Archives, 1987
Relire Péguy
[Ci-contre : Charles Péguy (1873-1914), dans les bureaux (rue de la Sorbonne) de la revue qu'il avait fondée, Les Cahiers de la Quinzaine. Cet organe fut la tribune de l'attachant auteur de Notre jeunesse qui devait tomber au combat, dans les premières semaines de la Grande Guerre. Péguy se situe en travers de toutes les simplifications idéologiques, excellente raison pour le relire aujourd'hui]
Charles Péguy, dit-on, fut un écrivain politique catholique qui, de 1900 à 1914, année où il trouva la mort sur le front, rédigea quantité d'essais et articles dans la revue qu'il avait lui-même fondée : Les Cahiers de la Quinzaine. Ces essais critiques sont controversés car leur réception, dans le public, a donné lieu à toutes sortes d'interprétations. La romaniste allemande Hella Tiedemann-Bartels a exploré méthodiquement les ambiguïtés de Péguy. Ambigüités qui dérivent souvent, dit-elle, du concept de “Tradition” chez l'auteur de Notre jeunesse.
Hommes de gauche et hommes de droite se sont reconnus, le plus souvent erronément, dans la notion péguyenne de Tradition. Mais Péguy, en fait, se situait en travers de toutes les manies idéologiques de la Troisième République. D'où la question que nous devons nous poser : quels sont les éléments dans la notion de Tradition chez Péguy qui rendent impossible toute récupération idéologique facile ?
La mystique de Péguy : le « noyau incandescent » des traditions vivantes
H. Tiedemann-Bartels oppose la notion de Tradition de la “droite révolutionnaire” (telle qu'elle a été définie par Sternhell) à celle, plus critique et plus systématique, de Péguy. Ancien dreyfusard, Péguy, dans la première décennie de ce siècle, dirige sa critique contre ses ex-compagnons de combat (le “parti intellectuel”) (*), qu'il accuse d'avoir trahi la “mystique” profonde qui sous-tend leurs idéaux. Le terme “mystique” se pose ici comme l'instrument principal de la critique péguyenne (**).
La “mystique” pour Péguy est le « noyau incandescent » des traditions qui plonge « dans le cycle communautaire de production et de reproduction de la vie », donc dans le concret palpable, dans le tourbillon du vivant. Et quand les traditions s'éloignent de ce cycle, elles s'éteignent. Et par leur extinction, les communautés porteuses de ces traditions mortes finissent aussi par disparaître.
H. Tiedemann-Bartels ose une comparaison Péguy/Marx, en rappelant l'idée marxienne de “travail concret”, opposée au “travail abstrait” dicté par la spéculation capitaliste. Le “travail abstrait” ne sert pas nécessairement la Vie et aboutit, globalement, à une perte de “confiance” généralisée dans les sociétés. Par le type bourgeois de politique politicienne, pensait Péguy, la rhétorique se calque sur ce “travail abstrait” éloigné du “noyau incandescent” de la Tradition et l'expérience concrète, reproductrice de Vie, se voit expulsée de la sphère publique.
La fausse tradition des terribles simplificateurs
Cet argumentaire péguyen se trouve à l'intersection des critiques de “droite” et de “gauche” qui avaient cours à l'aube de ce siècle. Il anticipe le meilleur des critiques de l'École de Francfort (et non le pire !) ainsi que les tirades merveilleuses de Thorstein Veblen [1857-1929, économiste américain d'origine scandinave] contre la “classe oisive”.
Mais, en dernière analyse, Péguy transcende largement les critiques de ses contemporains engagés. Si sa Tradition se nourrit d'apports philosophiques conservateurs ou révolutionnaires-conservateurs (de Maistre, Burke, Nietzsche, Sorel, Maurras), il se distingue de ces penseurs par son intention. Eux luttent, sans plus, contre le libéralisme, les Lumières et leurs traductions politiques pratiques ; lui, il cherche à re-imbriquer la communauté nationale française dans le cycle de production/reproduction de la Vie, abandonné par les chimères bourgeoises et les politiciens véreux.
Le conservatisme politique détaché arbitrairement des éléments de la société et de la vie politique pré-bourgeoises pour les instrumentaliser dans une praxis, où ces qualités, normes, valeurs et mythes sont jetés hors de leur contexte en vue de préparer un autre pouvoir qui sera aussi caricatural que le pouvoir bourgeois. La Tradition, en tant qu'imbrication de mystique et de travail concret, continuera, pour son malheur, à être lacérée par les terribles simplificateurs.
Une philosophie dynamique de l'histoire
Cette critique de Péguy inaugure, peut-être à son insu, une nouvelle philosophie de l'histoire. L'auteur de Notre jeunesse reproche à l'herméneutique historique de diviser la réalité, de la contingenter sans arraisonner pleinement sa réalité, sa plénitude. Renan imagine un recours à une autorité qui serait alors réparatrice. Dilthey explore l'intériorité de l'individu mais détachée de son milieu concret. Péguy, lui, au départ de la philosophie de Bergson, déploie une dynamique historique. La “durée réelle”, saisie par l'intuition chez Bergson, est encore détachée des contingences pratiques qui entravent l'intelligence.
