Robert Steuckers:
Réflexions générales sur l’état de la
“démocratie” en Belgique
A Jean E. van der Taelen (1917-1996),
qui a lutté jusqu’à son dernier souffle pour une “démocratie directe et
décisionnaire”.
“Qu’est-ce
que la démocratie?” et “Qu’est-ce que la démocratie dans l’Etat belge
aujourd’hui?” sont les deux questions auxquelles vous m’avez demandé de
répondre dans le cadre de cette modeste conférence. Chacun semble savoir ce
qu’est la démocratie mais force est de constater que la grande majorité de nos
concitoyens, qu’ils soient Flamands, Wallons ou Allemands ne savent pas trop
bien comment fonctionnent les mécanismes de l’Etat où ils vivent, Etat qui est
théoriquement une “démocratie”.
Cet
Etat est né en 1830, je ne vous apprends rien, et a voulu d’emblée se créer
comme une démocratie modèle, en imitant paradoxalement certaines effervescences
révolutionnaires françaises (plutôt celles de juillet 1830 que celles de 1789)
tout en conservant des modes non démocratiques de fonctionnement, émanant du
centralisme jacobin et bonapartiste, qui avaient pourtant été maintenus sous le
régime du Royaume-Uni des Pays-Bas (1815-1830). Le nouvel Etat belge de 1830
combine de manière quelque peu incohérente des aspirations démocratiques, voire
anarchisantes, avec une volonté de se référer à des modèles français tout en
s’en défiant (notamment dans les milieux catholiques). La “révolution belge” de
1830 n’est donc pas un phénomène homogène: s’y téléscopent une volonté
démocratique et constitutionaliste (que l’on repère surtout dans les pays
allemands, en rébellion contre un certain centralisme prussien et contre la
volonté anti-révolutionnaire de Metternich), une révolte populaire et
anarchique pour le pain à Bruxelles à la fin de l’été 1830, un espoir
d’ascension sociale plus rapide chez les catégories de la population qui
avaient bénéficié du régime bonapartiste (observable chez les Libéraux de l’époque),
un élément réactionnaire catholique qui refuse d’obéir à un Prince protestant
de la dynastie des Orange-Nassau (et est prêt à s’allier avec le “diable”
libéral pour s’en débarrasser), etc. Ce noeud inextricable de contradictions
ira en s’accentuant, connaîtra parfois des périodes de relatif apaisement, pour
aboutir au chaos tranquille et à l’indifférence généralisée d’aujourd’hui, face
à un pouvoir dont les fondements religieux ou philosophiques et les rouages du
fonctionnement apparaissent de plus en plus opaques.
A l’origine du fait belge: des troupes hétéroclites de mercenaires
Le
député et historien Karim Van Overmeire a publié récemment, au sein du
mouvement flamand, une histoire très fouillée de cette révolution de 1830, en
rappelant notamment qu’il a fallu, comme en Syrie aujourd’hui, faire appel à
des mercenaires issus des bas-fonds de Paris (la “Légion belge” du faux Marquis
Doulcet de Pontécoulant) ou de Londres (les compagnies de Lecharlier) pour
conquérir les Flandres, que ces mercenaires pilleront à l’occasion quand les
caisses du nouvel Etat ne pouvait pas encore les payer décemment. Parmi ces
mercenaires, on trouvait certes des Belges émigrés pour toutes sortes de motifs
(relevant généralement du droit commun) mais aussi de nombreux Français,
quelques Britanniques ou Irlandais, beaucoup d’Allemands, quelques Italiens et
Ibériques. L’évocation de ces mercenaires turbulents est une rengaine du
mouvement flamand, me diront sans doute mes lecteurs francophones, soucieux de
se démarquer de ce “mouvement flamand” qu’ils craignent, souvent de manière
irrationnelle. Cependant, la plus belle histoire de ces troupes a été écrite
par Pierre Nothomb, l’arrière-grand-père d’Amélie Nothomb, écrivain en vue
aujourd’hui, qui était un défenseur catholique de l’Etat belge, un adversaire
des autonomistes flamands et un germanophobe dans la première phase de sa
carrière. Dans un recueil de “bons textes”, établi en 1942 et intitulé “Curieux
personnages” (éd. “Les Oeuvres”), Pierre Nothomb narre les tribulations de
Pierre-Joseph Lecharlier, celui qui a levé les “volontaires belges de Londres”
en 1830. Sous-officier du RU des Pays-Bas à Mons en 1817, Lecharlier se fait
remarquer pour son inconduite, est ensuite incorporé dans un régiment
disciplinaire à Hardenwijck; il déserte, rejoint une compagnie étrangère de
l’armée française à Paris puis déserte une nouvelle fois —car il s’ennuie dans
l’armée de la Restauration— pour se retrouver à Londres en 1824. Ses biographes
sont étrangement silencieux sur ses activités en Angleterre: on chuchote qu’il
a été contrebandier. En 1830, il lève des volontaires en Angleterre (mais,
parmi eux, aucun Anglais!) et débarque à Bruxelles le 5 octobre, juste après
les “journées de septembre”. La troupe de Pontécoulant y est déjà, composée en
majorité de Parisiens recrutés dans le “Café belge”, rue Saint-Honoré. Le reste
de cette petite armée privée compte des volontaires de toutes les nations.
Doulcet de Pontécoulant connaissait la guerre, et même la “petite guerre”, le
“Kleinkrieg” des partisans: il devait, au moment de l’effondrement de l’empire
napoléonien, commander les francs tireurs de la Haute Saône contre les armées
autrichiennes qui venaient de franchir les Vosges alsaciennes (un tableau
gigantesque évoque ce passage au Musée militaire de Vienne); mis à pied au
retour de Louis XVIII, il sert quelques années dans l’armée brésilienne.
D’autres équipes de déclassés et d’aventuriers sont présentes (celles de Coché,
Bauwens, Maréchal et Molesini-Sautel), en tout 700 à 900 hommes. Ces hommes
s’emparent ensuite de Gand où Bauwens manque d’occire un magistrat de la ville,
ce que l’oblige à quitter la troupe avec une trentaine de compagnons qui
pillent la Flandre rurale pour subvenir à leurs besoins et pour se constituer
une petite cagnotte.
Après les Flandres, l’Algarve
Doulcet
de Pontécoulant tentera aussi de conquérir la Flandre Zéelandaise pour dégager
l’Escaut et permettre au nouveau royaume en gestation de profiter des avantages
du port d’Anvers, toujours tenu par la garnison loyaliste. Ces aventuriers
turbulents participent ensuite aux combats de 1831-32 et, une fois la paix
revenue, le gouvernement les encourage vivement à s’engager dans une “légion
étrangère” portugaise, où se bousculaient déjà, au service du parti des “constitutionnels”,
des troupes hétéroclites et hautes en couleur, anglaises, françaises,
germaniques et écossaises. Le 6 octobre 1833, les volontaires issus des troupes
de Pontécoulant, de Lecharlier et des autres capitaines de fortune qui avaient
sévi en Flandre, s’embarquent à Ostende, sous le commandement de Lecharlier, et
prennent la direction du Portugal, où des volontaires de toutes nationalités
s’étaient déjà rassemblés, dont le Colonel Borso, un Italien de Gènes, le major
polonais Urbansky et l’officier de cavalerie anglais Bacon. Lecharlier fera,
pour Dona Maria, la Reine constitutionaliste, la conquête de l’Algarve contre
les soldats de Don Miguel, posé comme “réactionnaire” et comme “tyran”, parce
que partisan de maintenir certains dispositifs de l’ancien régime.
Le
1 mai 1835, le gouvernement intègre dans la nouvelle armée belge les officiers
de la troupe de Lecharlier, qui avaient combattu au Portugal, sauf leur chef,
jugé trop turbulent et indiscipliné. Lecharlier entreprend des démarches pour
se faire intégrer dans l’armée: en vain! Dépité par les refus successifs qu’il
encaisse, il quitte l’Europe pour chercher l’aventure en Amérique centrale mais
disparaît dans le naufrage de son navire. Nothomb raconte avec lyrisme et grand
talent littéraire l’aventure de Lecharlier, tout en laissant bien sous-entendre
que le personnage, indubitablement pittoresque, ne convenait pas au bon
fonctionnement d’une armée normale dans un Etat qui voulait bien vite acquérir
un statut de normalité en Europe et se défaire de sa mauvaise réputation
“révolutionnaire”.
Ces
anecdotes, peu évoquées, sur les événements de 1830-31, démontrent que
l’avènement de la “démocratie” officielle en Belgique ne s’est pas fait avec
l’assentiment du gros du peuple, généralement acceptant et peu intéressé à la
politique (contrairement à ses voisins français ou allemands) mais 1) par le
déclic d’une révolte locale anarchisante sans projet politique défini,
uniquement pour le pain, à Bruxelles et 2) par le truchement de troupes
aventurières, recrutées dans les bas-fonds de villes étrangères comme Paris,
Londres ou Roubaix, comme on recrute aujourd’hui à Molenbeek ou à Schaerbeek
des djihadistes qui luttent contre le pouvoir établi en Syrie. L’avènement,
dans la violence également et avec les mêmes acteurs, du “constitutionalisme”
au Portugal participe du même schéma opératoire: les puissances occidentales,
subversives dans leurs fondements, recrutent des déclassés pour forcer des pays
limitrophes à adopter des principes de gouvernement semblables aux leurs, pour
mettre en selle des régimes prêts à faire leur politique et surtout peu
susceptibles de s’allier avec les puissances traditionnelles du coeur du
continent.
Opposition au système Metternich – L’oeuvre politique d’Ernst Moritz Arndt
Il
n’empêche qu’au cours des trois ou quatre premières décennies du 19ème siècle,
les peuples d’Europe aspiraient à bénéficier d’une constitution démocratique et
voulaient un élargissement du droit de vote aux catégories plus modestes de la
population. Les peuples avaient été mobilisés pour faire la guerre contre
Napoléon, surtout en Prusse où les bataillons de volontaires de 1813 s’étaient
recrutés dans toutes les strates de la population, sans aucune distinction de
classe. L’obligation de verser son sang, aux yeux des anciens soldats, devait
être compensée par le droit d’intervenir “démocratiquement” dans la formation
des gouvernements, des pouvoirs législatifs et exécutifs. Plusieurs petits
soulèvements locaux ont ainsi secoué l’Allemagne entre 1825 et 1835: tous
portaient, en signe de ralliement, un drapeau rouge-noir-or, symbole de
“démocratie” dans les pays germaniques. Ces couleurs ressemblent à celles dites
du Brabant, rouge-jaune-noir, utilisées lors de la “révolution” de 1789 contre
les réformes éclairées de l’Empereur Joseph II. La différence, de taille, c’est
que la révolte anti-joséphienne de 1789 était ultra-réactionnaire, dirigée
contre les “Lumières” du despotisme éclairé, et ne comprenait qu’une aile
minoritaire libérale, dite “vonckiste”, rapidement mise hors circuit par le
déchaînement, dans la rue, d’une violence inouïe. Celle de 1830 a toutes les
apparences du libéralisme du début du 19ème, affublé de quelques oripeaux
romantiques (la “Muette de Portici”) mais sans l’atout de la politique et de la
pensée romantiques, telles que les a décrites un Georges Gusdorf, éminent
professeur de l’université de Strasbourg, dans ses multiples volumes consacrés
à l’évolution de la pensée du 18ème au 19ème. Et sans la rigueur et la
concision de la pensée d’Ernst Moritz Arndt, populiste réclamant une
constitution, à la manière des Lumières et du libéralisme du début du 19ème,
mais sans la folie révolutionnaire française de vouloir faire table rase de
tous les legs du passé ethno-national, enclenchant de la sorte un “processus de
dégénérescence” irréversible, faisant basculer les Lumières dans l’ “Ungeist”,
le “non-esprit”; en effet, dans son ouvrage “Deutsche Volkwerdung” (= “Le
devenir-peuple des Allemands”), il démontre et explique qu’un peuple ne devient
peuple que s’il transforme tous ses ressortissants en “zoon politikon” (=
“politische Menschen”), ce qui implique d’abjurer les idées et les attitudes
réactionnaires qui le minorisent (Kant!), de refuser le cosmopolitisme
(expression d’impolitisme dégénéré, déduit d’une coquetterie volontairement
inattentive à tout ce qui relève du “hic et nunc”), de refuser avec la même
vigueur les pensées mécanicistes et inorganiques (celles de la révolution
française qui ne font que laïciser et républicaniser l’absolutisme anti-populaire).
Le peuple, en l’occurrence le peuple allemand, ne devient un vrai peuple, à
l’instar des Suédois (la Suède est le modèle d’Arndt), donc un peuple
politique, que s’il respecte et cultive l’héritage de ses pères, génère une vie
artistique qui lui soit propre, adhère aux valeurs héroïques et conserve une
vigueur vitale qui en fait en permanence un peuple jeune, challengeur face à
toutes les décrépitudes. Enfin, un peuple n’est peuple que si le droit qu’il se
donne puise dans les traditions juridiques qui sont les siennes et ne se réfère
jamais à des modèles juridiques étrangers (allusion au droit néo-romain du Code
Napoléon). Ernst Moritz Arndt était perçu comme un “jacobin”, comme un
dangereux révolutionnaire, comme un “démagogue”, par les forces réactionnaires
de son époque. On doit plutôt le considérer comme un combattant de la liberté,
une liberté qui ne doit rien à la chimère de la “méthodologie individualiste”
mais s’inscrit dans le cadre d’un destin collectif, auquel aucun citoyen ne
peut se soustraire.
Les effervescences constitutionalistes en pays allemands
Le
cycle révolutionnaire-national-constitutionaliste-démocrate en Europe du Nord
commence sans doute le 26 mai 1818, quand le Roi Maximilien-Joseph de Bavière
accorde une constitution à ses sujets, assortie d’une représentation
bicamérale, avec un sénat composé de représentants de la haute noblesse et une
chambre basse, composée de la petite noblesse, de la bourgeoisie et de la
paysannerie, ce qui impliquait un élargissement très généreux du cens
électoral. Le 22 août de la même année, le Grand-Duc Charles de Bade accorde
une constitution encore plus libérale à ses sujets. Le 25 septembre 1819, c’est
au tour du Roi Guillaume de Wurtemberg d’octroyer à son peuple une constitution
similaire à celles de Bavière et de Bade. Dans le reste des pays allemands, la
répression s’organise autour d’une “Commission centrale d’enquête” basée à
Mayence et frappe les intellectuels. Metternich fait réaffirmer le “principe
monarchique” et cherche à dépouiller les chambres de leurs prérogatives, à les
réduire à de simples organes de consultation. Malgré cette pression, le
Grand-Duc de Hesse-Darmstadt est contraint d’élargir le cens et de modifier la
constitution dans un sens plus démocratique, le 18 mars 1820. Au printemps
1830, fin mars, le Grand-Duché de Bade, avant les soulèvements de Paris et de
Bruxelles, évolue vers un libéralisme plus souple encore. En juillet 1830, la
France devient une monarchie constitutionnelle. En septembre 1830, comme à
Bruxelles, les Brunswickois se révoltent et chassent leur Duc, qu’ils s’étaient
mis à haïr. Le 5 janvier 1831, le Prince électeur Guillaume II de Hesse accorde
une constitution à ses sujets où le “Landtag” dispose à lui seul du droit de
lancer toute initiative d’ordre législatif, de contrôler entièrement le budget
et de révoquer les ministres. Le 26 mai 1831, le “Landtag” bavarois oblige le
Roi à révoquer le ministre de l’intérieur, Edouard von Schenck. Le 4 septembre
1831, un an après les barricades de Bruxelles, le Roi Antoine de Saxe est
contraint d’octroyer à son tour une Constitution. Le 31 décembre 1831, les
réformes en pays de Bade prennent de l’ampleur: l’ordonnance réglementant le
fonctionnement des communes équivaut presque à autonomiser celles-ci et à politiser
de plus larges strates de la population.
