Robert STEUCKERS:
Réflexions sur deux points chauds: l’Iran
et la Syrie
Conférence prononcée à l’Université de
Gand, Hoveniersberg, 8 mars 2012
L’Iran
La
première chose qu’il faut impérativement dire quand on prend la parole à propos
de l’Iran, c’est de rappeler que ce pays a été le première empire créé par un
peuple de souche indo-européennes au cours de l’histoire, dès 2500 ans avant
J.C. Le dernier Shah d’Iran, vers la fin de son règne, avait commémoré
l’événement fondateur de l’impérialité iranienne à Persépolis par une fête
d’une ampleur extraordinaire, à laquelle toutes les têtes couronnées de la
planète avaient participé. Ensuite, l’Iran est la terre matricielle de la
religion zoroastrienne, première tentative de dépassement d’une religiosité purement
mythologique, à l’époque historique lointaine que des auteurs comme Karl
Jaspers et Karen Armstrong nomment, très justement, la période axiale de
l’histoire, période où se cristallisent les valeurs indépassables sur
lesquelles se fondent les grandes civilisations, les empires ou les forces
religieuses. Le zoroastrisme pose la figure du dirigeant charismatique qui
forge une morale exemplaire et qui, pour l’asseoir dans la société, est
accompagné d’une suite de gaillards vigoureux, armés de gourdins (de massues)
et d’arcs. C’est dans cette suite de Zoroastre qu’il faut voir l’origine de
tous les ordres de chevalerie, introduits en Europe par les cavaliers sarmates
(donc iraniens) recrutés par l’Empire romain pour défendre ses frontières, les
“limes”. Ces Sarmates, zoroastriens au départ et souvent devenus mithraïstes,
ont été casernés en “Britannia” (Angleterre) et au Pays de Galles où ils ont
résisté longtemps aux Angles et aux Saxons et ont été à la base des mythes
arthuriens, considérés jusqu’à date récente comme “celtiques”. On les retrouve
aussi le long du Rhin (le musée romain-germanique de Cologne expose des pierres
tombales de cavaliers sarmates) et dans nos régions, surtout le long de la
Meuse. Les Alains, peuple cavalier proche des Sarmates et des Scythes,
accompagnent les Suèves et les Wisigoths dans leur conquête de l’Espagne. Les
régions où ils s’installent, dans le Nord de la péninsule, résisteront à
l’invasion maure et c’est précisément dans ces régions-là que les ordres de
chevalerie populaires naîtront, enrôlant de simples paysans ou des pélerins
arrivés à Compostelle pour former le noyau dur des armées de la reconquista.
Querelles
entre islams (au pluriel!)
L’islamisation
totale de l’Iran sera fort lente jusqu’aux temps de Shah Abbas (16ème siècle),
qui fera du chiisme la religion de l’Empire perse, en guerre contre les
Ottomans, champions du sunnisme. Pour que l’islam soit devenu dominant en
Perse, il aura fallu attendre 400 ans après la conquête de ce vaste pays par
les armées des successeurs de Mahomet. Le zoroastrisme s’est longtemps
maintenu, tandis que le chiisme y cohabitait conflictuellement avec le
sunnisme. Ce long conflit entre chiites et sunnites nous ramène à l’actualité:
le conflit sous-jacent du Moyen Orient, fort peu mis en exergue par nos médias,
oppose en effet l’Arabie saoudite, puissance championne du sunnisme le plus
intransigeant, sous sa forme wahhabite, et l’Iran, champion du chiisme. En
Orient, les guerres sont éternelles: le passé ne passe pas, est toujours
susceptible d’être réactivé car il faut venger les ancêtres, un affront, une
défaite. L’Orient, dans ses réflexes, a l’avantage de ne pas connaître
d’idéologie progressiste qui efface, ou veut effacer, des mémoires et du réel
matériel les forces d’antan, les forces immémoriales. Ce conflit
chiite/sunnite, et surtout sa résilience, peut apparaître paradoxal à tous ceux
qui ne perçoivent dans l’islam qu’un seul bloc, uni et indifférencié. C’est là
une vision simpliste, fausse et juste bonne à générer de la propagande à bon
marché. A l’instar d’Yves Lacoste, géopolitologue français et éditeur de la
remarquable revue “Hérodote”, il convient, pour être sérieux, de parler des
“islams”, si l’on veut poser des analyses cohérentes sur les conflits qui
traversent non seulement la sphère musulmane dans son ensemble mais aussi sur
les inimitiés qui animent les communautés islamiques immigrées en Europe et que
le personnel politique, policier et juridique contemporain, inculte et abruti,
est incapable de comprendre donc de prévenir (la “prévoyance”, vertu cardinale
des “bons services” selon Xavier Raufer) voire de réprimer à temps. Les
affrontements entre chiites et sunnites, voire entre d’autres communautés qui
ont l’islam ou le “coranisme” pour dénominateur commun, permettent à des
“empires”, hier le britannique, aujourd’hui l’américain, de pratiquer la
politique du “Divide ut impera”, de diviser pour régner. C’est ainsi que,
tacitement hier, de plus en plus ouvertement aujourd’hui, l’Arabie saoudite est
désormais un allié d’Israël dans la lutte contre l’Iran, voulue par Washington
et que les schématismes propagandistes des islamophobes hypersimplificateurs ou
des fondamentalistes islamiques délirants ou des islamophiles présents dans
toutes les “lunatic fringes”, qui veulent voir dans les conflits actuels une
lutte entre “Judéo-Croisés” et “Bons (ou Mauvais) Musulmans” sont totalement
faux: il y a, d’un côté, l’alliance “Wahhabito-judéo-puritano-croisée” et, de
l’autre, les “fondamentalistes chiites/khomeynistes”. Dans les deux camps, il y
a des musulmans et ils s’étripent allègrement. De même, la guerre civile qui
fait rage aujourd’hui en Syrie est un conflit entre Alaouites et Sunnites;
ceux-ci, sous l’impulsion des Wahhabites saoudiens, considèrent les Alaouites,
détenteurs du pouvoir à Damas, comme des hérétiques, proches des chiites. Une
fois de plus, ce conflit interne à la Syrie démontre que les inimitiés entre
factions musulmanes ont plus de poids, au Proche- et au Moyen-Orient, que la
césure, souvent mise en exergue dans nos médias, entre l’Occident et l’Islam,
n’en déplaisent aux islamophobes ignares que l’on entend gueuler à qui mieux
mieux pour des histoires de caricatures, de foulard ou de bidoche ovine,
histoires dont on se passerait d’ailleurs bien volontiers sous nos cieux. Les
Américains, bien au courant de ces clivages, peuvent ainsi réactiver de vieux
conflits afin de faire triompher leurs projets dans le “Grand Moyen Orient”,
qu’il s’agit, selon eux, d’unifier sur le plan économique, pour en faire un
marché ouvert aux productions des multinationales américaines, et de balkaniser
sur le plan politique, notamment en redessinant, sur le long terme, la carte de
la région selon les vues d’un Colonel des services américains, Ralph Peters.
Des Qadjar aux Pahlevi
Quand,
dans la première décennie du 20ème siècle, la dynastie perse des Qadjar n’a
plus pu contrôler le pays, et que celui-ci a plongé dans le chaos, suite à une
tentative de réforme constitutionnelle où l’Iran aurait dû adopter la
constitution belge (!), le père du dernier Shah, Reza Khan, colonel d’une unité
de cosaques iraniens, prend le pouvoir et se fait proclamer empereur en 1926.
Son objectif? Faire de la Perse, qu’il rebaptise “Iran”, un pays moderne, selon
les règles du despotisme éclairé, pratiquées en Turquie, à la même époque, par
Mustafa Kemal Atatürk. Cette modernisation ne peut s’effectuer, on s’en doute,
sous la houlette du clergé chiite (les Chiites ayant un clergé, contrairement
aux Sunnites; c’est là la grande différence entre les deux orientations de
l’islam moyen-oriental; on peut dire aussi que le clergé chiite est une forme
islamisée et dégénérative des fameuses “suites zoroastiennes”, dont la mission
était d’imposer la morale politique à un cheptel humain trop souvent
indiscipliné). La modernisation selon Reza Khan passe a) par une gestion
iranienne de la rente pétrolière, b) par la construction de voies de chemin de
fer pour désenclaver la plupart des régions du pays et pour relier les ports du
Golfe Persique à la Mer Caspienne, c) par la constitution d’une marine capable
d’imposer les volontés iraniennes dans les eaux du Golfe. La volonté de gérer
la rente pétrolière se heurtera à la mauvaise volonté britannique car Londres
détenait tous les atouts de la “Anglo-Iranian”. La construction du chemin de
fer se fera grâce à des ingéneiurs suisses, scandinaves et allemands. Des
officiers italiens se chargeront de moderniser la flotte iranienne, fournie en
bâtiments construits dans les chantiers navals de la péninsule. En 1941,
Britanniques et Soviétiques violent délibérément la neutralité iranienne; dans
la foulée, la RAF détruit la flotte iranienne dans les ports du Golfe. Reza
Khan est envoyé en exil, d’abord dans les Seychelles, ensuite en Afrique du Sud
où il meurt d’un cancer qu’on ne soigne pas comme il le faudrait. De 1941 à
1978, son fils, Mohammed Reza Pahlevi occupe le trône, avec le soutien des
Américains, un soutien qui, de la part de Washington, sera d’abord total, puis
de plus en plus réticent. Le jeune Shah opte pour une “protection” américaine
parce que les Etats-Unis n’ont pas de frontières communes avec l’Iran, tandis
que l’URSS brigue l’annexion des régions azerbaïdjanaises du Nord de l’Iran,
cherche à les fusionner avec la république Socialiste Soviétique de
l’Azerbaïdjan et tandis que les Britanniques, avant l’indépendance et la
partition de l’Inde, cherchaient à inclure les provinces beloutches de l’Est
iranien dans la partie beloutche de l’actuel Pakistan.
Les mémoires de Houchang Nahavandi
Les
mémoires du dernier ministre de l’éducation nationale du Shah Mohammed Reza
Pahlevi, Houchang Nahavandi, réfugié à Bruxelles suite à la révolution de
Khomeiny, nous apprennent le déroulement véritable de la révolution iranienne.
