KRIECK Ernst, 1882-1947
Né
à Vögisheim en pays de Bade le 6 juillet 1882, ce pédagogue entame une
carrière d'instituteur en 1900, puis de directeur d'école primaire, pour
devenir, après s'être formé en autodidacte, docteur honoris causa
de l'Université de Heidelberg en 1923. En 1928, Krieck est nommé à
l'«Académie pédagogique» de Francfort s.M. Ses convictions
nationales-socialistes lui valent plusieurs mesures disciplinaires.
Après la prise du pouvoir par Hitler, il est nommé professeur ordinaire à
Francfort. De 1934 à 1945, il enseigne à Heidelberg. Avec ses amis M.R.
Gerstenhauer et Werner Kulz, il édite de 1932 à 1934 la revue Die
Sonne, fondée en 1924. A partir de 1933, il publie seul la revue Volk im Werden.
Il collabore dans le même temps à plusieurs publications consacrées à
la pédagogie. L'objectif de ses études historiques sur la pédagogie
était d'ordre philosophique, écrit-il, car elles visaient à cerner le
noyau commun de tous les modes d'éducation, juif, grec, romain,
médiéval, allemand (de l'humanisme de la Renaissance au rationalisme du
XVIIIième et de celui-ci au romantisme national(iste)). A partir de
1935, Krieck abandonne la pédagogie stricto sensu pour vouer tous ses
efforts à l'élaboration d'une anthropologie «völkisch» au service du
nouveau régime.
Krieck est surtout devenu célèbre pour sa polémique contre Heidegger, amorcée dans les colonnes de Volk im Werden
et dans son discours de Rectorat à l'Université de Francfort prononcé
le 23 mai 1933. Outre sa polémique agressive et sévère contre le langage
abstrait, calqué sur les traditions grecques et juives, de l'auteur de
Sein und Zeit, Krieck reprochait à Heidegger de vouloir sauver la
philosophie, la «plus longue erreur de l'humanité hespériale», une
erreur qui consiste à vouloir «refouler et remplacer le réel par le
concept». Refoulement et oblitération du réel qui conduisent au
nihilisme. Partisan inconditionnel de l'hitlérisme, Krieck affirme que
la révolution nationale-socialiste dépassera ce nihilisme engendré par
la dictature des concepts. Reviendra alors le temps des poètes
homériques, inspirés par le «mythe», et des «historiens» en prise
directe sur les événements politiques, dont l'ancêtre génial fut
Hérodote, l'ami du tragédien Sophocle. Figure emblématique de la
Terre-mère, idée mobilisatrice de la Vie, puissance du destin, sentiment
tragique de l'existence, cosmos, sont les mots-clefs de cette pensée du
pédagogue Krieck, en guerre contre la philosophie du concept. Le règne
du logos, inauguré par Héraclite d'abord, puis surtout par Platon,
l'ennemi des poètes, conduit les hommes à vivre dans un monde aseptisé,
inerte, dépourvu de tragédie: le «monde des idées» ou de l'Etre. La
pensée doit donc faire retour au charnel grouillant et bouillonant, aux
matrices (Mutterschoß et Mutterboden),
aux «lois incontournables du sang et de la race», dans un maëlstrom de
faits et de défis sans cesse effervescent, ne laissant jamais aucun
repos à la volonté, cette force intérieure qui arraisonne ce réel
inépuisablement fécond.
Interné
dans le camp de concentration de Moosberg en 1945, pour son
appartenance aux cadres de la NSDAP, Krieck y meurt le 19 mars 1947.
L'idée de l'Etat allemand (Die deutsche Staatsidee), 1934
L'intérêt
de cet ouvrage est de nous livrer une histoire de la pensée politique
allemande, telle que peut la concevoir un vitaliste absolu qui adhère au
mouvement hitlérien. Pour Krieck, les sources de l'Etat moderne
résident dans l'absolutisme, instauré graduellement à partir de la fin
du XVième siècle. Avant l'absolutisme règnait en Allemagne le droit
communautaire germanique. L'irruption dans le discours politique de
l'idée et de l'idéologie du droit naturel est le fruit du rationalisme
et du mathématisme du XVIIième siècle, renforcé au cours du XVIIIième et
trouvant son apothéose chez Kant. Dans l'optique du droit naturel et du
rationalisme, le droit et l'Etat sont des formes aprioristiques de
l'esprit et ne sont pas le résultat d'un travail, d'une action, d'une
aventure historique tragique. En ce sens, le droit naturel est abstrait,
explique Krieck. C'est une pensée politique idéaliste et non organique.
