionnels de la diplomatie allemande, soucieux de
dégager le Reich vaincu en 1918 de l'emprise occidentale, et les
éléments de pointe du communisme allemand, soucieux d'avoir un allié de
poids à l'Ouest pour la nouvelle URSS. Avec Niekisch, ancien cadre de la
République des Conseils de Munich, écrasée par les Corps Francs
nationalistes mais mandatés par le pouvoir social-démocrate de Noske, le
national-bolchevisme prend une coloration plus politique, mais
s'auto-désigne, dans la plupart des cas par l'étiquette de
"nationale-révolutionnaire". Le concept de national-bolchevisme est
devenu un concept polémique, utilisé par les journalistes pour désigner
l'alliance de deux extrêmes dans l'échiquier politique. Niekisch, à
l'époque où il était considéré comme l'une des figures de proue du
national-bolchevisme, n'avait plus d'activités politiques proprement
dites; il éditait des journaux appelant à la fusion des extrêmes
nationales et communistes (les extrêmes du "fer à cheval" politique
disait Jean-Pierre Faye, auteur du livre Les langages totalitaires). La
notion de "Troisième Voie" est apparue dans cette littérature. Elle a
connu des avatars divers, mêlant effectivement le nationalisme au
communisme, voire certains éléments libertaires du nationalisme des
jeunes du Wandervogel à certaines options communautaires élaborées à
gauche, comme, par exemple, chez Gustav Landauer.
[Pour
en savoir plus: cf. 1) Thierry MUDRY, «Le “socialisme allemand“:
analyse du télescopage entre nationalisme et socialisme de 1900 à 1933
en Allemagne», in: Orientations, n°7, 1986; 2) Thierry MUDRY,
«L'itinéraire d'Ernst Niekisch», in: Orientations, n°7, 1986].
Ces
mixages idéologiques ont d'abord été élaborés dans le débat interne aux
factions nationales-révolutionnaires de l'époque; ensuite, après
1945, où on espérait qu'une troisième voie deviendrait celle de
l'Allemagne déchirée entre l'Est et l'Ouest, où cette Allemagne
n'aurait plus été le lieu de la césure européenne, mais au contraire le
pont entre les deux mondes, géré par un modèle politique alliant les
meilleurs atouts des deux systèmes, garantissant tout à la fois la
liberté et la justice sociale. A un autre niveau, on a parfois appelé
"troisième voie", les méthodes de gestion économique allemandes qui, au
sein même du libéralisme de marché, se différenciaient des méthodes
anglo-saxonnes. Celles-ci sont considérées comme trop spéculatives dans
leurs démarches, trop peu soucieuses des continuités sociales
structurées par les secteurs non marchands (médecine & sécurité
sociale, enseignement & université). Le libéralisme de marché doit
donc être consolidé, dans cette optique allemande des années 50 et 60,
par un respect et un entretien des "ordres concrets" de la société, pour
devenir un "ordo-libéralisme". Son fonctionnement sera optimal si les
secteurs de la sécurité sociale et de l'enseignement ne battent pas
de l'aile, ne génèrent pas dans la société des dysfonctionnements dus à
une négligence de ces secteurs non marchands par un pouvoir politique
qui serait trop inféodé aux circuits bancaires et
financiers.
L'économiste
français Michel Albert, dans un ouvrage célèbre, rapidement traduit
dans toutes les langues, intitulé Capitalisme contre capitalisme,
oppose en fait cet ordo-libéralisme au néo-libéralisme, en vogue depuis
l'accession au pouvoir de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux
Etats-Unis. Albert appelle l'ordo-libéralisme le "modèle rhénan",
qu'il définit comme un modèle rétif à la spéculation boursière en tant
que mode de maximisation du profit sans investissements structurels, et
comme un modèle soucieux de conserver des "structures" éducatives et
un appareil de sécurité sociale, soutenu par un réseau hospitalier
solide. Albert, ordo-libéral à la mode allemande, revalorise les
secteurs non marchands, battus en brèche depuis l'avènement du
néo-libéralisme. La nouvelle droite française, qui travaille davantage
dans l'onirique, camouflé derrière l'adjectif "culturel", n'a pas pris
acte de cette distinction fondamentale opérée par Albert, dans un livre
qui a pourtant connu une diffusion gigantesque dans tous les pays
d'Europe. Si elle avait dû opter pour une stratégie économique, elle
aurait embrayé sur la défense des structures existantes (qui sont aussi
des acquis culturels), de concert avec les gaullistes, les socialistes
et les écologistes qui souhaitaient une défense de celles-ci, et
critiqué les politiques qui laissaient la bride sur le cou aux tendances
à la spéculation, à la façon néo-libérale (et anglo-saxonne). Le
néo-libéralisme déstructure les acquis non marchands, acquis culturels
pratiques, et toute nouvelle droite, préconisant le primat de la
culture, devrait se poser en défenderesse de ces secteurs non marchands.
Vu la médiocrité du personnel dirigeant de la ND parisienne, ce travail
n'a pas été entrepris.
[Pour
en savoir plus: 1) Robert STEUCKERS, «Repères pour une histoire
alternative de l'économie», in: Orientations, n°5, 1984; 2) Thierry
MUDRY, «Friedrich List: une alternative au libéralisme», in:
Orientations, n°5, 1984; 3) Robert STEUCKERS, «Orientations générales
pour une histoire alternative de la pensée économique», in: Vouloir,
n°83/86, 1991; 4) Guillaume d'EREBE, «L'Ecole de la Régulation: une
hétérodoxie féconde?», in: Vouloir, n°83/86, 1991; 5) Robert STEUCKERS,
L'ennemi américain, Synergies, Forest, 1996/2ième éd. (avec des
réflexions sur les idées de Michel Albert); 6) Robert STEUCKERS, «Tony
Blair et sa “Troisième Voie” répressive et thérapeutique», in:
Nouvelles de Synergies européennes, n°44, 2000; 7) Aldo DI LELLO, «La
“Troisième Voie” de Tony Blair: une impase idéologique. Ou de
l'impossibilité de repenser le “Welfare State” tout en revenant au
libéralisme», in: Nouvelles de Synergies eruopéennes, n°44, 2000].
Perroux, Veblen, Schumpeter et les hétérodoxes
Par
ailleurs, la science économique en France opère, avec Albertini, Silem
et Perroux, une distinction entre "orthodoxie" et "hétérodoxie". Par
orthodoxies, au pluriel, elle entend les méthodes économiques appliquées
par les pouvoirs en Europe: 1) l'économie planifiée marxiste de facture
soviétique, 2) l'économie libre de marché, sans freins, à la mode
anglo-saxonne (libéralisme pur, ou libéralisme classique, dérivé d'Adam
Smith et dont le néo-libéralisme actuel est un avatar), 3) l'économie
visant un certain mixte entre les deux premiers modes, économie qui a
été théorisée par Keynes au début du 20ième siècle et adoptée par la
plupart des gouvernements sociaux-démocrates (travaillistes
britanniques, SPD allemande, SPÖ autrichienne, socialistes
scandinaves). Par hétérodoxie, la science politique française entend
toutes les théories économiques ne dérivant pas de principes purs,
c'est-à-dire d'une rationalité désincarnée, mais, au contraire, dérivent
d'histoires politiques particulières, réelles et concrètes. Les
hétérodoxies, dans cette optique, sont les héritières de la fameuse
"école historique" allemande du 19ième siècle, de l'institutionnalisme
de Thorstein Veblen et des doctrines de Schumpeter. Les hétérodoxies ne
croient pas aux modèles universels, contrairement aux trois formes
d'orthodoxie dominantes. Elles pensent qu'il y a autant d'économies,
de systèmes économiques, qu'il y a d'histoires nationales ou
locales. Avec Perroux, les hétérodoxes, au-delà de leurs
diversités et divergences particulières, pensent que l'historicité des
structures doit être respectée en tant que telle et que les problèmes
économiques doivent être résolus en respectant la dynamique propre de
ces structures.
