Robert STEUCKERS:
Causerie à bâtons rompus sur la notion de patrie charnelle
Conférence
prononcée à Nancy, à la tribune de “Terre & Peuple” (Lorraine), le 10 mars
2012
La
notion de patrie charnelle nous vient de l’écrivain et militant politique Marc
Augier, dit “Saint-Loup”, dont le monde de l’édition —en particulier les
“Presses de la Cité”— a surtout retenu les récits de son aventure militaire sur
le Front de l’Est pendant la seconde guerre mondiale. Mais l’oeuvre de
Saint-Loup ne se résume pas à cette seule aventure militaire, ses récits de
fiction, son évocation des “Cathares de Montségur” ou de la Terre de Feu
argentine le hissent au niveau d’un très grand écrivain, ce qu’il serait devenu
indubitablement pour la postérité s’il n’avait traîné une réputation de
“réprouvé” donc de “pestiféré”. Dans les écrits de ce Français très original,
il y a beaucoup plus à glaner que ces seules péripéties militaires dans un
conflit mondial du passé qui ne cesse de hanter les esprits, comme le prouve
l’existence de belles revues sur papier glacé, comme “39-45” ou “Ligne de
front”, par exemple. Il faut se rappeler, entre bien d’autres choses, qu’il a
été l’initiateur des auberges de jeunesse sous le “Front Populaire”, lorsqu’il
était un militant socialiste, incarnant un socialisme fort différent de celui
des avocats aigris, “maçonneux”, encravatés et radoteurs-rationalistes: le
socialisme du camarade Marc Augier (qui n’est pas encore Saint-Loup) est joyeux
et juvénile, c’est un socialisme de l’action, du grand “oui” à la Vie.
Saint-Loup, que je n’ai rencontré que deux fois, en 1975, était effectivement
un homme affable et doux mais amoureux de l’action, de toute action amenant des
résultats durables, hostile aux chichis et aux airs pincés des psycho-rigides
qui ont incarné les établissements successifs dont la France a été affligée.
Un monde qui devrait être tissé de fraternité
Le
terme “action”, en politique, dans l’espace linguistique francophone, possède
une genèse particulière. Maurras utilise le mot dans le nom de son mouvement,
l’Action Française, sans nécessairement se référer à la philosophie du
catholique Maurice Blondel, auteur d’un solide traité philosophique intitulé
“L’Action”, pour qui l’engagement pour la foi devait être permanent et inscrit
dans des “oeuvres”, créées pour le “Bien commun” et qu’il fallait perpétuer en
offrant ses efforts, sans tenter de les monnayer, sans espérer une sinécure
comme récompense. En Belgique, le Cardinal Mercier, correspondant de Blondel,
donnera une connotation politisée, sans nul doute teintée de maurrassisme, à
des initiatives comme l’Action Catholique de la Jeunesse Belge (ACJB), dont
émergeront deux phénomènes marquants de l’histoire et de l’art belges du 20ème
siècle: 1) le rexisme de Degrelle en tant que dissidence contestatrice fugace
et éphémère du “Parti Catholique”, et, 2) dans un registre non politicien et
plus durable, la figure de Tintin, qui agit dans ses aventures pour que le Bien
platonicien ou la justice (divine?) triomphe, sans jamais faire état de ses
croyances, de ses aspirations religieuses, sans jamais montrer bondieuseries ou
affects pharisiens. Cette dimension aventurière, Saint-Loup l’a très
certainement incarnée, comme Tintin, même si son idiosyncrasie personnelle ne
le rapprochait nullement du catholicisme français de son époque, amoureux des
productions graphiques d’Hergé via la revue “Coeurs Vaillants”; en effet,
Saint-Loup est né dans une famille protestante, hostile à l’Eglise en tant
qu’appareil trop rigide. Ce protestantisme se muera en un laïcisme militant,
exercé dans un cadre politique socialiste, se voulant détaché de tout appareil
clérical, au nom du laïcisme révolutionnaire. Saint-Loup crée en effet ses
auberges de jeunesse dans le cadre d’une association nommée “Centre laïque des
Auberges de Jeunesse”. Dans cette optique, qui est la sienne avant-guerre, le
monde idéal, s’il advenait, devrait être tissé de fraternité, ce qui exclut
tout bigotisme et tout alignement sur les manies des bien-pensants (et là il
rejoint un catholique haut en couleurs, Georges Bernanos...).
Contre la “double désincarnation”
Les
linéaments idiosyncratiques de la pensée émergente du jeune Marc Augier
conduisent bien entendu à une rupture bien nette avec l’ordre établi, parce que
l’ordre est désormais désincarné et qu’il faut le réincarner. Comment? En
recréant de la fraternité, notamment par le biais des auberges de jeunesse.
Aussi en revenant aux sources de toutes les religions, c’est-à-dire au
paganisme (option également partagée par Robert Dun). Sur le plan politique,
les options de Saint-Loup sont anti-étatistes, l’Etat étant une rigidité, comme
l’Eglise, qui empêche toute véritable fraternité de se déployer dans la
société. Saint-Loup ne sera donc jamais l’adepte d’un nationalisme étatique,
partageant cette option avec le Breton Olier Mordrel, qui fut, lui, condamné à
mort par l’Etat français en 1940: le militant de la Bretagne libre va alors
condamner à mort en esprit l’instance
(de pure fabrication) qui l’a condamné à mort, lui, le Breton de chair et de
sang. Chez Saint-Loup, ces notions de fraternité, de paganisme, d’anti-étatisme
postulent en bout de course 1) une vision de l’espace français comme tissu
pluriel, dont il ne faut jamais gommer la diversité, et 2) une option
européenne. Mais l’Europe, telle qu’elle était, telle qu’elle est aujourd’hui,
aux mains des bien-pensants, n’était et n’est plus elle-même; elle est coupée
de ses racines par un christianisme étranger à ses terres et par la modernité
qui est un avatar laïcisé de ce christianisme éradicateur. Constater que
l’Europe est malade et décadente revient donc à constater une “double
désincarnation”.