Krieck définit ce qu'est pour lui l'organique: c'est l'unité vivante
qu'il y a dans un être à composantes multiples. C'est la constance que
l'on peut observer malgré les mutations successives de forme et de
matière. C'est, enfin, l'immuabilité idéelle de certains traits
essentiels ou de caractère. Le libéralisme s'est opposé au
constructivisme absolutiste; en Angleterre, il vise à limiter l'emprise
de l'Etat et à multiplier les droits politiques pour la classe
possédante. En France, depuis la révolution jacobine, tout le poids
décisionnaire de l'appareil étatique bascule entre les mains de la
majorité électorale sans tenir compte des intérêts des oppositions. En
Allemagne, le libéralisme anti-absolutiste est d'une autre nature: il
est essentiellement culturel. Ses protagonistes entendent sans cesse se
former et se cultiver car le droit à l'épanouissement culturel est le
premier des droits de l'homme. L'Etat libéral allemand doit par
conséquent devenir une sorte d'institut d'éducation éthique permanente.
Dans cette optique, sont condamnables toutes les forces qui contrarient
le développement de l'éducation. Humboldt est la figure emblématique de
ce libéralisme. Krieck entend mettre les «illusions» de Humboldt en
exergue: la figure de proue du libéralisme culturaliste allemand croit
que l'homme, dès qu'il est libéré du joug de l'absolutisme, va
spontanément adhérer à l'idéal de la culture. Cette vision idéalisée de
l'homme est désincarnée et l'Etat se trouve réduit à un rôle minimal,
même s'il est sublime. Humboldt a raison de dire que l'énergie est la
première des vertus de l'homme mais l'idéal qu'il propose est, lui,
dépourvu d'énergie, de socle dynamisant. L'humanité, contrairement à ce
que croit Humboldt, ne se déploie pas dans l'espace en harmonie mais à
partir d'une lutte constante entre entités vitales supra-personnelles.
Il y a émergence d'une Bildung
originale là où s'affirme une force dans une lutte qui l'oppose à des
résistances. Mais quand on parle de force, on doit toujours parler en
terme d'holicité et non d'individu. Une force est toujours
collective/communautaire et révèle dans le combat son idée motrice,
créatrice d'histoire. Humboldt, dit Krieck, est prisonnier d'une
méthodologie individualiste, héritée de l'Aufklärung. Or la Bildung
n'est pas le produit d'une individualité mais le reflet du meilleur du
peuple, sinon elle ne serait qu'originalité inféconde. L'Etat doit
organiser la Bildung et
l'imposer à tout le corps social/populaire. Affirmer ce rôle de l'Etat:
voilà le pas que n'a pas franchi Humboldt. Il rejette l'absolutisme et
la bureaucratie, qui en découle, comme des freins à l'épanouissement de
la Bildung sans conjuguer l'idée d'un Etat éthique avec l'idéal de cette Bildung.
L'Etat
doit être la puissance éducatrice et «éthicisante» du peuple. Krieck
reprend à son compte, dans sa synthèse, l'héritage de l'Aufklärung selon l'agitateur et pédagogue rousseauiste Basedow. Au XVIIIième siècle, celui-ci militait pour que l'Etat —et non plus l'Eglise—
organise un système d'enseignement cohérent et fondateur d'une élite
politique. Après l'échec de la vieille Prusse devant les canons
napoléoniens, la pensée allemande prend conscience de la nécessité de
structurer le peuple par l'éducation. Krieck rappelle une parole de
Fichte qui disait que l'Etat allemand qui aurait pour programme de faire
renaître la nation par l'éducation, tout en promouvant l'idée de l'Etat
éducateur, en tirerait le maximum de gloire. Dans cette perspective
pédagogisante fichtéenne/krieckienne, l'Etat, c'est l'organisation des
moyens éducatifs au bénéfice de ses objectifs propres. Krieck se réfère
ensuite au Baron von Stein qui avait la volonté de fusionner trois
grands courants d'idées en Allemagne: le prussianisme (avec son sens du
devoir et du service), l'idée de Reich et l'idée culturelle/spirituelle
de Nation. De cette volonté de fusion découlait une vision originale de
ce que doit être l'éducation: faire disparaître les disharmonies
existant au sein du peuple et provoquées par les querelles entre états
(Stände), de façon à ce que «chaque ressortissant du Volk puisse
déployer ses forces dans un sens moral». Stein ne se contente donc pas
de vouloir éliminer des barrières mais veut très explicitement diriger
et encadrer le peuple façonné par la Bildung. L'éducation fait de l'Etat
un organisme animé (beseelter Organismus) qui transmet sa force aux générations futures. Pour Fichte —et en écho, pour Krieck—
l'éducation doit susciter une Tatbereitschaft, c'est-à-dire une
promptitude à l'action, un ensemble de sentiments puissants qui,
ajoutera ultérieurement Schleiermacher, donne une âme à l'Etat et cesse
d'en faire un simple jeu de mécanismes et d'engrenages. Hardenberg est
une autre figure de la Prusse post-napoléonienne qu'analyse Krieck.