Plus
récemment, la notion de "Troisième Voie" est revenue à l'ordre du jour
avec l'accession de Tony Blair au pouvoir en Grande-Bretagne, après une
vingtaine d'années de néo-libéralisme thatchérien. En apparence, dans
les principes, Blair se rapproche des troisièmes voies à l'allemande,
mais, en réalité, tente de faire accepter les acquis du néo-libéralisme à
la classe ouvrière britannique. Sa "troisième voie" est un placebo, un
ensemble de mesures et d'expédients pour gommer les effets sociaux
désagréables du néo-libéralisme, mais ne va pas au fond des choses: elle
est simplement un glissement timide vers quelques positions
keynésiennes, c'est-à-dire vers une autre orthodoxie, auparavant
pratiquée par les travaillistes mais proposée à l'électorat avec un
langage jadis plus ouvriériste et musclé. Blair aurait effectivement
lancé une troisième voie s'il avait axé sa politique vers une défense
plus en profondeur des secteurs non marchands de la société britannique
et vers des formes de protectionnisme (qu'un keynésianisme plus musclé
avait favorisées jadis, un keynésianisme à tendances ordo-libérales
voire ordo-socialistes ou ordo-travaillistes).
[Pour en savoir plus: Guillaume FAYE, «A la découverte de Thorstein Veblen», in: Orientations, n°6, 1985].
Quel est le poids du marxisme, ou du bolchevisme, dans cet ensemble?
Le
marxisme de facture soviétique a fait faillite partout, son poids est
désormais nul, même dans les pays qui ont connu l'économie planifiée. La
seule nostalgie qui reste, et qui apparaît au grand jour dans chaque
discussion avec des ressortissants de ces pays, c'est celle de
l'excellence du système d'enseignement, capable de communiquer un
corpus classique, et les écoles de danse et de musique, expressions
locales du Bolchoï, que l'on retrouvait jusque dans les plus modestes
villages. L'idéal serait de coupler un tel réseau d'enseignement,
imperméable à l'esprit de 68, à un système hétérodoxe d'économie,
laissant libre cours à une variété culturelle, sans le contrôle d'une
idéologie rigide, empêchant l'éclosion de la nouveauté, tant sur le
plan culturel que sur le plan économique.
Synergon abandonne-t-elle dès lors le solidarisme organique ou non?
Non.
Car justement les hétérodoxies, plurielles parce que répondant aux
impératifs de contextes autonomes, représentent ipso facto des
réflexes organiques. Les théories et les pratiques hétérodoxes
jaillissent d'un humus organique au contraire des orthodoxies élaborées
en vase clos, en chambre, hors de tout contexte. Par leur défense des
structures dynamiques générées par les peuples et leurs institutions
propres, et par leur défense des secteurs non marchands et de la
sécurité sociale, les hétérodoxies impliquent d'office la solidarité
entre les membres d'une communauté politique. La troisième voie portée
par les doctrines hétérodoxes est forcément une troisième voie
organique et solidariste. Le problème que vous semblez vouloir soulever
ici, c'est que bon nombre de groupes ou de groupuscules de droite ont
utilisé à tort et à travers les termes d'"organique" et de
"solidariste", voire de "communauté" sans jamais faire référence aux
corpus complexes de la science économique hétérodoxe. Pour la
critique marxiste, par exemple, il était aisé de traiter les militants
de ces mouvements de farceurs ou d'escrocs, maniant des mots creux sans
signification réelle et concrète.
Participation et intéressement au temps de De Gaulle
L'exemple
concret et actuel auquel la nouvelle droite aurait pu se référer était
l'ensemble des tentatives de réforme dans la France de De Gaulle au
cours des années 60, avec la "participation" ouvrière dans les
entreprises et l'"intéressement" de ceux-ci aux bénéfices engrangés.
Participation et intéressement sont les deux piliers de la réforme
gaullienne de l'économie libérale de marché. Cette réforme ne va pas
dans le sens d'une planification rigide de type soviétique, bien
qu'elle ait prévu un Bureau du Plan, mais dans le sens d'un ancrage de
l'économie au sein d'une population donnée, en l'occurrence la nation
française. Parallèlement, cette orientation de l'économie française
vers la participation et l'intéressement se double d'une réforme du
système de représentation, où l'assemblée nationale —i. e. le
parlement français— devait être flanquée à terme d'un Sénat où
auraient siégé non seulement les représentants élus des partis
politiques mais aussi les représentants élus des associations
professionnelles et les représentants des régions, élus directement par
la population sans le truchement de partis. De Gaulle parlait en ce
sens de “Sénat des professions et des régions”.
Pour
la petite histoire, cette réforme de De Gaulle n'a guère été prise en
compte par les droites françaises et par la nouvelle droite qui en est
partiellement issue, car ces droites s'étaient retrouvées dans le camp
des partisans de l'Algérie française et ont rejeté ensuite, de manière
irrationnelle, toutes les émanations du pouvoir gaullien. C'est sans
nul doute ce qui explique l'absence totale de réflexion sur ces projets
sociaux gaulliens dans la littérature néo-droitiste.
[Pour en savoir plus: Ange SAMPIERU, «La participation: une idée neuve?», in: Orientations, n°12, 1990-91].
Les
visions économiques des révolutionnaires conservateurs me semblent
assez imprécises et n'ont apparemment qu'un seul dénominateur commun, le
rejet du libéralisme…
Les
idées économiques en général, et les manuels d'introduction à
l'histoire des doctrines économiques, laissent peu de place aux filons
hétérodoxes. Ces manuels, que l'on impose aux étudiants dans leurs
premières années et qui sont destinés à leur donner une sorte de fil
d'Ariane pour s'y retrouver dans la succession des idées économiques,
n'abordent quasiment plus les théories de l'école historique allemande
et leurs nombreux avatars en Allemagne et ailleurs (en Belgique: Emile
de Laveleye, à la fin du 19ième siècle, exposant et vulgarisateur
génial des thèses de l'école historique allemande). A la notable
exception des manuels d'Albertini et Silem, déjà cités. Une prise en
compte des chapitres consacrés aux hétérodoxies vous apporterait la
précision que vous réclamez dans votre question. De Sismondi à List, et
de Rodbertus à Schumpeter, une autre vision de l'économie se dégage,
qui met l'accent sur le contexte et accepte la variété infinie des modes
de pratiquer l'économie politique. Ces doctrines ne rejettent pas
tant le libéralisme, puisque certains de ces exposants se qualifient
eux-mêmes de "libéraux", que le refus de prendre acte des différences
contextuelles et circonstancielles où l'économie politique est appelée à
se concrétiser. Le "libéralisme" pur, rejeté par les révolutionnaires
conservateurs, est un universalisme. Il croit qu'il peut s'appliquer
partout dans le monde sans tenir compte des facteurs variables du
climat, de la population, de l'histoire de cette population, des types
de culture qui y sont traditionnellement pratiqués, etc. Cette
illusion universaliste est partagée par les deux autres piliers
(marxiste-soviétique et keynésien-social-démocrate) de l'orthodoxie
économique. Les illusions universalistes de l'orthodoxie ont notamment
conduit à la négligence des cultures vivrières dans le tiers monde, à la
multiplication des monocultures (qui épuisent les sols et ne couvrent
pas l'ensemble des besoins alimentaires et vitaux d'une population) et,
ipso facto, aux famines, dont celles du Sahel et de l'Ethiopie restent
ancrées dans les mémoires. Dans le corpus de la ND, l'intérêt pour le
contexte en économie s'est traduit par une série d'études sur les
travaux du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences
Sociales), dont les figures de proue, étiquetées de "gauche", ont
exploré un éventail de problématiques intéressantes, approfondit la
notion de "don" (c'est-à-dire des formes d'économie traditionnelle non
basée sur l'axiomatique de l'intérêt et du profit). Les moteurs de cet
institut sont notamment Serge Latouche et Alain Caillé. Dans le cadre de
la ND, ce sera surtout Charles Champetier qui s'occupera de ces
thématiques. Avec un incontestable brio. Cependant, à rebours de ces
félicitations qu'on doit lui accorder pour son travail d'exploration, il
faut dire qu'une transposition pure et simple du corpus du MAUSS dans
celui de la ND était impossible dans la mesure, justement, où la ND
n'avait rien préparé de bien précis sur les approches contextualistes en
économie, tant celles des doctrines classées à droite que celles
classées à gauche. Notamment aucune étude documentaire, visant à
réinjecter dans le débat les démarches historiques (donc
contextualistes), n'a été faite sur les écoles historiques allemandes et
leurs avatars, véritable volet économique d'une révolution
conservatrice, qui ne se limite pas, évidemment, à l'espace-temps qui
va de 1918 à 1932 (auquel Armin Mohler, pour ne pas sombrer dans une
exhaustivité non maîtrisable, avait dû se limiter). Les racines de la
révolution conservatrice remontent au romantisme allemand, dans la
mesure où il fut une réaction contre le "géométrisme" universaliste des
Lumières et de la révolution française: elle englobe par ailleurs tous
les travaux des philologues du 19ième siècle qui ont approfondi nos
connaissances sur l'antiquité et les mondes dits "barbares" (soit la
périphérie persane, germanique, dace et maure de l'empire romain chez un
Franz Altheim), l'école historique en économie et les sociologies qui y
sont apparentées, la révolution esthétique amorcée par les
pré-raphaëlites anglais, par John Ruskin, par le mouvement Arts &
Crafts en Angleterre, par les travaux de Pernstorfer en Autriche, par
l'architecture de Horta et les mobiliers de Van de Velde en Belgique,
etc. L'erreur des journalistes parisiens qui ont parlé à tort et à
travers de la "révolution conservatrice", sans avoir de culture
germanique véritable, sans partager véritablement les ressorts de l'âme
nord-européenne (ni d'ailleurs ceux de l'âme ibérique ou italienne), est
d'avoir réduit cette révolution aux expressions qu'elle a prises
uniquement en Allemagne dans les années tragiques, dures et éprouvantes
d'après 1918. En ce sens la ND a manqué de profondeur culturelle et
temporelle, n'a pas eu l'épaisseur suffisante pour s'imposer
magistralement à l'inculture dominante.
