Robert STEUCKERS:
En souvenir de Dominique Venner
Il faut que je l’écrive
d’emblée: je n’ai guère connu Dominique Venner personnellement. Je suis, plus
simplement, un lecteur très attentif de ses écrits, surtout des revues “Enquête
sur l’histoire”et “La nouvelle revue d’histoire”, dont les démarches
correspondent très nettement à mes propres préoccupations, bien davantage que
d’autres revues de la “mouvance”, tout bonnement parce qu’elles exhalent un
double parfum de longue mémoire et de géopolitique. Lire les revues que
publiait Dominique Venner, c’est acquérir au fil du temps, un sens de la
continuité européenne, de notre continuité spécifique, car je me sens peut-être
plus “continuitaire” qu’“identitaire”, plus imbriqué dans une continuité que
prostré dans une identité figée, mais c’est là un autre débat qui n’implique
nullement le rejet des options dites “identitaires” aujourd’hui dans le langage
courant, des options “identitaires” qui sont au fond “continuitaires”,
puisqu’elles veulent conserver intactes les matrices spirituelles des peuples,
de tous les peuples, de manière à pouvoir sans cesse générer ou régénérer les
Cités de la Terre. Lire “La nouvelle revue d’histoire”, c’est aussi, surtout
depuis l’apport régulier d’Ayméric Chauprade, replacer ces continuités
historiques dans les cadres d’espaces géographiques précis, dans des lieux
quasi immuables qui donnent à l’histoire des constantes, à peine modifiées par
les innovations technologiques et ballistiques.
J’ai découvert pour la première
fois un livre de Dominique Venner dans une librairie bizarre, qui vendait des
livres et tout un bric-à-brac d’objets des plus hétéroclites: elle était située
Boulevard Adolphe Max et n’existe plus aujourd’hui. Ce livre de Dominique
Venner s’intitulait “Baltikum”. Nous étions en août 1976: je revenais d’un bref
séjour en Angleterre, d’une escapade rapide à Maîche, j’avais vingt ans et huit
bons mois, la chaleur de ce mois des moissons était caniculaire, torride,
l’herbe de notre pelouse était rôtie comme en Andalousie, le plus magnifique
bouleau de notre jardin mourrait en dépit des efforts déployés pour le sauver
coûte que coûte. J’allais rentrer en septembre, le jour où l’on a inauguré le
métro de Bruxelles, à l’Institut Marie Haps, sous les conseils avisés du Professeur
Jacques Van Roey, l’éminent angliciste de l’UCL. C’est à ce moment important de
mon existence, où j’allais me réorienter et trouver ma voie, que j’ai acheté ce
livre de Venner. L’aventure des “Corps francs” du Baltikum ouvrait des
perspectives historiques nouvelles au lecteur francophone de base, peu frotté
aux souvenirs de cette épopée, car les retombées à l’Est de la première guerre
mondiale étaient quasi inconnues du grand public qui ne lit qu’en français;
l’existence des Pays Baltes et de la communauté germanophone de Courlande et
d’ailleurs, fidèle au Tsar, avait été oubliée; en cette époque de guerre
froide, les trois républiques baltes faisaient partie d’une Union Soviétique
perçue comme un bloc homogène, pire, homogénéisé par l’idéologie communiste.
Personne n’imaginait que les langues et les traditions populaires des ethnies
finno-ougriennes, tatars, caucasiennes, etc. étaient préservées sur le
territoire de l’autre superpuissance, finalement plus respectueuse des
identités populaires que l’idéologie du “melting pot” américain, du
“consumérisme occidental” ou du jacobinisme parisien. La spécificité du
“Baltikum” était tombée dans une oubliette de notre mémoire occidentale et ne
reviendra, pour ceux qui n’avaient jamais lu le livre de Venner, qu’après 1989,
qu’après la chute du Mur de Berlin, quand Estoniens, Lettons et Lituaniens
formeront de longues chaînes humaines pour réclamer leur indépendance. Pour
l’épopée des Corps francs et des premières armées baltes indépendantes, tout
lecteur assidu de “La nouvelle revue d’histoire” pourra se rendre au Musée de
l’Armée de Bruxelles, où de nombreuses vitrines sont consacrées à ces
événements: j’y ai amené un excellent ami, homme à la foi tranquille, homme de
devoir et de conviction, le Dr. Rolf Kosieck, puis, quelques années plus tard,
un jeune collaborateur de Greg Johnson; ils ont été ravis.
Liberté et rupture disloquante
Outre ces pages d’histoire qui
revenaient bien vivantes à nos esprits, grâce à la plume de Dominique Venner,
il y avait aussi, magnifiquement mise en exergue, cette éthique de l’engagement
pour la “continuité” (russe, allemande ou classique-européenne) contre les
ruptures disloquantes, que les protagonistes de celles-ci posaient évidemment
comme “libératrices” sans s’apercevoir tout de suite qu’elles engendraient des
tyrannies figeantes, inédites, qui broyaient les âmes et les corps, mêmes ceux
de leurs plus féaux serviteurs (cf. les mémoires d’Arthur Koestler et la figure
de “Roubachov” dans “Le Zéro et l’infini”). Il n’y a de liberté que dans les
continuités, comme le prouve par exemple le maintien jusqu’à nos jours des
institutions helvétiques dans l’esprit du “Serment du Rütli”: quand on veut
“faire du passé table rase”, on fait disparaître la liberté dans ce nettoyage
aussi atroce que vigoureux, dans ces “purgations” perpétrées sans plus aucune
retenue éthique, semant la mort dans des proportions inouïes. Aucune vraie
liberté ne peut naître d’une rupture disloquante de type révolutionnaire ou
trotskiste-bolchevique, sauf peut-être celle, d’un tout autre signe, qui fera
table rase des sordides trivialités qui forment aujourd’hui l’idéologie de
l’établissement, celle du révolutionarisme institutionalisé qui, figé, asseoit
sans résistance notable son pouvoir technocratique, parce que tous les repères
sont brouillés, parce que les “cives” de nos Cités n’y voient plus clair...
Rétrospectivement, après 37 ans, c’est la première leçon que le Prof. Venner
m’a enseignée...