Sa fille Firouzeh Nahavandi confirme les hypothèses paternelles dans un mémoire
universitaire très intéressant (ULB), présentant pour l’essentiel un panorama
général des partis politiques iraniens. Pour Houchang Nahavandi, c’est
essentiellement Harry Kissinger, en tant que “tête pensante” en coulisses
inspirant tous les macrostratégistes américains, et ce sont ensuite les
présidents démocrates John F. Kennedy, Lyndon B. Johnson puis Jimmy Carter,
contrairement au républicain Richard Nixon, qui n’ont pas voulu d’une
“concentration de puissance” sur le territoire du plus ancien “empire” de
l’histoire mondiale, même si sur ce territoire règnait un allié loyal. La
stratégie d’utiliser les “droits de l’homme” pour fragiliser un Etat sera tout
de suite appliquée à l’Iran du Shah, dès sa nouvelle théorisation, sous la présidence
de Carter. Simultanément, elle sert à boycotter les Jeux Olympiques de Moscou
et reçoit une “traduction” destinée au public français, celle que propageront
les “nouveaux philosophes”, anciens gauchistes anti-communistes, recyclés dans
la défense de l’Occident sous prétexte de diffuser un “socialisme à visage
humain”, antidote à la “barbarie”. Les “droits de l’homme”, en tant
qu’idéologie libérale et “bourgeoise” (disaient les penseurs d’inspiration
marxiste), avaient été soumis à une critique philosophique serrée dans les
années 60: la pensée en faisait une “illusion idéaliste”, un “embellisement”
plaqué sur les laideurs ou les dysfonctionnements sociaux générés par le
libéralisme, un irréalisme destiné à tromper les peuples, à leur fournir un
nouvel “opium”, qui prendrait le relais de la religion. Dès les prémisses du
“cartérisme”, les intellectuels américains à la solde des “services”, puis
leurs émissaires français que sont les “nouveaux philosophes”, les réexhument
de l’oubli, de la géhenne des pensées battues en brèche par la critique
philosophique (marxiste, structuraliste et autre), et en font une arme contre
le marxisme-léninisme au pouvoir en URSS et dans le bloc de l’Est d’abord,
contre tous les autres pouvoirs qui ont l’heur de déplaire hic et nunc à l’hegemon américain. Parmi ceux-ci: le système mis en
place (mais non parachevé) du dernier Shah.
Pourquoi
cette hostilité à l’endroit d’un Etat, d’un pouvoir et d’un souverain
théoriquement “alliés”? Pour un faisceau de quatre motifs, parmi d’autres
motifs, que je sélectionne aujourd’hui pour étayer ma démonstration:
1.
Le
Shah, sous prétexte de se montrer féal à l’égard de l’alliance qui le lie aux
Etats-Unis par le Pacte de Bagdad, puis par le CENTO, équivalent de l’OTAN dans
la région entre Bosphore et Indus, cherche continuellement à renforcer son
armée. Celle-ci devient trop puissante aux yeux de Washington. La marine
impériale iranienne se montre capable d’intervenir avec succès dans le Golfe
Persique (à Bahrein en l’occurrence). Son aviation, équipée d’appareils
américains, se révèle prépondérante dans la région (ses pilotes seront
impitoyablement éliminés dans la première phase des épurations khomeynistes,
quand, parmi les épurateurs, siégeaient quelques Irano-Américains, disparus par
la suite, une fois leur mission accomplie, cf. les mémoires d’Houchang
Nahavandi). L’élimination du Shah visait donc à affaiblir l’armée d’un allié
qu’on ne voulait pas trop fort, surtout que sa position géographique sur les
hauts plateaux iraniens lui permettait de contrôler, du moins indirectement,
quelques régions clefs comme le Golfe, le prolongement afghan des hauts
plateaux, la Mésopotamie. Cette possibilité de contrôle et d’élargissement
implicite, en faisait une puissance autonome potentielle en dépit de son
inclusion dans le CENTO, alliance où la Turquie servait de maillon commun avec
l’OTAN.
La politique nucléaire du dernier Shah
2.
Le
Shah avait ensuite amorcé une politique nucléaire. L’hostilité à l’Iran, pour
des raisons nucléaires, n’est donc pas nouveau, ne date pas d’Ahmadinedjad. Le
Shah avait conclu des accords nucléaires avec la France (encore gaullienne) et
l’Allemagne; il investissait une part de la rente du pétrole dans l’industrie
atomique européenne. Le but prioritaire de l’Iran n’est pas de se doter d’un
armement nucléaire mais de s’équiper d’un nucléaire civil performant car la
rente du pétrole, si elle était doublée d’une production complémentaire
d’énergie via les centrales nucléaires, aurait permis au Shah et permettrait à
Ahmadinedjad de se donner une confortable autarcie énergétique permettant un
envol industriel, un armement conventionnel efficace pour l’armée (sur terre,
sur mer et dans les airs) et, surtout, à terme, de développer une diplomatie
indépendante dans l’espace que le Shah appelait “l’aire de la civilisation
iranienne” (ou qu’Ahamadinedjad pourrait appeler le “réseau chiite”, plus
réduit et plus dispersé, donc moins efficace, que l’aire envisagée par le “Roi
des Rois”). Aujourd’hui, pour l’Iran, la nécessité de se doter d’un nucléaire
civil et de vendre un maximum de pétrole est plus impérative et potentiellement
plus lucrative que jamais. En effet, la catastrophe nucléaire de Fukushima au
Japon oblige l’Empire du Soleil Levant à importer plus de pétrole, notamment
d’Iran en dépit des appels au boycott lancés avec tant d’insistance depuis
Washington. La France et l’Allemagne ne songent plus à réactiver la politique
atomique qu’elles pratiquaient avec le Shah: Paris ayant abandonné sa
diplomatie indépendantiste gaullienne et Berlin montrant sans cesse une
timidité nucléaire incapacitante, vu le poids politico-parlementaire des Verts
(qui font indirectement la politique de Washington en plongeant les pays
européens dans la dépendance pétrolière). Le Brésil, lui, a également lancé des
programmes nucléaires et pratique d’ores et déjà une diplomatie indépendante
dans le Nouveau Monde et ailleurs, en s’alignant sur le BRIC. Le Pakistan,
pourtant théoriquement allié des Etats-Unis, a vendu de la technologie
nucléaire à l’Iran (et à la Libye), au vu et au su des Américains qui ne s’en
sont jamais plaint. L’idée centrale qu’il convient de retenir ici, c’est que
l’Iran est, géographiquement parlant, le centre du fameux “Grand Moyen Orient”
(GMO) que veulent unifier les Américains sous leur égide discrète et que ce
centre ne peut pas avoir d’autre détermination politique et (géo)stratégique
que celles qu’imposent les Etats-Unis, faute de quoi l’unification économique
espérée, le grand marché rêvé du GMO, ne se réalisera pas ou se réalisera au
bénéfice d’autres hegemons. C’est l’enjeu actuel du fameux “Grand Jeu”,
commencé au 19ème siècle pour la maîtrise des régions iraniennes, afghanes et
pakistanaises entre l’Empire britannique et l’Empire russe. L’Iran est en
effet, depuis toujours, le maillon le plus fort et le plus important sur la
chaîne formée par les Etats ou royaumes entre les côtes de la Méditerranée
orientale et la Chine, chaîne que les stratégistes, notamment à la suite de
Zbigniew Brzezinski, nomment la “Route de la Soie”.
3.
Pour
Washington, il s’agit aussi, comme auparavant pour les Britanniques, d’empêcher
toute forme de tandem irano-russe. Le Shah avait signé des accords gaziers avec
Brejnev. Aujourd’hui, sous Ahmadinedjad, l’influence russe augmente en Iran,
bien que les Iraniens se méfient instinctivement, par tradition historique, de
ce voisin trop proche et trop puissant, tenu éloigné de ses frontières depuis
l’émergence des nouvelles républiques indépendantes du Turkménistan et de
l’Ouzbékistan, auparavant soviétiques.
Les Américains craignent l’émergence d’une diplomatie iranienne indépendante
4.