Les deux axiomes de la pensée charnelle
Cette
perception de l’Europe, de nos sociétés européennes, se révèle dans le roman
“La peau de l’aurochs”, géographiquement situé dans une vallée valdotaine. Les
Valdotains de “La peau de l’aurochs” se rebiffent contre l’industrialisation
qui détruit les traditions populaires (ce n’est pas toujours vrai, à mon sens,
car dans des régions industrielles comme la Lorraine, la Ruhr ou la Wallonie du
sillon Sambre-Meuse sont nées des cultures ouvrières et populaires riches, d’où
les sculpteurs Constantin Meunier et Georges Wasterlain ont tiré leurs
créations époustouflantes de beauté classique). Et les Valdotains du roman de
Saint-Loup veulent aussi préserver les cultes ancestraux, ce qui est toujours
plus aisé dans les régions montagneuses que dans les plaines, notamment en
Suisse, où les dialectes des vallées se maintiennent encore, ainsi que dans
tout l’arc alpin, notamment en Italie du Nord où une revue comme “Terra
Insubre” défend et illustre les résidus encore bien vivants de la culture
populaire lombarde et cisalpine. “La peau de l’aurochs” est un roman qui nous
permet de déduire un premier axiome dans le cadre de la défense de toutes les
identités charnelles: la PRESERVATION DE NOTRE IDENTITE = la GARANTIE DE NOTRE
ETERNITE. Cet axiome pourrait justifier une sorte de quiétisme, d’abandon de
toute revendication politique, un désintérêt pour le monde. Ce pourrait être le
cas si on se contentait de ne plus faire que du “muséisme”, de ne recenser que
des faits de folklore, en répétant seulement des traditions anciennes. Mais
Saint-Loup, comme plus tard Jean Mabire, ajoute à cette volonté de préservation
un sens de l’aventure. Nos deux auteurs s’interdisent de sombrer dans toute
forme de rigidité conceptuelle et privilégient, comme Olier Mordrel, le vécu.
Le Breton était très explicite sur ce recours permanent au “vécu” dans les
colonnes de sa revue “Stur” avant la seconde guerre mondiale. De ce recours à
l’aventure et au vécu, nous pouvons déduire un second axiome: les RACINES SONT
DANS LES EXPERIENCES INTENSES. Ce deuxième axiome doit nous rendre attentifs
aux oppositions suivantes: enracinement/déracinement, désinstallation/installation.
Avec Saint-Loup et Mabire, il convient donc de prôner l’avènement d’une
humanité enracinée et désinstallée (aventureuse) et de fustiger toute humanité
déclinante qui serait déracinée et installée.
On
ne peut juger avec exactitude l’impact de la lecture de Nietzsche sur la
génération de Saint-Loup en France. Mais il est certain que la notion, non
théorisée à l’époque, de “désinstallation”, est une notion cardinale de la
“révolution conservatrice” allemande, relayée par Ernst Jünger à l’époque de
son militantisme national-révolutionnaire puis, après 1945, par Armin Mohler
et, à sa suite, par la “nouvelle droite”, via les thèses “nominalistes” qu’il
avait exposées dans les colonnes de la revue munichoise “Criticon”, en 1978-79.
La personnalité volontariste et désinstallée, en retrait (“withdrawal”, disait
Toynbee) par rapport aux établissements installés, est celle qui, si la chance
lui sourit, impulse aux cycles historiques de nouveaux infléchissements, lors
de son retour (“return” chez Toynbee) sur la scène historico-politique. Cette
idée, exposée dans la présentation que faisait Mohler de la “révolution
conservatrice” dans sa célèbre thèse de doctorat, a été importée dans le corpus
de la “nouvelle droite” française par Giorgio Locchi, qui a recensé cet ouvrage
fondamental pour la revue “Nouvelle école”.
Saint-Loup, Tournier: la fascination pour l’Allemagne
Le
socialiste Marc Augier, actif dans le cadre du “Front populaire” français de
1936, découvrira l’Allemagne et tombera sous son charme. Pourquoi l’Allemagne?
Dans les années 30, elle exerçait une véritable fascination, une fascination
qui est d’abord esthétique, avec les “cathédrales de lumière” de Nuremberg, qui
s’explique ensuite par le culte de la jeunesse en vigueur au cours de ces années.
Les auberges et les camps allemands sont plus convaincants, aux yeux de Marc
Augier, que les initiatives, somme toute bancales, du “Front populaire”. Il ne
sera pas le seul à partager ce point de vue: Michel Tournier, dans “Le Roi des
Aulnes”, partage cette opinion, qui s’exprime encore avec davantage de brio
dans le film du même titre, réalisé par Volker Schlöndorff. Le célèbre créateur
de bandes dessinées “Dimitri”, lui aussi, critique les formes anciennes
d’éducation, rigides et répressives, dans sa magnifique histoire d’un pauvre
gamin orphelin, devenu valet de ferme puis condamné à la maison de correction
pour avoir tué le boucher venu occire son veau favori, confident de ses
chagrins, et qui, extrait de cette prison pour aller servir la patrie aux armées,
meurt à la bataille de Gallipoli. Le héros naïf Abel dans “le Roi des Aulnes”
de Schlöndorff, un Abel, homme naïf, naturel et intact, jugé “idiot” par ses
contemporains est incarné par l’acteur John Malkovich: il parle aux animaux (le
grand élan, la lionne de Goering, les pigeons de l’armée française...) et
communique facilement avec les enfants, trouve que la convivialité et la
fraternité sont réellement présentes dans les camps allemands de la jeunesse
alors qu’elles étaient totalement absentes, en tant que vertus, dans son école
française, le collège Saint-Christophe. Certes Schlöndorff montre, dans son
film, que cette convivialité bon enfant tourne à l’aigreur, la crispation et la
fureur au moment de l’ultime défaite: le visage du gamin qui frappe Abel d’un
coup de crosse, lui brise les lunettes, est l’expression la plus terrifiante de
cette rage devenue suicidaire.Tournier narre d’ailleurs ce qui le rapproche de
l’Allemagne dans un petit essai largement autobiographique, “Le bonheur en
Allemagne?” (Folio, n°4366).
Une vision “sphérique” de l’histoire
Toutes
ces tendances, perceptibles dans la France sainement contestatrice des années
30, sont tributaires d’une lecture de Nietzsche, philosophe qui avait brisé à
coups de marteau les icônes conventionnelles d’une société qui risquait bien, à
la fin du “stupide 19ème siècle”, de se figer définitivement, comme le
craignaient tous les esprits non conformes et aventureux. Le nietzschéisme, via
les mouvements d’avant-gardes ou via des séismographes comme Arthur Moeller van
den Bruck, va compénétrer tout le mouvement dit de la “révolution
conservatrice” puis passer dans le corpus national-révolutionnaire avec Ernst
Jünger, tributaire, lui aussi, du nietzschéisme ambiant des cercles
“jungkonservativ” mais tributaire également, dans les traits tout personnels de
son style et dans ses options intimes, de Barrès et de Bloy. Quand Armin
Mohler, secrétaire d’Ernst Jünger après la seconde guerre mondiale, voudra
réactiver ce corpus qu’il qualifiera de “conservateur” (ce qu’il n’était pas
aux sens français et britannique du terme) ou de “nominaliste” (pour lancer
dans le débat une étiquette nouvelle et non “grillée”), il transmettra en
quelque sorte le flambeau à la “nouvelle droite”, grâce notamment aux recensions
de Giorgio Locchi, qui résumera en quelques lignes, mais sans grand lendemain
dans ces milieux, la conception “sphérique” de l’histoire. Pour les tenants de
cette conception “sphérique” de l’histoire, celle-ci n’est forcément pas
“linéaire”, ne s’inscrit pas sur une ligne posée comme “ascendante” et laissant
derrière elle tout le passé, considéré sans la moindre nuance comme un ballast
devenu inutile. L’histoire n’est pas davantage “cyclique”, reproduisant un
“même” à intervalles réguliers, comme pourrait le faire suggérer la succession
des saisons dans le temps naturel sous nos latitudes européennes. Elle est
sphérique car des volontés bien tranchées, des personnalités hors normes, lui
impulsent une direction nouvelle sur la surface de la “sphère”, quand elles
rejettent énergiquement un ronron répétitif menaçant de faire périr d’ennui et
de sclérose un “vivre-en-commun”, auparavant innervé par les forces vives de la
tradition. S’amorce alors un cycle nouveau qui n’a pas nécessairement, sur la
sphère, la même trajectoire circulaire et rotative que son prédécesseur.