Ensuite, toujours
rétrospectivement, la liberté dans la continuité a besoin de “katechons”, de
forces “katechoniques”, qui peuvent se trouver dans l’âme d’un simple
volontaire étudiant, fût-il le plus modeste mais qui, en passant de sa Burschenschaft à son Freikorps, donne son sang et sa vigueur
physique pour arrêter l’horreur liberticide qui avance avec le masque de la
liberté ou de la “dés-aliénation”, tandis que les “bourgeois” comptent leurs
sous ou se livrent à la débauche dans le Berlin qu’a si bien décrit Christopher
Isherwood: tous les discours sur la liberté, qui cherchent à vendre une
“liberté” qui permet la spéculation ou qui fait miroiter le festivisme, une
“liberté” qui serait installée définitivement dans tous les coins et recoins de
la planète pour aplatir les âmes, sont bien entendu de retentissantes hypocrisies.
La liberté, on ne la déclame pas. La liberté, ce n’est pas une affaire de
déclamations. On la prend. On se la donne. On ne se la laisse pas voler. En
silence. Maxillaires fermées. Mais on la garde au fond du coeur et on salue
silencieusement tous ceux qui font pareil. Comme Cinccinatus, on retourne à sa
charrue dès que le danger mortel est passé pour la Cité. Les “Corps francs”,
qui fascinaient Venner, étaient une sorte de “katechon” collectif, dont toutes
les civilisations en grand péril ont besoin.
Nous ne savions rien des aventures politiques de Venner
Nous ignorions tout bien
entendu des aventures politiques de Dominique Venner quand nous lisions
“Baltikum”: elles s’étaient déroulées en France, pays que nous ne connaissions
pas à l’époque, où la télévision n’était pas encore câblée, même si ce pays est
voisin, tout proche, et que nous parlions (partiellement) la même langue que
lui. Je n’avais jamais été que dans une toute petite ville franc-comtoise, en
“traçant” sur la route sans aucun arrêt, parce que mon père, homme toujours
pressé, le voulait ainsi et qu’il n’y avait pas moyen de sortir une idée de sa
tête (le seul arrêt de midi se résumait à un quart d’heure, dûment minuté, pour
avaler deux tartines, un oeuf dur et une pomme le long d’un champ). De la
France, hormis Maîche en Franche-Comté et un séjour très bref à Juan-les-Pins
(avril 1970) dans un immeuble dont tous les locataires étaient belges, je
n’avais vu que quelques coquelicots dans l’un ou l’autre champ le long des
routes lorraines ou comtoises et n’avais entendu que le bourdonnement
d’abeilles champêtres, à part, c’est vrai, une seule visite à l’Ossuaire de
Douaumont et un arrêt de dix minutes devant la “Maison de la Pucelle” à
Domrémy. En 1974, aucun de nous, à l’école secondaire, n’avait jamais mis les
pieds à Paris.
De l’aventure de l’OAS, nous ne
savions rien car elle ne s’était pas ancrée dans les mémoires de nos aînés à
Bruxelles et personne n’évoquait jamais cette aventure, lors des veillées
familiales ou après la poire et le fromage, ni n’émettait jamais un avis sur
l’Algérie: les conversations politiques dont je me souviens portaient sur la
marche flamande sur Bruxelles en 1963, sur l’assassinat de Kennedy la même
année, sur le déclin de l’Angleterre (à cause des Beatles, disait un oncle),
sur le Shah d’Iran (mon père était fasciné par l’Impératrice), sur Franco (et
sur la “Valle de los Caidos” et sur l’Alcazar de Tolède qui avait tant marqué
mon père, touriste en mai 1962) voire, mais plus rarement, sur le Congo (lors
de l’affaire de Stanleyville, car une de mes cousines germaines avait épousé un
parachutiste...). Les traces de la guerre d’Algérie, la tragédie des
Pieds-Noirs, les aventures politiques du FLN et de l’OAS sont très présentes
dans les débats politico-historiques français: je ne m’en apercevrai que très
tard, ce qui explique sans doute, pour une bonne part, le porte-à-faux
permanent dans lequel je me suis retrouvé face à des interlocuteurs français
qui faisaient partie de la même mouvance que Dominique Venner. Mais ce
porte-à-faux, finalement, concerne presque tous mes compatriotes, a fortiori
les plus jeunes (maroxellois compris!), qui n’ont jamais entendu parler des
événements d’Algérie: combien d’entre eux, à qui les professeurs de français
font lire des livres d’Albert Camus, ne comprennent pas que cet auteur était
Pied-Noir, a fortiori ce qu’était le fait “pied-noir”, ne perçoivent pas ce que
cette identité (brisée) peut signifier dans le coeur de ceux qui l’ont perdue
en perdant le sol dont elle avait jailli, ni quelles dimensions affectives elle
peut recouvrir dans la sphère politique, même après un demi-siècle.
Attitude altière
Au cours de toutes les années
où j’ai côtoyé les protagonistes français du “Groupement de Recherche et
d’Etudes sur la Civilisation Européenne”, c’est-à-dire de 1979 (année de ma
première participation à une journée de débats auprès du cercle “Etudes &
Recherches”, présidé à l’époque par Guillaume Faye) à 1992 (date de mon départ
définitif), je n’ai vu ni aperçu Dominique Venner, sauf, peut-être, en 1983,
lors d’une “Fête de la Communauté” près des Andelys, à la limite de
l’Ile-de-France et de la Normandie. Cette fête avait été organisée par le
regretté Jean Varenne, le grand spécialiste français de l’Inde et du monde
védique, qui avait invité une célèbre danseuse indienne pour clore, avec tout
le panache voulu, cette journée particulièrement réussie, bien rythmée, avec un
buffet gargantuesque et sans aucun couac. Ce jour-là, un homme engoncé dans une
parka kakie (tant il pleuvait), correspondant au signalement de Dominique
Venner, est venu se choisir deux ou trois numéros d’ “Orientations” dans le
stand que j’animais, sans mot dire mais en braquant sur ma personne son regard
bleu et perçant, avant de tourner les talons, après un bref salut de la tête.
Cette attitude altière —besser gesagt
diese karge Haltung— est le propre d’un vrai croyant, qui ne se perd pas en
vains bavardages. De toutes les façons, je pense qu’on s’était compris, lui le
Francilien qui avait des allures sévères et jansénistes (mais l’évêque Jansen
était d’Ypres, comme ma grand-mère...), moi le Brabançon, plus baroque, plus
proche de la Flandre espagnole de Michel de Ghelderode qui pense souvent qu’il
faut lever sa chope de gueuze ou de faro pour saluer, ironiquement, irrespectueusement,
les cons du camp adverse car leurs sottises, finalement, nous font bien rire:
il faut de tout pour faire une bonne Europe. C’est le sentiment que j’ai eu,
après avoir croisé pour la première fois le regard vif et silencieux de Venner,
un sentiment dont je ne me suis jamais défait.
