Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1996
Les mémoires de Jaruzelski: notes sur le rôle de l'homme d'Etat
Au
début de l'été 1992, le général polonais Wojciech Jaruzelski publiait
un livre de mémoires politiques. Il y décrivait les événements
politiques qui ont secoué la Pologne à partir du 13 décembre 1981, jour
où l'état de siège a été proclamé. Moscou craignait qu'une Pologne
déstabilisée ferait vaciller le système de domination soviétique. Raison
pour laquelle l'ordre communiste fidèle à Moscou devait être
promptement rétabli. Jaruzelski a donc reçu pour mission de maintenir
son pays dans l'orbite soviétique, même en faisant usage de la violence,
si cela s'avérait nécessaire. Les chapitres de son livre dévoilent des
réalités peu connues de l'histoire polonaise des années 1980-85. Bien
que “socialiste” et adepte du “socialisme réellement existant” de
l'époque et du système soviétique, le militaire Jaruzelski nous apparaît
toutefois, après les événements tumultueux du début des années 80,
comme une sorte de “katechon” conservateur, c'est-à-dire, pour reprendre
la définition de Carl Schmitt, comme un homme d'Etat qui se donne pour
tâche de rétablir l'ordre et de préserver les institutions de son pays
du chaos et du déclin. Bien entendu, pour nous, le communisme reste un
corps étranger à la nation polonaise et le mouvement “Solidarité” de
Walesa une expression spontanée de la colère populaire. Néanmoins, tout
observateur neutre, aujourd'hui, admettra que des services spéciaux
étrangers ont manipulé “Solidarnosc”, dans le but évident de faire
sauter le système soviétique, déjà sérieusement gangréné. Cette
opération de déstabilisation ne pouvait évidemment s'effectuer que là où
le système était le plus faible, entre le grand espace soviétique et le
territoire de l'ex-RDA (qui, disposant du balcon thuringien, servait de
base au fer de lance du Pacte de Varsovie).
Les
forces consrvatrices et les militaires de l'orbite soviétique ne
pouvaient pas tolérer un développement, certes démocratique, mais
néanmoins “aventureux” dans le rapport de forces de l'époque. Jaruzelski
a été chargé de sauver la situation: en tant que militaire, il a obéi
aux ordres de ses supérieurs du monde politique. L'état d'esprit de
Jaruzelski se révèle clairement dans le livre. On peut le qualifier de
conservateur-mainteneur, de “katechonique”, au sens où l'entendait Carl
Schmitt. Plusieurs extraits de l'ouvrage en attestent: «On
ne choisit pas l'espace historique et géographique dans lequel on nait.
Parmi les hommes de ma génération, on en trouve très peu qui soient
taillés d'un seul morceau de bois. La vie nous a formé avec les copeaux
du destin et sur les croisées des chemins. Nous étions les enfants de
notre époque, de notre milieu, de notre système. Chacun, à sa façon, est
sorti de ce cadre. Mais tous ceux qui en sont rapidement sortis ne
méritent pas notre respect. Et ceux qui n'en sont sortis que fort tard
ne méritent pas tous notre mépris. Le plus important, c'est de savoir
par quoi ces hommes se sont laissé guider individuellement, comment ils
se sont comportés, ce qu'ils ont fait et ce qu'ils sont devenus
aujourd'hui en tant qu'hommes» (p. 8). «En
tant que soldat, je sais qu'un chef militaire, que tout supérieur
hiérarchique est responsable pour tout et pour tous. Le mot “excuse”
peut ne rien signifier, mais je ne trouve pourtant pas d'autres mots. Je
voudrais ne demander qu'une seule chose: s'il y a des hommes pour qui
le temps n'a pas guéri les blessures, n'a pas apaisé la colère, alors
qu'ils tournent cette colère surtout contre moi, mais non pas contre
ceux qui, dans des circonstances données, honnêtement et de bonne foi,
ont sacrifié de nombreuses années de leur vie et donné toute leur
capacité de travail pour la reconstruction de notre patrie» (p. 9).