Le
nietzschéisme diffus, présent dans la France des années 20 et 30, mais atténué
par rapport à la Belle Epoque, où des germanistes français comme Charles Andler
l’avaient introduit, ensuite l’idéal de la jeunesse vagabondante, randonneuse
et proche de la nature, inauguré par les mouvements dits du “Wandervogel”, vont
induire un engouement pour les choses allemandes, en dépit de la germanophobie
ambiante, du poids des formes mortes qu’étaient le laïcardisme de la IIIème
République ou le nationalisme maurassien (contesté par les “non-conformistes”
des années 30 ou par de plus jeunes éléments comme ceux qui animaient la
rédaction de “Je suis partout”).
BHL: exécuteur testamentaire de Mister Yahvé
Je
répète la question: pourquoi l’Allemagne? Malgré la pression due à la
propagande revancharde d’avant 1914 et l’hostilité d’après 1918, la nouvelle
Allemagne exerce,comme je viens de le dire, une fascination sur les esprits:
cette fascination est esthétique (les “cathédrales de lumière”); elle est due
aussi au culte de la jeunesse, présent en marge du régime arrivé au pouvoir en
janvier 1933. L’organisation des auberges et des camps de vacances apparait
plus convaincante aux yeux de Saint-Loup que les initiatives du Front
Populaire, auquel il a pourtant adhéré avec enthousiasme. La fascination
exercée par la “modernité nationale-socialiste” (à laquelle s’opposera une
décennie plus tard la “modernité nord-américaine” victorieuse du conflit) va
bien au-delà du régime politique en tant que tel qui ne fait que jouer sur un
filon ancien de la tradition philosophique allemande qui trouve ses racines
dans la pensée de Johann Gottfried Herder (1744-1803), comme il jouera
d’ailleurs sur d’autres filons, secrétant de la sorte diverses opportunités
politiques, exploitables par une propagande bien huilée qui joue en permanence
sur plusieurs tableaux. Herder, ce personnage-clef dans l’histoire de la pensée
allemande appartient à une tradition qu’il faut bien appeler les “autres
Lumières”.
Quand on évoque la philosophie des “Lumières” aujourd’hui, on songe
immédiatement à la soupe que veulent nous servir les grands pontes du
“politiquement correct” qui sévissent aujourd’hui, en France avec Bernard-Henri
Lévy et en Allemagne avec Jürgen Habermas, qui nous intiment tous deux l’ordre
de penser uniquement selon leur mode, sous peine de damnation, et orchestent ou
font orchestrer par leurs larbins frénétiques des campagnes de haine contre
tous les contrevenants. On sait aussi que pour Lévy, les “Lumières” (auxquelles
il faut adhérer!) représentent une
sorte de pot-pourri où l’on retrouve les idées de la révolution française, la
tambouille droit-de-l’hommiste cuite dans les marmites médiatiques des services
secrets américains du temps de la présidence de Jimmy Carter (un Quaker
cultivateur de cacahouètes) et un hypothétique “Testament de Dieu”, yahvique
dans sa définition toute bricolée, et dont ce Lévy serait bien entendu l’unique
exécuteur testamentaire. Tous ceux qui osent ne pas croire que cette formule
apportera la parousie ou la fin de l’histoire, tous les déviants, qu’ils soient
maurassiens, communistes, socialistes au sens des non-conformistes français des
années 30, néo-droitistes, gaullistes, économistes hétérodoxes et j’en passe,
sont houspillés dans une géhenne, celle dite de l’ “idéologie française”, sorte
de cloaque nauséabond, selon Lévy, où marineraient des haines cuites et
recuites, où les spermatozoïdes et les ovaires de la “bête immonde”
risqueraient encore de procréer suite à des coïts monstrueux, comme celui des
“rouges-bruns” putatifs du printemps et de l’été 1993. Il est donc illicite
d’aller remuer dans ce chaudron de sorcières, dans l’espoir de faire naître du
nouveau.
Habermas, théoricien de la “raison palabrante”
Pour
Habermas —dont, paraît-il, le papa était Kreisleiter de la NSDAP dans la région
de Francfort (ce qui doit nous laisser supposer qu’il a dû porter un beau petit
uniforme de membre du Jungvolk et qu’on a dû lui confier une superbe trompette
ou un joli petit tambour)— le fondement du politique n’est pas un peuple
précis, un peuple de familles plus ou moins soudées par d’innombrables liens de
cousinage soit, en bref, une grande famille concrète; il n’est pas davantage
une communauté politique et/ou militaire partageant une histoire ou une épopée
commune ni une population qui a, au fil de l’histoire, généré un ensemble
d’institutions spécifiques (difficilement exportables parce que liées à un site
précis et à une temporalité particulière, difficilement solubles aussi dans une
panade à la BHL ou à la Habermas). Pour Jürgen Habermas, le fiston du
Kreisleiter qui ne cesse de faire son Oedipe, le fondement du politique ne peut
être qu’un système abstrait (abstrait par rapport à toutes les réalités concrètes
et charnelles), donc une construction rationnelle (Habermas étant bien entendu,
et selon lui-même, la seule incarnation de la raison dans une Allemagne qui
doit sans cesse être rappelée à l’ordre parce qu’elle aurait une tendance
irrépressible à basculer dans ses irrationalités), c’est-à-dire une
constitution basée sur les principes des Lumières, que Habermas se charge de
redéfinir à sa façon, deux siècles après leur émergence dans la pensée
européenne. Dans cette perspective, même la constitution démocratique adoptée
par la République Fédérale allemande en 1949 est suspecte: en effet, elle dit
s’adresser à un peuple précis, le peuple allemand, et évoque une vieille vertu
germanique, la “Würde”, qu’il s’agit de respecter en la personne de chaque
citoyen. En ce sens, elle n’est pas universaliste, comme l’est la version des
“Lumières” redéfinie par Habermas, et fait appel à un sentiment qui ne se
laisse pas enfermer dans un corset conceptuel de facture rationnelle.