[Pour
en savoir plus: Charles CHAMPETIER, «Alain Caillé et le MAUSS: critique
de la raison utilitaire», in: Vouloir, n°65/67, 1990].
Pour
revenir plus directement aux questions économiques, disons qu'une
révolution conservatrice, est révolutionnaire dans la mesure où elle
vise à abattre les modèles universalistes calqués sur le géométrisme
révolutionnaire (selon l'expression de Gusdorf), et conservatrice dans
la mesure où elle vise un retour aux contextes, à l'histoire qui les a
fait émerger et les a dynamisés. De même dans le domaine de l'urbanisme,
toute révolution conservatrice vise à gommer les laideurs de
l'industrialisme (projet des pré-raphaëlites anglais et de leurs élèves
autrichiens autour de Pernerstorfer) ou du modernisme géométrique, pour
renouer avec des traditions du passé (Arts & Crafts) ou pour faire
éclore de nouvelles formes inédites (MacIntosh, Horta, Van de Velde).
Le
contexte, où se déploie une économie, n'est pas un contexte
exclusivement déterminé par l'économie, mais par une quantité d'autres
facteurs. D'où la critique néo-droitiste de l'économisme, ou du
"tout-économique". Cette critique n'a malheureusement pas souligné la
parenté philosophique des démarches non économiques (artistiques,
culturelles, littéraires) avec la démarche économique de l'école
historique.
Est-il
exact de dire que Synergon, contrairement au GRECE, accorde moins
d'attention au travail purement culturel et davantage aux événements
politiques concrets?
Nous
n'accordons pas moins d'attention au travail culturel. Nous en
accordons tout autant. Mais nous accordons effectivement, comme vous
l'avez remarqué, une attention plus soutenue aux événements du monde.
Deux semaines avant de mourir, le leader spirituel des indépendantistes
bretons, Olier Mordrel, qui suivait nos travaux, m'a téléphoné,
sachant que sa mort était proche, pour faire le point, pour entendre une
dernière fois la voix de ceux dont il se sentait proche
intellectuellement, mais sans souffler le moindre mot sur son état de
santé, car, pour lui, il n'était pas de mise de se plaindre ou de se
faire plaindre. Il m'a dit: «Ce qui rend vos revues indispensables,
c'est le recours constant au vécu». J'ai été très flatté de cet hommage
d'un aîné, qui était pourtant bien avare de louanges et de flatteries.
Votre question indique que vous avez sans doute perçu, à seize ans de
distance et par les lectures relatives au thème de votre mémoire, le
même état de choses qu'Olier Mordrel, à la veille de son trépas. Le
jugement d'Olier Mordrel me paraît d'autant plus intéressant,
rétrospectivement, qu'il est un témoin privilégié: revenu de son long
exil argentin et espagnol, il apprend à connaître assez tôt la
nouvelle droite, juste avant qu'elle ne soit placée sous les feux de
rampe des médias. Il vit ensuite son apogée et le début de son déclin.
Et il attribuait ce déclin à une incapacité d'appréhender le réel, le
vivant et les dynamiques à l'œuvre dans nos sociétés et dans l'histoire.
Le recours à Heidegger
Cette
volonté de l'appréhender, ou, pour parler comme Heidegger, de
l'arraisonner pour opérer le dévoilement de l'Etre et sortir ainsi du
nihilisme (de l'oubli de l'Etre), implique toute à la fois de recenser
inlassablement les faits de monde présents et passés (mais qui,
potentiellement, en dépit de leur sommeil momentané, peuvent toujours
revenir à l'avant-plan), mais aussi de les solliciter de mille et une
manières nouvelles pour faire éclore de nouvelles constellations
idéologiques et politiques, et de les mobiliser et de les
instrumentaliser pour détruire et effacer les pesanteurs issues des
géométrismes institutionnalisés. Notre démarche procède clairement d'une
volonté de concrétiser les visions philosophiques de Heidegger, dont la
langue, trop complexe, n'a pas encore généré d'idéologie et de praxis
révolutionnaires (et conservatrices!).
[Pour
en savoir plus: Robert STEUCKERS, «La philosophie de l'argent et la
philosophie de la Vie chez Georg Simmel (1858-1918)», in: Vouloir,
n°11, 1999].
Est-il
exact d'affirmer que Synergies Européennes constituent l'avatar actuel
du corpus doctrinal national-révolutionnaire (dont le
national-bolchevisme est une forme)?
Je
perçois dans votre question une vision un peu trop mécanique de la
trajectoire idéologique qui va de la révolution conservatrice et de
ses filons nationaux-révolutionnaires (du temps de Weimar) à l'actuelle
démarche de "Synergies Européennes". Vous semblez percevoir dans notre
mouvance une transposition pure et simple du corpus
national-révolutionnaire de Weimar dans notre époque. Une telle
transposition serait un anachronisme, donc une sottise. Toutefois, dans
ce corpus, les idées de Niekisch sont intéressantes à analyser, de même
que son itinéraire personnel et ses mémoires. Cependant, le texte le
plus intéressant de cette mouvance reste celui co-signé par les frères
Jünger, Ernst et surtout Friedrich-Georg, et intitulé Aufstieg des
Nationalismus. Pour les frères Jünger, dans cet ouvrage et dans d'autres
articles ou courriers importants de l'époque, le "nationalisme" est
synonyme de "particularité" ou d'"originalité", particularité et
originalité qui doivent rester telles, ne pas se laisser oblitérer par
un schéma universaliste ou par une phraséologie creuse que ses
utilisateurs prétendent progressiste ou supérieure, valable en tout
temps et en tout lieu, discours destiné à remplacer toutes les langues
et toutes les poésies, toutes les épopées et toutes les histoires.
Poète, Friedrich-Georg Jünger, dans ce texte-manifeste des
nationaux-révolutionnaires des années de Weimar, oppose les traits
rectilignes, les géométries rigides, propres de la phraséologie
libérale-positiviste, aux sinuosités, aux méandres, aux labyrinthes et
aux tracés serpentants du donné naturel, organique. En ce sens, il
préfigure la pensée d'un Gilles Deleuze, avec son rhizome s'insinuant
partout dans le plan territorial, dans l'espace, qu'est la Terre. De
même, l'hostilité du "nationalisme", tel que le concevaient les frères
Jünger, aux formes mortes et pétrifiées de la société libérale et
industrielle ne peut se comprendre que parallèlement aux critiques
analogues de Heidegger et de Simmel.
