Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1997
L'Allemagne à la croisée des chemins
Intervention de Robert Steuckers au séminaire d'Ile-de-France de «Synergies Européennes», le 26 octobre 1997
Généralement,
les observateurs des réalités allemandes en dehors de l'espace
linguistique germanophone sont assez peu attentifs à certaines
définitions que les Allemands donnent d'eux-mêmes. Certes, la culture
allemande mettant principalement l'accent sur le particulier, ces
définitions varient à l'infini: elles dépendent des options idéologiques
ou philosophiques personnelles des auteurs, de leurs idiosyncrasies.
Mais il en est une qui résume bien l'inquiétude voire la névrose
allemande: c'est la définition de l'Allemagne comme “verspätete Nation”,
comme nation retardée, comme nation “en retard”, comme nation
“tard-venue” sur l'échiquier européen et international. Ce concept de
“verspätete Nation” a été forgé par le philosophe Helmuth Plessner, peu
connu des germanistes français et a fortiori du grand public, malgré
qu'il ait été un opposant au régime hitlérien, contraint à l'exil. Pour
Plessner, les Allemands, en tant que “tard-venus” sur la scène politique
internationale, ne parviennent pas à rattraper le retard qui les sépare
des Français ou des Anglais, voire des Russes, essayent de développer
des idéologies de l'accélération, cherchent désespérément à se
débarrasser de ballasts du passé, conservent une certaine immaturité
politique (qui se traduit par le moralisme, le chauvinisme,
l'exaltation, etc.), due à l'absence de “grandes idées incontestables”
(au sens où l'entendaient en France Hauriaux ou Charles Benoist).
Plessner
et tous ceux qui partagent sa vision de l'histoire allemande constatent
que du XVIIième siècle à Bismarck, le Reich est un territoire éclaté, à
la merci de toutes les puissances voisines, en dépit de la lente puis
fulgurante ascension de la Prusse. Richelieu s'était érigé en protecteur
des “libertés allemandes”, entendons par là le protecteur de tous les
séparatismes et de tous les particularismes, qui tirent à hue et à dia,
empêchant les diverses composantes de la germanité continentale de
fusionner en une unité politique cohérente. Churchill en 1945-46 prônait
une version britannique de cette stratégie en cherchant à imposer au
Reich vaincu un fédéralisme séparatiste, que les critiques allemands
nommeront bien vite “fédéralisme d'octroi”. A ce morcellement
territorial s'ajoute la division confessionnelle entre catholiques et
protestants. Même si cette division s'estompe aujourd'hui, elle a eu des
effets calamiteux à long terme sur l'histoire allemande: l'Empereur
Ferdinand II, champion du camp catholique, annonçait à tout qui voulait
l'entendre qu'il préférait régner sur un désert plutôt que sur un pays
peuplé d'hérétiques. La logique d'une guerre civile sans compromis,
menée jusqu'à l'absurde et la folie, a frappé l'Allemagne dès les
premières décennies du XVIIième siècle. Wallenstein, génial chef de
guerre au service de cet Empereur catholique fanatique, s'est rapidement
rendu compte de la folie et de l'aveuglement du monarque: il a fait de
timides propositions de paix, suggéré un plan de réconciliation. Il a
été assassiné.
«Grand siècle» et «Siècle des malheurs»
La
mécompréhension fondamentale entre Allemands et Français, qui a
débouché sur les trois guerres franco-allemandes de ces 150 dernières
années, provient directement des événements terribles du XVIIième
siècle. La France a connu à cette époque son grand siècle et y a forgé
les puissants ressorts de sa culture et de son prestige. L'Allemagne a
été plongée dans l'horreur et la misère. Les manuels scolaires français
parlent du “Grand Siècle”, tandis que leurs équivalents belges parlent
du “Siècle des malheurs” et que la littérature allemande a produit cette
grande fresque tragique de Grimmelshausen, qui brosse un tableau de feu
et de cendres: celui des misères de la guerre de Trente Ans, affrontées
avec un stoïcisme amer par “Mère Courage”, l'héroïne de Grimmelshausen
qui a inspiré Brecht en ce siècle.
Au
XVIIIième siècle, quand le mariage entre Louis XVI et Marie-Antoinette
induit une trêve dans la guerre séculaire entre la monarchie française,
alliée des Turcs, et l'Autriche, porteuse de la dignité impériale, la
philosophie de l'histoire de Herder prône un retour aux Grecs, aux
Germains, aux héritages pré-chrétiens et aux racines premières des
cultures européennes. Cette orientation philosophique s'explique
partiellement par une volonté de dépasser les clivages confessionnels,
générateurs de guerres civiles atroces et sans solution. Pour éviter la
césure protestantisme/catholicisme, pour éviter toute réédition du
“siècle des malheurs”, la philosophie se laïcise; le néo-paganisme
dérivé d'une lecture anti-chrétienne de Herder (chez Reynitzsch par
exemple), le jacobinisme mystique et national de Fichte, sont les
manifestations diverses d'une volonté de paix civile: si l'Allemagne
dépasse les clivages religieux qui la traversent, si un néo-paganisme
dépasse les confessions chrétiennes qui se sont entredéchirées, si
l'idéologie idéaliste et nationaliste de l'unité nationale triomphe,
paix et prospérité reviendront et la culture s'épanouira, pensent à
cette époque les philosophes allemands, avec une certaine dose de
naïveté.
De Bismarck à Weimar
Au
début du XIXième siècle, le nationalisme radical, exprimé par des
figures comme Arndt ou Jahn, est une idéologie unificatrice voire
centralisatrice appelé à effacer sur le territoire allemand le
morcellement politique dû à la diplomatie de Richelieu. Bismarck,
quelques décennies plus tard, fournit à son pays un appareil
diplomatique solide, visant un équilibre des puissances en Europe,
notamment par des accords tacites avec la Russie. Guillaume II ruinera
cet équilibre en multipliant les maladresses. L'effondrement de
l'équilibre bismarckien a conduit aux boucheries de la Grande Guerre et,
pour l'Allemagne, à la défaite de 1918 et à la proclamation de la
République de Weimar.