Dans
la sphère du politique, l’émergence des principes des Lumières, revus suite aux
cogitations de Jürgen Habermas, s’effectue par le “débat”, par la perpétuelle
remise en question de tout et du contraire de tout. Ce débat porte le nom
pompeux d’ “agir communicationnel”, que le philosophe Gerd Bergfleth avait
qualifié, dans un solide petit pamphlet bien ficelé, de “Palavernde Vernunft”,
de “raison palabrante”, soit de perpétuel bavardage, critique pertinente qui a
valu à son auteur, le pauvre Bergfleth, d’être vilipendé et ostracisé. Notons
que Habermas a fabriqué sa propre petite géhenne, qu’il appelle la “pensée
néo-irrationnelle” où sont jetés, pêle-mêle, les tenants les plus en vue de la
philosophie française contemporaine comme Derrida (!), Foucault, Deleuze,
Guattari, Bataille, etc. ainsi que leur maître allemand, le bon philosophe
souabe Martin Heidegger. Si l’on additionne les auteurs jetés dans la géhenne
de l’ “idéologie française” par Lévy à ceux que fustige Habermas, il ne reste
plus grand chose à lire... Il n’y a plus beaucoup de combinatoires possibles,
et tenter encore et toujours de “combiner” les ingrédients (“mauvais” selon
Lévy et Habermas) pour faire du neuf, pour faire éclore d’autres possibles,
serait, pour nos deux inquisiteurs, se placer dans une posture condamnable que
l’on adopterait que sous peine de devenir immanquablement, irrémédiablement,
inexorablement, un “irrationaliste”, donc un “facho”, d’office exclu de tous
débats...
Jean-François Lyotard, critique des “universaux” de Habermas
Avec
un entêtement qui devient tout-à-fait navrant au fil du temps, Habermas veut
conserver dans sa philosophie et sa sociologie, dans sa vision du
fonctionnement optimal de la politique quotidienne au sein des Etats
occidentaux, posés comme modèles pour le reste du monde, une forme procédurière
à la manière de Kant, gage d’appartenance aux Lumières et de “correction
politique”, une forme procédurière qui deviendrait le fondement intangible des
mécanismes politiques, un fondement privé désormais de toute la transcendance
qui les chapeautait encore dans la pensée kantienne. Ce sont ces procédures,
véritables épures du réel, qui doivent unir les citoyens dans un consensus
minimal, obtenu par un “parler” ininterrompu, par un usage “adéquat” de la
parole, conditionné par des universaux linguistiques que Habermas pose comme
inamovibles (“Kommunikativa”, “Konstativa”, “Repräsentativa/Expressiva”,
“Regulativa”). Bref, le Dieu piétiste kantien remplacé par le blabla des
baba-cools ou des députés moisis ou des avocaillons militants, voir le “moteur immobile”
d’Aristote remplacé par la fébrilité logorrhique des nouvelles “clasas
discutidoras”...
Le philosophe français Jean-François Lyotard démontre que de
tels universaux soi-disant pragmatiques n’existent pas: les jeux de langage
sont toujours producteurs d’hétérogénéité, se manifestent selon des règles qui
leur sont propres et qui suscitent bien entendu des inévitables conflits. Il
n’existe donc pas pour Lyotard quelque chose qui équivaudrait à un “télos du
consensus général”, reposant sur ce que Habermas appelle, sans rire, “les
compétences interactionnelles post-conventionnelles”; au contraire, pour
Lyotard, comme, en d’autres termes, pour Armin Mohler ou l’Ernst Jünger
national-révolutionnaire des années 20, il faut constater qu’il y a toujours et
partout “agonalité conflictuelle entre paroles diverses/divergentes”; si l’on
s’obstine à vouloir enrayer les effets de cette agonalité et à effacer cette
pluralité divergente, toutes deux objectives, toutes deux bien observables dans
l’histoire, on fera basculer le monde entier sous la férule d’un “totalitarisme
de la raison”, soit un “totalitarisme de la raison devenue folle à force d’être
palabrante”, qui éliminera l’essence même de l’humanité comme kaléidoscope
infini de peuples, de diversités d’expression; cette essence réside dans la
pluralité ineffaçable des jeux de paroles diverses (cf. Ralf Bambach, “Jürgen
Habermas”, in J. Nida-Rümelin (Hrsg.), “Philosophie der Gegenwart in
Einzeldarstellungen von Adorno bis v. Wright”, Kröner, Stuttgart, 1991; Yves
Cusset, “Habermas – L’espoir de la discussion”, Michalon, coll. “Bien commun”,
Paris, 2001).
En
France, les vitupérations de Lévy dans “L’idéologie française” empêchent, in fine, de retourner, au-delà des
thèses de l’Action Française, aux “grandes idées incontestables” qu’entendait
sauver Hauriou (et qui suscitaient l’intérêt de Carl Schmitt), ce qui met la
“République”, privée d’assises solides issues de son histoire, en porte-à-faux
permanent avec des pays qui, comme la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, la
Turquie ou la Chine façonnent leur agir politique sur l’échiquier international
en se référant constamment à de “grandes idées incontestables”, semblables à
celles évoquées par Hauriou. Ensuite, l’inquisition décrétée par ce Lévy,
exécuteur testamentaire de Yahvé sur la place de Paris, interdit de (re)penser
une économie différente (historique, institutionnaliste et régulationniste sur
le plan de la théorie) au profit d’une population en voie de paupérisation, de
déréliction et d’aliénation économique totale; une nouvelle économie
correctrice ne peut que suivre les recettes issues des filons hétérodoxes de la
pensée économique et donc de parachever certaines initiatives avortées du
gaullisme de la fin des années 60 (idée de “participation” et d’”intéressement”,
sénat des régions et des professions, etc.). Les fulminations inquisitoriales
des Lévy et Habermas conduisent donc à l’impasse, à l’impossibilité, tant que
leurs propagandes ne sont pas réduites à néant, de sortir des enlisements
contemporains. De tous les enlisements où marinent désormais les régimes
démocratiques occidentaux, aujourd’hui aux mains des baba-cools sâoulés de
logorrhées habermassiennes et soixante-huitardes.