Souvent cité en même temps que Stein, Hardenberg est toutefois moins
radical, parce que plus lié aux anciennes structures absolutistes: il
prône un laissez-faire d'inspiration anglaise (Adam Smith) et ne conçoit
l'Etat que comme police. Pour Krieck, c'est là une porte ouverte au
primat de l'économie sur l'éducation, à l'emprise du manchesterisme et
du monopolisme ploutocratique à l'américaine sur le devenir de la
nation.
Krieck
critique Schelling, personnage jugé par lui trop aristocratique, trop
isolé du peuple, et qui, par conséquent, a été incapable de formuler une
philosophie satisfaisante de l'Etat et de l'histoire. En revanche,
certaines de ses intuitions ont été géniales, affirme Krieck. L'Etat,
pour Schelling, n'est plus une «œuvre d'art», le produit d'une
technique, mais le reflet de la vie absolue. Droit et Etat, chez
Schelling, n'existent pas a priori pour qu'il y ait équilibre dans la
vie mais l'équilibre existe parce que la vie existe, ce qui corrobore
l'idée krieckienne qu'il n'y a que la vie, sans le moindre
arrière-monde. Krieck regrette que Schelling ait enfermé cette puissante
intuition dans une démarche trop esthétisante. Adam Müller complète
Schelling en politisant, historicisant et économicisant les thèses de
son maître à penser. Krieck énumère ensuite les mérites de Hegel. L'idée
de l'Etat éducateur connaît par la suite des variantes conservatrices,
réformistes et économistes. Les conservateurs cultivent l'idéal
médiévisant d'un Etat corporatiste (Ständestaat) mais centralisé: ils retiennent ainsi les leçons de l'Aufklärung
et de la révolution. Paul de Lagarde est un précurseur plus direct de
l'Etat éducateur national-socialiste, qui ramasse toutes les traditions
politiques allemandes, les fusionne et les ancre dans la réalité.
Lagarde affirmait, lui aussi, que le premier but de la politique,
c'était l'éducation: «la politique est à mon avis rien d'autre que
pédagogie, tant vis-à-vis du peuple que vis-à-vis des princes et des
hommes d'Etat». Dans cet ouvrage datant des premiers mois de la prise du
pouvoir par Hitler, Krieck propose pour la première fois de transposer
ses théories pédagogiques dans le cadre du nouveau régime qui, croit-il,
les appliquera.
Anthropologie politique völkisch (Völkisch-politische Anthropologie), 1936
Les
fondements du réel politique sont biologiques: ils relèvent de la
biologie universelle. Tel est la thèse de départ de l'anthropologie
völkisch de Krieck. La biologie pose problème depuis le XVIIIième
siècle, où elle est entrée en opposition au «mécanicisme copernicien».
La «Vie» est alors un concept offensif dirigé contre les philosophies
mécanicistes de type cartésien ou newtonien; ce concept réclame
l'autonomie de la sphère vitale par rapport aux lois de la physique
mécanique. L'épistémologie biologique, depuis ses premiers balbutiements
jusqu'aux découvertes de Mendel, a combattu sur deux fronts: contre
celui tenu par les théologiens et contre celui tenu par les adeptes des
philosophies mécanicistes. Leibniz avait évoqué la téléologie comme
s'opposant au mécanicisme universel en vogue à son époque. Les
théologiens, pressentant l'offensive de la biologie, ont mis tout en
œuvre pour que la téléologie retourne à la théologie et ne se
«matérialise» pas en biologie. Le débat entre théologiens et
«réalitaires biologisants» a tourné, affirme, Krieck, autour du concept
aristotélicien d'entéléchie, revu par Leibniz, pour qui l'entéléchie est
non plus l'état de l'être en acte, pleinement réalisé, mais l'état des
choses qui, en elles, disposent d'une suffisance qui les rend sources de
leurs actions internes. La biologie est donc la science qui étudie tout
ce qui détient en soi ses propres sources vitales, soit les êtres
vivants, parmi lesquels les peuples et les corps politiques.