Cette
république de Weimar dispose d'une souveraineté limitée, avec une armée
réduite (qui esquive toutefois les clauses du Traité de Versailles en
coopérant en Russie avec l'Armée Rouge), avec une monnaie anéantie et
une économie “pénétrée” par les capitaux américains. A tout cela
s'ajoute une occupation militaire française en Rhénanie et dans la Ruhr,
à laquelle succède la démilitarisation de la rive gauche du Rhin. Les
Allemands perçoivent cette situation comme une terrible vexation,
injuste à leurs yeux car leur nation, disent-ils, est importante et
grande sur les plans démographique, culturel et scientifique. Les
Alliés, dit la propagande nationaliste sous Weimar, prouvent leur
barbarie en confisquant tout avenir aux enfants allemands, en méprisant
les productions culturelles et scientifiques allemandes, pourtant
indépassables.
1945: finis Germaniae
En 1945, après l'effondrement du IIIième Reich, la défaite est encore plus cuisante et humiliante. La totalité du territoire —et non plus les seules régions de Rhénanie et de la Ruhr—
est divisée en quatre zones d'occupation (quant aux provinces de
Poméranie, de Posnanie et de Silésie, elles passent sous “administration
polonaise” avant d'être purement et simplement annexées). Pendant
quatre ans, de 1945 à 1949, le pouvoir est exercée par les Alliés, y
compris le pouvoir judiciaire. En dépit de la naissance des deux Etats
allemands en 1949, la RFA, à l'Ouest,
est jugulée dans sa souveraineté. A partir de 1955, 90% des effectifs
de l'armée ouest-allemande sont versés dans les unités de l'OTAN, donc
se retrouvent sous commandement américain (seuls quelques régiments de
police en Bavière et dans le Baden-Wurtemberg et les régiments de
gardes-frontières sont sous commandement allemand autonome). C'est dans
les 10% hors OTAN que se sont recrutées récemment les unités de
l'Eurocorps.
Il me paraît bon de rappeler sommairement, pour des raisons didactiques, quelques grandes étapes de l'histoire de la RFA:
1. De 1945 à 1949, nous avons donc un système d'occupation totale, sans aucun espace de souveraineté allemand.
2.
En 1949, la RFA se donne une constitution fédérale, avec l'approbation
des Alliés occidentaux qui croient ainsi affaiblir l'Etat allemand. La
zone soviétique se constitue en un Etat de facture soviétique.
3.
En 1952, Staline propose la réunification allemande, le rétablissement
de la souveraineté allemande dans un Etat démocratique fort, neutre et
soustrait à l'influence directe des puissances occidentales.
4.
En 1955, la RFA adhère à l'OTAN et récupère la Sarre que la France
voulait annexer. Le retour de la Sarre à la mère-patrie allemande a été
baptisé la “petite réunification”, dans la mesure où la RFA a mis au
point un système d'“annexion monétaire”, répété à plus grande échelle
lors de la “grande réunification” de 1989/90. La France s'en tire avec
une consolation: elle garde une station de radio (Europe n°1) en Sarre
et espère influencer les esprits. Ce sera un échec, mais cette politique
est pratiquée aujourd'hui, avec des visées annexionistes au Luxembourg
(via RTL), en Wallonie et dans la périphérie de Bruxelles.
5. En 1963, on assiste au rapprochement franco-allemand.
6.
En 1967/68, l'Allemagne est secouée par l'effervescence étudiante et
contestatrice, qui introduit les manies de 68 dans la société allemande,
restée jusque là très traditionnelle et conventionnelle. Cependant,
Rudi Dutschke, leader contestataire, est en faveur de la souveraineté
nationale, contrairement aux soixante-huitards français, qui ont
contribué à torpiller la voie indépendantiste et non alignée du
gaullisme des années 60.
7.
Après l'effervescence étudiante, s'ouvre l'Ostpolitik (= la politique à
l'Est) de la “grande coalition” socialiste et démocrate-chrétienne (CDU
+ SPD), orchestrée par Kiesinger et Willy Brandt. Cette ouverture au
bloc de l'Est inquiète la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis,
qui craignent un nouveau rapprochement germano-soviétique.
8.
De 1980 à 1983, l'affaire des euromissiles secoue durablement la
société allemande et interpelle la gauche, dont les intellectuels
redécouvrent subitement la valeur “nation”. On voit éclore le
“national-pacifisme”, le “national-neutralisme”, discutés avec passion à
droite comme à gauche, sans aucune exclusion ni anathème. Dans ces
débats innombrables, on propose une réunification allemande dans la
neutralité, comme pour l'Autriche, où les Verts rêvent d'une
démilitarisation quasi totale, tandis que les nationalistes (de droite)
entendent protéger cette neutralité par un surarmement et par un appel à
la “nation armée” sur les modèles de la Suisse et de la RDA communiste (Betriebskampfgruppen, etc. [= Groupes de combat organisés dans les entreprises de l'Etat socialiste est-allemand]).
9. En 1985, Gorbatchev annonce la glasnost et la perestroïka,
assouplissant du même coup, après la parenthèse du premier mandat de
Reagan, les rapports Est-Ouest. L'espoir de voir advenir une
réunification et une neutralisation de l'Allemagne augmente.
10. En 1989, la réunification est un fait accompli, mais
a) les esprits n'y étaient pas préparés, aucun des scénarii prévus ne s'est réalisé et
b)
le nationalisme traditionnel, qui croyait être le seul à pouvoir
suggérer des solutions acceptables, bien ancrée dans lestraditions
historiques, a été pris de cours. Quant à la gauche
“nationale-pacifiste”, ses scenarii n'ont pas davantage été mis en
pratique. La réunification a laissé les intellectuels de droite comme de
gauche dans un certain désarroi voire une certaine amertume.