Habermas: contre l’idée prussienne et contre l’Etat ethnique
Habermas,
dans le contexte allemand, combat en fait deux idées, deux visions de l’Etat et
de la politique. Il combat l’idée prussienne, où l’Etat et la machine
administrative, le fonctionnariat serviteur du peuple, dérivent d’un principe
de “nation armée”. Notons que cette vision prussienne de l’Etat ne repose sur
aucun a priori de type “ethnique” car l’armée de Frédéric II comprenait des
hommes de toutes nationalités (Finnois, Slaves, Irlandais, Allemands, Hongrois,
Huguenots français, Ottomans d’Europe, etc.). Notons également que Habermas,
tout en se revendiquant bruyamment des “Lumières”, rejette, avec sa critique
véhémente de l’idée prussienne, un pur produit des Lumières, de l’Aufklärung,
qui avait rejeté bien des archaïsmes, devenus franchement inutiles, au siècle
de son triomphe. Cette critique vise en fait toute forme d’Etat encadrant et
durable, rétif au principe du bavardage perpétuel, pompeusement baptisé “agir
communicationnel”. Simultanément, Habermas rejette les idéaux relevant des
“autres Lumières”, celles de Herder, où le fondement du politique réside dans
la “populité”, la “Volkheit”, soit le peuple (débarrassé d’aristocraties aux
moeurs artificielles, déracinées et exotiques). Habermas, tout en se faisant
passer pour l’exécuteur testamentaire des “philosophes des Lumières”, à
l’instar de Bernard-Henri Lévy qui, lui, est l’exécuteur testamentaire de Yahvé
en personne, jette aux orties une bonne partie de l’héritage philosophique du
18ème siècle. Avec ces deux compères, nous faisons face à la plus formidable
escroquerie politico-philosophique du siècle! Ils veulent nous vendre comme
seul produit autorisé l’Aufklärung mais ce qu’ils placent sur l’étal de leur
boutique, c’est un Aufklärung homogénéisé, nettoyé des trois quarts de son
contenu, cette tradition étant plurielle, variée, comme l’ont démontré des
auteurs, non traduits, comme Peter Gay en Angleterre et Antonio Santucci en
Italie (cf. Peter Gay, “The Enlightenment: An Interpretation – The Rise of
Modern Paganism”, W. W. Norton & Company, New York/London, 1966-1977; Peter
Gay, “The Enlightenment: An Interpretation – The Science of Freedom, Wildwood
House, London, 1969-1979; Antonio Santucci (a cura di), “Interpretazioni
dell’Illuminismo”, Il Mulino, Bologna, 1979; on se réfèrera aussi aux livres
suivants: Léo Gershoy, “L’Europe des princes éclairés 1763-1789”, Gérard
Montfort éd., Brionne, 1982; Michel Delon, “L”idée d’énergie au tournant des
Lumières (1770-1820)”, PUF, Paris, 1988).
Deux principes kantiens chez Herder
Cette
option de Herder, qui est “populaire” ou “ethnique”, “ethno-centrée”, est aussi
corollaire de la vision fraternelle d’une future Europe libérée, qui serait
basée sur le pluralisme ethnique ou l’“ethnopluralisme”, où les peuples ne
devraient plus passer par des filtres étrangers ou artificiels/abstraits pour
faire valoir leurs droits ou leur identité culturelle. La vision herdérienne
dérive bien des “Lumières” dans la mesure où elle fait siens deux principes
kantiens; premier principe de Kant: “Tu ne feras pas à autrui ce que tu ne veux
pas qu’autrui te fasse”; ce premier principe induit un respect des différences
entre les hommes et interdit de gommer par décret autoritaire ou par manoeuvres
politiques sournoises les traditions d’un peuple donné; deuxième principe
kantien: “Sapere aude!”, “Ose savoir!”, autrement dit: libère-toi des
pesanteurs inutiles, débarrasse-toi du ballast accumulé et encombrant, de tous
les filtres inutiles, qui t’empêchent d’être toi-même! Ce principe kantien,
réclamant l’audace du sujet pensant, Herder le fusionne avec l’adage grec
“Gnôthi seautôn!”, “Connais-toi toi-même”. Pour parfaire cette fusion, il
procède à une enquête générale sur les racines de la littérature, et de la
culture de son temps et des temps anciens, en n’omettant pas les pans entiers
de nos héritages qui avaient été refoulés par le christianisme, le dolorisme
chrétien, la scolastique figée, le cartésianisme abscons, le blabla des
Lumières palabrantes, le classicisme répétitif et académique, etc., comme nous
devrions nous aussi, sans jamais nous arrêter, procéder à ce type de travail
archéologique et généalogique, cette fois contre la “pensée unique”, le
“politiquement correct” et le pseudo-testament de Yahvé.
Définition de la “Bildung”
Dans
la perspective ouverte par Herder, les fondements de l’Etat sont dès lors le
peuple, héritier de son propre passé, la culture et la littérature que ce
peuple a produites et les valeurs éthiques que cette culture transmet et
véhicule. En bref, nous aussi, nous sommes héritiers des Lumières, non pas de celles
du jacobinisme ou celles que veut nous imposer le système aujourd’hui, mais de
ces “autres Lumières”. Saint-Loup, en critiquant le christianisme et le modèle
occidental (soit, anticipativement, les “Lumières” tronquées de BHL et
d’Habermas) s’inscrit dans le filon herdérien, sans jamais retomber dans des
formes sclérosantes de “tu dois!”. “Sapere aude!” est également pour lui un
impératif, lié à la belle injonction grecque “Gnôthi seautôn!”. Toujours dans
cette perspective herdérienne, l’humanité n’est pas une panade zoologique
d’êtres humains homogénéisés par la mise en oeuvre, disciplinante et sévère,
d’idées abstraites, mais un ensemble de groupes humains diversifiés, souvent
vastes, qui explorent en permanence et dans la joie leurs propres racines, comme
les “humanités” gréco-latines nous permettent d’explorer nos racines d’avant la
chrisitanisation. Pour Herder, il faut un retour aux Grecs, mais au-delà de
toutes les édulcorations “ad usum Delphini”; ce retour ne peut donc déboucher
sur un culte stéréotypé de la seule antiquité classique, il faut qu’il soit
flanqué d’un retour aux racines germaniques dans les pays germaniques et
scandinaves, au fond celtique dans les pays de langues gaëliques, aux
traditions slaves dans le monde slave. Le processus d’auto-centrage des
peuples, de mise en adéquation permanente avec leur fond propre, s’effectue par
le truchement de la “Bildung”. Ce terme allemand dérive du verbe “bilden”,
“construire”. Je me construis moi-même, et mon peuple se construit lui-même, en
cherchant en permanence l’adéquation à mes racines, à ses racines. La “Bildung”
consiste à chercher dans ses racines les recettes pour arraisonner le réel et
ses défis, dans un monde soumis à la loi perpétuelle du changement.