Hambach: du constitutionalisme à la révolution
Du
27 au 30 mai 1832 se tiennent les “fêtes nationales” de Hambach, auxquelles
participent plus de 30.000 personnes, venues surtout de l’Allemagne du Sud-Ouest,
donc de pays bénéficiant déjà d’un régime constitutionnel. Deux délégations
étrangères y participent: l’une vient de France, l’autre de Pologne (où la
révolte de 1830-31 a été écrasée par les forces prussiennes et russes, garantes
de l’ordre voulu par Metternich). Les orateurs réclament cette fois l’abolition
du principe monarchique qui maintient, disent-ils, la division de l’Allemagne
en petits duchés et principautés. Un république unie, juxtaposée à d’autres
républiques nationales en Europe, rassemblerait tous les Allemands en un seul
Etat. La “fraternité démocratique” entre les peuples remplacerait la “Sainte
Alliance” des empereurs, rois et princes, reposant sur le principe monarchique.
Avec Hambach se clot l’ère des revendications constitutionalistes au sein
d’Etats, petits ou grands, qui pouvaient rester, dans l’optique des
contestataires eux-mêmes, des monarchies. C’est un pas que la “révolution
belge”, la “Belgische omwenteling” de Maurits Josson, n’a pas franchi: les
révoltés cherchaient un roi... (sur Hambach, cf. Wolfgang Strauss, “Ein Volk,
das seine Ketten bricht – 150 Jahre Hambach – Parteienfestival oder
revolutionäre Erneuerung?”, in: “Mut”, n°177, Mai 1982).
Les
troubles qui ont conduit à l’indépendance belge s’inscrivent donc dans un contexte
européen de revendications nationales-constitutionalistes (plutôt que
“nationales-libérales”) et de contestation de l’ordre établi au Congrès de
Vienne en 1815 sous l’impulsion du Prince Metternich, soucieux de ne plus
jamais livrer l’Europe aux “démagogues”. Vu l’analphabétisme assez répandu dans
les anciens Pays-Bas autrichiens, après un 17ème et un 18ème sans productions
culturelles notables (cf. H. J. Elias, “Geschiedenis van de Vlaams Gedachte”,
vol. 1), il n’est pas sûr que le gros de la population des provinces belges
cherchait un ordre constitutionnel car une telle vision politique aurait
impliqué un taux d’alphabétisation plus élevé, justement comme dans les
provinces d’Allemagne du Sud (Bade, Bavière, Wurtemberg), auxquelles les
souverains avaient concédé des constitutions, ou, à la limite, comme dans
l’ex-Duché du Luxembourg, inféodé au Royaume-Uni des Pays-Bas (RUPB), seule
région où l’alphabétisation était largement répandue à l’époque. Le RUPB
disposait certes d’une constitution, la ‘Grondwet”, mais la volonté royale de
moderniser les deux composantes du pays était perçue comme “anti-démocratique”
par les libéraux francophiles et post-bonapartistes et par les catholiques,
hostiles à toute immixtion royale-protestante dans les affaires scolaires et
religieuses des ex-Pays-Bas autrichiens. Les libéraux, majoritairement
francophones et culturellement tournés vers la France, contestaient la
politique linguistique du Roi Guillaume des Pays-Bas, qui accordait une place
prépondérante au néerlandais. Les catholiques voulaient un Etat majoritairement
catholique, ce qu’il était, mais cette majorité catholique devait —à leurs yeux
et à une époque marquée par l’ultramontanisme— s’imposer sans le moindre
partage, être libérée de toute présence protestante-calviniste (et
accessoirement de toute influence libérale trop prépondérante). Les catholiques
de 1830 se retrouvent plus ou moins sur la même ligne que les révoltés de 1789,
les “Statistes” fédéralistes, harangués par un fanatique religieux, le chanoine
van Eupen. Les autres, les libéraux francophiles, souvent issus du
fonctionnariat napoléonien, veulent s’aligner sur des modèles français, parfois
dans l’espoir d’une annexion ultérieure, ou, du moins, espèrent l’avènement
d’une monarchie constitutionnelle similaire à celle de la France de
Louis-Philippe. Ces deux forces dominantes, après avoir liquidé par corruption
la révolte prolétarienne pour le pain à Bruxelles (cf. les travaux de Maurice
Bologne), vont donner le ton: les influences diffuses des nationaux-constitutionalistes
allemands réémergeront, de manière seulement fragmentaire, dans deux filons
contestataires du 19ème siècle (et partiellement du 20ème), le mouvement
flamand émergent et les libéraux dits de “gauche” (dont une fraction, allié à
d’autres forces situées plus à “gauche”, donnera ensuite naissance au pilier
socialiste). Ces deux mouvements militeront notamment pour une alphabétisation
générale dans la langue du peuple.
Les avatars du drapeau
L’histoire
du drapeau belge témoigne des atermoiements entre factions différentes: quand
des mercenaires français hissent le drapeau tricolore bleu-blanc-rouge sur
l’Hôtel de Ville de Bruxelles, celui-ci est aussitôt arraché par la garde
urbaine, placée à ce moment-là des événements sous la direction de Ducpétiaux
et Jottrand, et remplacé par un drapeau rouge-jaune-noir, considéré comme
“brabançon”: dans ces couleurs se mêlent le souvenir (sans doute fort diffus et
ténu en 1830) des événements de 1789 et une vague adhésion au démocratisme
constitutionaliste des pays d’Allemagne du Sud. Au départ, les couleurs sont
disposées horizontalement, comme le drapeau de la “révolution brabançonne” de
1789 et comme l’étendard de ralliement des démocrates allemands de l’ère de la
Restauration. Les couleurs seront ensuite placées en position verticale, par
une sorte de compromis: on ne veut pas du jacobinisme français, forme laïque et
révolutionnaire d’absolutisme, mais on ne veut pas davantage du démocratisme
allemand; on est constitutionaliste, soit en faveur d’une monarchie
constitutionnelle, mais on n’est pas nationaliste: ni à la manière de la
bourgeoisie louis-philipparde (cf. Heinz-Gerhard Haupt, “Nationalismus und
Demokratie – Zur Geschichte der Bourgeoisie im Frankreich der Restauration”,
Europäische Verlagsanstalt, Frankfurt am Main, 1980) ni à la manière des
révolutionnaires nationaux-démocratiques qui ont défilé lors des “fêtes” de
Hambach en 1832. Ce premier compromis à la belge est symbolisé par les avatars
successifs du drapeau du nouvel Etat: couleurs verticales pour montrer que l’on
ne va pas trop loin dans la révolte (Gendebien sur le soulèvement prolétarien
de Bruxelles: “Une mauvaise farce d’écoliers”), que l’on maintient une partie
du fonctionnariat bonapartiste (resté en place à l’époque du RUPB et noyau dur
du libéralisme maçonnique belge), que l’on conserve le droit romain à la sauce
Bonaparte et que l’on ne revient pas aux traditions juridiques des Flandres et
du Brabant (ce qu’un Arndt aurait demandé...), que l’on permet au Roi d’exercer
certaines prérogatives d’ancien régime mais que l’on reste néanmoins dans la
tradition constitutionaliste. Ce système sera même un modèle pour les députés
de l’éphémère parlement de Francfort de 1848: pour l’Allemagne unie, ils ont
voulu un régime de monarchie constitutionnelle à la belge voire le Roi Léopold
I comme nouvel empereur constitutionnel!
Un noeud gordien que l’on ne peut plus trancher
Le
noeud de contradictions demeure irrésolu après l’indépendance de la Belgique et
ne peut être tranché (ne sera jamais tranché), à la manière d’Alexandre, parce
qu’il n’existe pas de culture politique commune à tous, ni aux communautés
linguistiques ni aux factions qui divisent et le pays et chacune de ces
communautés, et que les tentatives littéraires de forger un esprit national se
sont heurtées à l’indifférence d’une bourgeoisie dominante mais matérialiste
et, partant, totalement inculte (cf. le désintérêt pour l’oeuvre de Charles
Decoster puis pour les réalisations architecturales de Victor Horta et de son
équipe, édifices que l’on commençait déjà à détruire du vivant de l’architecte
parce qu’on ne les trouvait pas assez “utiles”!!). La révolte des “libéraux de
gauche”, et l’abnégation admirable de jeunes instituteurs cherchant à
alphabétiser les masses, notamment à Bruxelles, permettront certes de
développer, tardivement, une politique scolaire digne d’un Etat moderne, mais
une politique qui se heurtera de manière récurrente à un matérialisme borné et
tenace, à des sectarismes totalement anachroniques, à une haine féroce contre
tout ce qui relève de la culture humaniste, hier moquée par les “réalistes”,
par les suffisants qui qualifiaient les matières scolaires relevant de la
culture générale, comme la géographie ou l’histoire, ou des humanités
classiques —le grec et le latin— d’inutilités (“ça sert à rien”); aujourd’hui
culture générale et joyaux misérablement résiduaires de l’éducation classique
sont noyées dans un festivisme hostile à toute qualité et dans un relativisme
“interculturel” qui nous fait sombrer dans la barbarie la plus obscurantiste
(pour saisir de manière poignante ce que fut l’apostolat de jeunes instituteurs
flamands et laïques à Bruxelles au 19ème, lire: Eliane Gubin, “Bruxelles au
XIXe siècle: berceau d’un flamingantisme démocratique, 1840-1873”, Crédit
communal de Belgique, Coll. “Histoire Pro Civitate”, n°56, 1979).
Pour expliquer l’évolution des “choses
démocratiques” dans l’espace devenu belge après la scission du RUPB, il faut
rappeler certains principes de la Constitution de ce royaume qui, uni, n’a duré
que quinze ans. Cette constitution fonctionnait avec un “peuple-électeur”
quantitativement très limité. Cependant certaines dispositions de cette “loi
fondamentale” étaient peut-être plus démocratiques que les dispositions
actuelles: ainsi, les élections communales avaient lieu tous les six ans, comme
aujourd’hui, mais la constitution, jusqu’au début de l’histoire belge
proprement dite, prévoyait le renouvellement d’un tiers du collège tous les
deux ans, permettant un contrôle plus étroit des mandataires et l’élimination
des farceurs et des “bras cassés”, ce qui n’est plus possible aujourd’hui.
L’élargissement du cens électoral n’a pas permis de pérenniser ce système plus
démocratique: impossible, budgétairement parlant, de réorganiser des élections
tous les deux ans dans chacune des communes du royaume. Comment la situation
a-t-elle dès lors évolué? L’évolution ultérieure s’explique par des motifs
nombreux et divers, qu’il est impossible d’évoquer, même succinctement, dans le
cadre de cette causerie. La révolution industrielle, qui prend son envol en
Belgique plus rapidement que dans d’autres régions d’Europe continentale,
Allemagne comprise, génère un prolétariat déraciné (exode des campagnes vers
les villes) et privé de droits politiques. En marge du parti libéral d’abord,
dans certains cénacles ultramontains (hostiles au manchestérisme industriel et
capitaliste) puis, enfin, dans le parti socialiste, le prolétariat urbain va
réclamer un élargissement du cens électoral pour pouvoir voter ou faire voter
des lois qui puissent améliorer son sort. Ces revendications seront toujours
assorties d’une volonté de conquérir le suffrage universel, “pur et simple” et
non pas “universel, capacitaire et familial”. Mais l’augmentation du nombre des
électeurs fait qu’il devient impossible de procéder à des élections
intermédiaires, tous les deux ans, pour renouveler, le cas échéant, le tiers
des conseils communaux, ou de procéder de manière analogue pour les autres
assemblées. Paradoxalement, l’idée du suffrage élargi puis universel permet un
contrôle démocratique moindre que certains aspects du suffrage censitaire...
Une contradiction à laquelle plus personne ne réfléchit sérieusement...
Luciano Canfora et le paradoxe
de Condorcet
La question du suffrage universel est
abordée dans un ouvrage de référence fort bien charpenté du professeur italien
Luciano Canfora, intitulé “La democrazia – Storia di un’ideologia” (Ed.
Laterza, Roma/Bari, 2004, 3ième éd., 2010). Le Prof. Canfora enseigne la
philologie classique à l’Université de Bari et est le directeur de la revue
“Quaderni di storia”: à ce titre, il plonge sans cesse dans les archétypes les
plus fructueux de nos héritages grecs et latins et s’immerge, armé de cette
formidable panoplie intellectuelle, dans le flux du réel contemporain. Dans “La
democrazia”, Canfora explique que la revendication du suffrage universel s’est
déployée, dans l’histoire européenne, en trois étapes: 1) lors de la révolution
française, 2) à la fin de la II° République en France (et donne un pouvoir
personnel et césarien au futur Napoléon III), 3) immédiatement après
l’effondrement du tsarisme en Russie, pour donner le pouvoir aux commissaires
bolcheviques puis, en Allemagne, après la parenthèse de la République de
Weimar, à la NSDAP. Pour Canfora, le suffrage universel, bien que nécessaire à
la démocratie, est aussi, simultanément, l’instrument qui l’annulle face à des
événements forts, exigeant des prises de décision plus rapides. Canfora
explique le mécanisme d’annulation démocratique en se référant à un texte de
Condorcet, écrit en 1785, le trop peu connu “Essai sur l’application de
l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix”. Dans
cet essai, qui précède la révolution française de quatre petites années seulement,
Condorcet démontre que, s’il y a plus de deux choix, il est impossible
d’obtenir un résultat politique cohérent, c’est-à-dire, “d’étendre la
transitivité des préférences individuelles aux préférences sociales”. Ainsi,
prenons trois électeurs, Messieurs X, Y et Z. La transitivité s’opère aisément
si tous votent, par exemple, comme Monsieur X, qui préfère le parti A au parti
B, et le parti B au parti C. Mais si X choisit cet ordre ABC tandis qu’Y
préfère l’ordre BCA et Z, l’ordre CAB, aucune transitivité parfaite n’est
possible: le résultat électoral, traduit en sièges, ne reflètera en aucun cas
les opinions ou desiderata de tous les citoyens. C’est là le “noeud gordien”
qu’il nous est désormais impossible à trancher selon des procédés
démocratiques, sauf à recourir à une nouvelle mouture du césarisme de Napoléon
III, aux commissaires bolcheviques (but du nouveau PTB?) ou à un système de
parti unique avec chef incontesté, comme l’était la NSDAP allemande.