La carte d’identité de Venner
s’est constituée dans ma tête progressivement: je découvrais ses ouvrages
militaires, ses volumes sur les armes de poing ou de chasse, les armes blanches
et les armes à feu, et surtout sa “Critique positive”, rédigée après les
aventures politiques post-OAS, etc. Je découvrais aussi son livre “Le Blanc
soleil des vaincus”, sur l’héroïsme des Confédérés lors de la Guerre de
Sécession, sentiment que l’on partageait déjà en toute naïveté, enfants, quand
on alignait nos soldats Airfix, les gris de la Confédération —nos préférés— et
les bleus de l’Union sans oublier les bruns du train d’artillerie (Nordistes et
Sudistes confondus), sur la table du salon, quand il pleuvait trop dehors, notamment
avec mon camarade d’école primaire, Luc François, devenu fringant officier au
regard plus bleu que celui de Venner, alliant prestance scandinave et jovialité
toujours franche et baroque, bien de chez nous, puis pilote de Mirage très
jeune, et tué à 21 ans, en sortant de sa base, sur une route verglacée de la
Famenne, laissant une jeune veuve et une petite fille...
Cependant, Venner n’est devenu
une présence constante dans mon existence quotidienne que depuis la fondation
des revues “Enquête sur l’histoire” et “La nouvelle revue d’histoire” parce que
le rythme parfait, absolument régulier, de leur parution amenait, tous les deux
mois, sur mon bureau ou sur ma table de chevet, un éventail d’arguments, de
notes bibliographiques précieuses, d’entretiens qui permettait des recherches
plus approfondies, des synthèses indispensables, qui ouvrait toujours de
nouvelles pistes. Ces revues me permettaient aussi de suivre les arguments de
Bernard Lugan, d’Ayméric Chauprade, de François-Georges Dreyfus, de Bernard
Lugan, de Philippe Conrad, de Jacques Heers, etc. Chaque revue commençait par
un éditorial de Venner, exceptionnellement bien charpenté: son éditeur
Pierre-Guillaume de Roux ferait grande oeuvre utile en publiant en deux volumes
les éditoriaux d’“Enquête sur l’histoire” et de “La nouvelle revue d’histoire”,
de façon à ce que nous puissions disposer de bréviaires utiles pour méditer la
portée de cette écriture toute de clarté, pour faire entrer la quintessence du
stoïcisme de Venner dans les cerveaux hardis, qui entretiendront la flamme ou
qui créeront un futur enfin nettoyé, expurgé, de toute la trivialité actuelle.
Historien méditatif
Récemment, Dominique Venner se
posait comme un “historien méditatif”. C’est une belle formule. Il était bien
évidemment l’exemple —et l’exemple le plus patent que j’ai jamais vu— du “civis
romanus” (du “civis europaeus”) stoïque qui se pose comme l’auxiliaire
volontaire du “katechon”, surtout quand celui-ci est un “empereur absent”,
dormant sous les terres d’un Kyffhäuser tenu secret. L’historien méditatif est
un historien tacitiste (selon la tradition de Juste Lipse) qui dresse les
annales de l’Empire, les consigne dans ses tablettes, espère faire partager un
maximum de ses sentiments “civiques” aux meilleurs de ses contemporains, sans
pouvoir se mettre au service d’un Prince digne de ce nom puisqu’à son grand dam
il est condamné à vivre dans une période particulièrement triviale de
l’histoire, une période sombre, sans aura aucun, où la patrie et l’Empire, le mos majorum et la civilisation, sombrent
dans un Kali Yuga des plus sordides. Il y a un parallèle à tracer entre la
démarche personnelle, stoïque et tacitiste de Venner, et les grands travaux de
Pierre Chaunu, qui voyait, lui aussi, l’histoire comme héritage et comme prospective:
histoire et sacré, histoire et foi, histoire et décadence, tels sont les mots
qui formaient les titres de ses livres.
En effet, Pierre Chaunu, dans
“De l’histoire à la prospective”, posait comme thèse centrale que “la
méditation du futur, c’est la connaissance du présent”. Et du passé, bien
évidemment, puisque le présent en est tributaire, puisque, dixit encore Chaunu,
le présent devient passé dès qu’on l’a pensé. Chaunu plaidait, on le sait, pour
une “histoire sérielle”, capable de récapituler toutes les données économiques,
sociales et culturelles, de la manière la plus exhaustive qui soit, de manière
à disposer d’un instrument d’analyse aussi complet que possible, donc non
réduit et, partant, très différent de tous les réductionnismes à la mode.
Chaunu, par cet instrument que devait devenir l’histoire sérielle, entendait
réduire les “à-coups” contre lesquels butent généralement les politiques, si
elles ne sont pas servies par une connaissance complète, ou aussi complète que
possible, du passé, des acquis, des dynamiques à l’oeuvre dans la Cité, que
celle-ci soient de dimensions réduites ou aient la taille d’un Empire
classique. Chaunu est donc l’héritier des tacitistes de Juste Lipse, armé cette
fois d’un arsenal de savoirs bien plus impressionnants que celui des pionniers
du 16ème siècle. L’objectif des revues “Enquête sur l’histoire” et “La nouvelle
revue d’histoire” a été de faire “oeuvre de tacitisme”. Dans l’éditorial du n°1
de “La nouvelle revue d’histoire”, Venner écrivait: “L’héritage spirituel ne devient conscient que par un effort de
connaissance, fonction par excellence de l’histoire, avec l’enseignement du
réel et le rappel de la mémoire collective”. Oeuvre nécessaire car comme
l’écrit par ailleurs Chaunu, dans “De l’histoire à la prospective”: “La nouvelle histoire (...) n’a pas réussi à
pénétrer la culture des milieux de la décision technocratique” (p. 39).