Pôle franco-allemand et alliance avec les “crazy states”
Exemple:
figure de proue de la droite conservatrice allemande, Armin Mohler, du
temps du duopole américano-soviétique, avait énoncé un projet pour une
politique internationale souveraine de l'Allemagne, reposant sur deux
stratégies principales:
a) le renforcement du pôle franco-allemand (sa vision gaullienne), pour faire pièce aux Anglo-Saxons et aux Soviétiques et
b)
le pari sur tous les Etats que les Américains qualifiaient de “crazy
States” (Corée du Nord, Libye, Chine, etc.), pour échapper à
l'étranglement de l'alliance atlantique, comme De Gaulle avait développé
une diplomatie alternative dans les pays arabes, en Inde, en Amérique
latine, en Roumanie, etc. En 1989, la Libye était quasi éliminée de la
scène internationale, mise au tapis par les raids américains de 1986.
Restait la Chine, mais tout rapprochement germano-chinois ne risque-t-il
pas d'envenimer les relations germano-russes, d'autant plus qu'il
existe virtuellement un tandem Pékin-Washington dirigé contre Moscou et
régulièrement réétabli et renforcé? La Russie, abandonnant ses
crispations du temps de la guerre froide, acceptant de bon gré la
réunification, pouvait-elle être considérée encore comme un adversaire,
ce qu'elle était du temps de la guerre froide?
1989 ou la fin de la foi dans le progrès
En
1989, le projet de Mohler, porté par un souci de dégager et la France
et l'Allemagne du clivage Est-Ouest, ne peut se concrétiser. Dans la
foulée de la chute du Mur et de la réunification, Hans-Peter Schwarz,
éminence grise de la diplomatie allemande, ami d'Ernst Jünger et exégète
de son œuvre, principal collaborateur des revues Europa Archiv, et Internationale Politik
(équivalent allemand de la revue de l'IFRI français), biographe
d'Adenauer, publie un ouvrage important, dont l'idée centrale est de
poser l'Allemagne comme une Zentralmacht,
une puissance centrale, au milieu d'un continent qui est également une
civilisation (au sens où l'entend Huntington). Pour Schwarz, 1989 marque
une césure dans l'histoire européenne, parce que:
1.
La fin du communisme est aussi la fin de la foi dans le progrès, qui
sous-tend l'idéologie dominante de la civilisation occidentale.
a) On ne peut plus croire raisonnablement aux “grands récits”, comme le signale le philosophe français Jean-François Lyotard.
b)
On se rend compte des dangers énormes qui guettent notre civilisation,
des dangers auxquels elle ne peut pas faire face intellectuellement donc
projectuellement, vu ses fixations progressistes. Le bilan écologique
de notre civilisation est désastreux (l'écologie est une thématique plus
discutée et approfondie en Allemagne, même dans les cercles
“conservateurs”, comme l'attestent les travaux de personnalités comme
Friedrich-Georg Jünger ou Konrad Lorenz, etc.). La déforestation dans
l'hémisphère nord est également catastrophique. L'épuisement des
ressources naturelles, la pollution des mers, la persistance de virus
non éradicables, le SIDA, le caractère invincible du cancer, prouvent
que la finitude humaine est un fait incontournable et que les vœux pieux
de l'idéologie progressiste n'y changeront rien.
2.
Ce constat de la fin du progressisme induit Schwarz à demander que la
RFA, élargie au territoire de l'ex-RDA, soit un Etat postmoderne, dans
un concert international postmoderne, c'est-à-dire un Etat reposant sur
une idéologie non progressiste, ne dépendant nullement des poncifs du
progressisme dominant, dans un concert international où plus personne
n'a que faire des vieilles lunes progressistes face au gâchis qu'elles
ont provoqué.
3. La tâche d'un tel Etat est de:
-
coopérer à la gestion et à l'apaisement des instabilités de l'Est, pour
retrouver le sens de l'équilibre bismarckien, qui avait été bénéfique
pour tous les peuples européens.
- éviter les deux écueils classiques de la politique allemande:
a)
le provincialisme étriqué (souvenir du morcellement territorial),
égoïste et refusant de se mettre à l'écoute des tumultes du monde;
b) la grandiloquence matamoresque à la Guillaume II, qui a braqué tous les voisins de l'Allemagne.
Elites défaillantes et routines incapacitantes
Pour Schwarz, l'Allemagne, comme tous les autres pays européens, se trouve au beau milieu d'un nouveau système international.
- Ce système nouveau a permis la réunification —ce qui est positif— non seulement du peuple allemand, mais aussi de tout le sous-continent européen.
- Mais la classe politique dominante n'était pas intellectuellement préparée à affronter ce changement de donne:
a)
Sur le plan INTELLECTUEL, elle est inapte à saisir les nouvelles
opportunités. Elle a pensé l'histoire et les relations internationales
sur le mode de la division Est-Ouest, selon des critères binaires et non
systémiques. Cette classe politique rejette, analyse, anathémise; elle
ne cherche pas à susciter des synergies, à rétablir des liens refoulés
ou tranchés par l'arbitraire de fanatiques, songeant à faire du passé
rable rase. Sa pensée est segmentante; elle n'est pas systémique.
b)
Cette classe politique entretient des ROUTINES INCAPACITANTES. C'est le
grief principal adressé à la partitocratie traditionnelle, allemande,
belge ou italienne, tant par les Verts à gauche (Scheer en Allemagne,
Marie Nagy en Belgique, etc.), que par les nationalistes à droite.
c) La classe politique a peur de la nouvelle réalité internationale. Elle la commente, elle émet des idées (gedankenreich), mais elle n'agit pas (tatenarm).