Dans sa conclusion, Jaruzelski s'exprime dans un style clairement “katechonique”: «Des
situations et des mesures exceptionnelles conduisent souvent à des
flots de sang. Nous savons que dans de nombreux pays, l'état d'exception
a coûté la vie à des milliers et des milliers d'hommes. Nous, en
revanche, avons pris cette décision dramatique, afin, justement, de ne
pas déboucher sur une telle tragédie. En grande partie, nous avons
réussi ce coup de poker. Malheureusement, pas à 100%. Dans la mine de
Wujek, on a dû faire usage d'armes à feu et neuf mineurs sont morts. Cet
événement douloureux jette encore aujourd'hui une ombre sur l'ensemble
des décisions prises à cette époque» (p. 465). Sa prise en compte
objective et froide des forces humaines en présence sur l'échiquier
politique révèle une proximité de pensée entre Jaruzelski et les
conservateurs “katechoniques” comme Donoso Cortés, Joseph de Maistre ou
Constantin Frantz: «Dans
l'appareil du pouvoir, il y avait beaucoup d'hommes réfléchis, cultivés
et expérimentés. Malheureusement, une somme de têtes intelligentes ne
donne pas automatiquement un surplus d'intelligence. Souvent, on est
tiré vers le bas par les idiots qui, par fanatisme, démagogie et
arrogance, font en sorte que même les meilleures intentions sont
exprimées en un langage faux et inacceptable. Tant pour des raisons
objectives que pour des raisons subjectives, l'assise gouvernementale
n'a pas été substantiellement élargie. Beaucoup d'hommes de valeur, qui
ne voulaient s'engager ni d'un côté ni de l'autre, ont été poussés dans
la marginalité» (p. 466).
Le général polonais perçoit parfaitement la différence entre mythologie et pragmatisme sur l'échiquier politique: «La
mythologie est une composante ineffaçable de la vie de toute société.
Le concept d'“éthique de la solidarité (Solidarnosc)” n'échappe pas à
cette coloration mythologique, même s'il perd considérablement de son
tonus aujourd'hui. C'est sans doute Pilsudski qui a dit, un jour, que
les Polonais “ne pensaient pas en termes de faits, mais de symboles”. Le
pragmatisme a d'incontestables avantages en politique et devrait en
fait servir de guide pour toutes les équipes dirigeantes. Mais le
pragmatisme seul ne suffit pas. Il demeure sec et gris si ses
représentants n'en appellent pas en même temps aux fondements
émotionnels de la conscience collective et individuelle» (p. 469).
Jaruzelski reste sceptique lorsqu'il observe l'emprise totale du
libéralisme économique dans les anciens pays du bloc de l'Est: «Je
crains que diverses paroles vengeresses qui appellent à la
“dé-communisation” ne détournent notre attention des objectifs
essentiels; elles pourraient conduire à un éparpillement des efforts de
notre société. Ce serait mortel pour la Pologne, au véritable sens du
mot. Cela ne peut que nuire aux intérêts de notre pays, si l'on cherche
des objectifs de remplacement dans ce monde marqué par la rivalité, la
compétition et la concurrence et qu'on gaspille dans une telle démarche
les énergies de la société» (p. 470).
Jaruzelski
a donc défendu et sauvé un Etat imprégné de soviétisme, sans,
semble-t-il, être un adepte de l'idéologie communiste. Pourquoi a-t-il
alors agit de la sorte? Le chapitre 28 de son livre nous donne une
réponse très détaillée et fort intéressante. Le principal, pour le
Général, était de sauver la souveraineté de la Pologne: «Y
avait-il une chance pour la Pologne, après la seconde guerre mondiale,
d'exister en tant qu'Etat pleinement indépendant sans influence
soviétique? (...) Les conférences de Téhéran, Yalta et Potsdam
déterminent l'histoire contemporaine et les historiens en discutent à
l'infini (...). La majorité des politiciens de cette époque ont dû, bon
gré mal gré, accepter les accords de Yalta, les considérer comme le réel
donné (...). L'ordre existant forçait aussi la Pologne à accepter ses
règles et déterminait la marge de manœuvre du pays. En tant que
militaire, je ne pouvais pas agir comme si je ne le savais pas» (pp. 302-303).