Ce
que les Américains, avec leurs présidents démocrates, craignaient le plus,
c’était l’émergence progressive d’une diplomatie impériale iranienne
indépendante. En Europe occidentale, De Gaulle avait déjà inauguré la sienne,
assortie de ventes d’appareils Dassault Mirage en Amérique latine, dans
d’autres pays de l’OTAN, en Inde et en Australie, sans compter les manoeuvres
navales communes entre le Portugal, la France, l’Afrique du Sud et plusieurs
pays d’Amérique latine dans l’Atlantique Sud, faisant rêver l’écrivain
Dominique de Roux, à un “Cinquième Empire”, pour l’essentiel inspiré du poète
portugais Pessoa et de facture franco-lusitanienne (Brésil compris). Dans ses
mémoires, publiées après la tragédie de la révolution khomeyniste, le Shah
explicite ce qu’il entendait par “aire de la civilisation iranienne”. Celle-ci
s’étendait de la Palestine à l’Indus voire aux zones islamisées de la vallée du
Gange en Inde, au Golfe Persique et à toutes les côtes avoisinantes de l’Océan
Indien. Toutes ces régions ont subi, à un moment ou à un autre de l’histoire,
une influence iranienne. L’Iran, par une politique culturelle adéquate et/ou
par une politique d’aide économique, devait retrouver l’influence perdue (ou
amenuisée) dans ces régions. Ensuite, dans une perspective de coexistence
pacifique et de dégel entre les blocs, le Shah entend ouvrir un dialogue
économique avec l’URSS. Avec l’Europe, les relations sont excellentes, de même
qu’avec l’Egypte. Mieux, le système préconisé par le Shah parvient à surmonter
l’antique hostilité entre l’Arabie saoudite, sunnite et wahhabite, et la Perse
chiite: en 1975, les deux souverains s’entendent dans le cadre de l’OPEC,
créant par là même un tandem qui ne convient guère aux puissances
anglo-saxonnes qui entendaient garder une maîtrise totale sur le pétrole
moyen-oriental. Le Shah entretient aussi de bons rapports avec l’Inde, qui
souhaitait maintenir le pourtours de l’Océan Indien en dehors de la rivalité
Est/Ouest, au nom des principes de non alignement prônés par Nehru. En
Afghanistan, pays pour partie chiite, le Shah développe un programme d’aide
qui, à terme, aurait partiellement fusionné les deux pays, tout en soustrayant
Kaboul à toute influence soviétique directe. Le souverain iranien agissait de
la sorte en se croyant l’allié privilégié des Etats-Unis et en prenant au
sérieux l’idée de coexistence pacifique entre deux blocs aux systèmes
différents. En développant sa diplomatie de rapports bilatéraux, le Shah
enfreignait plusieurs règles tacites fixées par la Grande-Bretagne d’abord, par
les Etats-Unis ensuite. Il créait un pôle de puissance dans son pays même,
alors que les Anglais avaient toujours voulu une Perse faible et “protégée”. Il
entretenait de bons rapports commerciaux (surtout gaziers) avec l’URSS, en
dépit de son appartenance au CENTO, donc à l’un des trois piliers des alliances
occidentales sur le “rimland”, s’étendant de l’Egée aux Philippines. La
politique anglaise avait toujours voulu éviter tous contacts positifs entre la
Perse, pièce maîtresse sur le “rimland” et pays-charnière entre le Machrek
arabe et le sous-continent indien, et la Russie/URSS. L’Afghanistan, depuis les
théories du géopolitologue Homer Lea et de Lord Curzon (disciple de Mackinder),
devait demeurer un espace soustrait à son environnement, un espace neutralisé
où ne devaient intervenir ni la Russie (selon les règles du “Grand Jeu”) ni
l’Angleterre ni, a fortiori, une Inde ou un Pakistan devenus indépendants ni une
Perse qui aurait récupéré les atouts de sa puissance d’antan. En déployant un
tel zèle, le Shah s’était rendu, à son insu, totalement insupportable aux yeux
des stratégistes américains, héritiers dans la région des réflexes
géostratégiques de l’Empire britannique. Il fallait donc lui mettre des bâtons
dans les roues et, après les accords pétroliers irano-saoudiens, le chasser du
pouvoir, pour remettre en selle des esprits falots ou obscurantistes, rétifs à
toute modernité, sans visions de grande envergure: le projet s’est soldé par un
fisaco (partiel) parce que les aires impériales, surtout en Orient, ont longue
mémoire. Une mutation de signe au niveau idéologique, niveau superficiel,
simplement superstructurel, n’élimine pas pour autant les réflexes profonds,
pluriséculaires voire plurimillénaires.
Pour l’Europe, mai 68; pour l’Iran, Khomeiny
En
modernisant l’Iran, en exaltant le passé perse, y compris le passé
pré-islamique, en jugulant l’influence des mollahs et en installant dans le
pays un islam politiquement “quiétiste” et religieusement plus fécond, en
soulignant les aspects les plus lumineux de l’islam perse (ceux qu’ont étudié
avec tout le brio voulu un Henry Corbin et ses disciples, dont Christian
Jambet), le Shah voulait donner un lustre à son projet de “révolution blanche”,
une révolution imposée d’en haut, impliquant une modernisation totale des
systèmes d’enseignement, une industrialisation et une redistribution adéquate
de la rente pétrolière. Cette “révolution blanche” a été un échec, surtout à
cause du boom démographique qui amplifiait chaque année la tâche à accomplir,
en alourdissant considérablement le budget alloué aux oeuvres de la “révolution
blanche”, dont la création d’un réseau scolaire performant, y compris pour les
filles. Rien que le projet d’une telle “révolution” pouvait fâcher les
stratégistes américains: mis à part le modèle occidental, ouvert, bien entendu,
aux multinationales, ces stratégistes ne toléraient pas l’éclosion de systèmes
différents, et finalement auto-centrés, fussent-ils non communistes, dans les
Etats du “rimland” inféodés aux commandements américains de l’OTAN, du CENTO et
de l’OTASE (Asie du Sud-Est). Par ailleurs, les projets gaulliens de
“participation” et d’“intéressement”, de Sénat des régions et des professions,
ont été torpillés par les événements de mai 68, mascarade
festiviste-révolutionnaire, aux ingrédients délirants, aux perspectives
impraticables (celles qui nous ont menés à l’impasse dans laquelle nous
marinons et végétons actuellement). On sait désormais, grâce aux recherches
fouillées du Prof. Tim B. Müller de Berlin (Humboldt-Universität), que les
“services” ont téléguidé, depuis des officines américaines où pontifiait
notamment un Herbert Marcuse, l’émergence de cette “contre-culture”, en Allemagne
comme en France, pour créer les conditions d’un enlisement permanent,
équivalent à un “politicide” constant (cf. Luk van Middelaar). Le régime des
mollahs, autour de la personnalité de l’Ayatollah Khomeiny, devait être
l’équivalent iranien de notre “mai 68”, la fabrication destinée à enliser
pendant longtemps l’Iran dans l’“impolitisme” (Julien Freund).
Guerre Iran/Irak et “Irangate”
Ce
régime, dit “théocratique”, qui renverse d’abord la hiérarchie chiite qualifiée
de “quiétiste”, se met en place dès le départ du Shah, en 1979. Les Etats-Unis,
leurs “alliés”, tout le cortège des branchés et des post-soixante-huitards, les
gauchistes durs et mous à l’unisson, applaudissent au départ du Shah, posé
comme un “tyran”, exactement de la même manière que l’est aujourd’hui le brave
ophtalmologue Bachar al-Assad. Cette vaste clique dûment médiatisée, téléguidée
depuis Washington, imagine alors avoir jeté les bases d’une “démocratie”
parlementaire à l’occidentale en Iran, avec des partis de gauche et des partis
religieux (qui, avec l’aide de quelques ONG américaines, seraient devenus aussi
inconsistants que les démocrates-chrétiens en Europe occidentale), flanqués de
quelques libéraux agnostiques travaillant à maintenir “ouvertes” la société et
l’économie iraniennes. C’était déjà le projet des Britanniques dans la première
décennie du 20ème siècle: imposer à l’Iran une constitution de modèle belge.
Les stratégistes américains étaient sûrement moins naïfs et plus cyniques: avec
Khomeiny, et ses élucubrations, ils pensaient avoir trouvé le bonhomme qui
allait plonger l’Iran dans le chaos et l’obscurantisme, ruinant du même coup
tous les projets du Shah, projets modernisateurs et générateurs de puissance
politique. A l’intérieur de la révolution iranienne cependant, les Pasdaran, ou
“Gardiens de la Révolution”, dont faisait partie Ahmadinedjad, finissent par
donner le ton et se révélent foncièrement anti-américains, au nom du
théocratisme khomeiniste, certes, mais aussi au nom du nationalisme iranien (le
souvenir de la révolution manquée de Mossadegh en 1953). Très rapidement, les
relations s’enveniment: les Pasdaran prennent le personnel de l’ambassade
américaine en otage. Riposte américaine: déclencher une guerre par personne
interposée. Le champion de l’Amérique dans l’arène sera l’Irak nationaliste et
sunnite de Saddam Hussein. Pendant huit années consécutives, les deux pays vont
se déchirer au cours d’une guerre de position. L’Iran perd son trop-plein
démographique: toute une jeunesse est sacrifiée dans la lutte contre l’Irak,
soutenu aussi par l’Arabie saoudite, parce qu’il est tout à la fois arabe et
sunnite. Le soutien occidental à Saddam Hussein n’est toutefois pas constant et
total: quand les Irakiens conquièrent trop de terrain, les Etats-Unis, et même
Israël, livrent des armes à l’Iran. Ce sera la fameuse affaire de l’Irangate.
Les déboires d’Ahmadinedjad
Ahmadinedjad
est dans le collimateur parce qu’il est certes un représentant de la
“révolution khomeiniste” de 1978-79, parce qu’il est un ancien pasdaran qui a
participé à la prise d’otages dans l’ambassade des Etats-Unis (ce qui est une
entorse inacceptable aux règles de bienséance diplomatique) mais surtout parce
que, derrière sa façade islamo-fondamentaliste et “khomeiniste”, il est pour
l’essentiel un nationaliste iranien qui se rappelle de l’affaire Mossadegh de
1953 et qui veut moderniser son pays. Il annulle ainsi les espoirs des
stratégistes américains des années 70 de voir l’Iran plonger pour longtemps
dans un chaos passéiste (et non pas “progressiste” comme l’Europe; en bout de
course, ce passéisme et ce progressisme, tous deux fabriqués, reviennent au
même; tous deux plongent les polities, qui en sont affectées, dans
l’impolitisme). Ahmadinedjad veut donc une modernisation, qui ne passe pas par un
effacement des réflexes archaïques de l’islam et qui s’opère par l’adoption
d’un programme nucléaire civil. C’est dans ce cadre qu’il faut interpréter les
heurts survenus, depuis la fin de l’année 2010, entre Ahmadinedjad et son
entourage pasdaran, d’une part, et le pouvoir islamo-conservateur des mollahs
antimodernistes, d’autre part. Cet affrontement tourne aujourd’hui au
désavantage d’Ahmadinedjad. Il y a six jours, le 2 mars, celui-ci vient de
subir une importante défaite électorale. La majorité est désormais aux mains
des mollahs les plus conservateurs, regroupés autour de la personnalité de
Seyyed Ali Khamenei. Les islamo-nationalistes d’Ahmadinedjad sont donc en
minorité et affrontent toutes les manoeuvres de déstabilisation perpétrées par
leurs adversaires. Notons au passage que ces élections n’ont amené au pouvoir
aucun des “réformistes” soutenus par les médias occidentaux, tant les
platitudes philosophiques, que l’on nous oblige à aduler aux nom des
“Lumières”, font sourire l’électeur iranien, fût-il un homme modeste. Les
forces en présence en Iran sont toutes, officiellement, hostiles à l’Occident.
Ahmadinedjad, le 2 mars 2012, a perdu deux villes importantes, Ispahan et
Tabriz, ce qui diminue considérablement ses chances pour les présidentielles de
2013. Les résultats de ces élections pourraient donc très bien annuler, à
terme, les spéculations de guerre formulées à tour de bras par les médias,
puisque le départ d’Ahmadinedjad, après un verdict négatif du scrutin
présidentiel, n’autoriserait plus la propagande belliciste. Notons aussi que
plusieurs figures de l’entourage d’Ahmadinedjad sont accusées de “sorcellerie”
par les islamistes les plus intransigeants, qui font ainsi le jeu des
Américains, dans la mesure où le résultat évident d’une éviction du pôle
pasdaran de la révolution islamique de 1978-79, signifierait un arrêt du
processus de modernisation de l’Iran, entre autres choses, par le truchement
d’un programme nucléaire civil.