Le socialisme: de la volonté
de bâtir une “autre société” à la barbarie et l’inculture
La longue marche des socialistes belges vers
le pouvoir fait émerger un phénomène typiquement belge (et néerlandais), celui
dit de la “pillarisation”, soit l’émergence de ce que les politologues
néerlandophones nomment les “zuilen” ou ‘”piliers” de la société. Ces “zuilen”
sont constituée par l’ensemble des organisations, associations, etc. qui
gravitent autour des trois principaux partis du royaume, les catholiques
(bénéficiant d’un antécédant vu l’organisation des paroisses), les libéraux
(dont le “pilier” sera toujours moins lourd que les autres) et les socialistes
(qui construiront leur pilier pour le rendre presque aussi efficace que celui
des catholiques, ou plus efficace encore, dans les régions les plus industrialisées
de la Wallonie). Au début de son histoire, le “pilier” socialiste propose ainsi
une “autre société”, démarche qui s’exprime partiellement par le mouvement “art
nouveau”, avec un Horta qui édifie une “Maison du Peuple” extraordinaire (que
les socialistes ultérieurs s’empresseront de faire démolir, preuve la plus
emblématique de la barbarie et de l’inculture dans lesquelles ce “pilier” a
chaviré!) et par la volonté de créer des écoles, à la suite des pétitions
demeurées sans succés des libéraux populistes, soucieux du maintien de la
culture: leurs aspirations, leurs démarches, leurs organisations modestes (mais
admirables) sont désormais un phénomène politique définitivement disparu. Le
flamingantisme premier est issu de ce libéralisme populaire, parfois orangiste
et plus rarement bismarckien, surtout à Bruxelles.
Après l’effondrement du système scolaire
efficace et bien conçu, mis en place par le Roi Guillaume I des Pays-Bas Unis,
après la dispariton des lois scolaires du RUPB, l’Etat belge, à ses origines,
est un exemple de barbarie effroyable: il n’y a plus, dans ce royaume, de
système scolaire digne de ce nom, comme l’explique l’historienne liégeoise
Eliane Gubin, spécialiste du flamingantisme démocratique bruxellois du 19ème
siècle (cf. également le chapitre consacré à l’analphabétisme, résultat des
“révolutions française et industrielle” dans le livre du Prof. Dr. Fernand
Lehouck, “Van apathie tot strijdbaarheid – Schets van een geschiedenis van de
Belgische vakbeweging 1830-1914”, Orion, Brugge, 1980; le Prof. Lehouck
rappelle notamment l’enquête Ducpétiaux de 1843 où 648 ouvriers et ouvrières
sur 1000 étaient totalement analphabètes; à Bruges en 1886, 19.179 habitants
sur 47.497 demeuraient analphabètes; entre 1868 et 1886, entre 5,6% et 7,8% des
enfants en âge d’école primaire fréquentaient les écoles gratuites). Sans
écoles bien organisées, il n’y a pas de transmission possible: ce qui explique
l’état d’amnésie dans lequel le “machin Belgique” a toujours végété, avec
seulement quelques lueurs passagères, comme la volonté de créer une littérature
“racique” avec Decoster et Lemonnier, l’émergence du “mythe bourguignon”
(Hommel, Colin), le souvenir de Charles-Quint dans des cercles académiques
restreints (De Boom, Géoris, Blockmans, Verbrugge, etc.), les tentatives un peu
simplistes de Jo Gérard, les efforts des historiens de la littérature (Aron,
Quaghebeur, Klinkenberg, Joiret, etc, flanqués des Canadiens Biron et Grutman)
dans un milieu qui hélas, lui aussi, n’est qu’académique: rien n’est fait pour
insuffler au grand public un sens de l’histoire conforme aux époques les plus
sublimes du passé d’entre-Somme-et-Rhin. La preuve? On a supprimé les subsides
pour l’un des deux défilés annuels de l’Ommegang (souvenir sublime de
Charles-Quint et hommage poignant au principe impérial) pour les affecter à la
“Gay Pride” et à la “Zinneken Parade”. Le spectacle n’est plus diffus, comme le
disait Guy Debord à propos des démocraties occidentales, il est à nouveau
visibilisé et outrancier, comme dans les fascismes, nazismes et autres
stalinismes nord-coréens... mais sans bottes ni baudriers ni pas de l’oie. On
s’y tortille le cul au rythme des sambas les plus lascives, fessards flasques
impudiquement recouverts d’un simple string. On a mieux depuis 2012: les “femens”,
dont les charmants gargamels sont maculés de slogans hideux, badigeonnés sans
le moindre effort calligraphique, ce qui fait, hélas oublier la Vénus de Milo
ou les sculptures de Praxitèle et ôte toute d’envie d’aller les poutouner, dans
un grand élan coquin et rabelaisien.
“Autres Lumières” et
Kulturstaat
Revenons au 19ème siècle. La reconstitution
d’écoles a donc relévé du pur apostolat, de l’abnégation et du dévouement de
personnes privées, qui n’ont reçu aucun soutien des autorités en place. Cette
posture anti-scolaire, cette attitude de barbarie moderne qu’incarnait le
nouvel Etat, né suite aux brutalités des mercenaires recrutés dans les
bas-fonds de Londres et de Paris, explique le sentiment anti-belge qui
perdurera chez les intellectuels, à commencer par ces instituteurs jeunes et
volontaires, idéalistes au sens le plus pur du terme. Ici, il est bon, me
semble-t-il, de faire une petite digression, amorce d’une causerie future: un
Etat véritablement “démocratique”, au sens que lui aurait donné un philosophe
des “autres Lumières” comme Herder, ne devrait-il pas être le “Kulturstaat”,
soit l’Etat qui met la préservation de la culture au-dessus de toute autre
considération? Ne faut-il pas souhaiter un Etat porté par un idée organique et
généreuse (classée à ce titre à gauche de l’échiquier politique!) comme celle
théorisée au 19ème par le Norvégien Johan Ernst Sars (cf. Bernhard P. Falk,
“Geschichtsschreibung und nationale Ideologie - Der norwegische Historiker J.
E. Sars”, Carl Winter Verlag, Heidelberg, 1991)? Cette idée est présente dans
bons nombres d’esprits en Allemagne mais n’a jamais trouvé de concrétisation
dans les pays germaniques continentaux (en Scandinavie, notamment par l’impact
d’un Sars, les choses sont moins dramatiques, la notion d’enracinement est
toujours palpable et résiste tant bien que mal à tous les assauts des forces
porteuses du déclin irrémédiable de la culture européenne). Elle est très
présente toutefois dans le socialisme (Connolly) et le nationalisme (Davis,
Pearse) irlandais: même après le second conflit mondial, le Président Eamon de
Valera et son ministre Sean MacBride ont répété très souvent, dans les congrès
dits “panceltiques” ou à la tribune d’instances internationales, que la mission
de l’Irlande dans le monde était de défendre les héritages culturels, garants
de l’équilibre international, garants aussi du bonheur des peuples, qui
pourront ainsi être en accord avec leur “coeur profond”. Mieux: le recteur de
l’Université de Dublin a le droit d’opposer son veto aux lois votées par le
Parlement, si ces lois lui semblent des aberrations, imaginées par des échaudés
ou des têtes brûlées comme les petits mondes politiciens en produisent tant.
Des modèles à méditer.
Paul Belien et le “coup de
Loppem”
Pour
un polémiste de la trempe de Paul Belien, la Belgique “pilarisée” d’aujourd’hui
a trouvé sa forme en 1919, à la suite du “compromis de Loppem ”, ou “coup de
Loppem ”, diront à l’époque les catholiques, pourtant unitaristes et
royalistes. Dans le château de Loppem, près de Bruges, les chefs de file des
partis libéral, socialiste et catholique, flanqués des représentants du
patronat et de la classe ouvrière, décident d’un nouvel agencement de la vie
politique du royaume, avec l’approbation du Roi Albert I, soucieux d’éviter
tous conflits sociaux et toute contagion par contact avec les “conseils” des
soldats allemands révolutionnaires qui avaient fraternisé avec les travailleurs
belges dans les villes industrielles (notamment à Liège) en 1918, situation
analogue à celle qui avait animé les rues de Strasbourg avant le retour des
armées françaises: sur le palais de justice de la métropole alsacienne, on peut
toujours, aujourd’hui, apercevoir les impacts des balles et des obus légers,
tirés par les Français pour en déloger les “spartakistes” des conseils
d’ouvriers et de soldats et leurs alliés locaux. Le Roi craignait aussi la
fusion du socialisme révolutionnaire (voire du communisme) avec le nationalisme
flamand, parfaitement envisageable en cette période de chaotisation totale des
sociétés européennes. Les soldats flamands n’avaient-ils pas crié à l’adresse
des officiers français en visite sur le front de l’Yser: “A bas la France!
Vivent les Soviets! Vivent les Boches! Vive Lénine! Vive le Kaiser! Vive la
Révolution!” (cf. les travaux du Prof. Guido Provoost). Le Roi avait profité de
cette “aubaine” pour éviter toute inféodation de l’armée belge au commandement
suprême allié, toujours prompt à lancer des offensives inconsidérées et très
sanglantes: un Roi demeure soucieux du sang de ses sujets; une république à la
française s’en soucie comme d’un guigne! Si le souci du Roi était louable
pendant les hostilités, où il souhaitait épargner le sang de ses soldats et
demeurer un “belligérant” mais non un “allié” de l’Entente (il n’a prêté de
soldats qu’au Tsar), ses craintes de 1919, quand il pensait qu’une révolution
était imminente, ont conduit à l’adoption d’un système figé, celui du “coup de
Loppem”, qui n’autorise quasiment plus de renouvellement des élites par voie
électorale, le suffrage universel pur et simple, voulu par les socialistes,
s’avérant plus “bloquant” que les autres formes de suffrage. Si le bourgeois
borné et affairiste vote sans cesse pour les mêmes programmes conservateurs de
ses avantages, les masses prolétarisées, maintenues analphabètes et manipulées
à tire-larigot, votent également pour les mêmes démagogues: le vote des vraies
élites culturelles, qui détiennent la longue mémoire, est noyé dans un magma
démagogique qui est toujours conservateur et jamais rénovateur ou innovateur.
C’est là, sans nul doute, sur le long terme, un effet “hétérotélique” (Jules
Monnerot).
Depuis
1919, le système de Loppem barre encore et toujours la route aux challengeurs
de la troïka libérale/socialiste/démocrate-chrétienne, en utilisant des
méthodes qui ne sont guère reluisantes (et dont se sont servi allègrement les
ignares et les pignoufs de la “Sureté de l’Etat”, analphabètes bornés et sans
nuances comme le sont les Dupont-Dupond d’Hergé). Dans le pilier catholique,
pourtant sûr de faire toujours partie de la troïka vu ses scores
impressionnants, des voix se sont élevées pour dénoncer ce partage du pouvoir à
trois, surtout qu’il rendait possible, par le suffrage universel pur et simple,
introduit après la première conflagration mondiale du 20ème siècle, des tandems
catholiques/socialistes (perçus par les critiques catholiques rangés derrière
le Cardinal Mercier, d’obédience maurrassienne, comme des aberrations) ou,
pire, des majorités libérales/socialistes, portées en coulisses par des ennemis
de l’Eglise et du catholicisme. Ces voix étaient plus conservatrices que
démocrates-chrétiennes: elles tenteront de se maintenir dans les majorités
gouvernementales, même composées avec les socialistes; certains de ces
conservateurs —parfois conservateurs de valeurs anciennes et non modernes, tout
en étant de vigoureux militants ouvriéristes n’ayant aucune leçon de
progressisme social à recevoir des gauches— auront des tentations rexistes mais
le rexisme sera très rapidement évincé, après son éphémère succès électoral de
1936.
Absence navrante de références italiennes
Belien
a donc raison d’incriminer le “compromis de Loppem”, comme étant un dispositif
destiné à geler toute circulation des élites, à tuer dans l’oeuf toute
émergence de nouvelles donnes (en dépit des concessions accordées, par la force
des choses, à la Volksunie de Schilz et au FDF de Lagasse dans les années 70).
Il campe dès lors le système belge comme “non démocratique”, puisqu’il ne
laisse aucune tribune d’expression politique dans les assemblées législatives
aux forces politiques challengeuses (surtout flamandes et dès lors majoritaires
aux niveaux régional et communautaire de la Flandre), pour lesquelles on
fabrique des “cordons sanitaires”; Belien a toutefois la naïveté d’en appeler
sans cesse au monde anglo-saxon (une bonne partie de son oeuvre livresque et
journalistique est rédigée en anglais), pour qu’il aide la Flandre à trouver
une “bonne gouvernance”, selon les théories se voulant “démocratiques” qui sont
énoncées dans le monde intellectuel britannique ou américain. Belien oublie
cependant que, pendant la première guerre mondiale, des lois d’exception, des
décrets circonvenant les parlements, ont été adoptés chez tous les
belligérants, y compris chez les Anglo-Saxons, et que ce mode de “gouvernance”
s’est maintenu en temps de paix, jusqu’à nos jours. Belien, comme, hélas,
beaucoup d’intellectuels flamands, ne s’est jamais mis à l’écoute du monde
intellectuel italien, dont les productions, innombrables, étudient avec toute
la rigueur académique voulue comment circonvenir des partitocraties figées,
comme celles qui ont corrompu l’Italie depuis son émergence tardive en tant
qu’Etat unitaire sur la scène européenne et comme celle qui sévit en Belgique
depuis 1919. Cette habilité à miner le pouvoir des “conformistes” et des
“établis” en tous genres a donné successivement l’éclectisme mussolinien, le
qualunquisme d’après 1945, et après les “années de plomb” et de répression
orchestrée contre toutes les forces challengeuses, l’opération “mani pulite”
des années 90 et l’arrivée au pouvoir de trois forces non conventionnelles, la
Lega Nord d’Umberto Bossi, l’Alliance Nationale de Gianfranco Fini et “Forza
Italia” de Silvio Berlusconi, même si ces deux dernières formations ont sombré
dans un conformisme nouveau au bout de quelques mois à peine... Cette habilité
explique aussi deux phénomènes relativement neufs: 1) l’apparition à Rome, puis
dans toutes les autres villes italiennes, du mouvement “Casa Pound”, classé
plutôt à tort qu’à raison dans le sillage du “néo-fascisme” et 2) l’émergence
de Beppe Grillo et de son mouvement “va-fanculo”
(ce que l’on a bien envie de dire, même en liégeois —“vas’ti fére arrêdjî”— aux di Rupo, Verhofstadt, Decroo,
Onkelinks, Dehaene entre autres sinistres personnages).