Cette nouvelle réalité est celle de la globalisation. Le monde est
redevenu une jungle en même temps qu'un grand marché, qui n'autorise pas
de raisonnements binaires. Il est marqué par le retour d'un certain
chaos. La globalisation, en effet, n'est pas la paix, dont avaient rêvée
les irénistes et qu'avaient acceptée ceux qui croyaient que les
blocages de la guerre froide allaient se pérenniser à l'infini. Pour
affronter cette jungle et ce grand marché, il faut une pensée de
l'interdépendance entre les nations et les Etats, interdépendance qui
implique une riche diversité de liens et de contacts, mais qui est aussi
grosse de conflits régionaux, de guerres civiles ou de conflits de
basse intensité. Cette pensée politique en termes d'interdépendance est
nécessaire car, dit Schwarz, l'Allemagne ne peut être une “grande
Suisse”: en effet, elle n'est pas une forteresse alpine, elle compte
trop de voisins (qui peuvent lui être hostiles); il y a trop de
turbulences à ses frontières (Pologne, Russie, Croatie,...).
Deux hantises: Kronstadt et Rapallo
Ces
hostilités potentielles et ces turbulences sont à la base de la grande
peur allemande: celle d'être encerclé. Pour Schwarz, deux hantises
troublent les relations franco-allemandes: la hantise de Kronstadt
(1892) qui terrifie les Allemands et celle de Rapallo (1922) qui
terrifie les Français. A Kronstadt, Français et Russes s'entendent
contre le Reich et le prennent en tenaille, donnant aux Allemands la
désagréable sensation d'être encerclés et étouffés. A Rapallo, Allemands
et Russes s'opposent de concert à l'Ouest et rassemblent leurs forces
sur un espace de grande profondeur stratégique, coinçant la France
contre l'Atlantique, sur une faible profondeur stratégique cette fois,
que les forces conjuguées de l'Allemagne et de la Russie, modernisées et
motorisées, pourraient aisément franchir d'un coup de boutoir, au
contraire des forces terestres et hippomobiles de la seule Allemagne de
Guillaume II, arrêtées sur la Marne par Gallieni en 1914.
En
1962, quand Adenauer et De Gaulle forgent l'entente franco-allemande,
l'Ouest franc se donne une profondeur stratégique acceptable, capable de
faire face à la Russie. Les arguments d'Adenauer ont été les suivants:
en 1963, De Gaulle quitte l'OTAN, donc les Allemands doivent éviter
qu'il ne négocie avec les Soviétiques et impose à Bonn un nouveau
Kronstadt, plus dramatique encore, vu la présence massive des troupes
soviétiques en Thuringe, à un jet de pierre du Rhin; de ce fait,
argumente Adenauer, les Anglais et les Américains doivent accepter le
rapprochement franco-allemand parce qu'il consolide leur dispositif de containment et constitue la garantie que la France demeurera dans le camp occidental.
Cette
réorientation du dispositif occidental vers un pôle atlantique
anglo-américain et vers un pôle européen franco-allemand a été célébrée
par toute une série de manifestations symboliques, d'images fortes et
médiatisables, comme le Te Deum à Reims en 1962, le développement d'une
mythologie des “Champs Catalauniques” (où reliquats des légions romaines
d'Occident et peuples germaniques ont uni leurs forces pour barrer la
route à Attila; ces réminiscences de l'oecoumène impérial romain étaient
chères à Adenauer), la parade des tankistes allemands à Mourmelon, et,
après De Gaulle et Adenauer, la visite de Kohl et de Mitterrand à
Douaumont en 1985, en compagnie d'Ernst Jünger.
Le nouveau contexte après 1989
Mais le nouveau contexte d'après 1989 n'est plus celui du tandem franco-allemand de De Gaulle et d'Adenauer. Quel est-il?
- En Pologne:
La
Pologne, entre 1920 et 1939, appartient au “cordon sanitaire” entre
l'Allemagne et l'Union Soviétique; elle en est même l'une des pièces
maîtresses. La politique de Hitler a été de démanteler ce “cordon
sanitaire”, par les accords de Munich qui mettent un terme à l'existence
de la Tchécoslovaquie et par l'invasion de la Pologne en septembre
1939. En dépit du Pacte germano-soviétique et en dépit de l'hostilité
que l'URSS avait toujours porté à la Pologne, alliée de la France, la
Russie devient nerveuse en voyant ses frontières occidentales dégarnies,
sans plus aucun espace-tampon, avec le géant germanique tout à coup
proche de l'Ukraine et des Pays Baltes. Aujourd'hui, le Colonel Morozov,
géostratège de l'armée russe, s'inquiète de voir le potentiel militaire
polonais (370.000 hommes) inclus dans une OTAN qui compte aussi
l'Allemagne, soit un potentiel militaire polonais à pleins effectifs,
alors que la Bundeswehr est réduite, elle aussi, à 370.000 hommes pour
“raisons d'économie”. Le jeu très habile des Américains consiste à créer
un système de vases communiquants: diminution du potentiel allemand et
augmentation du potentiel polonais, de façon à contrôler simultanément
Russes et Allemands.
- Dans les Pays Baltes:
Les
Pays Baltes faisaient partie du “cordon sanitaire”. Les Russes
s'inquiètent aujourd'hui de les voir absorbés par l'économie
occidentale. Allemands et Suédois investissent énormément dans ces trois
petits pays d'une grande importance stratgégique. Les Allemands
investissent également dans la région située entre l'Estonie et
Saint-Petersbourg (Narva, Lac Peïpous, Novgorod), parce que cette
zone-clef de la Russie historique est plus rentable par sa proximité
avec la Baltique et que des systèmes de communications peuvent y
fonctionner sans trop de problèmes (distances réduites, proximité des
ports, grand centre urbain de Saint-Petersbourg, possibilité technique
de dégagement des voies ferroviaires et routières en hiver, etc.). Dans
cette politique d'investissement, les Allemands partagent les tâches
avec les Suédois et les autres pays scandinaves.
- En Hongrie:
Quelques
mois et quelques semaines avant la chute du Mur de Berlin, Autrichiens
et Hongrois avaient commencé de concert à démanteler le Rideau de Fer le
long de leur frontière. Depuis lors, la Hongrie a atteint un niveau
économique acceptable, bien que non exempt de difficultés. L'Autriche
connaît un boom économique, car elle retrouve son marché d'avant 1919.