Dans
la situation actuelle de l’Iran, il convient de retenir trois facteurs
importants:
◊
L’embargo contre l’Iran ne fonctionne pas: le Pakistan, l’Inde et la Chine
continuent à se fournir en brut iranien, tandis que le Japon se présente comme
client depuis la fermeture de la centrale nucléaire de Fukushima. Deux options
s’offrent alors à l’Amérique, qui entend réaliser dans la région, par aiilleurs
incluse tout entière dans l’espace relevant de l’USCENTCOM, sa grande idée de
marché du “Grand Moyen Orient”: ou le retour à un modus vivendi avec l’Iran ou
la guerre.
Demain: un modus vivendi avec l’Iran?
◊
L’option de retrouver un modus vivendi avec l’Iran demeure toujours ouverte, à
mon avis. Elle est formulée par le professeur irano-américain Trita Parsi (John
Hopkins University), par une politologue comme Barbara Slavin (USA Today) et
par un ancien haut fonctionnaire de la CIA, Robert Baer. L’Iran redeviendrait
le principal allié des Etats-Unis dans la région, même avant Israël (ce
qu’Israël ne souhaite pas car l’Etat hébreu serait alors obligé de composer
avec les autorités palestiniennes) et, autour de la masse géographique compacte
qu’est le territoire iranien, le fameux GMO pourrait enfin se former par
agrégations successives. On reviendrait en quelque sorte à la case départ:
l’espace de la “civilisation iranienne”, qu’évoquait le Shah dans ses mémoires,
deviendrait le GMO, auquel il correspond dans une large mesure et où un nouvel
Iran, dénationalisé et émasculé, en constituerait la masse géographique
centrale (Trita Parsi). Il se constituerait sous l’égide américaine et damerait
le pion à la Russie et à la Chine en Asie centrale, tandis que ce nouvel Iran,
non nucléaire, pourrait exporter son pétrole vers l’Inde et le Japon, en
consacrant sa rente pétrolière non pas à la création d’un outil nucléaire
civil, ou à un équivalent chiite de la “révolution blanche” du Shah, mais à
l’achat de produits américains destinés à la consommation de masse.
◊
L’autre option est celle que l’on craint en ce moment: la guerre. Vu la non
intervention des Etats-Unis en Syrie, vu l’enlisement en Irak et en
Afghanistan, vu aussi la discrétion de la participation américaine à l’hallali
contre la Libye, vu les risques énormes qui risquent de survenir au Pakistan,
il n’y a pas lieu de penser qu’une guerre future contre l’Iran se fera sur les
modèles de 2001 (Afghanistan) et de 2003 (Irak), le territoire iranien étant
trop vaste pour être quadrillé sans lourdes pertes et trop montagneux pour
permettre des opérations aisées sur le plan conventionnel. La stratégie
employée sera probablement double: encerclement/étranglement de l’Iran par
l’installation de bases américaines dans tous les pays voisins, ce qui est déjà
réalisé; ou bombardement des seuls sites nucléaires iraniens, comme Israël
l’avait fait en Irak en 1981 (en apportant ainsi une aide indirecte à l’Iran de
Khomeiny). Zbigniew Brzezinski est opposé à une guerre directe: pour ce
stratégiste, théoricien de la maîtrise de la “Route de la Soie”, ce serait une
catastrophe car les forces américaines y serait clouées plus longtemps encore
qu’en Afghanistan, ce qui alourdirait le budget américain et fragiliserait la
position hégémonique des Etats-Unis dans le monde, risquant aussi de ruiner le
projet de GMO; ensuite l’Iran a la capacité de bloquer le trafic maritime dans
le Golfe Persique, ce qui triplerait voire quadruplerait le prix du pétrole en
quelques semaines seulement.
La Syrie
Le
nom de la Syrie est ancien, il est celui d’une province romaine, qui n’a
toutefois pas eu des frontières constantes. Dans la région, les Romains, puis
les Byzantins, ont changé plusieurs fois le tracé des frontières provinciales
de leur Empire. Après un premier effondrement des armées de l’Empire byzantin,
la Syrie, jusqu’alors chrétienne, du moins depuis le règne de Constantin, est
conquise par la première vague des combattants arabo-musulmans, sortis de la
péninsule arabique sous la conduite des premiers héritiers de Mohamet. La
Syrie, majoritairement sémitique dans sa population, et parlant araméen,
s’assimilera vite au nouveau monde musulman. Ajoutons que dans l’Empire
byzantin, secoué par les querelles entre iconodules (adorateurs d’images
représentant Dieu, le Christ, Marie et les saints) et iconoclastes, hostiles à
toute représentation du divin ou de figures divinisées par des images ou des
sculptures, les Syriens étaient majoritairement iconoclastes, rejetaient les
images comme le feront plus tard les musulmans, mais que les chrétiens araméens
restitueront par fidélité à l’idéal religieux grec-orthodoxe. Ce ne sera pas le
cas en Iran ou en Inde, terres non sémitiques, où images et miniatures,
véritables chefs-d’oeuvre de finesse et de précision, seront longtemps une
tradition. L’iconoclasme est une attitude religieuse souvent propre au monde
sémitique, indépendamment de l’islam. L’iconodulisme est en revanche une option
esthétique plutôt indo-européenne. Au début du 16ème siècle, la Syrie arabe est
conquise par les Ottomans turcs, venus d’Anatolie, appuyés par des mercenaires
ou des janissaires balkaniques. Pendant 400 ans, la Syrie sera une part
constitutive importante de l’ensemble ottoman. Les Turcs, comme les Romains,
modifieront souvent le tracé des frontières de leur province syrienne. Cette
situation perdurera jusqu’en 1918 où, à l’issue de la première guerre mondiale,
la Syrie, conquise par les Britanniques et les Arabes hachémites sous la
conduite du fameux Lawrence d’Arabie, passe sous mandat français. Les
Hachémites, pour prix de leurs efforts aux côtés des Britanniques, voulaient
obtenir, pour l’un des leurs, le trône de Syrie. Ils souhaitaient qu’un royaume
se constituât autour de Damas, pour se prolonger jusqu’au Sud de la Palestine
et pour jouxter ainsi leurs terres ancestrales du Hedjaz dans l’Ouest de la
péninsule arabique.
Wahhabisme saoudien
Cette
péninsule, matrice de l’islam, n’était pas, à l’époque un royaume uni: à l’Ouest,
les Hachémites dominaient les terres du Hedjaz au Nord, tandis que le Yémen,
jadis riche grâce à son commerce avec l’Afrique subsaharienne, dominait celles
du Sud-Ouest. A l’Est, face aux côtes iraniennes du Golfe Persique, vivaient
des tribus arabes chiites, en conflit larvé avec les sunnites d’obédience
wahhabite. Au centre, dans le Nejd, régnaient les ressortissants de la famille
des Séouds et les religieux wahhabites, inspirés par l’islam fondamentaliste,
de facture hanbaliste, qu’avait théorisé un imam particulièrement combattif au
18ème siècle. Dans les années 30, les Séouds wahhabites vont conquérir toutes
ces provinces périphériques, appuyé par un mouvement de combattants-pionniers,
l’Ikhram. Les Hachémites devront quitter leurs terres d’origine et se contenter
des trônes de Transjordanie et d’Irak, deux mandats britanniques. Les chiites
de la péninsule arabique et des régions proches du Yémen vivront désormais sous
le knout wahhabite. Forte du pétrole après les accords américano-saoudiens de 1945,
suite à l’entrevue Roosevelt/Ibn Séoud sur un bâtiment de l’US Navy en Mer
Rouge, l’Arabie saoudite soutient partout dans le monde les mouvements
hanbalites, wahhabites et salafistes, avec la bénédiction tacite des
Etats-Unis. Une figure, présentée comme le porte-paroles d’un islam modéré ou
d’un très hypothétique “euro-islam” à faire émerger au sein de nos sociétés,
telle Tariq Ramadan, appartient à cette mouvance. Il est le neveu de Saïd
Ramadan, agent notoire de la CIA en Allemagne dès les années 50, appartenant au
mouvement des Frères musulmans, également hanbalite et hostile au pouvoir
pragmatique et efficace des “Jeunes officiers” égyptiens, autour de Gamal Abdel
Nasser, affublé par ses ennemis fondamentalistes du sobriquet, soi-disant
infâmant, de “Pharaon”. Saïd Ramadan contribuera à démanteler les réseaux
musulmans travaillant pour les services allemands, des réseaux qui étaient, par
la force des choses, plus pro-européens dans leurs options stratégiques, afin
de les remplacer par des imams relevant de leur seule obédience et téléguidés
par les Etats-Unis. Saïd Ramadan a brisé, et définitivement, les ressorts d’un
véritable “euro-islam” que son neveu, paradoxalement, appelle de ses voeux,
mais cette fois pour paralyser les polities européennes et faire émerger en
leur sein des éventuelles “cinquièmes colonnes” au profit du tandem
américano-wahhabite, véritable alliance entre les fondamentalismes
protestant/puritain et islamiste.