Belien
ne s’est donc pas branché sur les débats italiens, bien plus utiles à son
“mouvement flamand” que les pesanteurs ou les simplismes du gourou de Margaret
Thatcher, le philosophe moraliste Oakshott (dont Verhofstadt, le nouveau copain
de Cohn-Bendit dans les coulisses du Parlement Européen, s’entichait, à
l’époque où les vieux syndicalistes gantois, véreux et corrompus, le traitaient
de “gamin de merde” – “dââ joeng”),
bien plus utiles aussi que les théories des Chicago Boys, que les
travestissements boiteux de la pensée de Friedrich von Hayek par le “common
sense” des “shopkeepers” presbytériens ou méthodistes, que la pensée
“ras-des-pâquerettes” du Tea Party ou que les lapalissades des
paléo-conservateurs à la Sarah Palin ou que les conneries retentissantes des
“télé-évangélistes”, pour ne pas évoquer le bellicisme outrancier et
intransposable des néo-conservateurs (vieux trostskistes recyclés suite au
reaganisme). Tout ce fourbi, issu de pensées qui n’ont ni la profondeur ni la
richesse des traditions philosophiques continentales (surtout allemandes),
n’est pas importable; s’y intéresser ou s’en revendiquer, équivaut à produire
du pilpoul, à faire le malin, à se soustraire à toute concrétude, à se vautrer
dans l’impolitisme, aurait dit Julien Freund. Par conséquent, on peut
tranquillement émettre l’hypothèse que le dissident Belien, très content de
maîtriser la langue de Shakespaere de la manière la plus parfaite qui soit, n’a
sans doute jamais ouvert un livre de Giorgio Agamben, philosophe de réputation
internationale, à la pensée pointue et à l’écriture agile, dont la hauteur de
vue permet de consolider des arguments plus basiques, même si l’on n’est pas
d’accord avec toutes les conclusions philosophiques de cet auteur, professeur d’esthétique
auprès de l’Institut universitaire d’architecture de Venise.
Giorgio Agamben et la notion d’“état d’exception”
Dans
“Stato di eccezione” (Bollati Boringhieri, Turin, 2003), Giorgio Agamben
souligne d’emblée que les démocraties en général, celles que l’on considère
comme étant de “bonne gouvernance” dans le langage des pontes du “politiquement
correct”, gouvernent très souvent par le truchement de “pleins pouvoirs”,
accordant à l’exécutif la possibilité, euphémiquement posée comme “exceptionnelle”,
de réglementer totalement la vie politique d’un pays, de se doter d’un arsenal
législatif très ample, surtout quand ces “pleins pouvoirs” permettent de
modifier ou d’abroger des lois en vigueur. Agamben se réfère à H. Tingsten et à
son livre “Les pleins pouvoirs. L’expansion de pouvoirs gouvernementaux pendant
et après la Grande Guerre” (Stock, Paris, 1934). L’exercice sans mesure de
“pleins pouvoirs” a éliminé le mode de fonctionnement démocratique, y compris
dans les “démocraties” qui se revendiquent comme telles. Tingsten, et à sa
suite, Agamben, rappellent que Poincaré émet le 2 août 1914 un décret mettant
l’ensemble du territoire français en état de siège, décret coulé en loi deux
jours plus tard. Cet état de siège durera jusqu’au 12 octobre 1919, nonobstant
le fait que les activités du Parlement aient repris leur cours normal en
janvier 1915. Le pouvoir législatif français de 1914 a ainsi délégué une bonne
partie de ses prérogatives et compétences à l’exécutif, ce qu’illustre de
manière encore plus patente le vote du 10 février 1918 qui accorde au
gouvernement des pouvoirs absolus: il pouvait dorénavant réglementer par
décrets la production et le commerce des denrées alimentaires. L’exécutif
devient ainsi le législatif, ce qui constitue une entorse flagrante au principe
de la séparation des pouvoirs, théorisé au 18ème siècle par Montesquieu, un
principe qui doit être, de nos jours, l’indice, pour les tenants du
“politiquement correct”, d’une “bonne gouvernance”, du moins en théorie, car
les représentants du “politiquement correct” ne sont pas prêts à laisser des
libertés parlementaires à ceux qui pourraient contredire, même partiellement,
leurs dogmes et leurs lubies. La fin des hostilités, le 11 novembre 1918, ne
met pas un terme à ces pratiques: en 1924, le gouvernement Poincaré reçoit du
Parlement les pleins pouvoirs en matières financières, suite à une crise grave
qui ébranle le franc. En 1935, le gouvernement Laval énonce cinquante-cinq
décrets “ayant force de loi” pour éviter la dévaluation du franc. L’opposition
de gauche rejette certes ces mesures déclarées “fascistes” mais, aussitôt
arrivé aux affaires par les urnes, Blum, le chef de file des gauches, recourt
aux mêmes expédients: en juin 1937, il demande à son tour les pleins pouvoirs
au Parlement pour sauver le franc. Les mesures d’exception, parfaitement
compréhensibles en temps de guerre, ne cessent donc pas d’être appliquées, une
fois la paix revenue mais, question légitime, est-ce une vraie paix? Ou est-ce
la guerre qui continue par d’autres moyens? Ne vivons-nous pas, depuis août
1914, dans une ère de guerre totale et permanente, qui n’emploie pas toujours
des moyens militaires pour arriver à ses fins ou porter préjudice aux ennemis?
Gouverner un pays, théoriquement “démocratique”, par décrets devient donc la
normalité, y compris dans les nations dites “libérales”.
L’Angleterre,
modèle de démocratie pour Belien, n’échappe pas à la règle: le 4 août 1914, le
“Defence of Realm Act”, en abrégé “DORA”, donne au gouvernement des pouvoirs
très étendus pour réglementer la production de guerre et pour suspendre les
droits civils (les tribunaux militaires peuvent désormais juger des civils, ce
qui est une pratique contraire aux lois coutumières du Royaume-Uni, celles
découlant de la jurisprudence relative à la “martial law” et aux “Mutiny
Acts”). Le DORA permettra ainsi la répression en Irlande et l’exécution de
seize révoltés des Pâques 1916. Après la Grande Guerre, le Parlement consent à
accorder au gouvernement l’ “Emergency Powers Act”, le 29 octobre 1920, pour
faire face à de graves troubles sociaux. Cet “Act” prévoyait aussi
l’installation de “Courts of summary jurisdiction” pour tous ceux qui
transgressaient l’ordre de ne pas entraver la distribution de vivres, d’eau ou
de carburant.
Résistances américaines au faux
démocratisme de Wilson: le combat de Gerorge Norris et de Robert M. LaFollette
La
résistance aux “pouvoirs spéciaux” votés en temps de guerre est
particulièrement intéressante à observer dans l’histoire politique américaine.
Toute une phalange de sénateurs et d’hommes politiques, essentiellement issus
du Middle West et de Californie, se dresseront contre les manoeuvres du pouvoir
central (“fédéral”), au point de recevoir l’appellation d’“insurgents” par
leurs adversaires “wilsoniens”. Parmi eux, le Sénateur George Norris, qui
fustigeait “les banquiers de Wall Street, assis derrière leurs bureaux en
acajou et calculant comment convertir les misères de la guerre en or pour
remplir leurs sales poches”. Pour Norris, il était désormais impossible de
réconcilier les valeurs traditionnelles de la République américaine avec
l’aventurisme militaire et son corollaire, la centralisation et la corruption
du pouvoir gouvernemental”. Cette résistance, qui s’enracinait dans une fronde
paysanne antérieure à 1914, craignait par dessus tout l’émergence d’une élite
militaire et professionnelle qui ne devrait plus rendre de comptes au contrôle
démocratique. De même, les “insurgents” tels Robert M. LaFollette et George
Norris, interviennent au Congrès pour empêcher le vote de la motion Lansing
(août 1915), visant à autoriser des prêts à la Grande-Bretagne et à la France,
sous prétexte qu’il s’agissait de “parier unilatéralement sur la victoire de
l’Entente”, ce qui risquait d’entraîner les Etats-Unis dans la guerre et “de
sacrifier des vies humaines pour des bénéfices privés” sous la forme de
contrats juteux. En 1916, LaFollette veut que les livraisons d’armes et de
munitions aux belligérants soient définitivement interrompues: face à cette
requête, le Président Wilson estime que les affaires étrangères relèvent d’une
prérogative exclusive de l’Exécutif, indépendamment de tout apport
parlementaire. Wilson estimait que les traditions parlementaires devaient céder
le pas face à son grand projet de bâtir une “paix universelle” dès la fin des
hostilités. LaFollette, pour sa part, pensait qu’un contrôle démocratique de la
politique étrangère, telle qu’elle était menée par la Présidence, constituait
une garantie de maintenir un maximum de paix dans le monde. Mieux: la non
intervention des Etats-Unis dans la guerre aurait permis, pensait LaFollette,
de maintenir, dans la société américaine, le monde paysan et honnête —la saine
ruralité du Wisconsin— qu’il avait cherché à préserver dans ses combats d’avant
la conflagration de 1914.
La
“Croisade” de Wilson, “to make the world safe for democracy”, n’était pas autre
chose, aux yeux de LaFollette, que le triomphe de Wall Street sur les
“instincts naturels du peuple”. Hiram Johnson, Sénateur de Californie, était
sur la même longueur d’ondes que son collège LaFollette du Wisconsin: “Nous ne
serons plus jamais la même nation (...) Je doute fort que la République que
nous avons connue dans le passé ne revienne jamais”. Johnson visait la
coercition gouvernementale en marche, qui profitait de l’aubaine offerte par la
guerre, la mainmise sur la vie publique des experts et des bureaux et, surtout,
l’installation, dans la société américaine, d’une obsession née de la guerre,
celle de l’efficacité et de l’urgence à tout prix et à tout moment. Hiram
Johnson notait la croissance des pouvoirs factuels de l’administration et de
l’industrie à l’abri de tout contrôle parlementaire. De même, il craignait
l’extension du pouvoir exécutif aux dépens du législatif: les bureaucrates
fédéraux, expliquait-il à ses électeurs, vont évoquer à tout bout de champ le
besoin de sécurité pour briser les prérogatives du Congrès. La seule victoire
(mitigée) qu’obtiennent toutefois les “insurgents” fut d’annuler un projet de
Wilson de contrôler la distribution des journaux, en imposant une censure
depuis les services postaux (ce qui a d’ailleurs été tenté en Belgique aussi,
dans les années 90, pour juguler la distribution de dépliants et de revuettes
émanant d’un parti considéré naguère comme challengeur de l’”Ordre de Loppem”).
LaFollette essuie alors une campagne de presse virulente qui conduit une
instance gouvernementale, la “Minnesota Commission of Public Safety”, à
demander son expulsion du Sénat, arguant qu’il était “un professeur de
déloyauté et de sédition procurant aide et facilité à nos ennemis”. On le brûle
en effigie, on lui tend une corde avec noeud coulant dans les couloirs du
Congrès: bref, on cherche à le briser moralement. La démarche de la “Minnesota
Commission” n’aboutira pas: LaFollette sera sauvé par la signature de
l’armistice du 11 novembre 1918. Il reprend aussitôt le combat contre le Traité
de Versailles, où Wilson, disait-il, menait une “diplomatie personnelle” allant
dans le sens des puissances impérialistes “qui avaient précipité l’Europe dans
l’holocauste (des tranchées)”. LaFollette craignait aussi que l’Allemagne,
réduite par les réparations à un espace de misère noire, connaîtrait tôt ou
tard une révolution fatidique. Les Alliés, surtout la France, exigeaient des
réparations astronomiques pour la simple et bonne raison qu’ils ne souhaitaient
pas taxer leurs propres citoyens pour payer les frais de guerre. LaFollette
s’est même avéré prophète: les projets de fusionner les flottes britannique et
américaine au sein d’une “monster navy” destinée à protéger les investissements
et les prêts accordés dans des zones “non développées”, conduiront à exploiter
et à voler les peuples faibles et, par voie de conséquence, à instaurer sur la
planète un état de guerre permanente (pour une étude minutieuse de cet aspect
de l’histoire politique américaine, cf. David A. Horowitz, “Beyond Left &
Right – Insurgency and the Establishment”, University of Illinois Press,
Urbana/Chicago, 1997). Par la suite, Franklin Delano Roosevelt fera largement
usage de ce type d’expédient, non démocratique, pour asseoir son pouvoir:
songeons au “National Recovery Act” du 16 juin 1933, accordant au Président des
pouvoirs quasi illimités pour gérer l’économie du pays.
Mussolini, Hitler et la notion d’“état d’exception permanent”
Les
“démocraties” française, anglaise et américaine étaient victorieuses en 1918 et
disposaient de colonies, capables de fournir aux métropoles des biens de toutes
natures, matières premières comme denrées alimentaires. Mais les règles de
guerre ont néanmoins été appliquées après les hostilités. Exactement comme en
Italie, pays floué à Versailles malgré le sang versé, où le fascisme
mussolinien avouera ne gouverner que par décrets (Mussolini: “La dictature fait
en six heures ce que la démocratie fait en six ans”). Plus tard, après la
parenthèse de la République de Weimar, démocratie exemplaire sur le plan
théorique mais dont le fonctionnement n’a connu que des ratés, l’Allemagne
adoptera, à son tour, un mode de fonctionnement fondé sur l’“Ausnahmezustand”
permanent (= état d’exception), notamment sur base de théories proches de
celles de Carl Schmitt, qui se bornent finalement à imiter des modèles français
ou britannique, ou, pour le dire avec ironie, ... Hitler, élève de Poincaré
(cf. Christoph Gusy, “Die Lehre vom Parteienstaat in der Weimarer Republik”,
Nomos Verlagsgesellschaft, Baden-Baden, 1993). L’Allemagne avait toutefois
l’excuse d’être un pays vaincu, ne disposant plus de colonies et obligé de
payer des réparations aux montants astronomiques. Dans un tel cadre, elle était
effectivement dans un “état d’exception” permanent.
Dans
ce contexte affectant toutes les “démocraties” occidentales, le “coup de
Loppem” s’explique mais ne s’excuse nullement sur le long terme, surtout s’il
justifie des transpositions indues et une pérennisation infondée en des époques
de non belligérance. Les traits autoritaires de la “gouvernance”, dans
l’entre-deux-guerres, font qu’il n’existe plus, depuis lors, de démocraties
pures. Immédiatement après la première guerre mondiale, il y avait parfois peu
de différences entre la façon de gouverner une démocratie occidentale par
décrets et “pouvoirs spéciaux” et le mode de fonctionnement d’une dictature à
l’italienne ou à l’allemande, sans même mentionner les autres formes politiques
autoritaires, observables en d’autres pays d’Europe pendant
l’entre-deux-guerres. Il n’existe donc pas, objectivement parlant, de ligne
séparant en toute netteté les démocraties rénovées à coup de décrets et les
régimes plus ou moins fascistes. Cette vision d’une hypothétique séparation
bien nette entre “démocraties” et “fascismes” est une lubie des bateleurs
d’estrades médiatiques, clowns chargés de jeter de la poudre aux yeux des
citoyens, voire “chiens de garde du système” (Serge Halimi).