Plusieurs options géopolitiques possibles
Dans ce contexte, l'Allemagne se trouve confrontée à plusieurs options géopolitiques possibles:
a) Organiser les PECO (Pays d'Europe Centrale et Orientale) selon deux axes:
1.
L'axe Stettin-Trieste, renouant ainsi avec le projet du Roi de Bohème
Ottokar II au moyen âge. Le souvenir de la géopolitique d'Ottokar II est
le motif qui a poussé la diplomatie allemande à reconnaître rapidement
la Slovénie et la Croatie. Géopolitiquement parlant, il s'agit d'unifier
toute le territoire européen situé entre l'Istrie adriatique, pointe la
plus avancée de la Méditerranée vers le centre du continent, et
Stettin, port baltique le plus proche de cette avancée adriatique de la
Méditerranée. Cette vision ottokarienne donne véritablement corps à la
géopolitique continentale européenne et croise l'axe Rhin-Danube, en
rendant potentiellement possible, par adjonction de canaux en Bohème et
en Moravie, une synergie fluviale Elbe/Danube et Oder/Danube
2.
L'axe Rhin-Main-Danube ou la diagonale Mer du Nord/Mer Noire, sans
obstacle terrestre depuis le creusement du Canal Main/Danube en
Allemagne. A partir de la Mer Noire, l'Europe entre en contact direct
avec le Caucase et ses pétroles et, de là, avec la zone de la Mer
Caspienne, avec l'Iran et l'Asie Centrale.
b)
Organiser de concert avec la Russie, l'espace pontique (Mer Noire =
Pont Euxin, dans la terminologie greco-latine, d'où l'adjectif
“pontique” pour qualifier ce qui se rapporte à cet espace maritime et
circum-marin) et les systèmes fluviaux russes qui y débouchent à l'Est
et à l'Ouest de la Crimée et de la Mer d'Azov, et se branchent sur le
Danube, puis, ipso facto, sur l'axe Danube-Rhin, sans passer par la
Méditerranée, contrôlée par la VIième flotte américaine. Le blé
ukrainien et les pétroles du Caucase sont susceptibles d'apporter à
l'Europe l'indépendance alimentaire et énergétique, indispensable
corollaire à sa puissance économique et à son éventuel avenir militaire.
Les enjeux de cette région sont capitaux et vitaux.
c)
Poursuivre le “dialogue critique” avec l'Iran, qu'avait impulsé le
Ministre allemand des affaires étrangères Klaus Kinkel. L'Allemagne ne
pouvait se permettre de suivre aveuglément la politique d'isolement de
l'Iran imposée par Washington. Le “dialogue critique” avec Téhéran est
peut-être la seule manifestation concrète, après 1989, de dialogue et de
coopération avec les “crazy States”, qu'espérait généraliser Armin
Mohler au temps du duopole Moscou/Washington.
d)
Le “dialogue critique” avec l'Iran devrait servir de tremplin à un
dialogue étroit avec l'Inde, sous-continent en pleine mutation.
e)
Entamer un dialogue fécond avec l'Indonésie et Singapour. L'Indonésie
permet des investissements rentables (ndlr: du moins avant la crise qui a
secoué le pays début 98). En Belgique, l'homme politique flamand Geens
avait déjà préconisé une telle politique, arguant que cette
réorientation de l'aide belge au développement devait être concomittante
à un désengagement progressif en Afrique. L'Indonésie apporterait en
échange son soutien aux candidatures allemande et japonaise au Conseil
de Sécurité de l'ONU.
Au milieu d'une zone d'effervescences et de synergies
En
résumé, dans le cadre strictement européen, l'Allemagne se trouve au
beau milieu d'une zone d'effervescences et de synergies potentielles qui
partent de Rotterdam pour s'étendre à la Ruhr, au complexe industriel
de Karlsruhe et, de là, à Bâle, ou, via le Main, à la place boursière de
Francfort, à l'Autriche en expansion, à la Hongrie productrice de
surplus agricoles, à la Serbie, la Roumanie et la zone pontique (Mer
Noire). La Mer Noire est un espace additionant de multiples atouts: les
fleuves russes et les bassins industriels qui se sont constitués sur
leurs rives (Donetz, etc.), les “terres noires”, terres fertiles, terres
à blé de l'Ukraine, la presqu'île de Crimée (avec son climat
méditerranéen), le Caucase et son réseau d'oléoducs conduisant à la
Caspienne, l'Iran et l'Asie centrale.
Dans
ce nouveau contexte qui restitue à l'Allemagne son aire d'expansion
économique naturelle et lui procure de nouveaux alliés plus sûrs et
moins enclins à la duplicité que les diplomaties occidentales, les
relations franco-allemandes prennent une nouvelle dimension, plus vaste
que du temps des accords entre De Gaulle et Adenauer. Les maximalistes
du binôme franco-allemand parlaient naguère d'une fusion entre les deux
pays, créant à terme la “Frallmagne”. A ces maximalistes s'opposaient
les partisans anti-européistes du repli de l'Hexagone sur lui-même ou
les partisans d'une Allemagne découplée de l'Ouest.
Pour ou contre la «Frallmagne»?
La revue italienne de géopolitique, Limes,
a présenté à ses lecteurs les arguments en faveur et en défaveur de la
“Frallmagne”. En France, les partisans d'un binôme franco-allemand
accentué presque jusqu'à la fusion, veulent une Europe en mesure de
décider. En Allemagne, ils envisagent une intégration démocratique de
l'Europe selon le modèle du fédéralisme allemand. Au-delà du binôme
franco-allemand, il est évident que l'harmonisation des deux volontés
(décision à l'échelle continentale, organisation fédérale de l'ensemble
européen) présente une indubitable similitude avec notre projet,
résoudrait les problèmes accumulés par les Etats européens depuis
quelques siècles. D'autres avocats allemands du binôme et de
l'intégration européenne pensent comme Schwarz: la France, l'Allemagne,
l'Europe ont besoin d'élites multilingues (s'il n'y a pas connaissance
mutuelle, il n'y aura jamais ni intégration ni fusion au niveau des
sociétés civiles). Sans élites multilingues, aucun projet européen
cohérent n'est possible.