Chaunu écrivait cette phrase, raisonnait de la sorte, en 1975, quand le
néo-libéralisme de la “cosmocratie” (vocable forgé par Venner dans “Le siècle
de 1914”) n’avait pas encore accentué les ravages, n’avait pas encore établi la
loi de l’éradication totale de toutes les mémoires historiques. Trois ans plus
tard, en 1978, Chaunu, dans “Histoire quantitative, histoire sérielle”, était
déjà plus pessimiste: il n’espérait plus “historiciser” les technocrates. Son
inquiétude s’exprimait ainsi: “Nous
sommes arrivés au point où l’Occident peut tout, même se détruire. Une
civilisation se détruit en se reniant. Elle se défait comme une conscience de
soi, sous la menace, plus grave que la mort, de la schizophrénie” (p. 285).
Nous y sommes... Dans “Histoire et décadence”, paru en 1981, Chaunu constate
que les bases de la vie sont désormais atteintes, que la décadence occidentale,
partie des Etats-Unis pour envelopper progressivement la planète entière par
cercles concentriques, avec pour élément perturbateur premier, voire moteur, ce que Chaunu appelait
le “collapsus” de la vie, la réduction catastrophique des naissances dans la
sphère occidentale (Etats-Unis et Europe, URSS comprise). Pour lui, ce
collapsus démographique (qui ne se mesurera pleinement, annonçait-il, que dans
les années 1990-2000), est un phénomène de “décadence objective” (p. 328). Avec
la détérioration de plus en plus accélérée des systèmes éducatifs, “l’acquis ne
passe plus, le vieillissement [de la population] s’accompagne d’une viscosité
qui empêche l’écoulement de l’acquis” (p. 329).
Du “civis” au zombi
Chaunu était un pessimiste
chrétien qui enseignait à la Faculté de Théologie Réformée d’Aix-en-Provence,
un protestant proche du catholicisme, un combattant contre l’avortement, qui
inscrivait sa démarche dans sa foi (cf. “Histoire et foi – deux mille ans de
plaidoyer pour la foi”, 1980). Venner alliait le paganisme immémorial, sans
épouser les travers des folkloristes néo-païens, à un stoïcisme qui le
fascinait comme le prouvent d’ailleurs de nombreuses pages d’“Histoire et
traditions des Européens”. Chaunu et Venner partageaient toutefois la notion de
déclin par schizophrénie, amnésie et collapsus démographique. Les années 1990
et la première décennie du 21ème siècle n’ont apporté aucun remède à la
maladie, malgré l’espoir, finalement fort mince, de Chaunu: on a titubé de mal
en pire, jusqu’aux folies du festivisme, dénoncées par Muray, pour aboutir à la
mascarade du “mariage pour tous” qu’un peuple, auparavant indolent, refuse
instinctivement aujourd’hui (mais cette révolte durera-t-elle?). On est arrivé
au moment fatidique du Kali Yuga, quand tous les phénomènes de déclin
s’accélèrent, se succèdent en une sarabande infernale, en un cortège monstreux
comme sur les peintures de Hieronymus Bosch, dans les salles du Prado à Madrid:
c’est sans nul doute un âge particulièrement horrible pour le “civis”
traditionnel qui voit s’évanouir dans la Cité toutes les formes sublimes de
“dignitas”, que la “viscosité” du festivisme décadent ne permet plus de
transmettre. Le “civis” cède la place au “zombi” (Venner in “Le siècle de
1914”, p. 355).
On peut comprendre que cet
enlisement hideux ait révulsé Venner: c’en était trop, pour un esprit
combattant, au seuil de sa huitième décennie; il n’aurait plus eu, à ses
propres yeux, la force surhumaine nécessaire (celle que nous allons tous devoir
déployer) pour endiguer dans un combat quotidien, inlassable et exténuant, le
flot de flétrissures morales qui va encore nous envahir, au risque de nous
noyer définitivement. Il a voulu donner un exemple, le seul qu’il pouvait
encore pleinement donner, et nous allons interpréter ce geste comme il se doit.
Exactement comme Mishima, à coup sûr l’un de ses modèles, il ne pouvait voir
disparaître un monde qui n’a eu d’heures de gloire que tant que la “dignitas”
romaine demeurait, même atténuée et marginalisée, comme l’écrivain japonais ne
pouvait se résoudre à voir sombrer le Japon traditionnel dans la
“culture-distraction” made in Hollywood et ailleurs aux “States”. Une telle
société ne convient ni à un “civis”, dressé par la haute morale du stoïcisme et
de Sénèque, ni à un “coeur rebelle”, marqué par la lecture d’Ernst Jünger.
Venner, exégète de Jünger
Dans “Ernst Jünger – Un autre
destin européen”, Venner nous a légué le livre le plus didactique, le plus
clair et le plus sobre, sur l’écrivain allemand, incarnation de l’anarque et
ancien combattant des “Stosstruppen”. Cet ouvrage de 2009 s’inscrit dans le
cadre d’une véritable renaissance jüngerienne, avec, pour apothéose, le travail
extrêmement fouillé de Jan Robert Weber (“Ästhetik der Entschleunigung – Ernst
Jüngers Reisetagebücher 1934-1960”) et surtout l’ouvrage chaleureux de Heimo
Schwilk (“Ernst Jünger – Ein Jahrhundertleben”), où l’auteur se penche
justement sur les linéaments profonds du “nationalisme révolutionnaire” d’Ernst
Jünger et de son “anti-bourgeoisisme”, un “anti-bourgeoisisme” qui critique
précisément cette humanité qui sort de l’histoire pour s’adonner à des
passe-temps stériles comme la spéculation, la distraction sans épaisseur
éthique ou civique, le confort matériel, etc., bref ce que Venner appelait,
dans “Pour une critique positive”, “la
décomposition morbide d’un certain modernisme”, qui “engage l’humanité dans une impasse, dans la pire des régressions”.
Les esprits et les forces “kathéchoniques” participent, disait Venner dans
“Pour une critique positive”, d’un “humanisme viril”, assurément celui de
Brantôme, garant d’un “ordre vivant” (et non pas mortifère comme celui dont
Chaunu redoutait l’advenance). Jünger: “Cette
engeance [bourgeoise, ndt] n’a pas appris à servir, n’a pas appris à surmonter
le porc qu’elle a en son intériorité, à maîtriser son corps et son caractère
par une auto-disciple [Zucht] rigoureuse et virile. C’est ainsi qu’advient ce
type-mollusque: mou, verbeux, avachi, non fiable, qui fait spontanément horreur
au soldat du front” (EJ: in “Der Jungdeutsche”, 27 août 1926). Je ne sais
si Venner avait lu cette phrase, issue d’une revue nationale-révolutionnaire du
temps de la République de Weimar, que peu de germanistes méticuleux ont
retrouvée (pas même Schwilk qui cite une source secondaire); en tout cas, cette
“Zucht” permanente, que Jünger appelait de ses voeux, Venner l’a toujours
appliquée à lui-même: en cela, il demeurera toujours un modèle impassable.