Diverses voix s’élèvent contre le “coup de Loppem”
Revenons
à 1919, aux années 20, dès le lendemain du “coup de Loppem”. En marge des
partis ronronnants —véritables machines tournant à vide et hostiles, par
définition, à toutes formes de nouveauté et à toutes tentatives de redéfinir
objectivement et positivement la politique sur le plan intellectuel— des voix
diverses s’élèveront, dès le début de l’entre-deux-guerres, pour tenter de
contester le nouvel agencement de l’Etat. Parmi ces voix, il faut compter:
1)
Les
communistes, galvanisés par les victoires de Lénine et de Trotsky, qui sentent
d’instinct que le “coup de Loppem” entrave d’avance toute tentative, par un
éventuel Lénine flamand ou wallon, de bouleverser le régime belge. Plusieurs
artistes d’avant-garde seront au départ des compagnons de route des premiers
communistes belges, pour devenir par la suite des “flamingants”, comme
l’expressionniste Wies Moens et le surréaliste Marc Eemans, ou comme Paul Van
Ostaijen et War Van Overstraeten. La césure entre communisme (marxiste) et
nationalisme flamand n’est pas encore clairement affirmée au début des années
20. Le phénomène s’observe aussi dans d’autres pays européens.
2)
Les
flamingants du “Frontbeweging”, qui estiment que l’on n’a pas demandé l’avis
des soldats du front, majoritairement recrutés dans les deux provinces de
Flandre orientale et de Flandre occidentale, voire dans les communes rurales du
Brabant et à Bruxelles (où les monuments aux morts présentent des listes aussi
impressionnantes qu’en France). Un Joris van Severen ne peut pas tolérer, par
exemple, que la génération du front ait été évincée du compromis et que les
revendications flamandes, formulées par des soldats du contingent après trois
ou quatre ans de tranchées dans les boues ouest-flamandes, n’y trouvent aucun
créneau d’expression.
3)
Les
francophones de la “Légion Nationale”, issue elle aussi des anciens combattants
et flanquée de jeunes gens venus de l’aile la plus conservatrice du parti
catholique, contestent également le dispositif de Loppem, dans la mesure où il
ne donne pas une voix privilégiée aux anciens combattants, aux “arditi” belges
(dont Hoornaert et Poulet), désireux d’imiter leurs homologues italiens ou de
faire le “coup de Fiume” perpétré par Gabriele d’Annunzio (un poète-soldat
admiré par le socialiste Jules Destrée). Au sein de cette mouvance de la
“Légion Nationale” d’Hoornaert et au sein de l’aile conservatrice du parti
catholique, une fragmentation graduelle aura lieu: certains conservateurs
resteront dans le bercail catholique (Harmel, Hommel, du Bus de Warnaffe,
etc.), d’autres seront tentés par le rexisme (Pierre Daye) ou par le
technocratisme de Van Zeeland (jugé idéologiquement “neutre” et plus apte pour
gouverner avec les socialistes). D’autres encore demeureront fidèles à la
“Légion Nationale”: celle-ci connaîtra, dès 1940, une aile majoritairement
résistancialiste et une aile minoritaire collaborationniste (l’officier Henri
Derriks au sein de la “Légion Wallonie”). L’historien liégeois Francis Balace
est le seul résidu actuel de cet esprit, bien qu’édulcoré par l’ambiance
consumériste et festiviste de notre époque; il est le fils d’un ancien
“légionnaire national” et défend l’esprit de cette “Légion belge” au sein de la
“Légion Wallonie” de la Wehrmacht allemande et de la Waffen SS, contre les
“degrelliens”, avec l’appui zélé de son élève, l’historien Eddy De Bruyne, très
productif en ces matières désormais complètement “historicisées”.
4)
Parmi
les opposants au système de Loppem, il faut aussi compter les nombreux non
conformistes de toutes catégories, non inféodés à des organisations ou des
partis, adeptes d’un joyeux anarchisme contestataire, visant par le rire et la
provocation à faire la nique aux bourgeois. Ces catégories avaient été
“oubliées” des historiens des idées jusqu’à la parution du livre du Prof.
Jean-François Füeg, “Le Rouge et le Noir – La tribune bruxelloise
non-conformiste des années 30” (Quorum, Ottignies LLN, 1995); cet ouvrage
relate les aléas d’un club non politique, qui se pose comme anarchisant et
anti-autoritaire et qui a animé la vie intellectuelle bruxelloise de la fin des
années 20 à 1940. Cette gauche non conformiste (“orwellienne” dans le sens où
l’entend aujourd’hui, en France, un Jean-Claude Michéa) connaîtra des lézardes
en son sein à partir de la guerre d’Espagne, où, comme Orwell, elle déplore la
répression commise par les communistes staliniens contre les gauches
anarchistes et indépendantes à Barcelone. Un anti-communisme de gauche voit le
jour à Bruxelles suite aux événements d’Espagne. L’artiste War Van Overstraete
(son portrait d’Henry Bauchau rappelle la “patte” du vorticiste anglais Wyndham
Lewis), qui est d’abord un sympathisant communiste, prend ses distances avec le
“Komintern” dès l’effondrement du front de Barcelone, exactement comme le font
alors Orwell ou Koestler, et retourne à ses idées originales, celles d’une
“renaissance du socialisme”, qu’il avait couchées sur le papier en 1933. Un
Gabriel Figeys, connu sous le pseudonyme de Miel Zankin, anarcho-communiste,
soutiendra la politique royale de neutralité, énoncée en octobre 1936 par
Léopold III, en dénonçant avec toute la virulence voulue “l’internationale des
charognards”, puis rejoindra les rangs collaborationnistes, tandis que
d’autres, tels Pierre Fontaine, auteur d’un pamphlet anti-rexiste en 1937, se
retireront dans leur cabinet pendant la seconde guerre mondiale, mais
réémergeront après cette deuxième grande conflagration intereuropéenne pour
fonder le seul hebdomadaire de droite anti-communiste après 1945, “Europe-Magazine”.
Les tribulations du “Rouge et Noir” montrent bien que les marginalisés de
“gauche” comme de “droite” tournent, exclus, autour du bloc conformiste et
fermé sur lui-même, le bloc de Loppem, un bloc aujourd’hui en implosion, parce
qu’il n’a jamais pu ni intégrer ni assimiler les véritables porteurs de sang
neuf (à part quelques opportunistes vite neutralisés à coups de “fromages” et
de “prébendes”). Juste avant d’être exclu avec fracas du PCF, du temps de
Georges Marchais, Roger Garaudy avait placé ses espoirs dans une alliance
générale de ces marginalisés et de ces exclus pour assiéger le bastion
conformiste français mitterrando-chiraquien et le faire tomber; ses voeux ne se
sont pas exaucés malgré sa participation à des initiatives vite qualifiées de
“rouges-brunes” par les “chiens de garde du système”, sous prétexte qu’y avait
participé, plutôt de loin que de près, un vieux pitre pusillanime, cherchant à
fourrer son groin partout, le néo-droitiste Alain de Benoist.
Lottizzazione, Proporz et amigocratie
Le
“coup de Loppem” instaure donc ce que l’on appelle la partitocratie belge,
étendue à toutes les associations, clubs, syndicats, mutuelles ou ligues
formant les trois “piliers” du monde politique du royaume. Puisqu’il y a trois
parties prenantes dans ce dispositif, on a coutume, dans la presse subsidiée et
pondue par les “chiens de garde”, de déclarer le système “pluraliste”. Ce
pluralisme est hypocrite: il y a un système en trois partis, comme le
catéchisme des temps jadis nous enseignait qu’il y avait un Dieu en trois
personnes. Nous avons bien plutôt la juxtaposition de trois totalitarismes qui
ne sont en concurrence que pour satisfaire les apparences. En effet, au fil du
temps, on s’est aperçu que ce dispositif ternaire ne tolérait plus l’autonomie
des députés, se mêlait de tous les aspects de la vie privée des administrés,
restreignait la liberté de travailler et de s’épanouir professionnellement, y
compris au niveau académique, mettait subrepticement un terme à toutes les
formes de “droit de résistance” (dont Agamben constate et déplore la
disparition), procédait pour se maintenir ad
vitam aeternam, par l’expédient que les Italiens nomment la
“lottizzazione”, les Autrichiens le “Proporz” et les analystes flamands de la
“verzuiling/pilarisation” l’“amigocratie”, soit la manie de distribuer, au pro
rata des voix obtenues, les postes administratifs, des plus lucratifs aux plus
modestes, dans les ministères ou dans les “para-stataux” (chemins de fer,
poste, voies aériennes du temps de la SABENA, etc.) aux petits camarades du
parti, souvent les lèche-cul les plus obséquieux du “chef”, à coup sûr toujours
moins brillants et moins efficaces que leurs homologues qui se désintéressent
des vulgarités et des intrigues politiciennes et triment dur dans la société
civile laquelle ne fait pas de cadeaux.
“Come cambiare?” du Prof. Gianfranco Miglio
Pour
résoudre ce problème de “mauvaise gouvernance”, pour éliminer ce “tonneau des
Danaïdes” qui engloutit des budgets pharamineux, on ne cherchera pas, comme le
pauvre Belien ou le Verhofstadt des temps jadis, des modèles en Angleterre ou
aux Etats-Unis, ou en France, comme l’a tenté, avec ses “petits moyens”, le
piètre vicaire campinois —à barbiche de Mennonite— du Parigot Alain de Benoist,
ou aux Pays-Bas comme le voudraient quelques rescapés de l’orangisme ou même en
Allemagne comme le souhaiteraient les quelques rares germanophiles subsistants
en ce royaume et même en Flandre (à moins de potasser consciencieusement et
d’adapter, bon an mal an, au cadre belge le contenu critique de certains
ouvrages de Hans Herbert von Arnim, de Walter Lutz ou d’Erwin Scheuch,
consacrés aux blocages du système, à la déperdition de la notion de liberté et
aux modes de corruption). Il faut donc le répéter inlassablement: les sources d’inspiration
les plus fécondes, nous les trouverons uniquement, une fois de plus, en Italie
et en Autriche. L’observation minutieuse de la vie politique italienne et
autrichienne s’avère dès lors un impératif pour tout observateur ou “would be”
acteur du théâtre politique belge. L’Italie présente en effet le même système
partitocratique corrompu que la Belgique mais les réactions contre ce
déplorable état de choses sont plus virulentes et plus fines dans la péninsule
que dans notre royaume d’endormis et de braves “Lamme Goedzakken” (équivalents
flamands du “Deutscher Michel”). Au sein de la “Lega Nord” d’Umberto Bossi, le
Prof. Gianfranco Miglio, éminent spécialiste ès-sciences politiques, de
réputation mondiale, au charisme sombre et indiscutable, avait lancé le
manifeste emblématique des années effervescentes de l’opération “mains
propres”, vers 1992-1994, un manifeste qu’il avait intitulé “Come cambiare?” (=
“Comment changer?”). Miglio énonçait les recettes politiques glanées dans tout
l’héritage de la politologie italienne, de Gaetano Mosca à Vilfredo Pareto, en
passant par la critique des oligarchies et des partitocraties, que l’on trouve
chez le socialiste germano-italien Roberto Michels ou, plus récemment, chez le
politologue américain Juan Linz, critique des démocraties dégénérées en
“polyarchies pluralistes partitocratiques”. Conclusion de Miglio: l’Etat
italien est inguérissable, res sic
stantibus, par voie de conséquence, les provinces les plus saines, les
moins gangrénées par le phénomène mafieux, doivent accéder à l’autonomie la
plus large possible voire à l’indépendance, quitte à créer un nouvel Etat
fédéral largement décentralisé, avec un Nord, un Centre, un Sud et des Iles
(Sardaigne, Sicile) autonomes. Un discours que Belien, et ses amis du “mouvement
flamand”, auraient très bien pu avaler comme un succulent nectar!
“Come resistere?” d’Oliveiro Beha
Plus
tard, quand le “berlusconisme” et les compromis à la Fini font basculer
l’Italie dans un nouveau marais putride, le journaliste Oliveiro Beha (né en
1949) se lance à l’assaut “d’un pays qui coule sous les coups d’une classe
dirigeante toujours plus prodigue de mauvais exemples, qui entre dans un désert
axiologique; le pouvoir italien est désormais barricadé dans une ‘Résidence’
privée de culture et qui efface la réalité pour la remplacer par sa propre
représentation télévisuelle; l’Italie mafieuse d’aujourd’hui est une Italie qui
a largement dépassé celle des mafias traditionnelles dans la manière
d’articuler ses intérêts et ses comportements”. Beha propose dans ses livres,
dans ses articles et dans ses émissions radiophoniques et télévisées (“Radio
Zorro”, “Va’ pensiero”) de mettre bas “une société en pièces”, d’organiser “une
nouvelle résistance”. Beha paiera le prix: éloigné de la RAI au temps d’un
pouvoir de centre-gauche, il y revient en 1998 pour en être à nouveau chassé en
2004, sous un gouvernement de centre-droit. Finalement, il enseigne la
sociologie des processus culturels et communicatifs à l’Université de Rome-La
Sapienza. Citation: “La mafia a mafiaïsé l’Italie: tous peuvent le constater
dans leur propre vie quotidienne s’ils ont le courage et le tonus intellectuels
pour garder les yeux ouverts. Cette Italie mafiaïsée, naturellement, est celle
de la nomenklatura ou, mieux, des nomenklaturas... Soit un pays qui s’est
adonné à la fabrication d’une sorte de ‘welfare mafieux’, tout en le
consolidant sans cesse, c’est-à-dire à la constitution d’un Etat social miné en
permanence par la soumission de tous au clientélisme politique...”. Les termes
qu’emploie Beha pour fustiger le marais politicien italien peuvent parfaitement
convenir à la situation belge (cf. son anthologie d’articles intitulée “Come
resistere nella palude di Italiopoli”, Chiarelettere editore, Milano, 2007;
préface de Beppe Grillo!).
En
Autriche, pays avec lequel nous partageons un passé commun, celui du 18ème
siècle, règnaient à peu près les mêmes “piliers” qu’en Belgique. Les libéraux,
les “Bleus”, avaient été marginalisés et ne servaient que d’appendices mineurs
aux coalitions, tantôt dominées par les socialistes de la SPÖ, tantôt par les
conservateurs chrétiens de l’ÖVP. Sous l’impulsion de Jörg Haider qui a nettoyé
le parti des vieux caciques issus de la NSDAP et soucieux de gouverner en
permanence avec les socialistes (!), les libéraux —soit le “tiers parti” ou le
“troisième camp” (Dritter Lager)— lancent des campagnes anti-partitocratiques,
anti-Proporz (cf. supra), anti-corruption, sur base d’un programme-manifeste de
414 articles d’une précision ahurissante (!) et d’un livre-bréviaire, rédigé en
bonne partie par le député européen actuel de la FPÖ, Andreas Mölzer, et
intitulé “Die Freiheit, die ich meine” (= “La liberté, telle que je la
conçois”). Le parti libéral, la FPÖ, retourne ainsi au peuple, aux bases
populaires déçues par la corruption: de libéral, il devient populiste et
national. On traduit erronément “freiheitlich” par “libéral”: le terme
“freiheitlich” insiste sur les libertés individuelles et collectives et ne se
réfère pas uniquement à une doctrine économique et sociale qui ne génére, en
bout de course, que la déliquescence inexorable des polities. La notion de
liberté que la “Freiheitlichkeit” véhicule est une notion de liberté ordonnée
qui cherche en permanence à s’émanciper des dogmes politiques (et religieux)
qui transforment les citoyens en moutons de Panurge, en réceptacles de
péroraisons vides de sens et purement manipulatrices et annihilent, ipso facto,
leur qualité de “zoon politikon” (car la liberté, la seule liberté digne de ce nom
qui soit, c’est celle de pouvoir être pleinement un “zoon politikon”). La FPÖ
doit ses succès électoraux à sa lutte contre le “Proporz”, terme autrichien
désignant notre “amigocratie”, à laquelle nos libéraux n’échappaient pas, à
rebours de leurs discours (creux) sur les libertés quand ils fustigeaient en
apparence les socialistes ou les démocrates-chrétiens, pour aller s’allier avec
eux, dès le lendemain des élections. Il suffit de lire les pages savoureuses
qu’a écrites Derk-Jan Eppink, un journaliste néerlandais en poste à Bruxelles,
sur sa visite au libéral ost-flamand Herman Decroo, le père d’Alexander, dont
la villa riante et cossue abrite des caves imposantes où trônent tous les
dossiers “amigocratiques”, en souffrance... Bref: un “libéralisme” tel que
Haider ne le concevait pas...