Pour
Krieck, la Vie est la réalité totale: il n'y a rien ni derrière ni
avant ni après la Vie; elle est un donné originel (urgegeben), elle est
l'Urphänomen par excellence
dans lequel se nichent tous les autres phénomènes du monde et de
l'histoire. La conscience est l'expression de la Vie, du principe vital
omni-englobant. Les peuples, expressions diverses de cette Vie, tant sur
le plan phénoménal que sur le plan psychique, sont englobés dans cette
totalité vitale. Le problème philosophique que Krieck cherche à
affronter, c'est de fonder une anthropologie politique où le peuple est
totalité, c'est-à-dire base de Vie, source vitale, où puisent les
membres de la communauté populaire (les Volksgenoßen)
pour déployer leurs énergies dans le cosmos. Tout peuple est ainsi une
niche installée dans le cosmos, où ses ressortissants naissent et
meurent sans cesser d'être reliés à la totalité cosmique. L'idée de Vie
dépasse et englobe l'idée évangélique de l'incarnation car elle pose
l'homme comme enraciné dans son peuple de la même façon que le Christ
est incarné en Dieu, son Père, sans que l'homme ne soit détaché de ses
prochains appartenant à la même communauté de sang. Le cycle vital
transparaît dans la religiosité incarnante (incarnation catholique mais
surtout mystique médiévale allemande), qui est une religion de
valorisation du réel qui, pour l'homme, apparaît sous des facettes
diverses: humanité, Heimat,
race, peuple, communauté politique, communauté d'éducation, etc. Dans la
sphère de l'Etat, se trouvent de multiples Volksordnungen, d'ordres dans le peuple, soit autant de niches où les individus sont imbriqués, organisés, éduqués (Zucht)
et policés. Krieck oppose ensuite l'homme sain à l'homme malade; la
santé, c'est de vivre intensément dans le réel, y compris dans ses
aspects désagréables, en acceptant la mort (sa mort) et les morts. Cette
santé est le propre des races héroïques dont les personnalités se
perçoivent comme les maillons dans la chaîne des générations, maillons
éduqués, marqués par l'éthique de la responsabilité et par le sens du
devoir. Les hommes malades —c'est-à-dire les esclaves et les bourgeois— fuient la mort et la nient, éloignent les tombes extra muros, indice que l'idée d'une chaîne des générations a disparu.
Caractère
du peuple et conscience de sa mission. L'éthique politique du Reich
(Volkscharakter und Sendungsbewußtsein. Politische Ethik des Reiches),
1940
Cet
ouvrage de Krieck comprend deux volets: 1) une définition du caractère
national allemand; 2) une définition de la «mission» qu'implique l'idée
de Reich. Le caractère national allemand a été oblitéré par la
christianisation, même si les Papes évangélisateurs des régions
germaniques ont été conscients du fait que l'esprit chrétien constituait
une sorte d'Übernatur, d'adstrat artificiel imposé à l'aide de la
langue latine, qui recouvrait tant bien que mal une naturalité
foncièrement différente. Le Moyen Age a été marqué par un christianisme
véhiculant les formes mortes de l'Antiquité. Seuls les Franciscains ont
laissé plus ou moins libre cours à la religiosité populaire et permis au
Lied allemand de prendre son
envol. La Renaissance, l'humanisme et le rationalisme n'ont fait que
séculariser une culture détachée du terreau populaire. Le
national-socialisme est la révolution définitive qui permettra le retour
à ce terreau populaire refoulé. Il sera la pleine renaissance de la
Weltanschauung germanique, qui
relaie et achève les tentatives avortées d'Albert le Grand, d'Eike von
Repgow, de Walther von der Vogelweide, de Maître Eckehart, de Nicolas de
Cues, de Luther, de Paracelse, etc. Sans cesse, l'Allemagne a affirmé
son identité nationale grâce à un flux continu venu du Nord. S'appuyant
sur les thèses du scandinaviste Grönbech, Krieck parle du sentiment
nordique de la communauté, du service dû à cette communauté et à la
volonté de préserver son ancrage spirituel contre les influences
étrangères. Pour Grönbech et Krieck, l'individu ne s'évanouit pas dans
la communauté mais résume en lui cette communauté dont les
ressortissants partagent les mêmes sentiments, les mêmes projets, le
même passé, le même présent et, res sic stantibus, le même avenir. Ce destin commun s'exprime dans l'honneur, la Ehre.
Krieck
insiste sur la notion de Mittgart (ou Midgard) qui, dans la mythologie
germanique/scandinave, désigne le monde intermédiaire entre l'Asgard (le
monde des Ases, le monde de lumière) et l'Utgard (le monde de
l'obscurité). Ce Mittgart est soumis au devenir (urd)
et aux caprices des Nornes. C'est un monde de tensions perpétuelles, de
luttes, de dynamique incessante. Les périodes de paix qui ensoleillent
le Mittgart sont de brefs répits succédant à des victoires jamais
définitives sur les forces du chaos, émanant de l'Utgard. Le mental
nordique retient aussi la notion de Heil,
une force agissante et fécondante, à connotations sotériologiques, qui
anime une communauté. Cette force induit un flux ininterrompu de force
qui avive la flamme vitale d'une communauté ou d'une personne et accroît
ses prestations. Le substrat racial nordique irradie une force de ce
type et génère un ordre axiologique particulier qu'il s'agit de défendre
et d'illustrer. La foi nouvelle qui doit animer les hommes nouveaux,
c'est de croire à leur action pour fonder et organiser un Reich, un
Etat, un espace politique, pour accoucher de l'histoire.