Pour
Herder, représentant emblématique des “autres Lumières”, le peuple, c’est
l’ensemble des “Bürger”, terme que l’on peut certes traduire par “bourgeois”
mais qu’il faut plutôt traduire par le terme latin “civis/cives”, soit
“citoyen”, “membre du corps du peuple”. Le terme “bourgeois”, au cours du 19ème
siècle, ayant acquis une connotation péjorative, synonyme de “rentier
déconnecté” grenouillant en marge du monde réel où l’on oeuvre et où l’on
souffre. Pour Herder, le peuple est donc l’ensemble des paysans, des artisans
et des lettrés. Les paysans sont les dépositaires de la tradition vernaculaire,
la classe nourricière incontournable. Les artisans sont les créateurs de biens
matériels utiles. Les lettrés sont, eux, les gardiens de la mémoire. Herder
exclut de sa définition du “peuple” l’aristocratie, parce qu’est s’est composé
un monde artificiel étranger aux racines, et les “déclassés” ou “hors classe”,
qu’il appelle la “canaille” et qui est imperméable à toute transmission et à
toute discipline dans quelque domaine intellectuel ou pratique que ce soit.
Cette exclusion de l’aristocratie explique notamment le républicanisme
ultérieur des nationalismes irlandais et flamand, qui rejettent tous deux
l’aristocratie et la bourgeoisie anglicisées ou francisées. Sa définition est
injuste pour les aristocraties liées aux terroirs, comme dans le Brandebourg
prussien (les “Krautjunker”), la Franche-Comté (où les frontières entre la
noblesse et la paysannerie sont ténues et poreuses) et les Ardennes
luxembourgeoises de parlers romans.
Une formidable postérité intellectuelle
L’oeuvre
de Herder a connu une formidable postérité intellectuelle. Pour l’essentiel,
toute l’érudition historique du 19ème siècle, toutes les avancées dans les
domaines de l’archéologie, de la philologie et de la linguistique, lui sont
redevables. En Allemagne, la quête archéo-généalogique de Herder se poursuit
avec Wilhelm Dilthey, pour qui les manifestations du vivant (et donc de
l’histoire), échappent à toute définition figeante, les seules choses
définissables avec précision étant les choses mortes: tant qu’un phénomène vit,
il échappe à toute définition; tant qu’un peuple vit, il ne peut entrer dans un
corset institutionnel posé comme définitif et toujours condamné, à un moment
donné du devenir historique, à se rigidifier. Nietzsche appartient au filon
ouvert par Herder dans la mesure où la Grèce qu’il entend explorer et
réhabiliter est celle des tragiques et des pré-socratiques, celle qui échappe
justement à une raison trop étriquée, trop répétitive, celle qui chante en communauté
les hymnes à Dionysos, dans le théâtre d’Athènes, au flanc de l’Acropole, ou
dans celui d’Epidaure. Les engouements folcistes (= “völkisch”), y compris ceux
que l’on peut rétrospectivement qualifier d’exagérés ou de “chromomorphes”,
s’inscrivent à leur tour dans la postérité de Herder. Pour le Professeur
anglais Barnard, exégète minutieux de l’oeuvre de Herder, sa pensée n’a pas eu
de grand impact en France; cependant, toute une érudition archéo-généalogique
très peu politisée (et donc, à ce titre, oubliée), souvent axée sur l’histoire
locale, mérite amplement d’être redécouverte en France, notamment à la suite
d’une historienne et philologue comme Nicole Belmont (cf. “Paroles païennes –
Mythe et folklore”, Imago, Paris, 1986). Théodore Hersart de la Villemarqué
(1815-1895), selon une méthode préconisée par les frères Grimm, rassemble dans
un recueil les chants populaires de Bretagne, sous le titre de “Barzaz Breiz”
en 1836. Hippolyte Taine ou Augustin Thierry, quand ils abordent l’histoire des
Francs, l’époque mérovingienne ou les origines de la France d’Ancien Régime
effectuent un travail archéo-généalogique, “révolutionnaire” dans la mesure où
ils lancent des pistes qui dépassent forcément les répétitions et les fixismes,
les ritournelles et les rengaines des pensées scolastiques, cartésiennes ou
illuministes-républicaines. Aujourd’hui, Micberth (qui fut le premier à
utiliser le terme “nouvelle droite” dans un contexte tout à fait différent de
celui de la “nouvelle droite” qui fit la une des médias dès l’année 1979)
publie des centaines de monographies, rédigées par des érudits du 19ème et du
début du 20ème, sur des villages ou de petites villes de France, où l’on
retrouve des trésors oubliées et surtout d’innombrables pistes laissées en
jachère. Enfin, l’exégète des oeuvres de Herder, Max Rouché, nous a légué des
introductions bien charpentées à leurs éditions françaises, parus en édition
bilingue chez Aubier-Montaigne.
Irlande, Flandre et Scandinavie
Le
nationalisme irlandais est l’exemple même d’un nationalisme de matrice
“herdérienne”. La figure la plus emblématique de l’ “herdérianisation” du
nationalisme irlandais demeure Thomas Davis, né en 1814. Bien qu’il ait été un
protestant d’origine anglo-galloise, son nationalisme irlandais propose surtout
de dépasser les clivages religieux qui divisent l’Ile Verte, et d’abandonner
l’utilitarisme, idéologie dominante en Angleterre au début du 19ème siècle. Le
nationalisme irlandais est donc aussi une révolte contre le libéralisme
utilitariste; l’effacer de l’horizon des peuples est dès lors la tâche
exemplaire qui l’attend, selon Thomas Davis. Ecoutons-le: “L’anglicanisme
moderne, c’est-à-dire l’utilitarisme, les idées de Russell et de Peel ainsi que
celles des radicaux, que l’on peut appler ‘yankeeïsme’ ou ‘anglichisme’, se
borne à mesurer la prospérité à l’aune de valeurs échangeables, à mesurer le
devoir à l’aune du gain, à limiter les désirs [de l’homme] aux fringues, à la
bouffe et à la [fausse] respectabilité; cette malédiction [anglichiste] s’est abattue
sur l’Irlande sous le règne des Whigs mais elle est aussi la malédiction
favorite des Tories à la Peel” (cité in: D. George Boyce, “Nationalism in
Ireland”, Routledge, London, 1995, 3ème éd.). Comme Thomas Carlyle, Thomas
Davis critique l’étranglement mental des peuples des Iles Britanniques par
l’utilitarisme ou la “shop keeper mentality”; inspiré par les idées du
romantisme nationaliste allemand, dérivé de Herder, il explique à ses
compatriotes qu’un peuple, pour se dégager de la “néo-animalité” utilitariste,
doit cesser de se penser non pas comme un “agglomérat accidentel” de personnes
d’origines disparates habitant sur un territoire donné, mais comme un ensemble
non fortuit d’hommes et de femmes partageant une culture héritée de longue date
et s’exprimant par la littérature, par l’histoire et surtout, par la langue.