Les
espoirs hachémites de recevoir un trône à Damas étaient d’avance pures
illusions. Les Accords Sykes-Picot de 1916 contenaient un protocole secret: la
France devait recevoir le mandat de gérer le Liban et la Syrie; la
Grande-Bretagne de gérer l’Irak, la Transjordanie et la Palestine. En 1917,
Lord Balfour déclare que les Juifs pourront avoir “un foyer en Palestine”, ce qui ne signifie pas
recevoir la Palestine (toute entière) comme foyer. Les Hachémites acceptent
cette solution, donc aussi le foyer juif en
Palestine, ce qui a pour effet aujourd’hui que toute une littérature
palestinienne, non entachée de fondamentalisme, fustige cette attitude,
notamment sous la plume d’un écrivain comme Said K. Aburish, auteur d’une saga
familiale montrant la collusion hachémito-britannique et d’une histoire très
critique de “l’ascension et du déclin de la famille Séoud”, mercenaire des
intérêts américains. Une littérature que des “services” européens idéaux
feraient bien de lire pour correspondre enfin à la qualité que préconise un
Xavier Raufer, une qualité qui met la capacité de prévoir au premier rang de
ses priorités. En 1918-19, les Hachémites acceptent cette présence sioniste
parce que l’armée britannique –qui avance d’Aqaba à Damas et chasse les Turcs
avec l’appui des cavaliers et chameliers arabes du Colonel Lawrence– est
flanquée d’une “Jewish Legion”, composée pour partie de sionistes issus de
Russie, qui étaient opposés à la révolution bolchevique et voulaient continuer
la guerre aux côtés des alliés occidentaux. Parmi eux, Weizmann et Ben Gourion,
ainsi que le sioniste de droite le plus virulent, qui, contrairement à ses
jeunes disciples les plus radicaux, demeurera toujours fidèle aux Anglais:
Vladimir Jabotinski. Au départ, Hachémites et sionistes étaient liés par leur
commune appartenance aux armées de l’Empire britannique. La rupture entre
Arabes et sionistes viendra plus tard, quand la majorité des colons juifs
installés dans le “foyer juif en
Palestine”, militeront dans des formations socialistes ou communistes,
auxquelles s’opposeront les autochtones arabes, plus traditionnels dans leurs
réflexes politiques.
Le mandat français
C’est
dans le cadre de cette mutation post-ottomane que la Syrie tombe sous
administration française et l’éphémère royaume syrien de l’Hachémite Fayçal est
effacé de la carte, après une bataille où les Bédouins d’Arabie, ceux-là même
qui avaient suivi Lawrence, sont écrasés à Maysalun: dans la foulée, Fayçal
s’enfuit et les territoires accordés au titre de mandat à la France sont
divisés, avec, d’une part, un “Grand Liban” (créé le 1 septembre 1920), dominé
par les maronites chrétiens, et, d’autre part, une Syrie privée de presque tout
son littoral. Les alliés avaient jugé que les peuples de la région n’étaient
pas encore assez “mûrs” pour bénéficier d’une indépendance. D’où l’expédient du
“mandat”. L’Irak recevra des Britanniques une indépendance formelle et limitée
dès 1932 mais le nationalisme indépendantiste irakien se dressera contre
Londres en 1941, sous l’impulsion du ministre Rachid Ali qui voudra s’aligner
sur l’Axe. La Syrie devra attendre 1946 pour accéder à une indépendance
complète. La période du régime français ne sera pas une ère de paix. Très vite,
en 1925-26, la Syrie se révolte, à commencer par le “Djebel druze” dans le Sud,
sous l’impulsion de Sultan Pacha al-Atrash (1891-1982) et sous la direction
éclairée du Dr. Abd al-Rahman al-Shahbandar (1880-1940). Sultan Pacha al-Atrash
avait déjà organisé des révoltes contre les Ottomans, récurrentes en Syrie
depuis le début du 17ème siècle, ainsi qu’un premier soulèvement de peu
d’ampleur en 1922-23. La révolte, druze au départ, générale par la suite, donne
naissance à une idéologie nationaliste “grande syrienne”, visant l’unification
des territoires aujourd’hui libanais, syriens et palestiniens, tout en
manifestant une hostilité à la “Déclaration Balfour” (“Yasqut wa’d Balfour!”).
Cette révolte, contrairement à celle d’aujourd’hui contre le pouvoir de Bachar
al-Assad, était surtout le fait de la majorité sunnite: dans les minorités,
sauf chez les Druzes d’al-Atrash, on cherchait plutôt la protection des
Français. La révolte druze a donc été inattendue: c’est l’horreur qu’a provoqué
un gouverneur local français, un certain Capitaine Carbillet, en voulant
appliquer à la lettre les élucubrations “progressistes” et soi-disant
“anti-féodales” de la révolution française et du jacobinisme le plus obtus, qui
a déclenché le soulèvement. Carbillet et sa clique se mêlaient de tous les
aspects de la vie des autochtones, critiquaient les traditions et les règles de
leur droit traditionnel, dans une optique totalement différente de celle d’un
Maréchal Lyautey au Maroc, soucieux de respecter les traditions
politico-religieuses chérifaines. Trois chefs du clan al-Atrash furent attirés
dans un piège par le Haut Commissaire français, le Général Maurice Sarrail, et
emprisonnés à Palmyre: cette arrestation de trois parlementaires fut l’incident
qui mit le feu aux poudres. En juillet 1925, les Druzes emportent une première
victoire, qui est immédiatement suivie d’une répression impitoyable de la part
de la puissance mandataire, ce qui entraîne l’adhésion à la révolte des
nationalistes de Damas, menés par le Dr. Abd al-Rahman al-Shahbandar qui
venait, le 5 juin 1925, de créer son parti, le “Parti du Peuple”. La colonne
druze, en marche vers Damas, est défaite par l’aviation française et la
cavalerie marocaine le 24 août. Les révoltés syriens optent alors pour la
guérilla. Le 18 octobre, un commando d’une soixantaine d’insurgés s’infiltre
dans Damas. Sarrail ordonne aussitôt de mitrailler et de bombarder la ville,
lui infligeant des destructions effroyables, qui choquèrent les Britanniques et
provoquèrent à Paris une campagne de presse hostile au Haut Commissaire, laché
par la gauche et le parti “républicain”. La droite, qui n’aimait pas ce général
“républicain” et maçon, ne l’épargna pas. Il mourut en mars 1928 dans
l’indifférence générale.
Il
est remplacé par Henry de Jouvenel, un civil, qui ne parvient pas tout de suite
à mater la révolte: elle se poursuivit pendant tout l’hiver, jusqu’au printemps
de l’année 1926. Les insurgés campaient en lisière de Damas et harcelaient les
troupes françaises. La répression fut très féroce: villages incendiés,
habitants mâles massacrés, fusillades de prisonniers sur les places publiques
de Damas, déportations de villageois soupçonnés de soutenir la rébellion,
nouveaux bombardements de la capitale. A Hama, Fawzi al-Qawuqji, ancien
officier ottoman passé aux troupes de Fayçal et Lawrence puis rallié à la
France, déclenche une seconde révolte pour faire diversion et disperser les
forces françaises, ce qui entraîne le bombardement de la ville et la
destruction de ses plus beaux quartiers par des tirailleurs sénégalais excités
par leurs officiers blancs.
La France empétrée dans le Rif, en Syrie et dans la Ruhr
La férocité de la répression, qui s’explique
en partie parce que la France faisait face à deux révoltes simultanément; elle
devait donc réagir vite devant ces deux dangers qui menaçaient ses positions à
l’Ouest et à l’Est de la Méditerranée: en Syrie, elle peut agir seule; dans le
Rif (au Maroc), elle doit se concerter avec l’Espagne. Les révoltes syrienne et
rifaine sont aussi contemporaines de la grève générale des ouvriers allemands,
dressés contre l’occupation de la Ruhr. Paris ne peut intervenir en Rhénanie
avec toute la vigueur voulue, vu la mobilisation de ses forces au Levant et en
Afrique du Nord. En Allemagne, elle n’a pas le soutien de Londres et ne peut
compter que sur un soutien mitigé de la Belgique. Les événements de Syrie dans
les années 20 du 20ème siècle sont peu connus, sont généralement oubliés et ne
font l’objet d’études scientifiques que depuis peu de temps. Une fois la
révolte syrienne matée et la guerre du Rif terminée, la France pratique au
Levant la politique du “Divide ut impera”, créant des autonomies locales pour
les chrétiens, les Alaouites, les Druzes et les Kurdes. Ces derniers
bénéficient de largesses incroyables, dont ne bénéficiaient pas, à l’époque,
les Bretons ou les Alsaciens, eux aussi à soumis à une féroce répression
judiciaire parce qu’ils réclamaient des droits linguistiques. Les Kurdes, eux,
peuvent parler leur langue, reconnue sur le plan administratif dans l’espace du
mandat syrien. Le résultat de cette politique fait que la Syrie, jusque
aujourd’hui, est restée un tissu de zones ethno-religieuses centrées autour de
villes-marchés. Le pays est peu centralisé. Son unité politique, après la
seconde guerre mondiale, est certes le résultats d’un nationalisme
anti-français mais aussi une création due à l’action d’un parti nationaliste et
socialiste, le “Baath”. L’idéologie de ce parti a été pour l’essentiel
théorisée par des chrétiens du Levant. Le “Baath” accède au pouvoir en 1963,
devenant du même coup l’assise portant l’Etat, même après les défaites
militaires de 1967 et de 1973 face à Israël, à la suite desquelles survient le
problème de l’eau, du “stress hydrique” du Golan, plateau regorgeant de
sources, comme le Plateau de Langres en France, véritable château d’eau
alimentant la Seine et plusieurs de ses affluents, la Meuse et la Sâone
(affluent du Rhône).
L’armée, pilier modernisateur
de l’Etat syrien
Le Baath organise la Syrie post-mandataire,
après les hésitations des années 50, où la vie politique syrienne était
troublée et indécise, comme en France sous la IV° République. Ce nouveau
pouvoir baathiste est centré sur l’armée, qui devient l’école de la nation. Au
sein du peuple, on recrute les jeunes hommes capables, on les forme, on en fait
des officiers qui encadrent la nation. Dans un document militaire secret de
1966, cité par un historien de la Syrie qui fut diplomate néerlandais, Nikolaos
van Dam (1), l’auteur anonyme rappelle que les “représentants de
l’impérialisme” multiplient les efforts pour réserver l’encadrement de l’armée
aux “classes bourgeoises” dans les pays en voie de développement. L’armée reste
ainsi aux mains des mêmes oligarques et est maintenue à l’écart de la
politique, réduisant de la sorte les armées à de simples “soupapes de sécurité”
qu’on appelle uniquement en cas de besoin pour les renvoyer ensuite dans leurs
casernes. Il faut donc remplacer l’armée de métier par une “armée idéologique”,
explique l’officier baathiste anonyme qui a rédigé le document de 1966 dans le
ton socialiste et “tiers-mondiste” de l’époque. Cette “armée idéologique”
(donc, en l’occurrence, “baathiste”) doit travailler en permannence à réaliser
les objectifs émancipateurs de la masse populaire et à éliminer les injustices.