De la guerre contre l’ennemi à la guerre contre le peuple
Dans une partitocratie “amigocratique”, les
principes de base de la démocratie représentative sont minés, plus encore
qu’après la cascade de “lois d’exception” votées à la hâte, en temps de guerre
comme en temps de paix pour faire face à des aléas fâcheux (cf. supra, nos
réflexions sur un livre d’Agamben). Si les principes valides en cas de
situation exceptionnelle (guerre, catastrophe, etc.) sont pérennisés quand bien
même la situation normale est rétablie depuis plusieurs années, voire plusieurs
décennies, cela signifie qu’après avoir mobilisé le peuple pour faire la
guerre, le système, après les temps cruels du conflit, entre, dès le retour à
la paix, en guerre permanente contre ses propres anciens soldats et contre
leurs familles (leurs descendants), exactement comme le système de Metternich
refusait d’accorder la représentation aux soldats levés en Prusse et ailleurs
pour éliminer le danger napoléonien. Les revendications populaires au début du
19ème siècle étaient décrétés “jacobines” par les tenants du système
Metternich, donc liées mentalement à l’ennemi vaincu; aujourd’hui, elles sont
décrétées “populistes”, et le populisme est assimilé au “fascisme” ou au “nazisme”,
donc également à un ennemi vaincu, de surcroît totalement diabolisé par le
gigantesque appareil médiatique planétaire. En 1919, on élimine des sphères
réelles (et légales) du pouvoir les revendications légitimes d’une bonne part
de la population. Si les établis de 1919 à aujourd’hui ne sont plus les mêmes
qu’hier du temps de Metternich, et si les uns et les autres diffèrent sur
l’essentiel, la stratégie de ces établis actuels et passés qui consiste à
bétonner des “cordons sanitaires” demeure de même nature.
Le fonctionnement pseudo-démocratique par
décrets (Dehaene en était un spécialiste; il était l’homme des “pouvoirs
spéciaux” pour installer son système purement “gabégique”, reposant sur les
pires élucubrations idéologiques nées du rejet de toutes les attitudes de
bienséance et, par conséquence, de toute éthique du devoir et de l’action,
théorisée par Kant, Blondel et Mercier); ensuite, l’entêtement à vouloir ériger
des “cordons sanitaires” (contre le Vlaams Blok/Belang, la NVA ou le PTB) ne correspondent
nullement aux idéaux démocratiques de Montesquieu, dont le principe cardinal
est la fameuse “séparation des pouvoirs” (législatif, exécutif et judiciaire).
On vient de voir, avec Agamben, que l’exécutif s’est progressivement superposé
au législatif depuis la première guerre mondiale; les ministres étant
généralement les présidents ou les pontes dominants des partis politiques, le
législatif n’ose plus aller à l’encontre de leur desiderata; pire, les
magistrats sont nommés, comme tous les autres fonctionnaires, au pro rata des
voix obtenues par leur parti, tant et si bien que l’indépendance de la
magistrature, donc du pouvoir judiciaire, n’est plus qu’un souvenir, qu’une
rêvasserie nostalgique des vieux libéraux qui croient encore —ou veulent encore
croire— à la nature démocratique du système dans lequel ils vivent. Les députés
doivent suivre les ukases des dirigeants de leur parti, faute de quoi ils ne
seront plus placés en ordre utile sur les listes électorales ou seront réduits
au silence. Les parlements ne sont plus constitués de tribuns populaires mais
de “yesmen”, des hommes lavettes qui n’ont pas le courage de défendre leurs
électeurs.
Tocqueville et le “spoil
system”
Tocqueville, autre figure de proue de
l’idéal démocratique et libéral, avait observé le fonctionnement de la
démocratie nord-américaine, lors de son long voyage d’exploration aux
Etats-Unis. Cette démocratie, plus étendue au sein de la population qu’en
Europe, était marquée par le “lobbying” et les “caucuses”, par une démagogie,
qui l’étonnait et l’inquiétait et par une véritable folie de vouloir instaurer
l’égalité de tous, envers et contre tout. Cette rage de vouloir tout “égaliser”
allait à l’encontre du principe de liberté: en effet, l’égalité, qui n’est pas
l’équité, ne tolère pas d’exceptions, même si ces exceptions permettent de
s’ouvrir à de la nouveauté, d’élargir les horizons, de prévoir sur le long
terme. A cet état de choses, qui n’a pas beaucoup changé aujourd’hui, s’ajoute
toutefois l’intrusion des médias qui biaisent les décisions des simples aux
raisonnements bancals (et ces “simples” représentent plus de 95% de la
population, intellectuels et techniciens compris): des “récits” sont produits
par des professionnels de l’agitprop, de la persuasion (publicitaire et/ou
clandestine; cf. l’oeuvre de Vance Packard), qui vicient automatiquement les
jugements de nos contemporains. En effet, on constate qu’aux Etats-Unis, les
partis politiques nouveaux et challengeurs ne parviennent jamais à démarrer, à
se créer des niches durables dans l’électorat ni au sein des états ni au sein
de l’Union. Les Etats-Unis sont marqués par une bipolarisation permanente
autour des partis républicain et démocrate, autour des “éléphants” et des
“ânes”. Le dernier sursaut intéressant date, à mes yeux, des années 20 du 20ème
siècle, quand le père Robert LaFolette Senior et les fils Robert Junior et
Philipp M. LaFolette ont mobilisé de larges strates de la population autour de
thèmes que l’on qualifierait aujourd’hui de “populistes” (avec toute la charge
péjorative que ce terme recouvre désormais...). L’aventure “populiste” de
Robert M. LaFolette père commence avant la première guerre mondiale, dans le
Wisconsin agraire: il y défend les producteurs agricoles, fond sain du peuple
américain. Après 1918, il lutte contre l’extension inquiétante du pouvoir
exécutif aux dépens du législatif: au sein du mouvement des “Non partisans” et
des “Progressives”, ils lutteront contre le “wilsonisme”, contre l’emprise des
banques, contre le “New Deal” de Roosevelt et contre le bellicisme de ce
dernier. Si les Etats-Unis comptent encore des centaines de clubs,
associations, revues qui ne partagent pas les positions du gouvernement central
(“fédéral”) et développent une culture politique contestatrice très riche sur le
plan intellectuel, cette richesse ne parvient pas à franchir la ligne qui
sépare l’aire où le peuple réel est tenu isolé, aire dont ces clubs sont
l’expression, et le domaine fermé du pouvoir qui vicie les esprits par sa
propagande médiatique. La rationalité potentielle du “zoon politikon” américain
(et occidental) est noyée dans une soupe idéologique faite de slogans forts,
qui oblitèrent chez l’électeur toute réaction utile. La démocratie américaine
se révèle un leurre quand on sait qu’aux dernières élections présidentielles,
par exemple, le candidat démocrate Obama a reçu trois fois plus d’argent que
tous les autres candidats réunis, on en conclut bien logiquement que les
instances (plus ou moins cachées) qui tiennent les véritables rênes du pouvoir
souhaitent désormais des mandats présidentiels de huit années, au moment même
où la France passe du septennat au quinquennat, se privant ainsi d’une
continuité politique nécessaire, au nom d’une réduction du pouvoir présidentiel
(gaullien, donc haï à Londres et à Washington), réduction perpétrée, bien
évidemment, au nom d’un (faux) “idéal démocratique”. La puissance hégémonique
veut garder pour elle l’arme de la continuité politique et laisser aux “alien
audiences”, fussent-elles théoriquement “alliées”, le handicap des mandats
courts, plongeant ces puissances subalternes dans la discontinuité politique,
donc dans l’incohérence diplomatique et stratégique (Bonjour, Sun Tzu!).
Max Weber, le fonctionnariat à
la prussienne et l’Obrigkeitstaat
Max Weber est un philosophe et un sociologue
incontournable pour qui veut étudier le fonctionnement du politique, mais aussi
un philosophe-sociologue que l’on commence curieusement à négliger (au profit
de banalités statistiques) dans les programmes universitaires de sciences
politiques en ce pays. Le travail de Raymond Aron, intitulé “Les grands
courants de la sociologie contemporaine”, avec son chapitre substantiel sur
Weber, n’est plus potassé dans les établissements où l’on enseigne les sciences
politiques... L’oeuvre de Max Weber s’enracine dans la tradition prussienne et
luthérienne pour laquelle un Etat doit avoir pour épine dorsale un
fonctionnariat pur, éloigné de toute corruption, animé par le sens du service,
recruté par des établissements d’enseignement se plaçant au-dessus de la mêlée
politicienne et, même, cultivant un certain mépris pour la gent politicienne.
Pour Weber, tout fonctionnaire doit être totalement indépendant des partis. Les
fonctionnaires forment une caste efficace et nécessaire, à côté de l’armée et
de la noblesse terrienne; ensemble, ces trois piliers structurent
l’Obrigkeitstaat, le noyau dur et intangible de l’Etat, lequel est toutefois
flanqué d’un parlement qui vote les budgets et gère les affaires économiques et
sociales. La “sanctuarisation” du fonctionnariat, de l’armée et de la noblesse
(soit la cohésion des terres collectives, arables et consacrées à la
sylviculture) s’avère nécessaire pour la bonne marche de l’appareil étatique,
de type “Obrigkeitstaat”, mis en place par le génie politique de Bismarck.
L’Obrigkeitstaat n’exclut pas le fonctionnement d’une démocratie parlementaire
mais celle-ci demeure encadrée, en “haut”, par les structures stabilisantes que
sont la vieille noblesse terrienne, le paysannat libre (qui en est l’échelon le
plus bas, la réserve où se recruteront les futurs “aristocrates”), l’armée
(dont le recrutement de base était essentiellement “paysan”), la diplomatie et
le fonctionnariat (non issu des partis). Structures auxquelles on pourrait
ajouter les “ordres”, comme l’Ordre des médecins, des pharmaciens, des
architectes, etc. et, bien sûr, les universités (que le système Metternich
excluait de toute décision ou même de toute consultation).
Les partis, pour Weber comme pour
Tocqueville, risquent à tout moment de basculer dans le “spoil system” à
l’américaine, à la différence toutefois, qu’aux Etats-Unis, il faut l’avouer,
les collaborateurs payés des ministres ou des parlementaires et sénateurs, sont
renvoyés à la “vie civile” si leur parti, démocrate ou républicain, perd les
élections. Le phénomène des “cabinettards”, typique des partitocraties belge et
italienne, n’existe pas Outre-Atlantique. Ces “cabinettards” sont en place
pendant une législature, deux si leur “patron” est réélu, mais en cas d’échec
électoral, ils sont renvoyés dans la société, à proximité de leurs militants et
électeurs, plongés dans leurs soucis quotidiens, dans leurs souffrances réelles
et tangibles. Dans “Politik als Beruf” (en français: “Le savant et la
politique”), Max Weber dénonce, de manière virulente, la pratique de la
“Proporzionalität” en Pays de Bade (d’où le terme péjoratif de “Proporz” dans
le vocabulaire offensif de Jörg Haider au temps de la marche en avant de la FPÖ
autrichienne). Dans ce duché de l’Allemagne du Sud, très tôt “démocratisé”,
comme on vient de le voir (cf. supra), le “Zentrum” catholique, proche à
certains égards du démagogisme démocrate-chrétien et précurseur d’un Dehaene,
avait exigé la distribution des emplois de fonctionnaires au pro rata des voix
obtenues, sans qu’il n’ait été exigé de ces candidats à la fonction publique
des compétences dûment attestées. La voie était ouverte à tous les abus: on l’a
constaté en Belgique, en Autriche, en Italie, en Espagne... Le Zentrum de Bade
prétendait pouvoir agir de la sorte parce que les socialistes tentaient d’en
faire autant... C’est là un prélude aux dualismes
socialistes/démocrates-chrétiens qui ont marqué la vie politique de bon nombre
de pays européens au 20ème siècle et où la chasse aux prébendes était
perpétuellement ouverte et bien juteuse. Le “Mouvement flamand”, avec Lucien
Jottrand (Wallon comme son nom l’indique...), s’opposait en ce sens à
l’unionisme (alliance des Libéraux et des Catholiques dans la Belgique d’avant
1885, date qui marque l’arrivée dans la course des socialistes) car l’unionisme
figeait le phénomène naturel qu’est la circulation des élites, nécessité vitale
pour toute politie vigoureuse, comme l’ont démontré Gaetano Mosca et Vilfredo
Pareto. Jottrand plaidait pour le suffrage universel car il croyait briser ce
dualisme, cette dualité binômique répétitive et bétonnante: en bout de course,
ce suffrage universel, tant espéré, en a généré une autre, qui n’est peut-être
plus binômique (trinômique?) mais qui demeure quasi inamovible et
“in-réformable”.
Marco Minghetti et les tares
de la partitocratie
Le ministre italien Marco Minghetti, à la
fin du 19ème siècle, dans les premières décennies de l’Italie unifiée par
Cavour et Garibaldi, voyait dans le développement précoce de la partitocratie
italienne, un triple danger: 1) pour la justice, car toute partitocratie tend à
effacer la séparation des pouvoirs en installant ses sbires dans la sphère
judiciaire, 2) pour l’administration, car la partitocratie force celle-ci à
engager des fonctionnaires inefficaces, dont le seul atout est de disposer
d’une “carte d’affiliation”; 3) pour l’indépendance de la représentation
populaire, car les députés sont inféodés à des machines qui cherchent toujours
le plus petit commun dénominateur commun, ne tolèrent aucune originalité
personnelle, et obligent les représentants du peuple à s’aligner sur les ukases
de la “centrale”, en dépit des nécessités pratiques qui ont poussé les
électeurs d’une circonscription donnée à voter pour telle ou telle
personnalité, bien branchée sur des problèmes locaux, intransposables dans
d’autres circonscriptions, où leurs solutions pourraient s’avérer impopulaires.