Celle-ci est le véhicule de la mémoire historique d’un peuple et non pas un
ensemble accidentel de mots en vrac ne servant qu’à une communication
élémentaire, “utile”, comme tente de le faire croire l’enseignement dévoyé
d’aujourd’hui quand il régule de manière autoritaire (sans en avoir l’air... à
grand renfort de justifications pseudo-pédagogiques boiteuses...) et maladroite
(en changeant d’avis à tour de bras...) l’apprentissage des langues maternelles
et des langues étrangères, réduisant leur étude à des tristes répétitions de
banalités quotidiennes vides de sens. Davis: “La langue qui évolue avec le
peuple est conforme à ses origines; elle décrit son climat, sa constitution et
ses moeurs; elle se mêle inextricablement à son histoire et à son âme...” (cité
par D. G. Boyce, op. cit.).
Catholique,
l’Irlande profonde réagit contre la colonisation puritaine, achevée par
Cromwell au 17ème siècle. Le chantre d’un “homo celticus” ou “hibernicus”,
différent du puritain anglais ou de l’utilitariste du 19ème siècle, sera
indubitablement Padraig Pearse (1879-1916). Son nationalisme mystique vise à
faire advenir en terre d’Irlande un homme non pas “nouveau”, fabriqué dans un
laboratoire expérimental qui fait du passé table rase, mais renouant avec des
traditions immémoriales, celles du “Gaël”. Pearse: “Le Gaël n’est pas comme les
autres hommes, la bêche et le métier à tisser, et même l’épée, ne sont pas pour
lui. Mais c’est une destinée plus glorieuse encore que celle de Rome qui
l’attend, plus glorieuse aussi que celle de Dame Britannia: il doit devenir le
sauveur de l’idéalisme dans la vie moderne, intellectuelle et sociale” (cité
in: F. S. L. Lyons, “Culture and Anarchy in Ireland 1890-1939”, Oxford
University Press, 1982). Pearse, de parents anglais, se réfère à la légende du
héros païen Cuchulainn, dont la devise était: “Peu me chaut de ne vivre qu’un
seul jour et qu’une seule nuit pourvu que ma réputation (fama) et mes actes
vivent après moi”. Cette concession d’un catholique fervent au paganisme
celtique (du moins au mythe de Cuchulainn) se double d’un culte de Saint
Columcille, le moine et missionnaire qui appartenait à l’ordre des “Filid” (des
druides après la christianisation) et entendait sauvegarder sous un
travestissement chrétien les mystères antiques et avait exigé des chefs
irlandais de faire construire des établissements pour qu’on puisse y perpétuer
les savoirs disponibles; à ce titre, Columcille, en imposant la construction
d’abbayes-bibliothèques en dur, a sauvé une bonne partie de l’héritage antique.
Pearse: “L’ancien système irlandais, qu’il ait été païen ou chrétien,
possédait, à un degré exceptionnel, la chose la plus nécessaire à l’éducation:
une inspiration adéquate. Columcille nous a fait entendre ce que pouvait être
cette inspiration quand il a dit: ‘si je meurs, ce sera de l’excès d’amour que
je porte en moi, en tant que Gaël’. Un amour et un sens du service si excessif
qu’il annihile toute pensée égoïste, cette attitude, c’est reconnaître que l’on
doit tout donner, que l’on doit être toujours prêt à faire le sacrifice ultime:
voilà ce qui a inspiré le héros Cuchulainn et le saint Columcille; c’est
l’inspiration qui a fait de l’un un héros, de l’autre, un saint” (cité par F. S.
L. Lyons, op. cit.). Chez Pearse, le mysticisme pré-chrétien et la ferveur d’un
catholicisme rebelle fusionnent dans un culte du sang versé. La rose noire,
symbole de l’Irlande humiliée, privée de sa liberté et de son identité,
deviendra rose rouge et vivante, resplendissante, par le sang des héros qui la
coloreront en se sacrifiant pour elle. Cette mystique de la “rose rouge” était
partagée par trois martyrs de l’insurrection des Pâques 1916: Pearse lui-même,
Thomas MacDonagh et Joseph Plunkett. On peut vraiment dire que cette vision
mystique et poétique a été prémonitoire.
En
dépit de son “papisme”, l’Irlande embraye donc sur le renouveau celtique,
néo-païen, né au Pays de Galles à la fin du 18ème, où les “identitaires”
gallois de l’époque réaniment la tradition des fêtes populaires de
l’Eisteddfod, dont les origines remontent au 12ème siècle. Plus tard, les
reminiscences celtiques se retrouvent chez des poètes comme Yeats, pourtant de
tradition familiale protestante, et comme Padraig Pearse (que je viens de citer
et auquel Jean Mabire a consacré une monographie), fusillé après le soulèvement
de Pâques 1916. En Flandre, la renaissance d’un nationalisme vernaculaire, le
premier recours conscient aux racines locales et vernaculaires via une volonté
de sauver la langue populaire du naufrage, s’inscrit, dès son premier
balbutiement, dans la tradition des “autres Lumières”, non pas directement de
Herder mais d’une approche “rousseauiste” et “leibnizienne” (elle reprend
—outre l’idée rousseauiste d’émancipation réinsérée dans une histoire populaire
réelle et non pas laissée dans une empyrée désincarnée— l’idée d’une
appartenance oubliée à l’ensemble des peuples “japhétiques”, c’est-à-dire
indo-européens, selon Leibniz): cette approche est parfaitement décelable dans
le manifeste de 1788 rédigé par Jan-Baptist Verlooy avant la “révolution
brabançonne” de 1789 (qui contrairement à la révolution de Paris était
“intégriste catholique” et dirigée contre les Lumières des Encyclopédistes).
L’érudition en pays de langues germaniques s’abreuvera à la source herdérienne,
si bien, que l’on peut aussi qualifier le mouvement flamand de “herdérien”. Il
tire également son inspiration du roman historique écossais (Walter Scott),
expression d’une rébellion républicaine calédonienne, d’inspiration panceltique
avant la lettre. En effet, Hendrik Conscience avait lu Scott, dont le style
narratif et romantique lui servira de modèle pour le type de roman national
flamando-belge qu’il entendait produire, juste avant d’écrire son célèbre “Lion
des Flandres” (= “De Leeuw van Vlaanderen”). Les Allemands Hoffmann von
Fallersleben et Oetker recueilleront des récits populaires flamands selon la
méthode inaugurée par les Frères Grimm dans le Nord de la Hesse, le long d’une
route féérique que l’on appelle toujours la “Märchenstrasse” (“La route des
contes”). De nos jours encore, il existe toute une érudition flamande qui
repose sur les mêmes principes archéo-généalogiques.