J’ai travaillé récemment sur
Moeller van den Bruck et j’aurais voulu transmettre le texte final (loin d’être
achevé) à Venner; je travaille aussi, à la demande d’un jeune Français
—certainement un lecteur de Venner— sur maints aspects de l’oeuvre de Jünger
(et ce jeune doit me maudire car je ne parviens pas à achever l’entretien en
six questions clefs qu’il m’a fait parvenir il y à a peu près vingt mois...
mais pourquoi irai-je répéter ce que Venner a dit, mieux que ne pourrai jamais
le dire... il faut donc que j’aborde des aspects moins connus, que je fasse
connaître les recherches allemandes récentes sur l’auteur du “Travailleur”). Le
“coeur rebelle”, soit l’attitude propre à l’humanisme viril qui rejette le
type-mollusque et les inauthentiques passe-temps bourgeois, est aussi le titre
du livre-manifeste que Dominique Venner a fait paraître aux “Belles-Lettres” en
1994. La rébellion de Venner est naturellement tributaire de celle de Jünger,
du moins quand, comme Jünger, Venner a fait un pas en arrière au début des
années 70, a pris, lui aussi, la posture de l’anarque: fin des années 20,
voyant que l’agitation nationale-révolutionnaire sous la République de Weimar,
ne donne pas les résultats immédiats escomptés, Jünger amorce, en son âme, le
processus de décélération que Jan Robert Weber vient de nous décortiquer avec
toute la minutie voulue. Ce processus de décélération fait de l’ancien
combattant des “Stosstruppen” un voyageur dans des pays aux paysages encore
intacts, aux modes de vie non encore “modernisés”. Voir l’humanité intacte,
voir des humanités non affligés par les tares du “bourgeoisisme”, telle était
la joie, forcément éphémère, que le Lieutenant Jünger entendait se donner,
après être sorti des univers excitants de la marginalité politique extrémiste.
Il poursuivra cette quête de “non modernité” jusqu’à ses voyages des années 60
en Angola et en Islande. Venner, lui, après les échecs du MNP (Mouvement
Nationaliste du Progrès) et du REL (Rassemblement Européen pour la Liberté),
qui auraient dû incarner rapidement les principes consignés dans “Pour une
critique positive” et procurer à la France les “mille cadres révolutionnaires”
pour contrôler les “rouages de l’Etat” (but de toute métapolitique réaliste),
s’adonne à la passion des armes et de la chasse, pour devenir non pas tant
l’anarque jüngerien, replié à Wilflingen et apparemment détaché de toutes les
vanités humaines, mais l’historien méditatif qui publie d’abord des livres
ensuite des revues distribuées partout, capables de provoquer, chez “mille
futurs cadres révolutionnaires” (?), le déclic nécessaire pour qu’ils rejettent
à jamais, sans la moindre tentation, les chimères du système “cosmocratique”,
et qu’ils oeuvrent à sortir l’Europe de sa “dormition”.
Jünger, Mohler et le “Weltstaat”
Heimo Schwilk rappelle
toutefois que Jünger, à partir de 1960, année où meurt sa femme Gretha, se
détache d’idéaux politiques comme ceux de “grands empires nationaux” ou d’unité
européenne: il estime qu’ils ne peuvent plus servir d’utopie concrète,
réalisable au terme d’une lutte agonale, avec des hommes encore imbriqués dans
l’histoire. C’est l’année de la rédaction de l’ “Etat universel” (“Der
Weltstaat”), prélude à ce que Venner
appelera la “cosmocratie”. Jünger est pessimiste mais serein, et même prophète.
Je cite Schwilk: “Dans l’Etat universel,
les victimes des guerres et des guerres civiles, les nivellements par la
technique et la science, trouvent, en toute égalité, leur justification finale.
Sur le chemin qui y mène, le citoyen-bourgeois moderne est tout entier livré
aux forces matérielles et à l’accélération permanente des processus globaux.
Avec la disparition des catégories historiques comme la guerre et la paix, la
tradition et le limes, la sphère politique entre dans un stade expérimental, où
les lois de l’histoire ne peuvent absolument plus revendiquer une quelconque
validité – dans ce monde-système, même l’espèce humaine est remise en question.
A la place de la libre volonté (du libre arbitre), craint Jünger, nous aurons,
en bout de course, l’instinct brut qui consiste à fabriquer des ordres
parfaits, comme on en connaît dans le monde animal” (Schwilk, op. cit., p.
486). Cette position jüngerienne de 1960 suscite l’étonnement à gauche, une
certaine irritation à droite: le vieux compagnon de route, Armin Mohler, estime
que son maître-à-penser a sombré dans l’“inhéroïque”, qu’il abandonne les
positions sublimes qu’il a ciselées dans le “Travailleur”, qu’il a composé, à
la façon d’un coiffeur, “une permamente pour son oeuvre ad usum democratorum”,
qu’il est sorti du “flot du temps” pour s’accomoder de la “démocratie des
occupants”. Pour Jünger, il faut regarder le spectacle avec mépris, attendre
sereinement la mort, ne pas se faire d’illusions sur une humanité qui marche,
heureuse, vers le destin de fourmi qu’on lui concocte.
Fidèle aux valeurs de droiture de son enfance
Venner, qui n’a pas
l’extraversion exubérante de Mohler, n’a jamais cessé d’espérer un “réveil de
l’Europe”: son geste du 21 mai 2013, d’ailleurs, le prouve. Venner n’a cessé de
croire à une élite qui vaincra un jour, fidèle à son passé, capable de rétablir
les valeurs européennes nées lors de la “période axiale “ de son histoire. Dans
le “post scriptum” du “Siècle de 1914”, qu’il nous faudra méditer, Venner
explique qu’il est sorti des “actions partisanes” de sa jeunesse, comme Jünger,
pour demeurer “fidèle aux valeurs de droiture de son enfance”, pour plaider
uniquement “pour le courage et la lucidité”, tout en se sentant “profondément
européen au sens atavique et spirituel du mot”. Venner ne croyait plus aux
actions politiques, dans les formes habituelles que proposent les polities
occidentales ou, même, les marginalités hyper-activistes de ces sociétés. Il
croyait cependant aux témoignages de héros, de militants, de combattants, qui,
révélés, pouvaient éveiller, mobiliser les âmes pour sortir des
“expérimentations” qui conduisent à l’avénement catamorphique des “zombis de la
cosmocratie” ou des “unités de fourmilière”, envisagées par Jünger en 1960,
quand Venner était engagé à fond dans le combat pour l’Algérie française.