Dans
la plupart des cas, les cercles actuels, dits
nationaux-révolutionnaires, souvent dirigés par de faux savants (très
prétentieux), de grandes gueules insipides ou des frustrés qui cherchent
une manière inhabituelle de se faire valoir, se sont effectivement
borné à reproduire, comme des chromos, les phraséologies de l'ère de
Weimar. C'est à la fois une insuffisance et une pitrerie. Ce discours
doit être instrumentalisé, utilisé comme matériau, mais de concert avec
des matériaux philosophiques ou sociologiques plus scientifiques, plus
communément admis dans les institutions scientifiques, et confrontés
évidemment avec la réalité mouvante, avec l'actualité en marche. Les
petites cliques de faux savants et de frustrés atteints de führerite
aigüe ont évidemment été incapables de parfaire un tel travail.
Au-delà de “Aufstieg des Nationalismus”
Ensuite,
il me semble impossible, aujourd'hui, de renouer de manière a-critique
avec les idées contenues dans Aufstieg des Nationalismus et dans les
multiples revues du temps de la République de Weimar (Die Kommenden,
Widerstand d'Ernst Niekisch, Der Aufbruch, Die Standarte, Arminius, Der
Vormarsch, Der Anmarsch, Die deutsche Freiheit, Der deutsche Sozialist,
Entscheidung de Niekisch, Der Firn, également de Niekisch, Junge
Politik, Politische Post, Das Reich de Friedrich Hielscher, Die
sozialistische Nation de Karl Otto Paetel, Der Vorkämpfer, Der
Wehrwolf, etc.). Quand je dis "a-critique", je ne veux pas dire qu'il
faut soumettre ce corpus doctrinal à une critique dissolvante, qu'il
faut le rejeter irrationnellement comme immoral ou anachronique, comme
le font ceux qui tentent de virer leur cuti ou de se dédouaner. Je veux
dire qu'il faut le relire attentivement mais en tenant bien compte des
diverses évolutions ultérieures de leurs auteurs et des dynamiques
qu'ils ont suscitées dans d'autres champs que celui, réduit, du
nationalisme révolutionnaire. Exemple: Friedrich Georg Jünger édite en
1949 la version finale de son ouvrage Die Perfektion der Technik, qui
jette les fondements de toute la pensée écologique allemande de notre
après-guerre, du moins dans ses aspects non politiciens qui, en tant
que tels, et par là-même, sont galvaudés et stupidement caricaturaux.
Plus tard, Friedrich Georg lance une revue de réflexion écologique,
Scheidewege, qui continue à paraître après sa mort, survenue en 1977. Il
faut donc relire Aufstieg des Nationalismus à la lumière de ces
publications ultérieures et coupler le message national-révolutionnaire
et soldatique des années 20, où pointaient déjà des intuitions
écologiques, aux corpus biologisants, écologiques, organiques commentés
en long et en large dans les colonnes de Scheidewege. En 1958, Ernst
Jünger fonde avec Mircea Eliade et avec le concours de Julius Evola et
du traditionaliste allemand Leopold Ziegler la revue Antaios, dont
l'objectif est d'immerger ses lecteurs dans les grandes traditions
religieuses du monde. Ensuite, Martin Meyer a étudié l'œuvre d'Ernst
Jünger dans tous ses aspects et montré clairement les liens qui unissent
cette pensée, qui couvre un siècle tout entier, à quantité d'autres
mondes intellectuels, tels le surréalisme, toujours oublié par les
nationaux-révolutionnaires de Nantes ou d'ailleurs et par les
néo-droitistes parisiens qui se prennent pour des oracles infaillibles,
mais qui ne savent finalement pas grand chose, quand on prend la peine
de gratter un peu… Par coquetterie parisienne, on tente de se donner
un look allemand, un look "casque à boulons", qui sied à tous ces
zigomars comme un chapeau melon londonien à un Orang-Outan… Meyer
rappelle ainsi l'œuvre picturale de Kubin, le rapport étroit entre
Jünger et Walter Benjamin, la distance esthétique et la désinvolture
qui lient Jünger aux dandies, aux esthètes et à bon nombre de
romantiques, l'influence de Léon Bloy sur cet écrivain allemand mort à
102 ans, l'apport de Carl Schmitt dans ses démarches, le dialogue
capital avec Heidegger amorcé dans le deuxième après-guerre, l'impact
de la philosophie de la nature de Gustav Theodor Fechner, etc. En
France, les nationaux-révolutionnaires et les néo-droitistes
anachroniques et caricaturaux devraient tout de même se rappeler la
proximité de Drieu La Rochelle avec les surréalistes de Breton,
notamment quand Drieu participait au fameux "Procès Barrès" mis en scène
à Paris pendant la première guerre mondiale. La transposition
a-critique du discours national-révolutionnaire allemand des années 20
dans la réalité d'aujourd'hui est un expédiant maladroit, souvent
ridicule, qui ignore délibérément l'ampleur incalculable de la
trajectoire post-nationale-révolutionnaire des frères Jünger, des mondes
qu'ils ont abordés, travaillés, intériorisés. La même remarque vaut
notamment pour la mauvaise réception de Julius Evola, sollicité de
manière tout aussi maladroite et caricaturale par ces nervis
pseudo-activistes, ces sectataires du satano-sodomisme saturnaliste
basé à l'embouchure de la Loire ou ces métapolitologues
pataphysiques et porno-vidéomanes, qui ne débouchent généralement que
dans le solipsisme, la pantalonnade ou la parodie.
[Pour
en savoir plus: 1) Robert STEUCKERS, «L'itinéraire philosophique et
poétique de Friedrich-Georg Jünger», in: Vouloir, n°45/46, 1988; 2)
Robert STEUCKERS, Friedrich-Georg Jünger, Synergies, Forest, 1996].
Pourquoi Synergies accorde-t-elle tant d'attention à la Russie, outre le fait que ce pays fasse partie de l'ensemble eurasien?
L'attention
que nous portons à la Russie procède d'une analyse géopolitique de
l'histoire européenne. La première intuition qui a mobilisé nos
efforts depuis près d'un quart de siècle, c'est que l'Europe, dans
laquelle nous étions nés, celle de la division sanctionnée par les
conférences de Téhéran, Yalta et Postdam, était invivable, condamnait
nos peuples à sortir de l'histoire, à vivre une stagnation historique,
économique et politique, ce qui, à terme, signifie la mort. Bloquer
l'Europe à hauteur de la frontière entre l'Autriche et la Hongrie,
couper l'Elbe à hauteur de Wittenberge et priver Hambourg de son
hinterland brandebourgeois, saxon et bohémien, sont autant de stratégies
d'étranglement. Le Rideau de Fer coupait l'Europe industrielle de
territoires complémentaires et de cette Russie, qui, à la fin du
XIXième siècle, devenait le fournisseur de matières premières de
l'Europe, la prolongation vers le Pacifique de son territoire, le glacis
indispensable verrouillant le territoire de l'Europe contre les assauts
des peuples de la steppe qu'elle avait subis jusqu'au XVIième siècle.
La propagande anglaise décrivait le Tsar comme un monstre en 1905 lors
de la guerre russo-japonaise, favorisait les menées séditieuses en
Russie, afin de freiner cette synergie euro-russe d'avant le communisme.
Le communisme, financé par des banquiers new-yorkais, tout comme la
flotte japonaise en 1905, a servi à créer le chaos en Russie et à
empêcher des relations économiques optimales entre l'Europe et l'espace
russo-sibérien. Exactement comme la révolution française, appuyé par
Londres (cf. Olivier Blanc, Les hommes de Londres, Albin Michel), a
ruiné la France, a annihilé tous ses efforts pour se constituer une
flotte atlantique et se tourner vers le large plutôt que vers nos
propres territoires, a fait des masses de conscrits français (et
nord-africains) une chaire à canon pour la City, pendant la guerre de
Crimée, en 1914-1918 et en 1940-45. Une France tournée vers le large,
comme le voulait d'ailleurs Louis XVI, aurait engrangé d'immenses
bénéfices, aurait assuré une présence solide dans le Nouveau Monde et en
Afrique dès le XVIIIième siècle, n'aurait probablement pas perdu ses
comptoirs indiens. Une France tournée vers la ligne bleue des Vosges a
provoqué sa propre implosion démographique, s'est suicidée
biologiquement. Le ver était dans le fruit: après la perte du Canada en
1763, une maîtresse hissée au rang de marquise a dit: "Bah! Que nous
importent ces quelques arpents de neige" et "après nous, le déluge".