L’idéal de l’Odelsbonde
En
Scandinavie, la démarche archéo-généalogique de Herder fusionne avec des
traditions locales norvégiennes ou danoises (avec Grundvigt, dont l’itinéraire
fascinait Jean Mabire). La tradition politique scandinave, avec sa
survalorisation du paysannat (surtout en Norvège), dérive directement de
postulats similaires, les armées norvégiennes, au service des monarques suédois
ou danois, étant constituées de paysans libres, sans caste aristocratique
distincte du peuple et en marge de lui (au sens où on l’entendait dans la
France de Louis XV, par exemple, quand on ne tenait pas compte des paysannats
libres locaux). L’idéal humain de la tradition politique norvégienne, jusque
chez un Knut Hamsun, est celui de l’Odelsbonde, du “paysan libre” arcbouté sur
son lopin ingrat, dont il tire librement sa subsistance, sous un climat d’une
dureté cruelle. Les musées d’Oslo exaltent cette figure centrale, tout en
diffusant un ethnopluralisme sainement compris: le même type d’érudition
objective est mis au service des peuples non indo-européens de l’espace
circumpolaire, comme les Sami finno-ougriens.
L’actualité montre que cette double
tradition herdérienne et grundvigtienne en Scandinavie, flanquée de l’idéal de
l’Odelsbonde demeure vivace et qu’elle peut donner des leçons de véritable
démocratie (il faudrait dire: “de laocratie”, “laos” étant le véritable
substantif désignant le meilleur du peuple en langue grecque) à nos démocrates
auto-proclamés qui hissent les catégories les plus abjectes de la population
au-dessus du peuple réel, c’est-à-dire au-dessus des strates positives de la
population qui oeuvrent en cultivant le sol, en produisant de leurs mains des
biens nécessaires et de bonne qualité ou en transmettant le savoir ancestral.
Seules ces dernières castes sont incontournables et nécessaires au bon
fonctionnement d’une société. Les autres, celles qui tiennent aujourd’hui le
haut du pavé, sont parasitaires et génèrent des comportements
anti-laocratiques: le peuple d’Islande l’a compris au cours de ces deux ou
trois dernières années; il a flanqué ses banquiers et les politicards véreux,
qui en étaient les instruments, au trou après la crise de l’automne 2008.
Résultat: l’Islande se porte bien. Elle a redressé la barre et se développe.
Les strates parasitaires ont été matées. Nos pays vont mal: les banquiers et
leurs valets politiciens tirent leur révérence en empochant la manne de leurs
“parachutes dorés”. Aucun cul de basse-fosse ne leur sert de logis bien mérité.
Dès lors tout vaut tout et tout est permis (pourquoi faudrait-il désormais
sanctionner l’ado qui pique un portable à l’étal d’un “Media-Markt”, si un
patapouf comme Dehaene fout le camp après son interminable cortège de gaffes
avec, en son escarcelle, des milliards de dédommagements non mérités?). Les
principes les plus élémentaires d’éthique sont foulés aux pieds.
Tradition “herdérienne” dans
les pays slaves
Dans
les pays slaves, la tradition archéo-généalogique de Herder s’est maintenue
tout au long du 19ème siècle et a même survécu sous les divers régimes
communistes, imposés en 1917 ou en 1945-48. Chez les Tchèques, elle a sauvé la
langue de l’abâtardissement mais s’est retournée paradoxalement contre
l’Allemagne, patrie de Herder, et contre l’Autriche-Hongrie. Chez les Croates
et les Serbes, elle a toujours manifesté sa présence, au grand dam des éradicateurs
contemporains; en effet, les porteurs de l’idéal folciste sud-slave ont été
vilipendés par Alain Finkelkraut lors de la crise yougoslave du début des
années 90 du 20ème siècle, sous prétexte que ces érudits et historiens auraient
justifié à l’avance les “épurations ethniques” du récent conflit
inter-yougoslave, alors que le journaliste et slaviste israélite autrichien
Wolfgang Libal considérait dans son livre “Die Serben”, publié au même moment,
que ces figures, vouées aux gémonies par Finkelkraut et les autres maniaques
parisiens du “politiquement correct” et du “prêt-à-penser”, étaient des érudits
hors pair et des apôtres de la libération laocratique de leurs peuples,
notamment face à l’arbitraire ottoman... Vous avez dit “bricolage médiatique”?
En Russie, l’héritage de Herder a donné les slavophiles ou “narodniki”, dont la
tradition est demeurée intacte aujourd’hui, en dépit des sept décennies de
communisme. Des auteurs contemporains comme Valentin Raspoutine ou Alexandre
Soljénitsyne en sont tributaires. Le travail de nos amis Ivanov, Avdeev et
Toulaev également.
En
Bretagne, le réveil celtique, après 1918, s’inscrit dans le sillage du celtisme
irlandais et de toutes les tentatives de créer un mouvement panceltique pour le
bien des “Six Nations” (Irlandais, Gallois, Gaëliques écossais, Manxois,
Corniques et Bretons), un panceltisme dûment appuyé, dès le lendemain de la
défaite allemande de 1945, par le nouvel Etat irlandais dominé par le Fianna
Fail d’Eamon de Valera et par le ministre irlandais Sean MacBride, fils d’un
fusillé de 1916. La tradition archéo-généalogique de Herder, d’où dérive
l’idéal de “patrie charnelle” et le rejet de tous les mécanismes
anti-laocratiques visant à infliger aux peuples une domination abstraite sous
un masque “démocratique” ou non, est immensément riche en diversités. Sa
richesse est même infinie. Tout mouvement identitaire, impliquant le retour à
la terre et au peuple, aux facteurs sang et sol de la méthode historique
d’Hyppolite Taine, à l’agonalité entre “paroles diverses” (Lyotard), est un
avatar de cette immense planète de la pensée, toute tissée d’érudition. Si un
Jean Haudry explore la tradition indo-européenne et son émergence à l’ère
proto-historique, si un Pierre Vial exalte les oeuvres de Jean Giono ou d’Henri
Vincenot ou si un Jean Mabire évoque une quantité impressionnante d’auteurs
liés à leurs terres ou chante la geste des “éveilleurs de peuple”, ils sont des
disciples de Herder et des chantres des patries charnelles. Ils ne cherchent
pas les fondements du politique dans des idées figées et toutes faites ni
n’inscrivent leurs démarches dans une métapolitique aggiornamenté, qui se
voudrait aussi une culture du “débat”, un “autre débat” peut-être, mais qui ne
sera jamais qu’une sorte d’ersatz plus ou moins “droitisé”, vaguement infléchi
de quelques misérables degrés vers une droite de conviction, un ersatz à coup
sûr parisianisé de ces “palabres rationnels” de Habermas qui ont tant envahi
nos médias, nos hémicycles politiques, nos innombrables commissions qui ne résolvent
rien.
Robert
STEUCKERS.
Avec
la nostalgie du “Grand Lothier”, Forest-Flotzenberg & Nancy, mars 2012.
Saint-Loup (Marc Augier) est un de mes dix auteurs préférés. Un de ses livres "Les SS de la Toison d'Or" est rarement cité bien que remarquable...
RépondreSupprimerIvan de Duve
www.deduve.eu
ideduve@gmail.com