Le
droit doit devenir le droit des hommes libres à la façon de l'ancien
droit communautaire germanique, où le Schöffe (le juge) crée sans cesse
le droit, forge son jugement et instaure de la sorte un droit vivant,
diamétralement différent du droit abstrait, dans la mesure où il est
porté par la «subjectivité saine d'un homme d'honneur». Le droit
ancestral spontané a été oblitéré depuis la fin du XVième siècle par le
droit pré-mécaniciste de l'absolutisme, issu du droit romain décadent du
Bas-Empire orientalisé. L'avénement de ce droit absolutiste ruine
l'organisation sociale germanique de type communautaire. Néanmoins, au
départ, l'absolutisme répond aux nécessités de la nouvelle époque; le
Prince demeure encore un primus inter pares, responsable devant ses
conseils. Le césaro-papisme, impulsé par l'Eglise, introduit
graduellement le «despostisme asiatique», en ne responsabilisant le
Prince que devant Dieu seul. Les pares se muent alors en sujets. L'arbitraire du Prince fait désormais la loi (Hobbes: auctoritas non veritas facit legem;
Louis XIV: L'Etat, c'est moi!). Dans ces monarchies ouest-européennes,
il n'y a plus de Reich au sens germanique, ni d'états mais un Etat. Le
droit est concentré en haut et chichement dispersé en bas. Les devoirs,
en revanche, pèsent lourdement sur les épaules de ceux qui végètent en
bas et ne s'adressent guère à ceux qui gouvernent en haut. La révolution
bourgeoise transforme les sujets en citoyens mais dépersonnalise en
même temps le pouvoir de l'Etat et du souverain tout en absolutisant la
structure dans laquelle sont enfermés les citoyens. Dans cette fiction
règne le droit du plus puissant, c'est-à-dire, à l'âge économiste, des
plus riches. L'essence de la justice se réfugie dans l'abstraction du
«pur esprit», propre de l'humanisme kantien ou hégelien, une pensée sans
socle ni racines. Cette idéologie est incapable de forger un droit
véritablement vivant, comme le montre la faillite du système
bismarckien, forgé par les baïonnettes prussiennes et la poigne du
Chancelier de fer, mais rapidement submergé par l'éclectisme libéral et
le marxisme, deux courants politiques se réclamant de ce droit
universaliste-jusnaturaliste sans racines.
Krieck
définit ensuite la Vie, vocable utilisé à profusion par toutes les
écoles vitalistes, comme un «cosmos vivant», un All-Leben. Ce dynamisme de l'All-Leben,
nous le trouvons également chez les Grecs d'avant Socrate et Platon.
Mais les Grecs ont très tôt voulu freiner le mouvement, bloquer le
dynamisme cosmique au profit d'un statisme et de formes (en autres, de
formes politiques) fermées: la Polis, l'art classique, expressions du
repos, de quiétisme. Les Germains n'ont pas connu ce basculement
involutif du devenir à l'Etre. L'aristotélisme médiéval n'a pas oblitéré
le sens germanique du devenir: le monachisme occidental et la
scolastique n'ont jamais été pleinement quiétistes. Cluny et les
bénédictins ont incarné un monachisme combattant donc dynamique, même si
ce dynamisme a été, en fin de compte, dirigé par Rome contre la
germanité. Après cette phase combattante seulement, la scolastique s'est
détachée du dynamisme naturel des peuples germaniques, a provoqué une
césure par rapport à la vie, césure qui a trouvé ultérieurement ses
formes sécularisées dans le rationalisme et l'idéalisme, contesté par le
romantisme puis par la révolution nationale-socialiste.