Grande clairvoyance politique! Qu'on peut comparer à celle d'un
métapolitologue du 11ième arrondissement, qui prend de haut les quelques
réflexions de Guillaume Faye sur l'“Eurosibérie”! En même temps, cette
monarchie française sur le déclin s'accrochait à notre Lorraine
impériale, l'arrachait à sa famille impériale naturelle, scandale
auquel le gouverneur des Pays-Bas autrichiens, Charles de Lorraine n'a
pas eu le temps de remédier; Grand Maître de l'Ordre Teutonique, il
voulait financer sa reconquête en payant de sa propre cassette une
armée bien entraînée et bien équipée de 70.000 hommes, triés sur le
volet. Sa mort a mis un terme à ce projet. Cela a empêché les armées
européennes de disposer du glacis lorrain pour venir mettre un terme,
quelques années plus tard, à la comédie révolutionnaire qui
ensanglantait Paris et allait commettre le génocide vendéen. Pour le
grand bénéfice des services de Pitt!
Dans
l'état actuel de nos recherches, nous constatons d'abord que le projet
de reforger une alliance euro-russe indéfectible n'est pas une
anomalie, une lubie ou une idée originale. C'est tout le contraire!
C'est le souci impérial récurrent depuis Charlemagne et Othon I!
Quarante ans de Guerre Froide, de division Est-Ouest et
d'abrutissement médiatique téléguidé depuis les Etats-Unis ont fait
oublier à deux ou trois générations d'Européens les ressorts de leur
histoire.
Le limes romain sur le Danube
Ensuite,
nos lectures nous ont amenés à constater que l'Europe, dès l'époque
carolingienne, s'est voulue l'héritière de l'Empire romain et a
aspiré à restituer celui-ci tout le long de l'ancien limes danubien.
Rome avait contrôlé le Danube de sa source à son embouchure dans la
Mer Noire, en déployant une flotte fluviale importante, rigoureusement
organisée, en construisant des ouvrages d'art, dont des ponts de
dimensions colossales pour l'époque (avec piliers de 45 m de hauteur
dans le lit du fleuve), en améliorant la technique des ponts de bateaux
pour les traversées offensives de ses légions, en concentrant dans la
trouée de Pannonie plusieurs légions fort aguerries et disposant d'un
matériel de pointe, de même que dans la province de Scythie,
correspondant à la Dobroudja au sud du delta du Danube. L'objectif était
de contenir les invasions venues des steppes surtout au niveau des deux
points de passage sans relief important que sont justement la plaine
hongroise (la "puszta") et cette Dobroudja, à la charnière de la
Roumanie et de la Bulgarie actuelles. Un empire ne pouvait éclore en
Europe, dans l'antiquité et au haut moyen âge, si ces points de passage
n'étaient pas verrouillés pour les peuples non européens de la steppe.
Ensuite, dans le cadre de la Sainte-Alliance du Prince Eugène (cf.
infra), il fallait les dégager de l'emprise turque ottomane, irruption
étrangère à l'européité, venue du Sud-Est. Après les études de
l'Américain Edward Luttwak sur la stratégie militaire de l'Empire
romain, on constate que celui-ci n'était pas seulement un empire
circum-méditerranéen, centré autour de la Mare Nostrum, mais aussi un
empire danubien, voire rhéno-danubien, avec un fleuve traversant toute
l'Europe, où sillonnait non seulement une flotte militaire, mais aussi
une flotte civile et marchande, permettant les échanges avec les
tribus germaniques, daces ou slaves du Nord de l'Europe. L'arrivée
des Huns dans la trouée de Pannonie bouleverse cet ordre du monde
antique. L'étrangeté des Huns ne permet pas de les transformer en
Foederati comme les peuples germaniques ou daces.
Les
Carolingiens voudront restaurer la libre circulation sur le Danube en
avançant leurs pions en direction de la Pannonie occupée par les Avars,
puis par les Magyars. Charlemagne commence à faire creuser le canal
Rhin-Danube que l'on nommera la Fossa Carolina. On pense qu'elle a été
utilisée, pendant un très bref laps de temps, pour acheminer troupes et
matériels vers le Noricum et la Pannonie. Charlemagne, en dépit de ses
liens privilégiés avec la Papauté romaine, souhaitait ardemment la
reconnaissance du Basileus byzantin et envisageait même de lui donner
la main d'une de ses filles. Aix-la-Chapelle, capitale de l'Empire
germanique, est construite comme un calque de Byzance, titulaire
légitime de la dignité impériale. Le projet de mariage échoue, sans
raison apparente autre que l'attachement personnel de Charlemagne à ses
filles, qu'il désirait garder près de lui, en en faisant les maîtresses
des grands abbés carolingiens, sans la moindre pudibonderie. Cet
attachement paternel n'a donc pas permis de sceller une alliance
dynastique entre l'Empire germanique d'Occident et l'Empire romain
d'Orient. L'ère carolingienne s'est finalement soldée par un échec, à
cause d'une constellation de puissances qui lui a été néfaste: les
rois francs, puis les Carolingiens (et avant eux, les Pippinides), se
feront les alliés, parfois inconditionnels, du Pape romain, ennemis du
christianisme irlando-écossais, qui missionne l'Allemagne du Sud
danubienne, et de Byzance, héritière légale de l'impérialité romaine. La
papauté va vouloir utiliser les énergies germaniques et franques
contre Byzance, sans autre but que d'asseoir sa seule suprématie. Alors
qu'il aurait fallu continuer l'œuvre de pénétration pacifique des
Irlando-Ecossais vers l'Est danubien, à partir de Bregenz et de
Salzbourg, favoriser la transition pacifique du paganisme au
christianisme irlandais au lieu d'accorder un blanc seing à des zélotes à
la solde de Rome comme Boniface, parce que la variante
irlando-écossaise du christianisme ne s'opposait pas à l'orthodoxie
byzantine et qu'un modus vivendi aurait pu s'établir ainsi de l'Irlande
au Caucase. Cette synthèse aurait permis une organisation optimale du
continent européen, qui aurait rendu impossible le retour des peuples
mongols et les invasions turques des 10ième et 11ième siècles. Ensuite,
la reconquista de l'Espagne aurait été avancée de six siècles!
[Pour
en savoir plus: Robert STEUCKERS, «Mystères pontiques et panthéisme
celtique à la source de la spiritualité européenne», in: Nouvelles de
Synergies européennes, n°39, 1999].
Après Lechfeld en 955, l'organisation de la trouée pannonienne
Ces
réflexions sur l'échec des Carolingiens, exemplifié par la bigoterie
stérile et criminelle de son descendant Louis le Pieux, démontre qu'il
n'y a pas de bloc civilisationnel européen cohérent sans une maîtrise et
une organisation du territoire de l'embouchure du Rhin à la Mer
Noire. D'ailleurs, fait absolument significatif, Othon I reçoit la
dignité impériale après la bataille de Lechfeld en 955, qui permet de
reprendre pied en Pannonie, après l'élimination des partisans du khan
magyar Horka Bulcsu, et l'avènement des Arpads, qui promettent de
verrouiller la trouée pannonienne comme l'avaient fait les légions
romaines au temps de la gloire de l'Urbs. Grâce à l'armée germanique de
l'Empereur Othon I et la fidélité des Hongrois à la promesse des Arpads,
le Danube redevient soit germano-romain soit byzantin (à l'Est des
"cataractes" de la Porte de Fer). Si la Pannonie n'est plus une voie de
passage pour les nomades d'Asie qui peuvent disloquer toute organisation
politique continentale en Europe, ipso facto, l'impérialité est
géographiquement restaurée.
Othon
I, époux d'Adelaïde, héritière du royaume lombard d'Italie, entend
réorganiser l'Empire en assurant sa mainmise sur la péninsule italique
et en négociant avec les Byzantins, en dépit des réticences papales. En
967, douze ans après Lechfeld, cinq ans après son couronnement, Othon
reçoit une ambassade du Basileus byzantin Nicéphore Phocas et propose
une alliance conjointe contre les Sarrasins. Elle se réalisera
tacitement avec le successeur de Nicéphore Phocas, plus souple et plus
clairvoyant, Ioannes Tzimisces, qui autorise la Princesse byzantine
Théophane à épouser le fils d'Othon I, le futur Othon II en 972. Othon
II ne sera pas à la hauteur, essuyant une défaite terrible en Calabre
en 983 face aux Sarrasins. Othon III, fils de Théophane, qui devient
régente en attendant sa majorité, ne parviendra pas à consolider son
double héritage, germanique et byzantin.