Mais, pour Péguy, l'intelligence ne peut se détacher du tissu concret de l'histoire et de la réalité. De ce tissu que les « pauvres et petites gens », les croyants, ceux qu'anime encore la “mystique”, vivent et où ils se perpétuent biologiquement, selon des rythmes immémoriaux. Ce populisme, qui rappelle certains accents des Russes de Narodnaïa Volia, interdit tout programme politique à l'emporte-pièce. Il ne sert aucun prétentieux protagoniste d'un quelconque constructivisme idéologique.
La critique de Péguy est le produit d'une formidable désillusion, conclut H. Tiedemann-Bartels. Comme Sorel qui déplorait la mainmise des « histrions » sur le fonctionnement réel de la société, Péguy s'insurge contre l'oubli du réel, contre l'immense fiction que construit la société bourgeoise (peut-on désormais parler de “fictionnisme total” ?). Ce recours à un réel embelli d'une mystique du concret qui ne soit pas pure rhétorique, ce rejet des discours creux des pugilats politiciens doivent être réactualisés : ils recèlent les potentialités critiques dont nous avons besoin. Telle est aussi la conclusion de H. Tiedemann-Bartels.
◘ Hella Tiedemann-Bartels, Verwaltete Tradition : Die Kritik Charles Péguys, Verlag Karl Alber, Freiburg/München, 1986, 296 p.[Du même auteur, en fr. : « La mémoire est toujours de la guerre : Benjamin et Péguy » (tr. R. Kahn), in Walter Benjamin et Paris, Cerf, 1985]
► Robert Steuckers, Vouloir n°35/36, 1987.
Notes en sus :
* : Pourtant, jamais Péguy ne se rangea au nombre des intellectuels. Bien plus : une large part de son œuvre de publiciste est consacrée à une véritable polémique contre cette classe. Voici ce qu’il écrit à ce sujet : « Je ne suis nullement l’intellectuel qui descend et condescend au peuple. Je suis peuple ». Péguy fait grief aux intellectuels, entre autres, de leur abstraction, de leur ignorance et de leur incompréhension, de leur carriérisme, et — point principal — de leur autoritarisme. Accusant les universitaires d’avoir trahi les idéaux qu’ils déclarent suivre par souci de véridicité, Péguy affirme ni plus ni moins que l’Université est corrompue par le pouvoir et l’argent. Constatant que dans la société règne une barbarie assez primitive, Péguy relie dans son diagnostic ce triomphe des barbares à l’avènement, en politique, de ceux qu’il nomme « le parti intellectuel ». Le monde où ces gens évoluent, il l’appelle le « monde moderne ». « Le monde qui fait le malin, le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas […]. C’est-à-dire : le monde de ceux qui ne croient à rien, même pas à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mystique ». (E. Leguenkova, T. Taïmanova, « Charles Péguy, un intellectuel "anti-intellectuel" »)
** : Le terme de « mystique » est un des mots clef du lexique péguyen ; son emploi nécessite une explication. Citons la fameuse sentence de notre écrivain : « Tout commence en mystique et finit en politique ». Péguy use du mot « mystique » en un sens très large, et non en sa stricte acception religieuse. Il entend par là l’intégrité intérieure, la vérité de la conduite, la fidélité à ses idéaux, l’esprit de dévouement et de sacrifice, l’intransigeance, le refus de toute compromission, de tout opportunisme. On pourrait prolonger cette énumération ; le fait est que Péguy a lui-même proposé de cette notion une explication à la fois vaste et très simple : « Qu’importe toute la Ligue des Droits de l’Homme ensemble et même du Citoyen, que représente-t-elle, en face d’une mystique ». Le monde antique et le monde moderne, l’Église et les fidèles, l’État et les politiciens, les pauvres et les riches, les compagnons de lutte et les adversaires, les simples enseignants et les professeurs d’université, les antisémites et les juifs : tout semble chez notre écrivain présenté sous l’aspect du dualisme, d’antinomies. Mais tout est in fine jugé à la seule aune de la mystique, c’est-à-dire de la conscience. (ibidem)
Petite bibliographie sommaire pour comprendre l'œuvre de Charles Péguy :
- Jean BASTAIRE, Péguy l'insurgé, Payot, 1975.
- Simone FRAISSE, Péguy et le monde antique, Armand Colin, 1973.
- Daniel HALÉVY, Péguy et les Cahiers de la Quinzaine, 1919, rééd. Livre de poche, 1979.
- Emmanuel MOUNIER, Marcel Péguy & Georges Izard, La pensée de Charles Péguy, Plon, 1931.
- André ROBINET, Péguy entre Jaurès, Bergson et l'Église, Seghers, 1968, réimpr. sous le titre Métaphysique et politique selon Péguy.
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