Ces “personnalités”, freinées par la hiérarchie de leur parti, ne pourront pas,
dès lors, oeuvrer de manière optimale pour le bien de leurs électeurs: le lien
affectif entre élus et électeurs est dès lors dangereusement biaisé. Pour
Minghetti, toute partitocratie présente quatre “tares”:
1)
Elle chasse les personnalités
compétentes hors de l’administration des choses publiques;
2)
elle génère trop de juristes que
l’on case dans les rouages de l’Etat, contribuant de la sorte à “formaliser” à
l’extrême les rapports entre citoyens et entre ceux-ci et l’administration,
sans qu’il n’y ait plus “ouverture” à des problématiques plus complexes, non prévues
par les codes, ou à de l’innovation qui bouleverse les donnes en place. Dans la
sphère du droit, la pléthore envahissante de juristes, qui ne sont pas tous
bien formés ni cultivés comme il le faudrait, provoque une avalanche de
“jugements posés mécaniquement”. Minghetti a prévu, dès la fin du 19ème siècle,
ce qu’a constaté en Belgique, il y a une quinzaine d’années, le Recteur
François Ost, des Facultés Universitaires Saint-Louis de Bruxelles: l’absence
de plus en plus évidente de culture littéraire, historique et philosophique
chez les jeunes juristes des années 60, 70 et 80, produits en masse par les
établissements d’enseignement, génère dans la pratique quotidienne un droit
abstrait et abscons, éloigné du réel, qui, ajouterions-nous, suscite méfiance
et dégoût pour la justice dans la population, ce qui conduit à une situation
malsaine. La réponse à ce problème, de plus en plus patent, est la
reconstitution des tribunaux prudhommiques, constitués d’hommes branchés
réellement sur les problèmes générés par les litiges, et le retour, à l’école
secondaire, du grec et du latin, des “humanités” au sens renaissanciste du
terme voire au sens où l’entendaient les “tacitistes” autour de Juste Lipse et
de ses disciples espagnols, d’une culture philosophique qui n’oublierait ni
Platon ni Aristote; comment peut-on devenir un bon juriste sans avoir été
frotté à cet arsenal classique?
3)
Elle introduit le syndicalisme,
légitime et nécessaire dans la sphère privée, dans le fonctionnariat
administratif, ce qui permet de bloquer toute réforme qui égratignerait les
avantages réels ou imaginaires des fonctionnaires; par la syndicalisation du
fonctionnariat, aucun Etat n’est plus ni améliorable ni viable;
4)
elle ruine l’indépendance de la
magistrature; nous l’avons déjà évoqué.
L’oeuvre de Moisei Ostrogorski
De Minghetti à Roberto Michels et à bien
d’autres critiques sérieux des dysfonctionnements propres aux partitocraties,
la nature durable, l’inscription dans la durée des partis est en fait ce qui
pose problème. Le hiatus n’est pas la constitution en soi de partis, créés par
des citoyens soucieux de faire valoir leurs droits ou leurs revendications,
c’est la transformation, au fil du temps, des partis en de sortes de nouvelles
églises qui vicient, par leur poids, le fonctionnement optimal de l’Etat
démocratique. Moshe (ou: Moisei) Ostrogorski (1854-1919), qui avait été actif
dans le parti libéral des “Cadets” dans les dernières années de paix du
tsarisme (avant la catastrophe d’août 1914), est sans nul doute l’auteur, le politologue,
qui a le plus réfléchi à la nuisance pour la démocratie que représentent des
partis qui s’inscrivent trop longtemps dans la durée. Outre son action sur la
scène politique russe, Ostrogorski a étudié en France et aux Etats-Unis. Dans
son maître-ouvrage, “La démocratie et les partis politiques” (Esprit de la
Cité/Fayard, 1993), Ostrogorski démontre que l’extension dans le temps de
l’existence de partis politiques au sein d’un Etat démocratique génère des
effets pervers fort préoccupants: manipulations de l’opinion (renforcée dès les
années 20 par l’avènement des mass médias radiophoniques et, quatre décennies
plus tard, télévisuels), corruptions en tous genres, déresponsabilisation des
citoyens, appauvrissement du débat public. Pour Ostrogorski, les partis sont
donc tout à la fois indispensables et préjudiciables à la vie démocratique
d’une nation. Poursuivant son raisonnement, Ostrogorski, cet ancien activiste
du parti des “Cadets” en Russie tsariste, admet la nécessité démocratique des
partis mais conteste leur permanence sur le long terme. Il prône un système
démocratique reposant non pas sur des partis permanents, qui dureraient des
décennies voire un siècle entier ou plus, mais sur des “ligues” ou des partis
“ad-hoc”, créés pour des motifs concrets par des citoyens se mobilisant pour
faire valoir des revendications précises mais que l’on dissoudrait
immédiatement après le triomphe de ces revendications, après
l’institutionalisation de leurs solutions dans la vie de la Cité. Les
mécanismes de cette création à intervalles réguliers de partis —et de la
dissolution concomitante des partis ou ligues ayant réalisé leurs projets—
doivent bien entendu être déterminés par des règles constitutionnelles
correctement balisées, assorties d’autres correctifs tels le référendum (comme
en Suisse, ou plus récemment, suite à la crise de l’automne 2008, en Islande)
ou le droit de veto des recteurs d’Université (comme en Irlande).
La permanence des partis dans des sociétés
partitocratiques (et donc non démocratiques) comme la Belgique ou l’Italie ou
encore, dans une moindre mesure, l’Allemagne ou l’Autriche (avant le nettoyage
opéré par Haider), conduit au blocage irrémédiable de l’Etat qui chavire alors
dans la corruption et l’insignifiance politique. En Turquie, quand les partis
plongent l’Etat dans un stade de déliquescence dangereux pour sa survie et sa
santé morale, l’armée (expression de l’“Etat profond” comme on le dit depuis
l’affaire “Ergenekon”) oblige ces partis à s’auto-dissoudre pour que la société
civile en refonde de nouveaux, avec des hommes neufs, quelques mois ou deux ou
trois ans plus tard. Cet expédient n’est évidemment pas de mise en Europe
occidentale, où l’armée ne représente pas (ou plus) l’ “Etat profond” et où, il
faut bien l’avouer, il n’y a même plus quelque chose qui ressemble à un “Etat
profond”, comme c’était le cas encore en France, dans les dernières années du
gaullisme, après la guerre d’Algérie, mais depuis Sarközy et Hollande qui ont
sabordé délibérément l’édifice gaullien, le naufrage, en France, de tout
équivalent, fût-il édulcoré, de l’“Etat profond” turc est patent. Seul élément
du cas turc à retenir dans notre propos: la caducité potentielle des appareils
partisans; de ce fait, heureusement pour la santé de l’Etat turc, les partis politiques
turcs ne peuvent prétendre, comme les nôtres, à cette pérennité qui leur permet
de saborder continuellement le cadre étatique, auquel ils tentent de se
superposer, et de ruiner la société, en réalisant des dépenses inconsidérées,
résultats de leur propre démagogie. L’histoire jugera les efforts d’Erdogan
pour briser les reins de l’“Etat profond” kémaliste/militaire; l’AKP
parviendra-t-elle à créer un autre “Etat profond” (rénovation ou ersatz du
califat abrogé en 1924?): telle est la question qu’il convient de poser.
Les critiques de Panfilo
Gentile
Panfilo Gentile (1889-1971) était un
observateur avisé de la politique italienne et l’héritier intellectuel de Marco
Minghetti. Ce politologue a choisi la stratégie du journalisme, par volonté
pédagogique, afin d’avertir, jour après jour, ses compatriotes des effets
pervers d’une démocratie dévoyée en partitocratie. Ses arguments sont grosso
modo ceux de l’école italienne de politologie, notamment ceux de Marco
Minghetti et sans doute aussi de Moshe Ostrogorski. Il ajoute, pour
l’après-guerre post-fasciste, l’effet dévastateur du “wishful thinking” où les
politiciens de la partitocratie, en Italie comme en Belgique (notamment avec le
plan Spitaels pour l’emploi dans la fonction publique), promettent tout ce
qu’il est possible de promettre sans que les moyens matériels ne soient
réellement disponibles ou ne soient disponibles que par recours à des artifices
inflationnistes ou à une fiscalité trop lourde sur le long terme, etc. La
partitocratie se mue dès lors en une juxtaposition parallèle de partis, en
apparence concurrents, tous totalitaires dans les attitudes qu’ils prennent
vis-à-vis de leurs propres mandataires et militants, des partis qui n’ont donc
qu’un seul objectif, diamétralement contraire au Bien commun, celui d’amasser
le maximum de privilèges et d’occuper le plus de prébendes possibles. Face à
cet éventail restreint d’appareils totalitaires, encore renforcés en Belgique
par le dispositif tacite mais bien réel mis en place lors du “coup de Loppem”,
il n’y a pas vraiment d’opposition: les éventuels challengeurs sont vite
marginalisés, financièrement mis à sec dans des délais fort brefs, ignorés des
médias ou moqués par la presse aux ordres. Plus récemment, on a inventé les
procès pour “racisme”...
Panfilo Gentile constate aussi dans son
oeuvre que les médias du 20ème siècle, à commencer par la radio, suivie de la
télévision, permettent à ceux qui les détiennent d’exclure de facto de la compétition tous les challengeurs ou de mener des
campagnes féroces contre eux, sans qu’ils ne puissent se défendre, au nom, bien
entendu de la “liberté de la presse”: on l’a vu pour les Etats-Unis avec les
mésaventures de la famille LaFollette; on constate qu’en Angleterre, les
challengeurs du binôme Labour/Tories —en perpétuelle alternance comme si
c’était un perpetuum mobile— ont toujours eu bien du mal à
conquérir des sièges aux Communes (à la seule exception récente des
Liberal-Democrats ou, en Ecosse, du SNP); la “Special Branch” étant, elle aussi
à l’instar de nos “Dupont-Dupond”, spécialisée en coups tordus, avec l’aide,
notamment, de l’”Anti-Nazi League” (car il est bien entendu que tout
challengeur, fût-il un hippy chevelu et tolstoïen ou un israélite inspiré par
Martin Buber, devient automatiquement un “nazi”, par l’effet imparable des
“simsalabims” éructés par les chiens de garde du système...), d’où l’utilité,
partout en Europe, d’un anti-nazisme virulent, bien médiatisé et récompensé par
de généreux subsides tirés de l’escarcelle du contribuable, alors que tous les
nazis de chair et de sang sont morts et enterrés...; en Allemagne, les éléments
challengeurs ne se sont jamais inscrits dans la moyenne ou la longue durée,
perpétuant, dans les hémicycles officiels, une alternance lancinante avec pour
seuls acteurs réels les démocrates-chrétiens et les socialistes, etc. Le
système démocratique, dont le but était, au départ, de représenter
l’effervescence de la vie populaire et les changements à l’oeuvre dans la
société, en organisant des élections à intervalles réguliers pour exprimer ces
changements constants de donne, ne joue plus ce rôle dès qu’il devient
partitocratie. La partitocratie, avec ses partis figés et permanents, est donc
bel et bien un déni de démocratie, car elle refuse tout changement de donne, tout
défi, tous challengeurs.
En Espagne
En Espagne, Gonzalo Fernandez de la Mora,
issu de la garde des “technocrates”, appelés à remplacer les “vieilles
chemises” dans les dernières années du franquisme, avait été ministre des
travaux publics dans les derniers gouvernements du Généralissime; fondateur de
la revue “Razon Española”, il a fustigé sans relâche l’installation de moeurs
belgo-italiennes dans les sphères politiques nationales et régionales
espagnoles, depuis le retour à la monarchie constitutionnelle et l’émergence de
“l’Etat asymétrique des régions et communautés autonomes”. Depuis son décès,
hélas prématuré, ce grand esprit, cet héritier du meilleur de la politologie
hispanique, a eu des successeurs, notamment José Manuel Otero Novas, juriste et
constitutionaliste de haut vol, aujourd’hui en marge de la politique
politicienne qui, velléitaire et pusillanime, se passe bien sûr de tels grands
esprits. Otero Novas vient de publier “Mitos del pensamiento dominante – Paz,
Democracia y Razón” (Libros Libres, Madrid, 2011), où il fustige les facteurs
qui “soumettent la démocratie à distorsions”; il reprend l’idée d’Ostrogorski
en démontrant que les partis sont tout à la fois des instruments (nécessaires)
à la démocratie mais aussi les obstacles majeurs à son développement optimal;
il dénonce, sans doute en bon élève de Carl Schmitt, les “pouvoirs indirects”,
qui n’agissent pas en toute “visibilité”, dont la maçonnerie qui, après son
éclipse sous la férule franquiste, réinstalle ses dispositifs en Espagne, comme
elle les a installés depuis 1830 en Belgique, sans que des réactions
rationnelles, visant le Bien commun, n’aient été repérées dans notre histoire
politique. En Italie, le professeur de sciences politiques Alberto Vannucci
(Université de Pise), a fait le lien entre corruption partitocratique, réseaux
mafieux et maçonnerie, notamment dans le cas de la fameuse Loge P2 de Licio
Gelli (cf. A. Vannucci, “Il mercato della corruzione – I meccanismi dello
scambio occulto in Italia”, Società aperta Ed., Milano, 1997). Pour la
Belgique, un synopsis intéressant des mafias à l’oeuvre a été établi par Freddy
De Pauw, un journaliste du “Standaard” (cf. bibliographie).
Le combat isolé d’Alain
Destexhe en Belgique
Nous venons de voyager dans l’histoire des
premières décennies de l’Etat belge, dans les années 10, 20 et 30 des
démocraties occidentales (où les exécutifs se sont largement substitué au
législatif) et dans l’univers de la politologie, surtout italienne, mais quid hic et nunc? Qu’en est-il ici, en
ce pays, à l’heure actuelle? La politologie critique est quasi inexistante, à
la seule et notable exception des travaux du Sénateur MR (libéral) Alain
Destexhe. Cet homme politique libéral de la Région de Bruxelles-Capitale
possède son ancrage communal à Auderghem (Oudergem), où, récemment, il a eu
maille à partir avec son co-listier Didier Gosuin, étiquetté FDF (“Front des
Francophones”), lors d’une campagne électorale pour les communales: des sbires
du FDF l’auraient maxaudé lors d’une altercation, survenue entre deux groupes
de colleurs d’affiches, l’un MR, soutenant Destexhe, et l’autre FDF, soutenant
Gosuin. Destexhe a subi une campagne médiatique haineuse, suite à la
scandaleuse vandalisation de la station de métro Horta à Saint-Gilles. Sur un
blog ou sur Facebook (que Nanabozo le Grand Lapin nous en préserve!), Destexhe
avait envoyé un mot rageur, et sûrement un peu malheureux, à une amie: “Encore
un coup de tes amis norvégiens...”. Tout le monde sait, à Bruxelles, que
lorsqu’on parle d’“amis norvégiens” ou “finlandais”, on désigne les trublions
maghrébins, qui ne sont considérés ni comme “amis”, ni comme “norvégiens” ou
“finlandais” par ceux qui utilisent cette expression un peu simpliste, histoire
de contourner les ukases du “politiquement correct” et de tromper la vigilance
des cinglés obsessionnels du “Centre pour l’égalité des chances et des
longueurs de zizi et pour la lutte contre le racisme, la myxomatose et le
phylloxéra”. Bref, cette note anodine —sûrement proférée mutatis mutandis par des milliers de Bruxellois à la vue de la
belle station de métro, maculée de jets de peintures de toutes couleurs
“flashy”— a sans doute été exprimée à tort contre les “Norvégiens” putatifs car
le forfait semble plutôt l’oeuvre de camés disjonctés (par crack, speed, coke
ou autre mescaline) sans distinction de race ou de classe, mais elle a permis à
toute une clique de véreux vexés d’orchestrer une cabale virulente contre le
pauvre Destexhe qu’on cherche à chasser de tous les aréopages politiques de la
Région et du Fédéral. Pourquoi cette hargne? Parce Destexhe a écrit les
meilleurs livres critiques —encore que fort gentils par rapport à ce qui ce
publie en Flandre— sur les dysfonctionnements de la Belgique: il a commencé par
rédiger un livre bien ficelé sur les aberrations de l’enseignement francophone
belge, dont les résultats aux sondages PISA sont désastreux et devraient faire
honte à la clique des faux pédagogues obtus, vieux gauchards débraillés,
incultes et stupides qui imposent leurs lubies délétères aux pauvres gosses,
aux parents et à tous les gens de bon sens qui subsistent vaille que vaille
dans cette institution (cf. Alain Destexhe, Vincent Vandenberghe & Guy
Vlaeminck, “L’école de l’échec: comment la réformer? Du pédagogisme à la
gouvernance”, Ed. Labor, Bruxelles, 2004). Ce livre était un premier coup de
pied dans la fourmilière. Destexhe va récidiver.