Le
règne ultérieur d'un Konrad II sera exemplaire à ce titre. Cet empereur
salien vit en bonne intelligence avec Byzance, dont les territoires à
l'Est de l'Anatolie commencent à être dangereusement harcelés par les
raids seldjoukides et les rezzou arabes. L'héritage othonien en
Pannonie et en Italie ainsi que la paix avec Byzance permettent une
véritable renaissance en Europe, confortée par un essor économique
remarquable. Grâce à la victoire d'Othon I et à l'inclusion de la
Pannonie des Arpad dans la dynamique impériale européenne, l'économie de
notre continent entre dans une phase d'essor, la croissance
démographique se poursuit (de l'an 1000 à 1150 la population augmente de
40%), le défrichage des forêts bat son plein, l'Europe s'affirme
progressivement sur les rives septentrionales de la Méditerranée et les
cités italiennes amorcent leur formidable processus d'épanouissement,
les villes rhénanes deviennent des métropoles importantes (Cologne,
Mayence, Worms avec sa superbe cathédrale romane).
Cet
essor et le règne paisible mais fort de Konrad II démontrent que
l'Europe ne peut connaître la prospérité économique et l'épanouissement
culturel que si l'espace entre la Moravie et l'Adriatique est sécurisé.
Dans tous les cas contraires, c'est le déclin et le marasme. Leçon
historique cardinale qu'ont retenue les fossoyeurs de l'Europe: à
Versailles en 1919, ils veulent morceler le cours du Danube en autant
d'Etats antagonistes que possible; en 1945, ils veulent établir une
césure sur le Danube à hauteur de l'antique frontière entre le Noricum
et la Pannonie; entre 1989 et 2000, ils veulent installer une zone de
troubles permanents dans le Sud-Est européen afin d'éviter la soudure
Est-Ouest et inventent l'idée d'un fossé civilisationnel insurmontable
entre un Occident protestant-catholique et un Orient
orthodoxe-byzantin (cf. les thèses de Samuel Huntington).
Au
Moyen Age, c'est la Rome papale qui va torpiller cet essor en
contestant le pouvoir temporel des Empereurs germaniques et en
affaiblissant de la sorte l'édifice européen tout entier, privé d'un
bras séculier puissant et bien articulé. Le souhait des empereurs était
de coopérer dans l'harmonie et la réciprocité avec Byzance, pour
restaurer l'unité stratégique de l'Empire romain avant la césure
Occident/Orient. Mais Rome est l'ennemie de Byzance, avant même d'être
l'ennemie des Musulmans. A l'alliance tacite, mais très mal articulée,
entre l'Empereur germanique et le Basileus byzantin, la Papauté
opposera l'alliance entre le Saint-Siège, le royaume normand de Sicile
et les rois de France, alliance qui appuie aussi tous les mouvements
séditieux et les intérêts sectoriels et bassement matériels en Europe,
pourvu qu'ils sabotent les projets impériaux.
Le rêve italien des Empereurs germaniques
Le
rêve italien des Empereurs, d'Othon III à Frédéric II de Hohenstaufen,
vise à unir sous une même autorité suprême les deux grandes voies de
communication aquatiques en Europe: le Danube au centre des terres et la
Méditerranée, à la charnière des trois continents. A rebours des
interprétations nationales-socialistes ou folcistes ("völkisch") de
Kurt Breysig et d'Adolf Hitler lui-même, qui n'ont eu de cesse de
critiquer l'orientation italienne des Empereurs germaniques du Haut
Moyen Age, force est de constater que l'espace entre Budapest
(l'antique Aquincum des Romains) et Trieste sur l'Adriatique, avec,
pour prolongement, la péninsule italienne et la Sicile, permettent, si
ces territoires sont unis par une même volonté politique, de maîtriser
le continent et de faire face à toutes les invasions extérieures: celles
des nomades de la steppe et du désert arabique. Les Papes contesteront
aux Empereurs le droit de gérer pour le bien commun du continent les
affaires italiennes et siciliennes, qu'ils considéraient comme des
apanages personnels, soustraits à toute logique continentale, politique
et stratégique: en agissant de la sorte, et avec le concours des
Normands de Sicile, ils ont affaibli leur ennemie, Byzance, mais, en
même temps, l'Europe toute entière, qui n'a pas pu reprendre pied en
Afrique du Nord, ni libérer la péninsule ibérique plus tôt, ni défendre
l'Anatolie contre les Seldjoukides, ni aider la Russie qui faisait face
aux invasions mongoles. La situation exigeait la fédération de toutes
les forces dans un projet commun.
Par
les menées séditieuses des Papes, des rois de France, des émeutiers
lombards, des féodaux sans scrupules, notre continent n'a pas pu être
"membré" de la Baltique à l'Adriatique, du Danemark à la Sicile (comme
l'avait également voulu un autre esprit clairvoyant du XIIIième siècle,
le Roi de Bohème Ottokar II Premysl). L'Europe était dès lors incapable
de parfaire de grands desseins en Méditerranée (d'où la lenteur de la
reconquista, laissée aux seuls peuples hispaniques, et l'échec des
croisades). Elle était fragilisée sur son flanc oriental et a failli,
après les désastres de Liegnitz et de Mohi en 1241, être complètement
conquise par les Mongols. Cette fragilité, qui aurait pu lui être
fatale, est le résultat de l'affaiblissement de l'institution impériale à
cause des manigances papales.
De la nécessaire alliance des deux impérialités européennes
En
1389, les Serbes s'effondrent devant les Turcs lors de la fameuse
bataille du Champ des Merles, prélude dramatique à la chute définitive
de Constantinople en 1453. L'Europe est alors acculée, le dos à
l'Atlantique et à l'Arctique. La seule réaction sur le continent vient
de Russie, pays qui hérite ainsi ipso facto de l'impérialité byzantine à
partir du moment où celle-ci cesse d'exister. Moscou devient donc la
"Troisième Rome"; elle hérite de Byzance la titulature de l'impérialité
orientale. Il y avait deux empires en Europe, l'Empire romain
d'Occident et l'Empire romain d'Orient; il y en a toujours deux malgré
la chute de Constantinople: le Saint-Empire romain germanique et
l'Empire russe. Ce dernier passe directement à l'offensive, grignote les
terres conquises par les Mongols, détruit les royaumes tatars de la
Volga, pousse vers la Caspienne. Par conséquent, tradition et
géopolitique obligent: l'alliance voulue par les empereurs germaniques
depuis Charlemagne entre Aix-la-Chapelle et Byzance, doit être
poursuivie mais, dorénavant, par une alliance impériale germano-russe.
L'Empereur d'Occident (germanique) et l'Empereur d'Orient (russe)
doivent agir de concert pour repousser les ennemis de l'Europe (espace
stratégique à deux têtes comme le symbolise l'aigle bicéphale) et
dégager nos terres de l'encerclement ottoman et musulman, avec
l'appui des rois locaux: rois d'Espagne, de Hongrie, etc. Telle est la
raison historique, métaphysique et géopolitique de toute alliance
germano-russe.
Cette
alliance fonctionnera, en dépit de la trahison française. La France
était hostile à Byzance pour le compte des Papes anti-impériaux de Rome.
Elle participera à la destruction des glacis de l'Empire à l'Ouest et
s'alliera aux Turcs contre le reste de l'Europe. D'où les contradictions
insolubles des "nationalistes" français: simultanément, ils se
réclament de Charles Martel (un Austrasien de nos pays d'entre Meuse et
Rhin, appelé au secours d'une Neustrie et d'une Aquitaine mal
organisées, décadentes et en proie à toutes sortes de dissensions,
qui n'avaient pas su faire face à l'invasion arabe) mais ces mêmes
nationalistes français avalisent les crimes de trahison des rois,
cardinaux et ministres félons: François I, Henri II, Richelieu, Louis
XIV, Turenne, voire des séides de la Révolution, comme si, justement,
Charles Martel l'Austrasien n'avait jamais existé!