En
proposant une «caractérologie comparée» des peuples, Krieck part d'une
théorie racisante: les peuples produisent des valeurs qui sont les
émanations de leur caractère biologiquement déterminé. Derrière toutes
les écoles philosophiques, qu'elles soient matérialistes, idéalistes,
logiques, sceptiques —orientations que l'on retrouve chez tous les peuples de la Terre—
se profile toujours un caractère racialement défini. Les Allemands,
tant dans leurs périodes de force (comme au Haut Moyen Age ottonien) que
dans leurs périodes de faiblesse (le Reich éclaté et morcelé d'après
1648), se tournent spontanément vers le principe d'All-Leben,
de cosmicité vitale, contrairement aux peuples de l'Ouest, produits
d'une autre alchimie raciale, qui suivent les principes cartésiens et
hobbesiens du pan-mécanicisme (All-Mechanistik). La pensée chinoise part
toujours d'une reconnaissance du Tao universel et vise à y adapter la
vie et ses particularités. L'ethos
chinois exprime dès lors repos, durée, équilibre, régularité,
déroulement uniforme de tout événement, agir et comportement. La pensée
indienne résulte du mélange racial sans doute le plus complexe de la
Terre. Contrairement à la Chine homogène, l'Inde exclut la réminiscence
historique, la conscience historique et est, d'une certaine façon,
impolitique. Autre caractéristique majeure de l'âme indienne, selon
Krieck: l'ungeheure Triebhaftigkeit, la foisonnante fécondité des pulsions et la prolifération des expressions de la vie: fantaisie et spéculation, désir (Begier)
et contemplation, sexualité et ascèse, systématique philosophique et
méthodique psycho-technique, etc. Cette insatiabilité des pulsions fait
de l'Inde le pôle opposé de la Grèce (mises à part certaines
manifestations de l'hellénisme): l'âme indienne submerge toujours la
forme dans l'informel, le démesuré, les figures grimaçantes et
grotesques. L'hybris, faute cardinale chez les Grecs, est principe de
vie en Inde: le roi n'y a jamais assez de puissance, l'ascète n'y est
jamais assez ascétique, etc. Le génie grec, quant à lui, est génie de la
mesure, de l'équilibre intérieur de la forme.
Le
mécanicisme newtonien est l'expression du caractère anglais, surtout
quand il met en exergue l'antagonisme des forces. Cet antagonisme
s'exprime par ailleurs dans le bipartisme de la vie politique anglaise,
dans la concurrence fairplay de
la sphère économique, dans le sport. Le génie français (Descartes,
Pascal, d'Alembert, H. Poincaré) procède d'une méthode analytique et
géométrique. Ce géométrisme se perçoit dans l'architecture des jardins,
de la poésie, de l'art dramatique du XVIIième siècle et du rationalisme
politique centralisateur de la révolution de 1789.
Conclusion
de Krieck: le peuple allemand est le seul peuple suffisamment homogène
pour adhérer directement à la Vie sans le détour mutilant des schémas
mécanicistes, du logos ou de la «philosophie de l'Etre». Adhésion à la
vie qui s'accompagne toujours d'une discipline intérieure et d'un
dressage.
L'idée de Reich, à rebours de toute soumission ou oppression, vise la communauté des Stämme
(des tribus, des régions). Centre de l'Europe, enjeu de l'histoire
européenne, le Reich offre, dit Krieck, une forme politique acceptable
pour tous les Européens et pour tous les peuples extra-européens. Dans
cette perspective, le monde doit être organisé et structuré d'après les
communautés qui le composent, afin d'aboutir à la communauté des
peuples. Tous, sur la Terre, doivent bénéficier d'espace et de droit:
tel est la réponse de l'Allemagne au «moloch» qu'est l'impérialisme
britannique. La mission universelle du Reich est d'assurer un droit à
toutes les particularités ethniques/nationales nées de la vie et de
l'histoire.
Enfin, il convient de former une élite disciplinée, qui dresse les caractères par la Zucht
et la Selbstzucht (maîtrise de soi). La poésie et l'art ont un rôle
particulier à jouer dans ce processus de dressage permanent, de lutte
contre l'Utgard, l'Unheil.
Education nationale-politique (Nationalpolitische Erziehung), 1941
Ouvrage
qui définit tout un ensemble de concepts pédagogiques et qui reprend
les théories de Krieck pour les replacer dans le cadre du nouvel Etat
national-socialiste. Les définitions proposées par l'auteur sont
soumises à une déclaration de principe préalable: l'ère de la raison
pure est désormais révolue, de même que celle de la science dépourvue de
préjugés et de la neutralité axiologique (Wertfreiheit). La règle du
subjectivisme absolu triomphe car la science prend conscience que des
préjugés de tous ordres précèdent son action. L'acceptation de ces
préjugés imbrique la science dans le réel. Son rôle n'est pas de
produire quelques chose d'essentiel car le monde n'est jamais le produit
des idées. La science doit au contraire se poser comme la conscience du
devenir et, ainsi, pouvoir pré-voir, pressentir ses évolutions
ultérieures, puis planifier en conséquence et se muer de la sorte en
«technique», en force méthodique de façonnage, de mise en forme du réel.
