Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1986
Archéologie de Haithabu, port viking
Haithabu,
c'est un ancien port du Schleswig-Holstein qui fut un grand centre
commercial à l'époque des Vikings. C'est aujourd'hui un site
archéologique de première importance pour comprendre le fonctionnement
global du commerce en Europe au cours du premier millénaire de notre
ère. Haithabu, écrit Herbert Jankuhn, s'est constitué par le hasard de
l'histoire, quand les relations commerciales en Europe du Nord et de
l'Ouest se sont progressivement modifiées au contact d'un empire franc
dont le poids venait de basculer vers l'Austrasie, autrement dit sa
partie septentrionale largement germanisée.
Avec
les Mérovingiens et les Carolingiens, le poids politique de l'ensemble
franc se focalise donc sur la côte septentrionale de la Méditerrannée et
l'arrière-pays provençal et rhodanien en bénéficie. Les côtes de la Mer
du Nord, avoisinant, en Zélande, le delta des fleuves (Rhin, Meuse,
Escaut), acquièrent une importance stratégique et économique qu'elles ne
perdront plus. Dès la fin du VIème siècle, ce glissement vers le Nord
finit par englober la Scandinavie. La presqu'île "cimbrique",
c'est-à-dire le Jutland et le Slesvig, bénéficiera de cette évolution,
en marche depuis les Romains. Les découvertes archéologiques démontrent
que les Germains des côtes frisonnes (néerlandaise et allemande) ainsi
que leurs congénères de l'arrière-pays entretenaient des relations
commerciales suivies avec l'Empire romain. Les voies de pénétration de
ces échanges sont 1) la mer et 2) les grands fleuves (Rhin, Weser, Elbe,
Oder, Vistule).
En
traversant l'isthme du Slesvig, le commerce germano-romain touche le
bassin occidental de la Baltique. Par l'Oder et la Vistule, il accède au
bassin oriental. Entre le cours inférieur de la Vistule et la côte
septentrionale de la Mer Noire, les Germains commercent avec les
établissements coloniaux grecs. Depuis la préhistoire et depuis les
premiers mouvements des peuples indo-européens, ces axes fluviaux
existent: avec l'Empire romain, le trafic s'y fait simplement plus
intense. Les invasions hunniques, qui réduisent à néant le pouvoir
conquis des Goths, établis entre la Baltique et la Mer Noire, éliminent
toutes les possibilités d'échanges portées par cet axe fluvial oriental.
Plus tard, l'axe central de l'Oder cessera, lui aussi, de fonctionner à
cause des Huns. L'axe occidental, celui du cabotage le long des côtes
de la Mer du Nord, sera le dernier à s'effondrer. A Vème siècle, le
commerce avec la Scandinavie diminue pour connaître son intensité
minimale à la fin du VIème siècle. Mais, à la même époque, avec
Théodoric le Grand, Roi des Ostrogoths fixés en Italie, l'axe central
reprend vigueur, tandis que la littérature épique germanique prend son
envol.
Les
produits échangés le long de ces axes fluviaux et maritimes sont
essentiellement l'ambre et les fourrures. L'irruption des Avars dans
l'espace danubien, vers 565, ruine une seconde fois ce réseau d'échange
italo-baltique. Après les Avars, les tribus slaves s'emparent de
l'Europe centrale, isolant la zone baltique et coupant les voies
d'échange qui, depuis des siècles, voire un ou deux millénaires,
reliaient la Baltique à la Méditerranée. Ce blocage par les Avars et les
Slaves redonne vigueur à la région flamande-frisone centrée autour du
delta des grands fleuves: l'Ile de Walcheren en Zélande (avec le port de
Domburg) et Dorestad, au sud-ouest d'Utrecht, prennent, à cette
occasion, une dimension nouvelle.
Ce
va-et-vient continuel entre l'Est et l'Ouest, Herbert Jankuhn, auteur
d'un ouvrage remarquable sur le site de Haithabu, révèle, finalement,
l'importance des grands fleuves (Rhin, Meuse, Escaut) pour l'échange des
marchandises entre le Nord scandinave et le Sud gaulois et
méditerranéen.
Et
Haithabu, port ouest-baltique, comment acquiert-il son importance?
Quand l'ère viking s'amorce officiellement avec le pillage, le 8 juin
793, du monastère anglais de Lindisfarne, la Scandinavie a déjà,
pourtant, un passé pluriséculaire, marqué de mouvements migratoires vers
le midi. Le territoire de la Scandinavie ne peut accepter une
démographie trop dense. Les côtes norvégiennes, ouvertes sur
l'Atlantique, ne sont guère propres à l'agriculture intensifiée. La
Suède, à l'époque couverte d'épaisses forêts, permet certes une
colonisation intérieure, mais clairsemée. Le Danemark possède des terres
fertiles à l'Est mais chiches à l'Ouest, où la côte ne permet, de
surcroît, la construction d'aucune installation portuaire digne de ce
nom.