L'Alliance
austro-russe fonctionne avec la Sainte-Alliance mise sur pied par
Eugène de Savoie à la fin du XVIIième siècle, qui repousse les Ottomans
sur toutes les frontières, de la Bosnie au Caucase. L'intention
géopolitique est de consolider la trouée pannonienne, de maître en
service une flotte fluviale danubienne, d'organiser une défense en
profondeur de la frontière par des unités de paysans-soldats croates,
serbes, roumains, appuyés par des colons allemands et lorrains, de
libérer les Balkans et, en Russie, de reprendre la Crimée et de
contrôler les côtes septentrionales de la Mer Noire, afin d'élargir
l'espace européen à son territoire pontique au complet. Au XVIIIième
siècle, Leibniz réitère cette nécessité d'inclure la Russie dans une
grande alliance européenne contre la poussée ottomane. Plus tard, la
Sainte-Alliance de 1815 et la Pentarchie du début du XIXième siècle
prolongeront cette même logique. L'alliance des trois empereurs de
Bismarck et la politique de concertation avec Saint-Pétersbourg, qu'il
n'a cessé de pratiquer, sont des applications modernes du vœu de
Charlemagne (non réalisé) et d'Othon I, véritable fondateur de l'Europe.
Dès que ces alliances n'ont plus fonctionné, l'Europe est entrée dans
une nouvelle phase de déclin, au profit, notamment, des Etats-Unis. Le
Traité de Versailles de 1919 vise la neutralisation de l'Allemagne et
son pendant, le Traité du Trianon, sanctionne le morcellement de la
Hongrie, privée de son extension dans les Tatras (la Slovaquie) et de
son union avec la Croatie créée par le roi Tomislav, union instaurée
plus tard par la Pacta Conventa en 1102, sous la direction du roi
hongrois Koloman Könyves ("Celui qui aimait les livres jusqu'à la
folie"). Versailles détruit ce que les Romains avaient uni, restaure ce
que les troubles des siècles sombres avaient imposé au continent,
détruit l'œuvre de la Couronne de Saint-Etienne qui avait
harmonieusement restauré l'ordre romain tout en respectant la
spécificité croate et dalmate. Versailles a surtout été un crime contre
l'Europe parce que cette nécessaire harmonie hungaro-croate en cette
zone géographique clef a été détruite et a précipité à nouveau l'Europe
dans une période de troubles inutiles, à laquelle un nouvel empereur
devra nécessairement, un jour, mettre un terme. Wilson, Clemenceau et
Poincaré, la France et les Etats-Unis, portent la responsabilité de ce
crime devant l'histoire, de même que les tenants écervelés de cette
éthique de la conviction (et, partant, de l'irresponsabilité) portée par
le laïcisme de mouture franco-révolutionnaire. Derrière l'hostilité de
façade à la religion catholique qu'elle professe, cette idéologie
pernicieuse a agi exactement comme les papes simoniaques du Moyen Age:
elle a détruit les principes d'organisation optimaux de notre Europe,
ses adeptes étant aveuglés par des principes fumeux et des intérêts
sordides, sans profondeur historique et temporelle. Principes et
intérêts totalement inaptes à fournir les assises d'une organisation
politique, pour ne même pas parler d'un empire.
Face
à ce désastre, Arthur Moeller van den Bruck, figure de proue de la
révolution conservatrice, lance l'idée d'une nouvelle alliance avec la
Russie en dépit de l'installation au pouvoir du bolchevisme léniniste,
car le principe de l'alliance des deux Empires doit demeurer envers
et contre la désacralisation, l'horizontalisation et la profanation de
la politique. Le Comte von Brockdorff-Rantzau appliquera cette
diplomatie, ce qui conduira à l'anti-Versailles germano-soviétique: les
accords de Rapallo signés entre Rathenau et Tchitcherine en 1922. De
là, nous revenons à la problématique du "national-bolchevisme" que j'ai
évoquée par ailleurs dans cet entretien.
Dans
les années 80, quand l'évolution des stratégies militaires, des
armements et surtout des missiles balistiques inter-continentaux, amène
au constat qu'aucune guerre nucléaire n'est possible en Europe sans la
destruction totale des pays engagés, il apparaît nécessaire de sortir
de l'impasse et de négocier pour ré-impliquer la Russie dans le concert
européen. Après la perestroïka, amorcée en 1985 par Gorbatchev,
le dégel s'annonce, l'espoir reprend: il sera vite déçu. La succession
des conflits inter-yougoslaves va à nouveau bloquer l'Europe entre la
trouée pannonienne et l'Adriatique, tandis que les officines de
propagande médiatique, CNN en tête, inventent mille et une raisons
pour approfondir le fossé entre Européens et Russes.
Blocage des dynamiques européennes entre Bratislava et Trieste
Ces
explications d'ordre historique doivent nous amener à comprendre que
les soi-disant défenseurs d'un Occident sans la Russie (ou contre la
Russie) sont en réalité les fossoyeurs papistes ou maçonniques de
l'Europe et que leurs agissements condamnent notre continent à la
stagnation, au déclin et à la mort, comme il avait stagné, décliné et
dépéri entre les invasions hunniques et la restauratio imperii d'Othon
I, à la suite de la bataille de Lechfeld en 955. Dès la ré-organisation
de la plaine hongroise et son inclusion dans l'orbe européenne, l'essor
économique et démographique de l'Europe ne s'est pas fait attendre.
C'est une renaissance analogue que l'on a voulu éviter après le dégel
qui a suivi la perestroïka de Gorbatchev, car cette règle géopolitique
garantissant la prospérité est toujours valable (par exemple,
l'économie autrichienne avait triplé son chiffre d'affaire en l'espace
de quelques années après le démantèlement du Rideau de fer le long de la
frontière austro-hongroise en 1989). Nos adversaires connaissent bien
les ressorts de l'histoire européenne. Mieux que notre propre personnel
politique pusillanime et décadent. Ils savent que c'est toujours là,
entre Bratislava et Trieste, qu'il faut nous frapper, nous bloquer, nous
étrangler. Pour éviter une nouvelle union des deux Empires et une
nouvelle période de paix et de prospérité, qui ferait rayonner
l'Europe de mille feux et condamnerait ses concurrents à des rôles de
seconde zone, tout simplement parce qu'ils ne possèdent pas le vaste
éventail de nos potentialités, fruits de nos différences et de nos
spécificités.
Quelles
sont les positions concrètes de Synergies Européennes sur des
institutions comme le Parlement, la représentation populaire,
etc.
La
vision de "Synergies Européennes" est démocratique mais hostile à
toutes les formes de partitocratie, car celle-ci, qui se prétend
“démocratique”, est en fait un parfait déni de démocratie. Sur le plan
théorique, "Synergies Européennes" se réclame d'un libéral russe du
début du siècle, militant du Parti des Cadets: Moshe Ostrogovski.
L'analyse que ce libéral russe d'avant la révolution bolchevique nous a
laissée repose sur un constat évident: toute démocratie devrait être un
système calqué sur la mouvance des choses dans la Cité. Les
mécanismes électoraux visent logiquement à faire représenter les
effervescences à l'œuvre dans la société, au jour le jour, sans pour
autant bouleverser l'ordre immuable du politique. Par conséquent, les
instruments de la représentation, c'est-à-dire les partis politiques,
doivent, eux aussi, être transitoires, représenter les effervescences
passagères et ne jamais viser à la pérennité. Les dysfonctionnements de
la démocratie parlementaire découlent du fait que les partis
deviennent des permanences rigides au sein des sociétés, cooptant en
leur sein des individus de plus en plus médiocres. Pour pallier à cet
inconvénient, Ostrogovski suggère une démocratie reposant sur des
partis "ad hoc", réclamant ponctuellement des réformes urgentes ou des
amendements précis, puis proclamant leur propre dissolution pour libérer
leur personnel, qui peut alors forger de nouveaux mouvements
pétitionnaires, ce qui permet de redistribuer les cartes et de répartir
les militants dans de nouvelles formations, qui seront tout aussi
provisoires. Les parlements accueilleraient ainsi des citoyens qui ne
s'encroûteraient jamais dans le professionnalisme politicien. Les
périodes de législature seraient plus courtes ou, comme au début de
l'histoire de Belgique ou dans le Royaume-Uni des Pays-Bas de 1815 à
1830, le tiers de l'assemblée serait renouvelé à chaque tiers du temps
de la législation, permettant une circulation plus accélérée du
personnel politique et une élimination par la sanction des urnes de
tous ceux qui s'avèrent incompétents; cette circulation n'existe plus
aujourd'hui, ce qui, au-delà du problème du vote censitaire, nous donne
aujourd'hui une démocratie moins parfaite qu'à l'époque. Le problème est
d'éviter des carrières politiciennes chez des individus qui finiraient
par ne plus rien connaître de la vie civile réelle.