Grâce à la science/technique ainsi conçue, la pulsion (Trieb) devient
acte (Tat), le grouillement de la croissance vitale (Wachsen)
se transforme en volonté, l'événémentiel est dompté et permet un agir
cohérent. Krieck annonce la fin de la science désincarnée; le sujet
connaissant fait partie de ce monde sensoriel, historique, ethnique,
racial, temporel. Il exprime de ce fait un ensemble de circonstances
particulières, localisées et mouvantes. Reconnaître ces circonstances et
les maîtriser sans vouloir les biffer, les figer ou les oblitérer:
telle est la tâche d'une science réelle, incarnée, racisée. L'homme est à
la fois sujet connaissant et objet de connaissance: il est certes le
réceptacle de forces universelles, communes à toutes les variantes de
l'espèce homo sapiens, mais aussi de forces particulières, raciales,
ethniques, temporelles/circonstancielles qui font différence. Une
différence que la science ne peut mettre entre parenthèses car ses
multiples aspects modifient l'impact des forces universelles. Il y a
donc autant de sciences qu'il y a de perspectives nationales (science
française, allemande, anglaise, chinoise, juive, etc.). Krieck insiste
sur un adage de Fichte: Was fruchtbar ist, allein ist wahr
(Ce qui est fécond seul est vrai). Mais Krieck demeure conscient du
danger de pan-subjectivisme que peuvent induire ses affirmations. Il
pose la question: la science ne risque-t-elle pas, en perdant son
autonomie et sa liberté par rapport au «désordre» des circonstances
particulières, de n'être plus qu'une servante, une «prostituée» (Dirne)
au service d'intérêts ou de stratégies partisanes? La réponse de Krieck
tombe aussitôt, assez lapidaire: cela dépend du caractère de ceux qui
instrumentalisent la science. Celle-ci a toujours été déterminée et
instrumentalisée par le pouvoir. Le pouvoir indécis du libéralisme,
démontre Krieck, a affaibli et la science et le peuple. Un pouvoir mené
par des personnalités au caractère fort enrichit la science et le
peuple.
Parmi
les définitions proposées par Krieck, il y a celle de «révolution
allemande», en d'autres termes, la révolution nationale-socialiste. La
«révolution allemande» devra créer la «forteresse Allemagne», soit
forger un Etat capable de façonner et de dresser (zuchten)
les énergies du Volk, d'organiser l'espace vital de ce peuple. L'Etat
doit éduquer les Allemands sur bases de leurs caractéristiques raciales
et organiser la santé collective et la sécurité sociale. Cette
révolution est organique et dépasse les insuffisances délétères des
mécanicismes libéral et marxiste.
Krieck
nous présente une définition du terme «race». La race consiste en
l'ensemble transmissible par hérédité des caractéristiques déterminées
des corps et des prédispositions spirituelles. Ces caractéristiques
corporelles et ces prédispositions spirituelles dépassent l'individu;
elles se situent au-delà de lui, dans sa famille, son clan, sa tribu,
son peuple, sa race. La Zucht,
le dressage, vise la rentabilisation maximale de cet héritage. L'absence
de dressage conduit au mixage indifférencié et à la dégénérescence des
instincts et des formes. La politique raciale, qui doit logiquement
découler de cette définition, n'a pas que des facettes biologiques: elle
a surtout une dimension psychique et spirituelle, greffée par
l'éducation et le dressage. L'homme est néanmoins un tout indissociable
qui doit être étudié sous tous ses aspects. Les interventions éducatives
de l'Etat doivent progresser simultanément dans les domaines corporel,
psychique et spirituel. En Allemagne, l'idéaltype racial qui doit
prévaloir est le modèle nordique. La race nordique doit demeurer le
pilier, l'assise de tout Etat allemand viable. La saignée de 1914-1918 a
affaibli le corps de la nation allemande-nordique. Les idéologies
universalistes étrangères ont eu le dessus pendant la période de Weimar,
avant que le substrat racial-psychique-spirituel ne revienne à la
surface par l'action des Nationaux-Socialistes. Ce mouvement politique,
selon Krieck, constate la faillite du libéralisme diviseur et rassemble
toutes les composantes régionales, confessionnelles, sociales du peuple
allemand dans une action révolutionnaire instinctuelle et non
intellectuelle.
Les
diverses phases de l'éducation se déroulent dans la famille, les ligues
de jeunesse et la formation professionnelle. L'ère bourgeoise a été
l'ère de l'économie, affirme Krieck, et l'ère nationale (völkische) sera l'ère des métiers, de la créativité personnelle et de l'éducation professionnelle.