Le “soldat idéologique” est un homme dévoué à sa nation, qui a reçu une
éducation adéquate, reposant sur les principes libérateurs et défensifs du
Baath, “de manière à ce que l’on puisse se fier à lui, porteur d’une arme, afin
qu’il soit une barrière insurmontable contre tous les ennemis: les ennemis de
la nation arabe, les ennemis des classes deshéritées qui travaillent dur, les ennemis
de l’Unité (syrienne), de la liberté et du socialisme, qu’ils soient des
ennemis intérieurs ou extérieurs” (p. 171). “Dans une armée idéologique, les
méthodes classiques et professionnelles, basées sur le mercenariat et sur la
force aveugle, disparaissent et sont remplacées par de nouveaux rapports
reposant sur l’attachement (à la nation), sur la compréhension mutuelle et sur
une foi partagée en une destinée commune” (p. 171). “La nature de notre lutte
pour l’indépendance, et le fait que les distinctions de classe tranchées
n’existent pas dans notre société, a ouvert la possibilité à un groupe de fils
de paysans, de travailleurs, de personnes ne disposant pas de gros revenus,
d’entrer à l’Académie Militaire (...) pour devenir plus tard le noyau dur révolutionnaire
de l’armée, lui permettant de réaliser son rôle historique qui est de
superviser la vie du pays et de la nation arabe...” (p. 172). L’armée est donc
une “milice” constituée d’un type nouveau de “moine-soldat”, ancré dans la
substance populaire.
Le Baath et l’armée contre les
“Frères Musulmans”
Cette valorisation laïque de l’armée comme
“bouclier” contre les facteurs de désunion et de sectarisme a pour mission de
créer un “Syrien nouveau”, détaché de toutes les formes de sectarisme religieux
conduisant à toutes sortes de séditions (le “factionalisme”). La mise sur pied
d’une telle “armée idéologique” implique de supprimer, dans la société
syrienne, toutes les discriminations imposées parfois aux minorités comme les
chrétiens (11% de la population), aux Druzes et aux Alaouites (dont est issu le
clan al-Assad). L’objectif des nationalistes syriens d’inspiration baathiste
était donc de mettre fin à toutes les polarisations opposant les Sunnites
(majoritaires) aux minorités religieuses, d’éliminer le “factionalisme” druze
au sein des forces armées et de contrer les menées des Frères Musulmans,
incitant les Sunnites majoritaires à discriminer les représentants d’autres
communautés religieuses. Aujourd’hui nous assistons à la revanche des “Frères”,
dont une révolte, en 1982, avait été matée à Hama par l’action conjuguée de
l’armée et des milices baathistes. Cette insurrection de Hama venait après une
tentative d’assassinat du Président Hafez al-Assad par les “Frères” le 26 juin
1980. C’est à partir de ces événements sanglants que le binôme armée/parti a
reçu une coloration plus “alaouite”. Depuis lors, une guerre civile larvée
oppose les “Frères” aux Alaouites et aux baathistes. Le déchaînement actuel des
passions, exploité par Israël, les Etats-Unis (avec son élite “puritaine”
protestante), la France (avec ses “nouveaux philosophes”’), le Qatar et les
Wahhabites saoudiens, s’explique par l’alliance entre ces puissances et les
“Frères” pour éliminer un régime lié à l’Iran (vu la parenté religieuse entres
Chiites iraniens et Alaouites syriens) et allié à la Russie (à laquelle il
accorde des facilités maritimes et navales sur la côte méditerranéenne). La
guerre civile actuelle a été annoncée voici trente-deux ans dans une
“Déclaration de la Révolution islamique en Syrie”, proclamée en novembre 1980.
Cette déclaration appelait les Alaouites “à venir à la raison avant qu’il ne
soit trop tard” (p. 107). C’est également dans cette “Déclaration” de novembre
1980, qui promet de “garantir les droits de toutes les minorités”, que les
Alaouites sont déclarés “kuffar”, c’est-à-dire “hérétiques” ou “rénégats” de la
vraie foi et “idolâtres” (“mouchrikoun”), donc cibles idéales d’une djihad
permanente. Contre la volonté de l’“armée idéologique” de demeurer “laïque”, “transconfessionnelle”
et “anti-factionaliste”, la “Déclaration” des “Frères” entend au contraire
vider l’armée de tous ses éléments non sunnites, appartenant aux “minorités”,
afin qu’elle ne réflète que la seule majorité jugée “orthodoxe”, à l’exclusion
de tous ceux que l’on campe comme “hérétiques” ou “idolâtres”. Des événements
tragiques ont secoué la Syrie en 1981: les “Frères” commettaient des attentats
sanglants à Damas contre l’armée et contre le bureau du Premier Ministre; en
Egypte, ils assassinaient Sadate (6 octobre). Ces violences ont été le prélude
des événements actuels et présentent les mêmes clivages, sauf que le camp des
“Frères”, à l’époque, ne bénéficiaient pas du soutien des bellicistes
américains et de leurs porte-voix européens. Fin février 1982, cette première
guerre civile syrienne prend fin.
Les Alaouites, facteur peu
connu en Europe occidentale
Les Alaouites sont un facteur peu connu en
Europe occidentale. On ne peut faire toutefois l’équation entre les Alaouites
syriens, chiites, et les Alevis turcs, également victimes de la majorité
sunnite. En Turquie, les Alevis sont soit des chiites déguisés en milieu
majoritairement sunnite, comme en Syrie, soit des convertis récents ou moins
récents, qui ont bien voulu devenir musulmans pour sortir de la “dhimmitude”
sans pour autant adhérer aux rigorismes du sunnisme orthodoxe et pour garder
une religiosité joyeuse et festive. Parmi les Alevis turcs, on trouve aussi des
chamanistes centre-asiatiques (issus des groupes de cavaliers turkmènes ou ouzbeks
recrutés par l’armée ottomane), des chrétiens orthodoxes, grecs ou arméniens,
des zoroastriens (notamment parmi les Kurdes) voire des juifs, notamment de
rite hassidique. Actuellement, bon nombre d’Alevis turcs soutiennent l’armée
contre le néo-islamisme d’Erdogan. Pour eux, l’armée turque, laïque, est un
rempart contre les exactions sunnites qui n’ont pas manqué de se manifester
brutalement: plusieurs pogroms anti-alévis ont effectivement eu lieu en Turquie
au cours de ces deux dernières décennies. En Turquie, les Alevis sont donc un
mélange de convertis en surface. En Syrie, ce sont des chiites qui ont quelque
peu modifié leurs rites pour survivre au sein d’un Empire ottoman
majoritairement sunnite. La disparition de la tutelle ottomane après 1918 a
rendu aux Alaouites syriens la possibilité de se rapprocher du chiisme, ce qui
explique l’alliance iranienne actuelle. En Turquie, la prise du pouvoir par
Erdogan et l’AKP, il y a dix ans, a amorcé un processus de démantèlement de
cette armée laïque, voulue par Mustafa Kemal Atatürk. Le binôme Erodgan/Gül
représente un islam, apparemment modéré, qui veut assurer la prééminence du
sunnisme en Turquie. Les deux hommes ont milité dans le mouvement “Milli
Görüs”, jadis jugé “extrémiste” par le “Verfassungschutz” allemand. Ce
mouvement, à la fois nationaliste et islamiste, s’est fait le relais de ceux
qui ont toujours voulu maintenir ou restaurer la domination du sunnisme propre
à l’Empire ottoman, un sunnisme mis à l’écart sous la république fondée par
Atatürk. Avec l’AKP d’Erdogan, ce sunnisme évincé va prendre sa revanche et
chasser à son tour l’armée turque du pouvoir qu’elle détenait depuis près de
huit décennies. Avec Gül, qui a des liens avec les Frères musulmans, cette
tendance s’accentuera et explique pourquoi la rupture s’est effectuée entre la
Turquie et la Syrie en août 2011: Gül avait demandé à Bachar al-Assad de
prendre des “Frères” dans son gouvernement. Pour le leader syrien, c’est là une
requête impensable, vu les événements de 1980-82 à Hama et à Damas, où les
“Frères” ont déclenché une guerre civile dans le but d’éliminer tous les
ressortissants de minorités religieuses (chrétiennes comme musulmanes) de
l’appareil de l’Etat. L’acceptation de “Frères” dans un gouvernement syrien
aurait signifié un abondon total et complet de l’option “transconfessionnelle”
du baathisme et la fin de la domination discrète, non officielle, des clans
alaouites. Dans la querelle qui a opposé Bachar al-Assad et le binôme
Gül/Erdogan en août 2011, le président syrien a refusé la centralisation
sunnite hostile aux minorités et maintenu son adhésion aux principes
“transconfessionnels” du baathisme, pour qui le “sectarisme”, d’où qu’il
vienne, fût-ce de la majorité, ruine le projet d’une grande Syrie forte, arabe
et socialiste, où tout exclusivisme islamiste empêcherait la fusion avec un
Liban partiellement chrétien. Pour les islamistes, dits “modérés”, autour de
Gül et Erdogan, al-Assad est un “anti-démocrate”, tel que le fustige l’Occident
des ONG américaines et des “nouveaux philosophes” de Paris. Pour les alliés
saoudiens ou qataris de ces fondations américaines ou de ces pseudo-philosophes
du “prêt-à-penser”, al-Assad, en tant qu’Alaouite est un “hérétique”: nous
avons là la collusion des fondamentalismes bellicistes, l’islamiste et
l’occidentaliste.