Mis
à part les passéismes et la mauvaise foi anti-européiste, le camp des
adversaires du binôme et de l'intégration européenne estime, en France,
que les problématiques extra-hexagonales, en Allemagne, que les
problématiques non “mitteleuropéennes”, sont incompréhensibles pour les
Français ici, pour les Allemands là-bas. De ce fait, cette
incompréhension rend toute fusion ou intégration non-démocratique, vu
que les citoyens sont incapables de juger les res publicae
en toute sérénité et connaissance de cause, puis de voter
intelligemment. En Allemagne, les adversaires de la “Frallmagne”
estiment que leur pays, de par sa centralité géographique, chemine sur
un “Sonderweg” (= une “voie particulière”) depuis longtemps et qu'il ne
peut pas y renoncer, faute de bloquer des flux naturels et féconds
d'échange.
jus sanguinis et jus soli
Le
deuxième grand point d'achopement dans l'intégration européenne et dans
les relations franco-allemandes, c'est la problématique de la
nationalité et de la citoyenneté. Ces termes sont peut-être considérés
comme des synonymes en France, mais certainement pas en Allemagne.
Rogers Brubaker, dans un travail minutieux publié aux Etats-Unis auprès
des presses universitaires de Harvard, a analysé cette problématique. Il
écrit qu'en France “nationalité” et “citoyenneté” sont confondues, à
cause de toute sorte de facteurs historiques. L'idéologie républicaine
avait considéré au départ que le jus sanguinis,
le droit du sang, était un acquis révolutionnaire, donnant l'autonomie à
l'individu citoyen et le libérant de ses attaches territoriales
féodales. Avant la république, l'individu appartient à son seigneur,
avec son avènement, il devient autonome et, potentiellement, fondateur
d'une lignée issue de son propre sang, à l'instar des nobles et des
rois: d'où le jus sanguinis.
Sous Napoléon toutefois, une première entorse est faite à ce principe:
les enfants nés en France ou les jeunes qui y séjournent deviennent bons
pour le service militaire, même si leurs parents sont des étrangers.
Les besoins en effectifs valaient bien cette entorse aux principes de la
république. Napoléon réintroduisait ainsi une forme de jus soli, de droit du sol. Aujourd'hui, à grands renforts de propagande, on essaie de promouvoir le jus soli comme l'idéal premier de la république, ce qui est historiquement faux. Au départ, le jus sanguinis est un principe de liberté, le jus soli,
l'indice d'une servitude. Toute une machinerie propagandiste, articulée
depuis Paris, tente d'imposer aux pays d'Europe, au nom de l'idée
républicaine, le jus soli post-républicain, dont les origines remontent au césarisme napoléonien. Le jus soli
actuel étend à tous les individus qui circulent sur le sol français le
droit d'acquérir la citoyenneté française (curieusement confondue avec
la nationalité), sans devoirs en contrepartie.
“nationalité” et “citoyenneté”
En
Allemagne, “nationalité” et “citoyenneté” ne sont nullement synonymes.
Pour les juristes et la pensée politique allemands, la “nationalité” est
un fait biologique, linguistique et culturel, un acquis accumulé depuis
longtemps, que l'on ne peut pas effacer d'un coup, par une simple
déclaration ou un changement d'avis ou une lubie. La nationalité, au
sens allemand, est même ineffaçable, elle est constitutive de la
personnalité, et, à ce titre, digne de tous les respects et
intransmissible. Quant à la “citoyenneté”, pour les Allemands, elle
n'est rien d'autre qu'une commodité. A la limite, on peut être citoyen
d'un pays sans en avoir la nationalité: on peut avoir la “nationalité”
allemande et être citoyen belge à Eupen ou à Saint-Vith, citoyen
français en Alsace, citoyen suisse à Bâle, citoyen autrichien ou italien
au Tyrol, roumain en Transylvanie, russe ou kazakh dans les républiques
ex-soviétiques. Toute personne de nationalité allemande reçoit
automatiquement, sur simple demande, la citoyenneté de la RFA. On ne
peut nier sa nationalité, on peut renoncer à sa citoyenneté (notons au
passage que les droits algérien et turc, par exemple, raisonnent de la
même façon et interprètent les textes de loi de manière plus restrictive
encore: ainsi, l'Algérie ne reconnaît pas la citoyenneté française des
nationaux algériens nés en France ou, plus exactement, estime que la
citoyenneté française, simple commodité, n'efface pas la nationalité
algérienne, fait fondamental; la Turquie confisque les biens de ses
ressortissants qui acquièrent une autre nationalité, pour laisser intact
la patrimoine foncier du pays).
Cette
différence entre les conceptions de nationalité et de citoyenneté en
France et en Allemagne est le principal obstacle au rapprochement
franco-allemand. Ou bien on applique partout en Europe le jus sanguinis que Brubaker qualifie de “restrictionniste”, ou bien partout le jus soli
qu'il qualifie d'“inclusioniste”. Parce qu'il y a libre circulation au
sein de l'UE, il ne peut pas y avoir de pays plus libéral que les
autres, ensuite, parce que les pays d'où provient la majorité des
immigrés appliquent de manière très restrictive le jus sanguinis,
l'option la plus commode semble être l'option républicaine originelle,
soucieuse de l'autonomie des personnes et des lignées, ce qui nous
conduirait donc à une application très stricte du jus sanguinis,
également par respect pour les traditions juridiques des pays d'origine
des immigrés. Contrairement à ce que laisse accroire une propagande
incessante, martelée à satiété, frisant le délire, le jus sanguinis semble plus universellement accepté que le jus soli, du moins dans le Vieux Monde. La position des partisans du jus sanguinis permet un dialogue plus aisé avec les autorités des pays d'origine des immigrés, également adeptes du jus sanguinis.