Mais pour éviter ce destin peu
enviable de “fourmis”, homologuées, homogénéisées dans leur comportement, il
faut une “longue mémoire”, celle que Venner nous esquisse en toute clarté dans
“Histoire et tradition des Européens”. Ce livre a, à mes yeux, une valeur
testamentaire, un peu comme celui, tout aussi important mais différent, de Pino
Rauti (à qui Venner rendait hommage dans la dernière livraison de 2012 de “La
nouvelle revue d’histoire”), intitulé “Le Idee che mossero il mondo” (= “Les
idées qui meuvent le monde”). Rauti nous décrivait les grande idées qui avait
mu le monde, avaient mobilisé et enthousiasmé les peuples, les avaient extraits
de leurs torpeurs, de leurs dormitions; Venner nous expose les linéaments les
plus profonds d’une éthique européenne altière, romaine, pessimiste, stoïque et
politique. Il nous dit là quelles sont les traditions à méditer, à intérioriser
et à perpétuer. C’est donc un livre à lire et à relire, à approfondir grâce aux
références qu’il fournit, aux pistes qu’il suggère: c’est dans les legs que
Venner expose qu’il faudra recréer des humanités dans nos écoles, aujourd’hui
privées de valeurs fondatrices, mêmes celles, de plus en plus rares, qui
enseignent encore le latin. Sans doute à son insu, Venner est aux humanités
scolaires futures, qui devront être impérativement transposées dans les curricula
des établissements d’enseignement faute de quoi nous basculerons dans
l’insignifiance totale, ce que fut jadis Jérôme Carcopino pour les latinistes.
C’est lors d’une présentation
de cet ouvrage, peu après sa sortie de presse, que j’ai vu Venner pour la
seconde et la dernière fois, en avril 2002. C’était à “La Muette”, dans le
16ème arrondissement de Paris, à l’initiative d’un autre personnage
irremplaçable dont nous sommes orphelins: Jean Parvulesco, mort en novembre
2010. “Histoire et tradition des Européens – 30.000 ans d’identité” est un
livre qui nous rappelle fort opportunément que nos sources “ont été
brouillées”, que nous devons forcément nous efforcer d’aller au-delà de ce
brouillage, que le retour à ces sources, à cette tradition, ne peut s’opérer
par le biais d’un “traditionisme”, soit par une répétition stérile et
a-historique de schémas figés, faisant miroiter un âge d’or définitivement
révolu et condamnant l’histoire réelle des peuples comme une succession
d’événements chaotiques dépourvus de sens. Pour Venner, les racines
immémoriales de l’Europe se situent dans la proto-histoire, dans “l’histoire
avant l’histoire”, dans une vaste époque aujourd’hui étudiée dans tous les pays
du “monde boréal” mais dont les implications sont boudées en France, où
quelques “vigilants”, appartenant au club des “discoureurs sur les droits de
l’homme” ou des “Pangloss de la rhétorique nombrilique” (dixit Cornelius
Castoriadis), barrent la route aux savoirs historiques nouveaux, sous prétexte
qu’ils ressusciteraient une certaine horreur. Les racines de l’Europe sont
grecques-homériques, romaines, arthuriennes. Elles englobent l’amour courtois,
où la polarité du masculin et du féminin sont bien mises en exergue, où Mars et
Vénus s’enlacent. Nous verrons comment la revalorisation du féminin dans notre
imaginaire et dans nos traditions est un élément cardinal de la vision d’Europe
de Venner.
“Le siècle de 1914”
“Le siècle de 1914” commence
par déplorer la disparition d’un “monde d’avant”, où les linéaments exposés
dans “Histoire et tradition des Européens” étaient encore vivants, notamment
dans l’espace de la monarchie austro-hongroise. S’ensuit une critique serrée,
mais non incantatoire comme celle des “vigilants”, du bolchevisme, du fascisme
italien et du national-socialisme hitlérien: une critique bien plus incisive
que les proclamations, déclamations, incantations, vitupérations des
anti-fascistes auto-proclamées qui hurlent leurs schémas et leurs bricolages à
qui mieux mieux et sans interruption depuis septante ans, depuis que le loup a
été tué. Cette critique lucide, sobre, équilibrée et dépourvue d’hystérie est
récurrente —il faut le rappeler— depuis “Pour une critique positive”; elle est
suivie d’une apologie retenue mais irréfutable de la figure de l’idéaliste
espagnol José Antonio Primo de Rivera, dont les idées généreuses et pures se
seraient, dit Venner, fracassées contre “le granit du pragmatisme”. La mort
tragique et précoce de ce jeune avocat l’a préservé de “toute souillure”: il
reste un modèle pour ceux qui veulent et qui voudront nettoyer la Cité de ses
corruptions.
Un différentialisme dérivé de Claude Lévi-Strauss
Le portrait de “l’Europe en
dormition”, proposée par Venner dans le dixième et dernier chapitre du “Siècle
de 1914” est un appel à l’action: il énumère, avec la clarté des moralistes
français du “Grand Siècle”, tant admirés par Nietzsche, les travers de l’Europe
sous la tutelle des Etats-Unis, du libéralisme déchaîné (surtout depuis la
disparition du Rideau de Fer), des oligarchies liées à la “Super-classe”.
Venner se réfère à Heidegger, pour la critique du technocratisme propre aux
matérialismes communiste et libéral, et justifie son “différentialisme”, son
“ethno-différentialisme”, en se référant à la seule source valable pour étayer
une telle option politico-philosophique: l’oeuvre de Claude Lévi-Strauss. Nous
mesurons, en lisant ces lignes de Venner, toute la perfidie et la mauvaise foi
des critiques ineptes, prononcées par les “Vigilants” à l’encontre de cet
aspect particulier du discours des “nouvelles droites”, qui n’a jamais puisé
dans le corpus hitlérien —que Venner soumet, pour son racisme et son
antisémitisme, à une critique dépourvue de toute ambigüité— mais chez ce
philosophe et ethnologue d’origine israélite, qui mettait très bien en exergue
les limites de la pensée progressiste. Venner rappelait aussi la trajectoire
très personnelle de Victor Segalen (1878-1919), explorateur des “exotismes” qui
avait écrit: “Ne nous flattons pas
d’assimiler les moeurs, les races, les nations, les autres; mais au contraire
réjouissons-nous de ne le pouvoir jamais” (cité par Venner, p. 389).