L’alliance entre Saoudiens,
Al-Qaedistes et Américains
Les Saoudiens, dans ce jeu, luttent donc
contre les Alaouites, considérés comme “hérétiques”, et contre tout Etat, dans
l’aire arabo-musulmane, qui fonctionne correctement mais sans se référer à des
idéologèmes coraniques. Ce que nous pourrions considérer comme de la “bonne
gouvernance” au Proche et au Moyen Orient, parce qu’elle assure la paix civile,
difficile à imposer dans un espace où il y a tant de turbulences permanentes,
est dénoncée comme “mauvaise gouvernance” par l’alliance étonnante que
représentent aujourd’hui les Etats-Unis, la nouvelle philosophie, la nouvelle
gauche soixante-huitarde marquée par cette “nouvelle philosophie”, les “Frères
Musulmans” et le fondamentalisme islamiste de facture wahhabite. Nous vivons
ici une situation confuse et floue (à dessein), martelée par les médias
conformistes, comme l’avait déjà dénoncée un Georges Orwell, quand il disait
que “la vérité est mensonge et le mensonge, vérité”. Dans le cadre de la
collusion entre Wahhabites et occidentalistes (soi-disant de “gauche”),
signalons tout de même qu’Abdel Hakim Belhaj, combattant d’Al Qaeda devenu
gouverneur de Tripoli en Libye suite à l’élimination de Kadhafi, soutient la
politique belliciste de l’américanosphère et donc le discours sur les “droits
de l’homme” que débitent depuis trente-cinq ans les philosophes bellicistes de
la place de Paris. Curieux allié! De même, Ayman al-Zahwari, chef d’Al Qaeda
depuis la mort de Ben Laden, appelle à la djihad contre la Syrie. Il ajoute,
pour rendre la situation plus confuse encore pour les ignorants et les
crédules, qui avalent tout ce que racontent les médias, que Bachar al-Assad est
un allié des Etats-Unis... On s’aperçoit des “trucs” de la manipulation
planétaire: devant un public arabe, on accuse le “grand méchant” du moment
d’être un allié des Etats-Unis; en Europe, on raconte qu’il est un “ennemi de
la démocratie”, donc de l’Occident. Pendant ce temps, la télévision iranienne,
qui, elle, soutient al-Assad, au nom d’une solidarité entre chiites, dénonce
l’alliance entre “les Frères Musulmans, la maison royale des Séouds, les
cabbalistes juifs et la franc-maçonnerie des services secrets anglo-saxons avec
leurs rituels paléo-égyptiens”. Dont acte. En Flandre, on a peine à imaginer
qu’est désormais allié à Al Qaeda le sycophante libéral-thatchérien Guy
Verhofstadt, ancien premier ministre belge du gouvernement “arc-en-ciel” et
nouvel ami du belliciste vert Cohn-Bendit (celui qui, vu ses obsessions d’ordre
sexuel, devait “aller se tremper le cul dans une piscine” selon le ministre de
De Gaulle, Alain Peyrefitte). Eh oui, ce Verhofstadt hurle dans le même concert
qu’Ayman al-Zawahri, chef d’Al Qaeda!
L’embarras d’Israël
Israël a une position mitigée. Pourquoi? Tel
Aviv souhaite la stabilité dans les conflits régionaux, dont il est partie
prenante, veut des ennemis bien profilés, auxquels il s’est habitué au fil du
temps et des affrontements. Déjà, la disparition de Moubarak en Egypte fragilise
les positions israéliennes sur le front du Sinaï, les néo-islamistes sunnites
égyptiens pouvant dans un avenir plus ou moins proche être prompts à aider les
combattants du Hamas, lui aussi sunnite, ce qui mettrait en danger la frontière
israélienne dans le Neguev, surtout après l’abandon du Sinaï lorsque la paix a
été signée avec l’Egypte de Sadate et Moubarak. Alors, si al-Assad tombe, qui
viendra au pouvoir après lui à Damas? Les “Frères”? Des Wahhabites assimilables
à Al-Qaeda? Ou sera-ce le chaos complet? Certes, Israël déteste Bachar
al-Assad, surtout pour son soutien au Hizbollah chiite, pour être le fils de
son père Hafez al-Assad qui avait refusé de signer les accords sur le Golan et
pour son alliance panchiite avec l’Iran d’Ahmadinedjad. Mais Israël sait que
l’Iran a toujours, au cours de son histoire plurimillénaire, soutenu des
sectes, des mouvements religieux, des séditions politico-religieuses et surtout
le particularisme juif dans l’espace syro-palestinien, contre les Romains (on
peut avancer l’hypothèse que les Esséniens et les premiers Chrétiens étaient
une de ces antennes parthes dirigées contre Rome), puis, plus tard, contre les
Byzantins, les Ottomans et aujourd’hui contre l’alliance américano-israélienne.
Cette donne était connue des services israéliens, qui avaient parfaitement su
gérer l’antagonisme qui les opposait à Damas: quid, s’il faut changer demain de
stratégie, former de nouveaux agents, repérer de nouveaux ennemis, tenir
d’autres discours dans les médias au risque de troubler un électorat israélien
déjà suffisamment composite et versatile? Israël, suite aux suggestions d’un
Colonel américain, Ralph Peters, propose une division de la Syrie en petits
Etats ethnico-religieux, exactement comme l’avaient voulu les Français, à
l’époque du mandat. Par ailleurs, si al-Assad soutient le Hizbollah chiite et
anti-israélien, vainqueur de Tsahal au Liban pendant l’été 2006, le Hamas
palestinien, lui, sunnite et tout autant anti-israélien notamment dans son
bastion de la Bande de Gaza, soutient les insurgés anti-baathistes de Syrie, au
même titre qu’Erdogan et les “nouveaux philosophes”, dont beaucoup de réclament
d’une “judéité” franco-républicaine et émancipée à la sauce 68. Or voilà que
ces petits messieurs tout pleins de jactance et d’hystérie, ces pompeux
donneurs de leçons, ces “intellectuels faussaires”, souvent pro-sionistes à
tous crins, se retrouvent dans le même bâteau que les sectataires du Hamas!
Raison supplémentaire pour dire qu’Israël aurait préféré le statu quo à la
nouvelle soupe, au nouvel imbroglio!
Les thèses historiques de
Luttwak sur les empires romain et byzantin
Parmi les voisins d’Israël, la Syrie dispose
de la meilleure armée. C’est un motif pour Israël de voir disparaître le
système baathiste qui inspire force, puissance et popularité à la chose
militaire en Syrie. Mais, par ailleurs, l’armée et le baathisme sont des
phénomènes connus de l’Etat hébreu qui savait comment y faire face. Pour les
Etats-Unis, la campagne médiatique contre la Syrie, le baathisme et le pouvoir alaouite
et l’orchestration de la guerre civile sont des actions dirigées non pas tant
contre la Syrie en soi, avec laquelle ils s’étaient accommodés jusqu’ici, mais
contre l’Iran dont le seul allié, en dehors du vieux territoire persan, est
désormais la Syrie du clan al-Assad, pourtant alliée des Etats-Unis lors de la
première guerre contre l’Irak. Si l’allié syrien (et donc méditerranéen) de
l’Iran est éliminé, celui-ci est aussitôt affaibli. En déployant cette
stratégie, les Etats-Unis se prennent, comme ils aiment à le faire depuis une
ou deux décennies, pour les héritiers géopolitiques de Rome dans la région.
Afin d’expliquer les turbulences post-soviétiques en Asie centrale, le long de
la “Route de la Soie”, on se réfère souvent à la géostratégie mise au point par
Zbigniew Brzezinski dans plusieurs ouvrages, articles ou essais, dont “Le grand
échiquier” (“The Grand Chessboard”). On parle beaucoup moins des travaux
historiques d’Edward Luttwak sur la stratégie de l’Empire romain, publié fin
des années 80 et sur la stratégie de l’Empire byzantin, paru plus récemment.
L’ouvrage sur la stratégie de l’Empire romain explique comment il faut tenir la
“trouée pannonienne”, soit l’espace aujourd’hui hongrois entre Danube et Tisza,
et le Delta du Danube ou la Dobroudja (frontière roumano-bulgare), pour se
rendre maître de tout l’espace méditerranéen et sud-européen (à l’Ouest du Rhin
et au Sud du Danube). L’ouvrage sur l’Empire byzantin explique les stratégies à
adopter pour la maîtrise des Balkans (ce qui est accessoire pour les Etats-Unis
maintenant) et pour la domination du Proche Orient ou Levant, ce qui nous
ramène à la problématique que nous abordons aujourd’hui. Les Etats-Unis (avec
leur appendice israélien) se trouvent face à l’Iran dans la région, exactement
comme l’Empire romain du temps des Parthes (bataille de Carrhae en 53 av. J.C.;
maîtrise très momentanée des provinces d’Assyria et de Mesopotamia entre 115 et
117) ou que l’Empire byzantin face aux Sassanides.
Le jeu dissimulé du
néo-ottomanisme
Les enjeux de la lutte entre Rome et
Byzance, d’une part, et les Parthes ou la Perse, d’autre part, se situent tous
à l’Est du territoire syrien actuel, zone d’affrontements entre empires depuis
la plus haute antiquité, depuis l’Empire hittite et les royaumes Mittani. Même
si aujourd’hui les Etats-Unis dominent les territoires assyriens et
mésopotamiens d’Irak, que Rome n’a pu contrôler que pendant deux ans, l’Iran
conserve un atout dans cette région fragile, celui de pouvoir inciter les
populations chiites à la révolte. L’instabilité irakienne actuelle prouve
amplement cette hypothèse, que l’on relativisera en rappelant que les attentats
anti-chiites qui ponctuent la vie quotidienne à Badgad sont sans nul doute des
formes particulièrement cruelles d’intimidation de la population chiite arabe
du Sud du pays, alliées potentielles des Iraniens. La stratégie persane a
toujours été par ailleurs, du temps des Romains comme du temps des Byzantins,
de semer des troubles, par sectes ou communautés religieuses interposées, dans
l’espace syrien (du Taurus au Sinaï). Bachar al-Assad et son clan alaouite
servent de levier éventuel aux Iraniens dans la région du Levant, où
Ahmadinedjad et les mollahs y sont les héritiers stratégiques des Parthes et
des Sassanides: c’est ce levier potentiel que les Etats-Unis entendent détruire
aujourd’hui, comme les Romains et les Byzantins souhaitaient se débarrasser de
tous les alliés potentiels des Parthes ou des Sassanides. Si on rappelle que,
pour bon nombre d’observateurs et d’historiens, l’Empire ottoman était, volens nolens, l’héritier stratégique de
Rome et de Byzance dans la région depuis sa conquête de la Syrie et de la
Palestine au 16ème siècle, le néo-ottomanisme d’Erdogan, Gül et Davutoglu
pourrait s’interpréter comme une stratégie indirecte des Etats-Unis contre
l’Iran, dans la mesure où l’allié turc au sein de l’OTAN opte pour une forme de
diplomatie apparemment indépendante, ancrée dans l’histoire locale sans plus
faire référence à l’universalisme occidentaliste, une nouvelle diplomatie
turque qui reste malgré tout, malgré son travestissement en néo-islamisme
sunnite, “romaine-byzantine” dans son essence, donc anti-perse et conforme aux
visions américaines théorisées par Luttwak. Byzance avait en effet voulu
reconquérir l’Ouest de l’Empire romain d’Occident (jusqu’à l’Espagne) afin de
disposer de suffisamment de ressources pour affronter les Sassanides, tout en
défendant la Syrie contre les infiltrations perses et en pariant sur les
chrétiens de la péninsule arabique contre les païens arabes et les Juifs,
alliés des Sassanides. Aujourd’hui, les chiites ou les alaouites voire bon
nombre de chrétiens araméens remplacent les païens sémites et les Juifs
d’Arabie dans le jeu de l’Iran, tandis que les chrétiens arabes pro-byzantins
des 6ème et 7ème siècles sont remplacés par les sunnites turcs, saoudiens et
les “Frères Musulmans” dans la stratégie néo-byzantine commune des Etats-Unis,
de la Turquie, des Frères Musulmans et des wahhabites saoudiens contre la Syrie
et l’Iran.