Avant
César, dès la tragique aventure des Cimbres et des Teutons, ce sont des
raisons identiques, d'ordre géographique et démographique, qui ont
poussé les Scandinaves à émigrer vers le Sud. Aux VIIème et VIIIème
siècles, une nouvelle émigration massive commence: d'abord vers les îles
de la Mer du Nord, les Shetlands, les Orkneys et les Hébrides. Elles
porteront les Scandinaves partout en Grande-Bretagne, en Irlande, en
Normandie, en Sicile et dans les plaines russes.
C'est
donc dans la foulée de ce mouvement migratoire, parfois violent, que
Haithabu connaîtra son apogée. La localité est située au fond d'un
"fjord" de plaine, sans falaises, situé sur la côte baltique du Slesvig.
Le fond de cette baie, la Schlei, devenue navigable à partir du VIème
siècle, constitue le prolongement le plus profond de la Baltique en
direction de la Mer du Nord. D'Haithabu à celle-ci, la distance est la
plus courte qui soit entre les deux mers nordiques sur l'ensemble
territorial de la presqu'île du Jutland-Slesvig. Danois, Frisons, Saxons
et Wendes/Obotrites (tribus slaves) se juxtaposent dans la région.
Stratégiquement,
la région, depuis l'Eider, petite presqu'île s'élançant dans la Mer du
Nord, en face d'Héligoland, en passant par le tracé de la rivière
Treene, constituait, sans doute depuis, plusieurs siècles, la zone
idéale pour transborder des marchandises et pour couper par voie
terrestre, en évitant de contourner le Jutland sans port -ce qui constitue un risque majeur en cas de tempête- sur une mer qui, de surcroît, est dominée par de violents vents d'Ouest, provoquant énormément de nauvrages de voiliers.
Haithabu
doit donc son existence au commerce entre la Rhénanie et le Delta
friso-flamand et le Gotland suédois. Les Suédois, entretemps, ont pris
pied en Finlande, dans les Pays Baltes et dans plusieurs territoires
slaves. Des Suédois se fixent au Sud du Lac Ladoga, fondent Novgorod,
puis Kiev, et ouvrent les voies du Dnieper et de la Volga, restaurant
l'axe gothique perdu lors de l'invasion des Huns et contournant le
verrou avar qui bloquait l'espace danubien. Par la maîtrise de ces
fleuves, les Scandinaves entrent en contact avec Byzance et l'Islam. Le
commerce nord-occidental en direction de ces régions passera dès lors
par Haithabu. Du Danemark à Bagdad, s'inaugure une voie commerciale,
aussi importante géopolitiquement, sans nul doute, que celle que voulut
recréer Guillaume II, Empereur d'Allemagne, en construisant le chemin de
fer Berlin-Bagdad. Le souvenir de la gloire d'Haithabu doit nous
laisser entrevoir les potentialités d'une connexion du port de Hambourg,
héritier d'Haithabu, avec le nouveau Transsibérien soviétique (Cf.
VOULOIR no. 31).
Les
sources arabes (Ibn Faldan) nous renseignent sur les modalités de
transaction dans l'espace aujourd'hui russe, dominé jadis par les
Varègues suédois. Les Scandinaves rencontrent les marchands arabes à
Bolgar sur la Volga, capitale du Royaume des Bulgares, et leur
fournissent notamment des fourrures qui seront ensuite transportées vers
la Mésopotamie par les caravanes de chameaux organisées par les
Khazars. A Bolgar aboutit également la route de la soie qui mène en
Chine. Les pièces de soie retrouvées en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas
et datant de cette époque, proviennent de Chine, via Haithabu et Bolgar.
L'âge d'or, pour Haithabu, sera le Xème siècle, celui de la domination
varègue en Russie qui permit un intense commerce avec le Sud-Est
islamique.
A
partir de l'an 1000, où saute le verrou avar, le déclin commence pour
Haithabu. La région perd son intérêt stratégique. De plus les tribus
slaves du Holstein oriental s'emparent du site, le pillent et
l'incendient. Puis, petit à petit, le nom d'Haithabu disparaît des
chroniques. Le livre de Herbert Jankuhn retrace, avec minutie, cette
évolution économique et politique, mais, bien sûr, cette relation
captivante n'est pas le seul intérêt de son magnifique ouvrage. Il y
décrit les fouilles en détail, y compris celles qui ont mis à jour les
reliefs du "Danewerk", ce mur défensif érigé par le Roi des Danois entre
Haithabu et le cours de la Treene, pour arrêter les poussées slaves. On
acquiert, grâce au travail systématique de Jankuhn, une vue d'ensemble
sur les types d'échanges commerciaux, le type d'habitation et
d'entrepôts d'un port scandinave du Xème siècle, sur les monnaies, les
habitants, etc.
Herbert
JANKUHN, Haithabu, Ein Handelsplatz der Wikingerzeit, Wachholtz Verlag,
Neumünster, 1986, 260 S. (Format 21 x 25 cm), DM 48.
(texte paru sous le pseudonyme de "Serge Herremans", Vouloir, 1986).
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