Apparemmant, la triste “intellectuelle” du misérable club des “Vigilants”, qui
a agité, sur internet, dans un essai aux allures soi-disant “savantes” mais à la
“sagacité” plus que bancale, le spectre d’un Venner “rénovateur du racisme”
dans les jours qui ont immédiatement suivi son suicide n’a jamais lu ce
deuxième ouvrage testamentaire de Venner, “Le siècle de 1914”. Venner, et nous
tous, avons des adversaires qui ne nous lisent pas, qui affirment
péremptoirement leurs lubies, avec la complicité d’un pouvoir aux abois et de
ses nouvelles militantes stipendiées, les “femens”.
La quintessence d’“Histoire et
tradition des Européens” et du “Siècle de 1914” paraissait et transparaissait
dans les éditoriaux des revues historiques de Venner, que traduisait, avec
diligence, dévouement et respect, l’ami américain Greg Johnson, permettant au
monde entier de lire le futur suicidé de Notre-Dame dans la “koiné” globale, dont
il maîtrise avec une belle élégance toutes les nuances, très éloignées du sabir
“basic” qui sert de lingua franca à
tous les technocrates de la planète. Venner a trouvé le traducteur qu’il mérite
et l’éditeur qui, j’espère, compilera bientôt les meilleures traductions de ses
éditoriaux en un volume.
21 mai 2013
Reste à tenter d’expliquer le
geste de Dominique Venner en cet après-midi du 21 mai 2013. A mon retour du
boulot, où une “Vigilante” particulièrement bête venait de monter une cabale
contre moi, et après un bref détour à la librairie italienne du Quartier
Schuman (où je devais me trouver quand Venner a appuyé sur la détente de son
pistolet de Herstal, lieu d’origine des Pippinides), j’apprends en ouvrant mon
ordinateur le suicide de Dominique Venner devant le maître-autel de Notre-Dame
de Paris. Je ne vais pas cacher, ici, que j’étais d’abord très perplexe. Mais
non étonné. Je connaissais les lignes de Venner sur les stoïques, qui quittent
la vie sans regret quand ils ne peuvent plus oeuvrer dans la “dignitas” qu’ils
se sont imposée, quand ils ne peuvent plus servir l’Empire comme ils le
voudraient. Je savais aussi Venner guetté par la maladie: un de ses éditoriaux
récents l’évoquait. Certaines photos trahissaient la présence sournoise d’une
pathologie tenace. Ma perplexité était suscitée par le lieu: pourquoi
Notre-Dame, pourquoi le choeur de la Cathédrale de Paris? Pourquoi pas
Chartres, Château-Gaillard, Montségur? Dans sa dernière lettre, Venner
écrivait: “C’est un endroit que j’admire et que je respecte”. Ces mots
voilaient évidemment un sens précis. Notre-Dame est construite sur le site d’un
temple romain de Lutèce, temple probablement bâti sur un sanctuaire gaulois
antérieur. C’est donc là, dans la sacralité celtique la plus ancienne du lieu où
Venner a vu le jour en 1935, que devait résider l’énigme. J’ai réfléchi et me
suis rappelé d’un ouvrage de la série des “Voyages d’Alix” de Jacques Martin et
de son collaborateur Vincent Henin, consacré à la Lutèce romaine. Aux pages 52
et 53 de cet ouvrage destiné principalement aux amoureux de la culture
classique et aux latinistes —Martin a pris le relais, en quelque sorte, de
Jérôme Carcopino en pubiant cette admirable série chez Casterman— nous trouvons
quatre illustrations du “Pilier des Nautes”, une pour chacun de ses côtés.
Martin et Henin rappellent que ce “Pilier des Nautes” a été découvert en 1711,
exactement sous le choeur de Notre-Dame. Probablement surmonté d’une statue de
Jupiter impérial, cette colonne montrait sur sa face antérieure le dieu
celtique Cernunnos, Iovis (= Jupiter) et un couple divin, Mars et Minerve (ou
la déesse celtique Boudana). Sur les autres faces, on trouve des
représentations de Smertios, Esus, Tarvos Trigaranus (le taureau flanqué de
trois grues), Castor, Pollux et Vulcain, de même qu’un autre couple divin,
Mercure et Rosmerta, puis, à la base, des divinités féminines: Junon, Fortuna,
Vénus et une figure mythologique non identifiée. C’est évidemment la présence,
au-dessus de Iovis, de Cernunnos qui m’interpelle.
Cernunnos, dieu à ramure de cervidé
Dans leur magnifique lexique de
mythologie celtique, Sylvia et Paul F. Botheroyd mettent fort bien en évidence
l’importance de Cernunnos, le dieu à la ramure de cervidé. On sait que Venner
vouait un culte discret au Cerf et ornait la page d’accueil de son blog d’une
belle image-silhouette de grand cerf. On sait aussi le grand intérêt que
portait Venner à la vénerie. Cernunnos est un dieu campé comme celtique mais,
disent Sylvia et Paul F. Botheroyd, on en trouve des représentations de
l’Irlande à la Roumanie, toujours affublé d’une ramure et d’une torque et
accompagné de serpents. Il est donc un dieu ancien de la très vieille Europe
proto-historique. On l’appelle aussi le “dieu cornu” mais si “ker” est un terme
indo-européen pour désigner les cornes animales, il désigne aussi les forces
vitales, celles de la croissance. Il agit d’un lieu souterrain, d’un autre
monde enfoui dans la Terre-Mère: il y accueille les morts et, chaque fois qu’un
défunt se présente, Cernunnos libère de l’énergie vitale avec l’aide de la
Déesse-Mère et lui donne une nouvelle forme. Il est aussi le dieu qui fait
monter la sève dans les plantes, qui incite la volonté de reproduction des
êtres. Il est donc un dieu de la Vie au sens le plus large. Une gravure
rupestre du Val Camonica en Italie alpine représente le “Cornu” avec un sexe en
forme de long serpent qui unit ce dieu dispensateur de Vie à la Déesse-Mère: il
unit donc principe masculin et principe féminin, comme le bas du “Pilier des
Nautes” représente, lui aussi, des couples divins. Le Cernunnos de Val
Camonica, et tous les dieux cornus de la très vieille Europe, symbolise
l’éternelle victoire de la Vie sur la mort. Il est, écrit Yann Brekilien dans
“La mythologie celtique” (Jean Picollec, 1981), “l’époux de la Déesse-Mère, le
principe masculin fécondant, le Verbe créateur” (p. 97). Mais, toujours pour
Brekilien, “la matière trahit la force
spirituelle qui l’a fécondée et se soumet à la destruction, jusqu’à ce que
recommence le cycle” (ibid.). En tant que force spirituelle, Cernunnos est
un “dieu de nature ignée” (cf. Myriam Philibert, “De Karnunos au roi Arthur”,
Ed. du Rocher, 2007). Alliance donc du feu sacré, de l’esprit, du monde
souterrain où se recrée la Vie, épousailles permanentes avec la Terre Mère:
telle est la sacralité profonde du sol sous le choeur de Notre-Dame de Paris,
où se dressait, dès le règne de l’Empereur Tibère, le “Pilier des Nautes”. Pour
Venner, c’était là, et là seul pour un natif de Paris, qu’il fallait aller
offrir sa vie, son enveloppe charnelle, pour que le principe vital de Cernunnos
la transforme en nouvelle énergie, plus puissante encore.