L’Iran, dans ce contexte conflictuel, n’a
plus guère d’alliés: au Liban, le Hizbollah, certes vainqueur en 2006, est sur
la défensive et ne peut contrôler l’ensemble du pays. La Syrie est pour le
moment neutralisée par une guerre civile dont on ne peut prévoir l’issue (sera-ce
comme en Syrie même au printemps 1982 ou comme en Libye en 2011?). La Libye est
hors jeu et appartient désormais à la zone “OTAN”, tout en étant gouvernée par
des anciens activistes d’Al-Qaeda (à BHL, la jactance, aux al-qaedistes, le
terrain). L’Erythrée et le Soudan, plutôt favorables à l’Iran, sont trop
éloignés. Si la Syrie tombe et devient ipso facto une arrière-cours de la
Turquie, membre de l’OTAN, le Hizbollah disparaîtra faute de soutien, ce qui
soulagera Israël. L’Iran ne disposera plus d’une “tête de pont” sur la côte
méditerranéenne. La France, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont donc
soutenu d’anciens activistes d’Al-Qaeda en Libye et en soutiennent d’autres,
avec les “Frères Musulmans”, en Syrie aujourd’hui. L’opposition syrienne reçoit
6 milliards de dollars par an. Ce soutien à des activistes d’Al-Qaeda doit nous
contraindre à poser une question: qui était réellement Ben Laden? Un militant
religieux anti-impérialiste ou un agent des Etats-Unis, appelé à lancer partout
des opérations “fausse bannière” (false flag)? La question demeure ouverte...
Conclusion
Nous venons d’expliciter les racines du
conflit syrien actuel, qui remonte au mandat français, aux troubles des années
post-mandataires et à l’insurrection anti-baathiste des “Frères Musulmans”
entre 1980 et 1982. Revenons aux événements d’aujourd’hui, sur le terrain. A
Homs, récemment, l’armée régulière syrienne a capturé 1500 prisonniers,
appartenant à l’armée des insurgés: la plupart de ces combattants étaient des
étrangers; parmi eux, douze Français, dont un colonel de la DSGE. Cet épisode
est tu ou minimisé par les médias. La France négocierait la libération de ses
ressortissants en demandant l’intercession de la Russie de Poutine. Sarközy et
Cameron, dans une déclaration commune, avaient annoncé “que les coupables
seraient punis”, avouant, en quelque sorte, qu’il y a bel et bien intervention
occidentale aux côtés des insurgés syriens or l’article 68 de la Constitution
française stipule “qu’il est interdit de mener une guerre secrètement sans
l’approbation du Parlement sous peine d’être déféré devant la Haute Cour de
Justice”. Alors, dans le cas qui nous préoccupe, y a-t-il, en France
aujourd’hui, “estompement de la norme” comme on dit pudiquement en Belgique
quand la justice ne fait pas correctement son travail...? A la fin du mois de
février 2012, 75 pays se sont réunis à Tunis pour décider de geler les avoirs
de la Banque Nationale de Syrie, pour entendre l’Arabie saoudite déclarer
qu’elle allait financer les rebelles syriens et leur fournir des armes
(celles-ci viennent alors d‘un pays arabe et non pas d’une puissance
occidentale que l’on pourrait accuser de “néo-colonialisme”). De son côté,
Hilary Clinton menace: “Assad paiera le prix fort pour avoir bafoué les droits
de l’homme, ses jours sont comptés”. Comme étaient comptés les jours de
Kadhafi? Devons-nous réellement participer à ce genre de chasse à l’homme digne
du Far West? Devons-nous tolérer qu’un homme politique fini et usé comme
Verhofstadt cherche encore à se faire de la publicité en appelant au carnage
comme il le fit déjà pour la Libye? Le “Conseil National Syrien” (CNS), embryon
d’un gouvernement post-Assad, déclare certes qu’il protègera les minorités,
tenant ainsi exactement le même langage que les Frères Musulmans en 1980-81
qui, simultanément, demandaient l’exclusion de tous les minoritaires hors des
rouages de l’Etat. Les minorités pour leur part sont inquiètes et soutiennent
plutôt le régime baathiste ou cherchent la protection des Russes comme au temps
de l’Empire ottoman. Elles ont le souvenir de ce qui est advenu des chrétiens
(toutes obédiences confondues) en Irak, elles savent ce qui advient des Coptes
d’Egypte et elles se rappellent des incendies des monastères orthodoxes serbes
par les bandes kosovars. Dans le monde arabe, les minorités, chrétiennes,
chiites ou autres, ne survivent que sous les régimes laïques et militaires, où
elles ne sont pas réduites à des communautés de citoyens de seconde zone. Elles
sont persécutées quand les “Frères Musulmans” ou les wahhabites ou les
salafistes prennent le pouvoir car, pour elles, c’est alors le retour à une
dhimmitude pure et dure.
L’Europe, si elle avait été un véritable
sujet politique, aurait dû plaider pour le statu quo en Libye, en Egypte et en
Syrie, quitte à négocier dur avec les pouvoirs militaires ou avec les dynastes
“kleptocrates” en place pour aboutir à des solutions satisfaisantes. Avec le
mixte explosif de “Frères” et d’Al-Qaedistes arrivé au pouvoir avec l’appui
diplomatique d’Hilary Clinton, avec les avions de combat de Sarközy et de
l’OTAN, avec les mercenaires recrutés par le Qatar, grâce aussi au relais
médiatique qu’ont été BHL et ses imitateurs, l’Europe, voisine immédiate de
l’Afrique du Nord et du Levant, est désormais cernée sur son flanc méridional
par une zone de turbulences sur laquelle elle n’a plus le moindre contrôle ni
la moindre influence, vu la cassure Europe/Islam due à un rejet général, dans
tous les pays européens, de l’immigration en provenance des pays musulmans, vu
la disparition des laïcismes militaires et la fin annoncée des communautés
chrétiennes d’Orient (lesquelles servaient jadis d’interfaces entre les deux
aires civilisationnelles). La crise économique, surtout dans des pays comme la
Grèce, l’Espagne ou l’Italie, fragilise encore davantage ce flanc sud de notre
sous-continent. C’est la raison pour laquelle il faut se montrer extrêmement
vigilant en trois points: le détroit de Gibraltar, l’espace maritime entre
Sicile et Tunisie, l’Egée, sans oublier Chypre. Ces zones doivent être
verrouillées, soustraites par tous les moyens à des influences dangereuses ou
des flux migratoires déséquilibrants; il ne faut faire, en ces zones-clefs,
aucune concession d’ordre géopolitique.
Les désastres libyen, égyptien, tunisien et
syrien démontrent, s’il fallait encore le démontrer, que les interventions,
directes ou déguisées, des Etats-Unis dans le Vieux Monde, et plus
particulièrement, en ce qui nous concerne, dans l’espace euro-méditerranéen ou
proche-oriental, ne conduisent qu’à des désordres difficilement surmontables,
qu’à des ressacs de puissance pour l’Europe (et, partant, pour toutes les puissances européennes en
dépit de la subsistance tenace d’antagonismes inter-européens, hélas toujours
repérables). Carl Schmitt et Karl Haushofer nous ont rendu attentifs à ce type
d’intervention “hors espace”, qui représentent toujours des modi operandi équivalant à des guerres
indirectes perpétrées par les puissances thalassocratiques contre les
puissances continentales ou contre les puissances du “rimland”, mi-maritimes
(ou potentiellement maritimes) et mi-continentales. Les interventions “hors
espace” (“raumfremd”) ne visent pas l’ordre mais le désordre, le chaos; elles
visent à affaiblir à moyen ou long terme des puissances posées clairement comme
ennemies ou qui sont simplement différentes, émergentes ou potentiellement
génantes. Les collaborateurs européens de ces entreprises américaines (par
immixtions saoudiennes et qataries interposées) sont des traitres purs et
simples à l’endroit de leurs propres polities ou des opportunistes, en quête
d’un privilège quelconque, ou des naïfs, incapables d’analyser la situation
historique de grandes régions proches de l’Europe dont le devenir, positif ou
négatif, influence nécessairement la marche des affaires en notre sous-contient
et qui, de plus, ont une importance géostratégique cruciale sur la masse
continentale eurasiatique et sur le pourtour de l’Océan Indien et des mers
annexes, comme le Golfe ou la Mer Rouge, qui s’approchent, en leurs extrémités
de la Méditerranée orientale. Il y a bel et bien une alliance entre Washington
et les fondamentalistes islamistes contre l’Europe et, aujourd’hui, contre la
principale puissance du concert européen, c’est-à-dire la Russie de Poutine,
lequel d’après les dépêches détournées par Julian Assange dans le cadre de
l’affaire dite de “Wikileaks”, est le seul personnage politique de caractère en
Europe.
Robert STEUCKERS.
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