Cette position est donc plus universelle, à défaut d'être
“universaliste”. Une position universelle est une position réaliste. Une
lubie universaliste participe de la pensée utopique, de la machine à
faire des anges et à broyer les âmes.
Les contours de la future géopolitique allemande selon Heinz Brill
Sur
le plan géopolitique, le géopolitologue Heinz Brill, qui a enseigné à
l'académie de la Bundeswehr, énumère dans son ouvrage récent qui dresse
un bilan géopolitique de l'Allemagne contemporaine, les diverses options
qui s'offre au pays aujourd'hui:
1. L'option UE (Union Européenne):
L'option
européenne de l'Allemagne postule à terme un élargissement de l'espace
géopolitique européen à l'ensemble des territoires des pays de l'OSCE.
Cet élargissement, explique Brill, implique une participation
américaine, pour faire contre-poids à la France et à la Russie. Cette
option privilégie l'alliance américaine, contrairement à l'idéal
gaullien-adenauerien du binôme franco-allemand et au
national-neutralisme qui voulait la normalisation voire le renforcement
des rapports germano-russes. A terme, cette option envisage la
consolidation d'une union euro-atlantique, futur pilier le plus puissant
de l'ONU.
2.
La deuxième option étudiée par Brill est celle du “partners in
leadership”. C'est résolument une carte américaine, visant un partage du
pouvoir entre Américains et Allemands en Europe, aux dépens de toute
synergie avec la France ou la Russie.
3. Brill énumère ensuite diverses autres possibilités, rencontrant davantage nos préoccupations:
a.
L'option “Mitteleuropa”, où l'Allemagne focalise son attention sur son
environnement centre-européen immédiat, en relâchant ses liens avec
l'Ouest.
b. L'“helvétisation”, pour ne heurter aucune autre grande puissance.
c. L'option dite “Zivilmacht”, où l'Allemagne, se borne à n'être plus qu'une puissance civile, comme le Japon.
d.
Le repli sur soi, difficile, selon Brill, parce que l'Allemagne est une
nation exportatrice de produits finis, non autonome sur le plan
alimentaire.
e. L'adhésion à un axe Berlin-Moscou-Tokyo qui serait surtout un tandem germano-russe.
Enfin,
on voit se profiler une autre option, que n'évoque pas Brill, et qui
est de miser sur les pays asiatiques (Thaïlande, Indonésie, Inde), peu
hostiles à l'Allemagne et où aucune propagande germanophobe n'aurait
d'effet durable et profond.
Urbanisation et anti-germanisme
Pour
le professeur Roberto Mainardi, de l'Université de Milan, l'atout
majeur de l'Allemagne, c'est d'occuper une place centrale en Europe.
Dans son ouvrage consacré à l'Allemage et ses influences en Europe,
Mainardi rappelle, par une rétrospective historique, que l'atout majeur
du pays réside dans son urbanisation précoce en Rhénanie et en pays
mosellan, dès l'époque romaine. Mainardi s'inscrit dans une tradition
catholique et germanophile italienne (exprimée au XVième siècle par Pie
II), où l'Allemagne est un pôle de civilisation urbain et technologique
positif pour le continent. Sa germanophilie l'éloigne du pastoralisme
technophobe d'une certain nationalisme populiste allemand. Mainardi
rappelle qu'au moyen âge, l'Allemagne présentait un réseau urbain dense,
animé par une petite industrie très performante. L'anti-germanisme,
écrit Mainardi, est partiellement la volonté de briser la puissance
potentielle de ce réseau urbain, comme l'ont prouvé l'alliance
franco-turque inaugurée par François Ier, la politique de Richelieu qui
entretenait machiavéliquement les carnages qui détruisaient l'Allemagne,
les guerres terroristes de Louis XIV, le blocus anglais de 1919, les
bombardements alliés de 1940-45, le Plan Morgenthau, l'entretien d'une
vague écologiste utopique ou d'un nationalisme pastoraliste par certains
services de diversion occidentaux (utilisant tour à tour les marxistes
utopiques et anti-soviétiques recyclés dans l'écologie, les subversifs
de 68, la “nouvelle droite” anti-politique et technophobe téléguidée
depuis Paris, le religiosisme de théologiens névrosés revu à la sauce
verte, etc.).
Le
réseau urbain qui caractérise l'Allemagne depuis la romanisation de la
Rhénanie est à la base de la solidité de l'économie allemande actuelle,
conclut Mainardi. La réunification de 1989-90 fait de la RFA agrandie un
aimant qui attire le Bénélux, l'Alsace et la Suisse à l'Ouest,
l'Autriche, la Hongrie, la Tchéquie, la Slovaquie et la Pologne à l'Est.
Mais
cette nouvelle attirance de la périphérie pour le centre en Eu-rope,
n'est pas exempte de difficultés. L'Allemagne souffre depuis toujours
d'une trop grande multiplicité d'options, aujourd'hui elle é-prouve des
difficultés à maintenir son système social, parce que les
investissements nécessaires pour avoir la paix aux frontières et pour
mettre à niveau les nouveaux Länder
de l'Est sont énormes; ensuite parce que le modèle spéculatif du
néo-libéralisme anglo-saxon bat en brèche le “modèle rhénan” d'économie
productrice d'investissements et génératrice d'ancrages industriels
locaux. Le succès médiatique de la “bulle spéculative” remet
implicitement en question l'atout majeur de l'Allemagne depuis deux ou
trois siècles: la culture, tant la culture spéculative des philosophes
que la culture pratique des ingénieurs et des techniciens. Le “modèle
rhénan” est celui de la concertation sociale et de l'ordo-libéralisme
(c'est-à-dire une liberté d'entreprendre assortie de devoirs spécifiques
à l'en-droit des secteurs non marchands). L'industrie dans un modèle
rhé-nan parie sur l'université et la culture, attend d'elles inspiration
et impulsion. Par l'accroissement de la “bulle spéculative”, ce modèle
économique est en danger, avait écrit naguère Michel Albert, car il ne
permet pas d'engranger autant de bénéfices, aussi vite que par la
spéculation en bourse. Pour entrer en compétition avec les pools
économiques qui s'adonnent à la spéculation effrenée, les structures
économico-industrielles de type rhénan doivent consacrer une partie de
leurs bénéfices à la spéculation et réduire en conséquence leur soutien
aux secteurs non marchands.