Montée de l’insignifiance
Au moment où la France du
Président Hollande enfreint les règles traditionnelles du mariage, édictées par
l’Empereur Auguste sur base des vieilles traditions romaines, les bases du
“Pilier des Nautes”, avec ses couples divins hétérosexuels, étaient ébranlées.
La Cité frappée à la base même de ses facultés reproductrices, engendrant
potentillement un “collapsus démographique” (Chaunu) plus accéléré et plus
nocif que jamais... Sur fond d’une trivialité sociale en apparence sans remède:
ce n’est pas seulement une idée ancrée dans la “droite” où l’on fourre un peu
vite Dominique Venner, quand on l’évoque dans les salons des terribles
simplificateurs. Constatons le même refus et le même dégoût chez des auteurs
contemporains de la publication de “Coeur rebelle” (1994). Cornelius
Castoriadis a fustigé la “montée de l’insignifiance”: “il ne peut pas y avoir d’‘autonomie’ individuelle s’il n’y a pas
d’autonomie collective, ni de ‘création de sens’ pour sa vie par chaque
individu qui ne s’inscrive dans le cadre d’une création collective de
significations. Et c’est l’infinie platitude de ces significations dans
l’Occident contemporain qui conditionne son incapacité d’exercer une influence”
(“La montée de l’insignifiance”, Seuil-Points, n°565, 1996). Langage qui
revendique le retour des identités collectives, tout simplement sans citer le
terme “identité”. Gilles Châtelet est encore plus virulent dans les critiques
qu’il consigne dans “Vivre et penser comme des porcs” (Folio-Actuel, n°73,
1998). Jacques Ellul fustige la transformation du politique en illusion, où “le peuple ne contrôle plus rien que des
hommes politiques sans pouvoir réel” (”L’illusion politique”, La Table
Ronde, 2004, 3ème éd.).
Au-delà des étiquettes de
droite ou de gauche, Venner —comme d’autres, innombrables, mais non élèves
respectueux de Sénèque et des stoïques— constate l’enlisement général de nos
sociétés, affligées de cette viscosité qui empêche toute transmission (Chaunu).
Il n’est plus possible de vivre selon les règles et les rites de la “dignitas”
romaine. Mais Venner, déçu jusqu’aux tréfonds de son âme, n’est pas un
fataliste: il offre à Cernunnos sa vie pour qu’il insuffle une charge vitale
plus forte encore que la sienne dans ce magma poisseux, en espérant qu’un cycle
nouveau s’enclenche. Ce cycle, ce sont ses lecteurs, ses élèves qui devront
l’animer avec la même constance et la même fidélité que lui.
La disparition de Venner est
une disparition de plus pour nous. La génération fondatrice disparaît: celle du
“grand refus” dans l’Europe qui a chaviré dans l’indolence et le consumérisme.
Son heure est venue. Venner, homme libre, n’a fait que devancer la Grande
Faucheuse, qui a emporté Mohler, Tommissen, Dun, Rauti, Mabire,
Schrenck-Notzing, Kaltenbrunner, Parvulesco, Thiriart, Locchi, Romualdi,
Fernandez de la Mora, Willms, Eemans, Bowden (à 49 ans seulement!), Valla,
Debay, Varenne, Freund, et bien d’autres... La première tâche est de faire lire
les livres dont j’ai tenté, vaille que vaille, d’esquisser l’essentiel dans cet
hommage à Venner. Ensuite, il me paraît impératif de sauver à tout prix “La
Nouvelle revue d’histoire”. En mars 2006, nous avions perdu un guide précieux,
un excellent professeur de lettres, en la personne de Jean Mabire: nul, à mon
immense regret, n’a pu reprendre le travail hebdomadaire du lansquenet normand,
celui de fabriquer une fiche synthétique sur un écrivain oublié et important.
Qui reprendra “La Nouvelle revue d’histoire”? Philippe Conrad, le plus apte à
en perpétuer l’esprit? Quel que soit l’officier qui prendra le poste de Venner,
à la proue du meilleur navire de la mouvance, je lui souhaite le meilleur vent,
longue course.
J’écoutais, à côté d’Yvan Blot,
la fille de Jean van der Taelen prononcer quelques paroles lors des obsèques de
son père à l’Abbaye de la Cambre à Ixelles: elle nous demandait de lui parler
comme s’il était dans la pièce d’à côté, séparé seulement par une maigre
cloison, de lui poser les questions qu’on lui aurait posées de son vivant. Pour
Venner, je dirai ceci, dans le même esprit, et je souhaite que tous les amis
fassent de même; quand j’écrirai une phrase sur un thème cher à Venner, sur une
position que je prendrai, sur une innovation sur l’échiquier international, je
lui poserai la question: “Qu’en pensez-vous?”. De même qu’en penseraient
Locchi, Mohler, Schrenck-Notzing, Mabire, etc.? Meilleure façon d’assurer
l’immortalité de nos défunts.
Robert Steuckers.
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