“Politique” et “politisation”
Cette récidive prend la forme d’un nouveau
livre, intitulé significativement “Démocratie ou partitocratie? 120
propositions pour refonder le système belge” (Labor, Bruxelles, 2003). Destexhe
l’a rédigé de conserve avec le Prof. Alain Eraly (ULB) et Eric Gillet. Dans le
cadre belge, il convient de rappeler que Destexhe demeure un libéral, qu’il
n’est absolument pas “raciste” (et sa vie quotidienne le prouve amplement) et
qu’il n’est pas séparatiste (il croit au cadre étatique belge, tel qu’il existe
aujourd’hui): inutile de s’évertuer à faire de Destexhe un comploteur
fanatique, appartenant à une idéologie dissidente enragée de ne pas être
appelée à co-gérer les affaires du royaume. Non: Destexhe est un homme
politique qui se veut loyal à l’endroit de son propre “pilier libéral”.
L’intérêt premier de ce livre est de faire la distinction entre “politique” et
“politisation”. Le terme “politique” est chargé d’une connotation positive dans
l’ouvrage de Destexhe, Eraly et Gillet. La politique est inscrite dans
l’essence de l’homme, en tant que “zoon politikon”. Si elle se déploie dans une
continuité temporelle harmonieuse, elle s’avère essentielle pour le Bien
public, pour la communauté nationale ou le “commonwealth”. Le terme
“politisation” est, lui, chargé d’une connotation négative dans le livre: il
signifie l’immixtion permanente du monde politicien dans la vie quotidienne,
dans l’espace privé des citoyens, dans les modes de pensée spontanés de l’homme
de la rue (qui ne peut plus rien dire, ne peut plus ironiser, caricaturer,
jouer son petit Diogène au comptoir du bistrot ou sur le mur virtuel de
Facebook sous peine d’être accusé de sexisme, de racisme et, bien entendu, de
“nazisme”). La “politisation” pourrait être un facteur positif si elle
favorisait l’accès au statut de “zoon politikon”. Ce n’est pas le cas en
Belgique car la “politisation”, telle que la dénoncent nos trois auteurs, sert
justement à maintenir le citoyen hors de ce statut, pourtant ontologique.
Destexhe, Eraly et Gillet énumèrent ensuite les cinq tares du système belge
qu’ils ont décidé de mettre en exergue: 1) la “particratie” (ils ne disent pas
la “partitocratie”, terme exact, propre aux sciences politologiques, l’autre,
pour lequel ils optent, étant polémique); 2) la politisation, au sens péjoratif
qu’ils accordent à ce vocable; 3) le clientélisme (que leurs homologues
flamands, autour de Luc Huyse et Chris Deschouwer, appellent l’“amigocratie”);
4) l’hyper-complexité des institutions qui en découle; 5) la culture du
compromis, présentée comme un atout, alors qu’elle bloque irrémédiablement le
processus de décision.
Cinq tares
Pour notre trio de politologues, la “particratie”,
première des cinq tares du machin Belgique, conduit à un “contrôle général” de
la population. Nos auteurs mettent tout particulièrement un danger en exergue:
les artistes de talent, les universitaires bardés de diplômes de haut niveau
scientifique, qui veulent obtenir quelque chose doivent devenir membre d’un
parti, jurer fidélité à des politicards, fussent-ils des ivrognes, des
prostituées recyclées, des abonnés à la Gay Pride, des tenanciers de maison de
tolérance, des escrocs notoires, etc. et, pire, soulignent-ils, doivent
s’humilier devant de telles créatures comme dans les systèmes totalitaires
pourtant décriés à qui mieux-mieux dans les gazettes du régime, sur les ondes
et à la télévision. S’ils refusent de s’humilier devant ces imbéciles vulgaires,
ils sont souvent contraints à l’émigration vers des pays qui les accueillent
évidemment à bras ouverts et où les recteurs des universités ne doivent pas
passer sous les fourches caudines d’une canaille comme celle qui nous gouverne
en maintenant à son profit exclusif le dispositif du “coup de Loppem”. C’est
dans cette obligation de s’humilier en permanence que nos trois auteurs
perçoivent le pire danger que la “particratie” fait courir à la démocratie, au
bien commun et à l’honneur des citoyens, surtout les plus insignes. En effet,
des individus méprisables, de mauvais aloi mais qui détiennent le pouvoir,
contraignent de plus en plus de personnalités de grande valeur à la marginalité
ou à l’émigration, si ces personnalités refusent de s’humilier. Le pays se vide
ainsi de talents précieux pour accueillir ensuite, par centaines de milliers,
de pauvres hères, venus de partout et de nulle part, qui ne trouveront jamais
un boulot utile et créatif dans nos industries et services, comme le souligne
par ailleurs, cette fois pour l’Allemagne, le socialiste berlinois Thilo
Sarrazin, auteur d’un best-seller sur le déclin de l’Allemagne contemporaine
qui a été vendu à plus d’un million d’exemplaires.
Le seconde tare, mise en exergue, concerne
la “politisation”, concept négatif aux yeux de nos auteurs. L’effet le plus
préoccupant de cette “politisation” découle du fait qu’il n’existe pas
d’examens d’Etat pour recruter les fonctionnaires. Il existe certes des
fonctionnaires statutaires, récrutés sur base de leurs diplômes acquis dans les
établissements d’enseignement, mais ils sont flanqués d’autant, sinon plus, de
“cabinettards”, c’est-à-dire de collaborateurs de parlementaires et de
ministres placés suite aux résultats électoraux et forcément tous membres de
partis: dans la plupart des cas leur carte d’affiliation pèse toujours plus
lourd que leurs diplômes (s’ils en ont...). En théorie, les cabinettards sont
placés à leurs postes pour servir le ministre ou le parlementaire dans
l’exercice de ses fonctions, mais celles-ci sont limitées dans le temps (celui
d’une législature); en Belgique toutefois, on a pris la mauvaise habitude de
les nommer définitivement, même après le départ du ministre vers d’autres
fonctions ou après un échec électoral. D’autres cabinettards sont casés dans
des institutions parallèles, financées par les deniers publics. Le prix de la
fonction publique, justifié s’il s’agit de fonctionnaires statutaires recrutés
sur base de diplômes dûment acquis, cesse d’être justifiable quand une pléthore
de militants, ex-cabinettards ou bénéficiaires de divers passe-droit, s’y
incruste tant et si bien qu’elle devient tentaculaire, trop obèse pour agir
dans la souplesse requise. Pire: la présence inamovible de ces milliers de
cabinettards dans les rouages de l’Etat fait que l’Etat et le fonctionnariat
cessent d’être, comme le voulait Max Weber (qui avait en tête le vieux système
prussien), des instances neutres, objectives, aux yeux du public. Cette manie
de nommer définitivement les cabinettards, comme s’ils étaient des
fonctionnaires statutaires, crée dans l’opinion publique, avec d’autres
facteurs générant dégoût ou désillusion, une attitude hostile à l’Etat,
diffuse, inexprimée et sournoise. Jean-Luc Dehaene, figure emblématique des
travers de la partitocratie, version démocrate-chrétienne, appelait cette
attitude de rejet ou d’indifférence l’“anti-politiek” et la fustigeait comme
l’anti-chambre du populisme. On perçoit tout de suite la perversion de son
discours: c’est bien plutôt l’attitude populaire qui est “politique”, au sens
positif où l’entendent Destexhe et ses amis, puisqu’elle refuse une
“politisation” qui engendre quantité de dysfonctionnements. L’attitude de
Dehaene, qui se prétend “politique”, est en réalité “politicide” puisqu’elle
ruine la politie où elle exerce ses ravages. Nous avons là une inversion
sémantique, quasi orwellienne, où les héritiers indignes de la troïka de Loppem
appellent “politique” leurs jeux néfastes qui ruinent la Cité. Et fustigent
comme “anti-politiek” le désir diffus de mettre un terme aux dysfonctionnements
patents d’un Etat à la dérive.
Clientèlisme et compromis
La troisième tare dénoncée par Destexhe est
le clientélisme, omniprésent en Belgique, surtout dans la Wallonie socialiste.
La quatrième tare est l’installation ubiquitaire d’institutions au
fonctionnement trop compliqué: cette complexification croissante des rouages de
l’Etat est à son tour un déni de démocratie, vu que le citoyen n’en comprend
pas le fonctionnement, en vient à ignorer certaines lois ou à n’en comprendre
que trop vaguement la signification. Qui dit démocratie, dit transparence (au
meilleur sens du terme), dit clarté et visibilité du jeu politique. Cette
visibilité s’estompe, si bien que l’on ne peut plus, sans mentir, parler de
démocratie.
La cinquième tare est celle des compromis.
On vante souvent, dans la presse et les médias aux ordres, la capacité à
sceller des compromis comme une “vertu politique” typiquement belge. Dehaene,
surnommé le “plombier” à cause de son habilité légendaire à imaginer et imposer
des tuyauteries alambiquées pour faire fonctionner le “machin” après
d’interminables négociations, est un virtuose de ces compromis opaques où l’on
ne retient que les plus petits dénominateurs communs entre partis et idéologies
sous-jacentes (du moins ce qu’il en reste), au détriment de questions
importantes, escamotées ou mises au placard. Cet art de faire des compromis
permet surtout de remettre aux calendes grecques les dossiers importants qui
devraient pourtant être réglés dans des délais aussi brefs que possibles. Rien
n’est décidé: les décrets, par lesquels Dehaene aimait gouverner, ne servent
pas à décider dans les dossiers épineux et urgents: ils servent à faire passer
dans nos réalités politiques et quotidiennes l’architecture branlante des
“plomberies”, au détriment des vraies décisions qui nous permettraient de
sortir des impasses où les inévitables aléas du temps nous fourvoient à
intervalles réguliers, les lois éternelles de l’usure des institutions et de
l’accumulation graduelle des problèmes étant incontournables, générant de
telles impasses dont le politique, le vrai, devrait normalement nous sortir
dans des délais aussi brefs que possible. Dans une telle situation, le
processus de décision politique, essentiel pour le bon fonctionnement d’un
Etat, devient trop lent ou se voit irrémédiablement bloqué. Ce blocage est dû à
l’absence de clarté dans les concepts de gouvernement, à l’absence de “grandes
idées incontestables” (Hauriou), à la disparition d’un héritage classique
commun où l’équilibre entre principes aristotéliciens et visions
platoniciennes, rhétorique cicéronienne et annales tacitistes, permettait à
tous de trouver des bases d’accord solides. Toutes choses que le libéralisme,
dont Destexhe est encore existentiellement tributaire, a contribué à ruiner
dans toute l’Europe, au profit de “pragmatismes” sans profondeur et d’un
“économisme/commercialisme” qui conduit à l’anarchie douce et à la mort du
politique.
Toute critique positive du dysfonctionnement
de la “démocratie” en Belgique peut bien entendu se baser sur le livre simple,
clair, didactique, de Destexhe, Eraly et Gillet. C’est un premier tremplin pour
renouer avec les grandes traditions de la pensée politique critique, de Mosca à
Pareto, de Weber à Michels, de Schmitt à Freund, de Haider à Sarrazin, de
Miglio à Otero Novas, etc. Il faut cependant tenir compte de la longue crise
politique belge entre 2007 et 2010, postérieure à la rédaction du
livre-manifeste de nos trois auteurs, où le système partitocratique est entré
dans une phase de blocage inédite, qu’il ne pourra pas répéter une seconde ou
une troisième fois sans s’asphyxier définitivement et sans faire éclater le
royaume, au beau milieu d’une Europe qui se délite, suite à la crise financière
de 2008 et au vacillement de l’euro, sans nul doute parce qu’elle a voulu
obstinément suivre une “norme” sans disposer de la “force” (militaire et
satellitaire) nécessaire pour consolider la monnaie d’un espace sinon
“impérial” du moins “continental” ou “sub-continental” (Zaki Laïdi).
Période d’endormissement
Les blocages de la machine partitocratique
nous font sombrer dans ce que Hannah Arendt, suite à l’idée heideggerienne du
“règne du on”, nommait une “période d’endormissement”, où les pesanteurs
accumulées nous empêchent tous de mener une réelle “vita activa”, donc une vie
de “zoon politikon”, une vie véritablement “citoyenne”, au sens du “civis”
romain. Le paradoxe de notre époque est que les Tchandalas dominants n’ont que
le terme “citoyen” à la bouche, alors qu’ils empêchent par leurs manoeuvres
contrôlantes et bloquantes l’éclosion d’une véritable citoyenneté! C’est une
situation comme l’imaginait Orwell dans son célèbre roman “1984”, où “la vérité
est mensonge” et “la paix est la guerre”. Jos De Man, en Flandre, le démontre
dans un volume épais, paru chez le prestigieux éditeur ASP de Bruxelles
(“Academic and Scientific Publishers”): nous assistons, sous les coups du
“politiquement correct” qui sert le système figé créé par la partitocratie
(issue du “coup de Loppem”), à l’éclipse du citoyen, qui cède la place, de plus
en plus rapidement, à une nouvelle forme de “sujet” (onderdaan, Untertan), non pas actif, comme le serait un “sujet de
l’histoire” ou l’exposant d’une “vita activa” (selon Hannah Arendt), mais
amorphe, passif, saoûlé de discours médiatiques ineptes ou empêché d’exprimer
avis, opinion, état d’âme, legs ataviques, religiosité immémoriale, etc.
Mais le but premier reste l’espoir de Jean
Eugène van der Taelen, à qui je dédie cet essai: rendre la démocratie plus
directe, en instaurant chez nous le principe du référendum sur le mode
helvétique, permettant justement d’imposer par la base la décision au sommet,
sans passer par le filtre des partis tout en restant pleinement démocratique.
Mieux: en étant plus démocratique que les partitocrates qui ne sont jamais que
des démocrates auto-proclamés, dont le système exhibe de plus en plus de
lézardes!
Robert Steuckers.
(essai préparé en mars 2012; rédaction
finale, mai 2013).
Bibliographie
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Luciano CANFORA, La natura del
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