Dionysos d'après Karl Kerényi


Dionysos d'après Karl Kerényi


Karl KERÉNYI, Dionysos. Urbild des unzerstörbaren Lebens, Klett-Cotta, Stuttgart, 1994, 366 p.
 
On ne présente plus le philologue classique et mythologue hongrois Karl Kerényi (1897-1973), professeur en Hongrie à Pecs et à Szeged, réfugié en Suisse auprès de son ami Carl Gustav Jung dès 1943, il y restera jusqu'à sa mort en 1973. Il développera l'idée d'un "humanisme de l'homme intégral", sous-entendant par là que l'humanisme conventionnel n'était qu'un humanisme boiteux, car reposant sur la conception d'un "homme mutilé". Les éditions Klett-Cotta de Stuttgart, par ailleurs éditrices de l'oeuvre d'Ernst Jünger, ont entrepris de rééditer tous les ouvrages du mythologue hongrois. Dans la réédition de ce magistral Dionysos, on peut lire une préface écrite à Rome en 1967. Ce texte révèle la vision de la vie de Kerényi, déduite d'une étude approfondie des mots grecs zoé et bios, tous deux traduits par "vie" en français et par "Leben" en allemand. Il est impératif de connaître ce que les Grecs entendaient par "vie" pour comprendre l'ampleur et l'importance des cultes et des fêtes dionysiaques. Dionysos exprime une présence totale, ubiquitaire, "omni-compénétrante", Dionysos est tout à la fois la tranquillité, la douceur, la sérénité d'avant l'ivresse, la puissance du végétal (et surtout du cep de vigne). Dionysos, comme l'avait remarqué Walter F. Otto dans Dionysos: Mythos und Kultus  (1933), n'est pas seulement le dieu qui dispense une ivresse passagère, mais celui qui ne cesse de faire germer la vie. Voilà pourquoi, après avoir longtemps discuté et disputé avec Otto, Kerényi a fini par définir Dionysos comme l'"archétype de la vie indestructible". Indestructible parce que recelant une hérédité, un germe transmissible, garantissant  ‹justement par cette transmissibilité‹   l'infinitude temporelle. En laissant subsister deux mots  ‹bios   et zoé‹ pour désigner la "vie", la langue grecque, au cours de son long processus de formation et de maturation, a fini par établir une différence de sens entre les deux vocables. La zoé est la vie qui dure (éternellement par le processus de transmission qu'implique l'hérédité) mais sans avoir ni caractéristiques fortes ni qualités extraordinaires. La bios  est, elle, la vie telle qu'elle se manifeste par le truchement d'une ³caractérisation². La bios du héros est caractérisée par l'héroïsme, par ses faits et gestes glorieux, la bios du lâche par la lâcheté, par ses reniements et ses échecs ("le héros a la bios d'un lièvre qui fuit"). La zoé  est la vie en tant que ³fond-de-monde², en ce sens, elle est toujours là, incontournable, sans contours, sans limites. Elle est la non-mort, l'exact antonyme de thanatos.  La bios, est une existence intense, qui se termine par une mort spécifique, sortant de l'ordinaire; elle peut éventuellement rester gravée dans les mémoires, échapper à la nullification par le thanatos. Mais toute bios procède de la zoé. Celle-ci est le fil sur lequel va s'aligner chaque bios particulière. La zoé est infinitude, la bios est finitude, mais finitude parfois exemplaire. La zoé  ne permet pas sa propre fin, sa propre destruction. Les cultes dionysiaques reflètent donc la nécessité de témoigner sans discontinuer de l'indestructibilité de la vie. Tel fut le vrai message grec, telle est la base d'un humanisme intégral selon Kerényi, bien plus fécond que l'humanisme de l'homme mutilé par un excès de logocentrisme (DB).


[Antaios, Septembre, 1997 - paru sous le pseudonyme de "Detlev Baumann"]

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