Aux sources du malaise allemand
Immédiatement
après 1945, l'Allemagne n'avait plus aucune souveraineté militaire.
Mais, après 1989, les effectifs conjugués de la Bundeswehr et de la NVA (Nationale Volksarmee)
sont passés de 600.000 hommes à 370.000 (mêmes effectifs que l'armée
polonaise). L'Allemagne ne bénéficie toujours pas d'une souveraineté
politique complète. Naguère elle était toujours considérée comme un Etat
ennemi des Nations-Unies. Au début des années 90, les traités
réglementant la nouvelle situation ont certes édulcoré cette clause
puisqu'il y a ou a eu des casques bleus allemands en Somalie et en
Croatie. Cependant, les Allemands ont l'impression que le seul domaine
où leur souveraineté est inaltérée, c'est le domaine monétaire; d'où
leur souci de ne laisser se développer aucune inflation, ce qui entraîne
les effets pervers d'un chômage des jeunes, d'un malaise social, d'une
sinistrose, d'une hostilité à l'Euro car le mark semble être, pour les
Allemands, la seule chose qui leur reste, et qu'ils ont construit par
leur travail et leur épargne.
Les sources principales du malaise allemand actuel sont donc:
-
La difficulté de la classe politique à affronter les nouvelles donnes,
ce qui a pour corollaire l'obsolescence des idéologies politiques
sociale-démocrate et démocrate-chrétienne.
-
La partitocratie qui implique un jeu rigide et complexe d'élection, de
cooptation du personnel politique, entraînant l'avénement et la
pérennisation d'“élites sans projet”.
- Le risque de ne pas assimiler les jeunes, a fortiori les immigrés est-européens et turcs.
-
Le risque de ne pas pouvoir maintenir sur le long terme le politique
anti-inflationniste (répercutée dans le critère des 3% du Traité de
Maastricht), qui avait fait la raison d'être du système social et
fédéral allemand.
En
conclusion, nous pouvons dire que l'Allemagne ne connaît ni plus ni
moins de difficultés que ses partenaires européens. Elle connaît tout
simplement d'autres difficultés. Les maux qui affectent l'Allemagne se
retrouvent à degrés divers dans toute l'Europe: c'est la crise d'une
civilisation, où s'accumulent trop de scléroses et où le moindre
changement suscite la panique des gouvernants.
Nous
nous trouvons dans une période de turbulences de moindre intensité mais
de longue durée, ce qui, pour tous les Européens, s'avère incapacitant
face au défi américain dans le monde, américano-turc dans les Balkans,
le Méditerranée orientale et la Mer Noire, face aux bouleversements qui
ont frappé l'Afrique centrale, face à l'Asie et au Proche-Orient. Par
conséquent, tout projet européen qui interpelle tant la France que
l'Allemagne ou les pays du Bénélux, l'Italie, la Hongrie, la Slovénie,
la Croatie que les pays scandinaves doit trouver pour tous une voie
commune, reposant sur un principe de liberté, soit une liberté accordée
aux communautés réelles (régions, professions, parlements locaux, etc.)
et un noyau décisionnel efficace, commun à tous.
Robert STEUCKERS.
Bibliographie:
- Pierre BÉHAR, Du Ier au IVième Reich. Permanence d'une nation, renaissances d'un Etat, Ed. Desjonqueres, Paris, 1990.
- Heinz BRILL, Geopolitik heute. Deutschlands Chancen, Ullstein, Berlin, 1994.
- Rogers BRUBAKER, Citizenship and Nationhood in France and Germany, Harvard University Press, Cambridge-Massachusetts, 1992.
- Marcos CANTERA CARLOMAGNO, «I giochi baltici: staccare San Pietroburgo dalla Madre Russia?», in: Limes, Rome, n°1/1996.
- Dominique DAVID, «Perché Framania conviene alla Francia», in: Limes, Rome, n°2/1995.
- Alfred FRISCH, «Deutsch-französische Kurzschlüsse», in: Dokumente für den deutsch-französischen Dialog, n°1/1994.
- Gary L. GEIPEL (ed.), The Future of Germany, Hudson Institute, Indianapolis, 1990.
- Roberto MAINARDI, L'Europa germanica. Une prospettiva geopolitica, NIS/La Nuova Italia Scientifica, Rome, 1992.
- Wolfgang MANTL (Hrsg.), Die neue Architektur Europas. Reflexionen in einer bedrohten Welt, Böhlau, Wien/Köln, 1991.
- Helmuth PLESSNER, Die verspätete Nation. Über die politische Verführbarkeit bürgerlichen Geistes, Suhrkamp, Frankfurt a. M., 1974.
- Hans-Peter SCHWARZ, Die Zentralmacht Europas. Deutschlands Rückkehr auf die Weltbühne, Siedler, Berlin, 1994.
- Michael STÜRMER, Dissonanzen
des Fortschritts. Essays über Geschichte und Politik in Deutschland.
Alteuropäische Erinnerung, Aufstieg und Fall des deutschen
Nationalstaats. Bundesrepublik, quo vadis?, Piper, München, 1986.
- Paul THIBAUD, «Perché Framania non conviene alla Francia», in: Limes, Rome, n°2/1995.
- Ludwig WATZAL, «Perché Framania non conviene alla Germania», in: Limes, Rome, n°2/1995.
- Ernst WEISENFELD, «Frankreich und Mitteleuropa», in: Dokumente für den deutsch-französischen Dialog, 5/1993.
- Johannes WILLMS, «Perché Framania conviene alla Germania», in: Limes, Rome, n°2/1995.
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