Weber & Minghetti: pour le maintien de la séparation des trois pouvoirs
Max
Weber aussi avait fait des observations pertinentes: il constatait que
les partis socialistes et démocrates-chrétiens (le "Zentrum" allemand)
installaient des personnages sans compétence à des postes clef, qui
prenaient des décisions en dépit du bon sens, étaient animés par des
éthiques de la conviction et non plus de la responsabilité et
exigeaient la répartition des postes politiques ou des postes de
fonctionnaires au pro rata des voix sans qu'il ne leur soit réclamé des
compétences réelles pour l'exercice de leur fonction. Le ministre
libéral italien du XIXième siècle, Minghetti, a perçu très tôt que ce
système mettrait vite un terme à la séparation des trois pouvoirs, les
partis et leurs militants, armés de leur éthique de la conviction,
source de toutes les démagogies, voulant contrôler et manipuler la
justice et faire sauter tous les cloisonnements entre législatif et
exécutif. L'équilibre démocratique entre les trois pouvoirs, posés au
départ comme étanches pour garantir la liberté des citoyens, ainsi que
l'envisageait Montesquieu, ne peut plus ni fonctionner ni exister, dans
un tel contexte d'hystérie et de démagogie. Nous en sommes là
aujourd'hui.
“Synergies
Européennes“ ne critique donc pas l'institution parlementaire en soi,
mais marque nettement son hostilité à tout dysfonctionnement, à toute
intervention privée (les partis sont des associations privées, dans les
faits et comme le rappelle Ostrogovski) dans le recrutement du personnel
politique, de fonctionnaires, etc., à tout népotisme (cooptation de
membres de la famille d'un politicien ou d'un fonctionnaire à un poste
politique ou administratif). Seuls les examens réussis devant un jury
complètement neutre doivent permettre l'accession à une charge. Tout
autre mode de recrutement devrait constituer un délit très grave.
Nous
pensons également que les parlements ne devraient pas être uniquement
des chambres de représentation où ne siègeraient que des élus issus de
partis politiques (donc d'associations privées exigeant une discipline
n'autorisant aucun droit de tendance ou aucune initiative personnelle du
député). Tous les citoyens ne sont pas membres de partis et, de fait,
la majorité d'entre eux ne possède pas de carte ou d'affiliation. Par
conséquent, les partis ne représentent généralement que 8 à 10% de la
population et 100% du parlement! Le poids exagéré des partis doit être
corrigé par une représentation issue des associations professionnelles
et des syndicats, comme l'envisageait De Gaulle et son équipe quand ils
parlaient de “sénat des professions et des régions”. Pour le Professeur
Bernard Willms (1931-1991), le modèle constitutionnel qu'il appelait de
ses vœux repose sur une assemblée tricamérale (Parlement, Sénat, Chambre
économique). Le Parlement se recruterait pour moitié parmi les
candidats désignés par des partis et élus personnellement (pas de vote
de liste); l'autre moitié étant constituée de représentants des conseils
corporatifs et professionnels. Le Sénat serait essentiellement un
organe de représentation régionale (comme le Bundesrat allemand ou
autrichien). La Chambre économique, également organisée sur base des
régions, représenterait les corps sociaux, parmi lesquels les syndicats.
Le
problème est de consolider une démocratie appuyée sur les "corps
concrets" de la société et non pas seulement sur des associations
privées de nature idéologique et arbitraire comme les partis. Cette idée
rejoint la définition donnée par Carl Schmitt des “corps concrets”.
Par ailleurs, toute entité politique repose sur un patrimoine
culturel, dont il doit être tenu compte, selon l'analyse faite par un
disciple de Carl Schmitt, Ernst Rudolf Huber. Pour Huber, l'Etat
cohérent est toujours un Kulturstaat et l'appareil étatique a le devoir
de maintenir cette culture, expression d'une Sittlichkeit, dépassant
les simples limites de l'éthique pour englober un vaste de champs de
productions artistiques, culturelles, structurelles, agricoles,
industrielles, etc., dont il faut maintenir la fécondité. Une
représentation plus diversifiée, et étendue au-delà des 8 à 10%
d'affiliés aux partis, permet justement de mieux garantir cette
fécondité, répartie dans l'ensemble du corps social de la nation. La
défense des "corps concrets", postule la trilogie “communauté,
solidarité, subsidiarité”, réponse conservatrice, dès le 17ième siècle,
au projet de Bodin, visant à détruire les “corps intermédiaires” de la
société, donc les “corps concrets”, pour ne laisser que le
citoyen-individu isolé face au Léviathan étatique. Les idées de Bodin
ont été réalisées par la révolution française et son fantasme de
géométrisation de la société, qui a justement commencé par
l'éradication des associations professionnelles par la Loi Le Chapelier
de 1791. Aujourd'hui, le recours actualisé à la trilogie “communauté,
solidarité, subsidiarité” postule de donner un maximum de
représentativité aux associations professionnelles, aux masses non
encartées, et de diminuer l'arbitraire des partis et des fonctionnaires.
De même, le Professeur Erwin Scheuch (Cologne) propose aujourd'hui une
série de mesures concrètes pour dégager la démocratie parlementaire de
tous les dysfonctionnements et corruptions qui l'étouffent.
[Pour
en savoir plus: 1) Ange SAMPIERU, «Démocratie et représentation», in:
Orientations, n°10, 1988; 2) Robert STEUCKERS, «Fondements de la
démocratie organique», in: Orientations, n°10, 1988; 3) Robert
STEUCKERS, Bernard Willms (1931-1991): Hobbes, la nation allemande,
l'idéalisme, la critique politique des “Lumières”, Synergies, Forest,
1996; 4) Robert STEUCKERS, «Du déclin des µours politiques», in:
Nouvelles de Synergies européennes, n°25, 1997 (sur les thèses du
Prof. Erwin Scheuch); 5) Robert STEUCKERS, «Propositions pour un
renouveau politique», in: Nouvelles de Synergies européennes, n°33, 1998
(en fin d'article, sur les thèses d'Ernst Rudolf Huber); 6) Robert
STEUCKERS, «Des effets pervers de la partitocratie», in: Nouvelles de
Synergies européennes, n°41, 1999].
Bibliographie:
◊ Jean-Pierre CUVILLIER, L'Allemagne médiévale, deux tomes, Payot, tome 1, 1979, tome 2, 1984.
◊
Karin FEUERSTEIN-PRASSER, Europas Urahnen. Vom Untergang des
Weströmischen Reiches bis zu Karl dem Grossen, F. Pustet, Regensburg,
1993.
◊ Karl Richard GANZER, Het Rijk als Europeesche Ordeningsmacht, Die Poorten, Antwerpen, 1942.
◊ Wilhelm von GIESEBRECHT, Deutsches Kaisertum im Mittelalter, Verlag Reimar Hobbing, Berlin, s.d.
◊ Eberhard HORST, Friedrich II. Der Staufer. Kaiser - Feldherr - Dichter, W. Heyne, München, 1975-77.
◊ Ricarda HUCH, Römischer Reich Deutscher Nation, Siebenstern, München/Hamburg, 1964.
◊ Edward LUTTWAK, La grande stratégie de l'Empire romain, Economica, 1987.
◊ Michael W. WEITHMANN, Die Donau. Ein europäischer Fluss und seine 3000-jährige Geschichte, F. Pustet/Styria, Regensburg, 2000.
◊ Philippe WOLFF, The Awakening of Europe, Penguin, Harmondsworth, 1968.
Commentaires
Enregistrer un commentaire