L'Etat
doit être une instance portée par une strate sélectionnée, politisée et
organisée en milice de défense, homogène et cohérente, recrutée dans
tout le peuple et répartie à travers lui. C'est elle qui formera la
volonté politique de la collectivité. Au XIXième siècle, cette «strate
sélectionnée» était l'élite intellectuelle bourgeoise (bürgerliche
Bildungselite), universitaire
et savante. Mais cette bourgeoisie, en dépit de la qualité remarquable
de ses productions intellectuelles, n'avait pas d'organisation qui
traversait tout le corps social. Sa capillarisation dans le corps social
était insuffisante: ce qui la condamnait à disparaître et à ne jamais
revenir.
Krieck définit aussi ce qu'est la Weltanschauung,
mot-clef des démarches organicistes de la première moitié du siècle. La
Weltanschauung, pour Krieck, est la façon de voir le monde propre à un
peuple et au mieux incarnée dans la strate sélectionnée. L'homme
primitif élaborait une Weltbild,
une image du monde magique-mythique. L'homme de la civilisation
rationaliste est désorienté, sans image-guide, ne perçoit plus aucun
sens. Sa pensée est dissociée de la vie. L'homme qui a dépassé la phase
rationaliste/bourgeoise maîtrise et la vie et la technique, a le sens de
la totalité/holicité (Ganzheit)
de la vie, allie le magique et le rationnel, le naturel et
l'historique. Trois types d'hommes se côtoient: ceux qui sont animés par
la foi et ses certitudes, ceux qui imaginent tout résoudre par la
raison et ses schémas et, enfin, ceux qui veulent plonger entièrement
dans le réel et acceptent joyeusement les aléas du destin et du tragique
qu'il suscite. Ces derniers sont les héros, porteurs de la révolution
que Krieck appelle de ses vœux.
Dans
la dernière partie de son ouvrage, l'auteur récapitule ses théories sur
l'éducation et les replace dans le contexte national-socialiste.
(Robert Steuckers).
-
Bibliographie: pour un recencement complet des écrits de Krieck, cf.
Armin Mohler, Die Konservative Revolution in Deutschland 1918-1932,
Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1989 (3ième éd.). Nous
recensons ci-dessous les principaux livres de l'auteur: Persönlichkeit
und Kultur. Kritische Grundlegung der Kulturphilosophie, Heidelberg,
1910; Lessing und die Erziehung des Menschengeschlechtes, Heidelberg,
1913; Philosophie der Erziehung, Iéna, 1922; Menschenformung. Grundzüge
der vergleichenden Erziehungswissenschaft, Leipzig, 1925;
Bildungssysteme der Kulturvölker, Leipzig, 1927; Deutsche
Kulturpolitik?, Francfort s.M., 1928 (2ième éd., Leipzig, 1936); Staat
und Kultur, Francfort s.M., 1929; Nationalpolitische Erziehung, Leipzig,
1932; Völkisch-politische Anthropologie (3 vol., 1936, 1937, 1938; vol. I, Die Wirklichkeit; vol. II, Das Handeln und die Ordnungen; vol. III, Das Erkennen und die Wissenschaft); Leben als Prinzip der Weltanschauung und Problem der Wissenschaft,
Leipzig, 1938; Mythologie des bürgerlichen Zeitalters, Leipzig, 1939;
Volkscharakter und Sendungsbewußtsein. Politische Ethik des Reichs,
Leipzig, 1940; Der Mensch in der Geschichte. Geschichtsdeutung aus Zeit
und Schicksal, Leipzig, 1940; Natur und Wissenschaft, Leipzig, 1942;
Heil und Kraft. Ein Buch germanischer Weltweisheit, Leipzig, 1943.
-
Sur Krieck: W. Kunz, Ernst Krieck. Leben und Werk, 1942; Georg Lukacs,
Die Zerstörung der Vernunft, 1962 (l'éd. originale hongroise est parue
en 1954); E. Thomale, Bibliographie v. Ernst Krieck. Schriftum,
Sekundärliteratur, Kurzbiographie, 1970; K. Ch. Lingelbach, Erziehung
und Erziehungstheorien in national-sozialistischen Deutschland, 1970;
Gerhard Müller, Ernst Krieck und die nationalsozialistische
Wissenschaftsreform, 1978; Jürgen Schriewer, «Ernst Krieck», in Neue
Deutsche Biographie, 13. Band, Duncker & Humblot, 1982; Giorgio
Penzo, Il superamento di Zarathustra. Nietzsche e il nazionalsocialismo,
1987, pp. 312-318; Léon Poliakov & Josef Wulf, Das Dritte Reich und
seine Denker, 1989 (2ième éd.).
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