Jaruzelski rappelle ensuite à ses lecteurs une lettre qu'il a écrite en 1945 à sa mère et à sa sœur: «Je
suis obligé de servir la Pologne et de travailler pour elle, peu
importe les contours qu'elle prendra et les sacrifices qui seront exigés
de nous» (p. 304). Le jeune officier polonais de l'époque voulait
servir son pays sous la forme d'un Etat réellement existant, servir une
Pologne “peu importe les contours" qu'elle aurait pris; le jeune
Jaruzelski voulait se donner ce devoir et le hisser au-dessus de toutes
les autres considérations. Les patriotes allemands estimeront sans doute
que cette profession de foi est peu pertinente et intenable, mais, pour
le meilleur et pour le pire, elle est bel et bien une attitude typique
dans le corps des officiers polonais, où le service et le devoir
semblent être plus importants que les facteurs ethniques et historiques
ou que les constructions idéologiques. Jaruzelski esquisse, dans ce
28ième chapitre, la teneur des querelles qui ont opposés les Polonais de
Londres, rassemblés autour du Général Anders, et les Polonais de
Moscou. Les puissances occidentales n'ont jamais garanti les frontières
occidentales de la Pologne, au contraire de l'URSS. Aux yeux de
Jaruzelski, l'Union Soviétique apparaissait dès lors comme un garant
fiable et un allié solide. Seule l'URSS, à l'époque, garantissait
l'existence d'un Etat polonais dans des frontières fixées une fois pour
toutes et clairement tracées. Les Polonais de Londres voulaient
restaurer les frontières de 1939, ce que les Soviétiques n'auraient
jamais accepté, parce que la Pologne avait annexée en 1921 de larges
portions des territoires biélorusse et ukrainien. Comme les Soviétiques
avançaient vers l'Ouest et disposaient de la plus puissante armée, la
Pologne risquait d'être réduite aux dimensions qu'elle avait après le
Congrès de Vienne en 1815, c'est-à-dire les dimensions et la
configuration géographique d'un pays très réduit, aux frontières
démembrées, impossibles à défendre. Cette prépondérance militaire
soviétique et le refus de Moscou de rendre les territoires pris en 1921
par les armées polonaises victorieuses, a scellé le destin tragique des
populations allemandes de Poméranie, de Prusse Orientale, de Dantzig, de
Silésie et de Posnanie: une Pologne alliée à l'Union Soviétique devait
nécessairement rendre les territoires biélorusses et ukrainiens et être
élargie à l'Ouest, aux dépens des Allemands.
Les
ennemis de Jaruzelski soulignent que la Pologne a été asservie dans le
cadre du Pacte de Varsovie. A ce reproche, le Général répond qu'il
existe deux formes de souveraineté limitée: 1) La limitation volontaire
dans l'intérêt de l'Etat ou d'un groupe d'Etats alliés; 2) La limitation
qui a les caractéristiques d'un protectorat. Jaruzelski admet que la
Pologne a été un protectorat jusqu'en 1956, ensuite, elle a “bénéficié”
d'une souverainté limitée dans le cadre du Pacte de Varsovie. Dans un
tel cadre, Jaruzelski, en tant qu'officier, s'est fixé deux tâches
principales: garder un Etat capable de fonctionner et éviter le chaos
social et économique.
Jaruzelski
cite encore les appels lancés à l'époque par les Chanceliers Kreisky
(Autriche) et Schmidt (RFA) pour sauver l'ordre en Pologne, afin que le
pays puisse remplir ses obligations vis-à-vis d'autres Etats et afin que
la raison et la mesure demeurent maîtresses du terrain. Ensuite, ces
mémoires de Jaruzelski contiennent le texte complet d'un rapport du
ministre polonais des affaires étrangères Jozef Czyrek sur sa vistie au
Saint-Siège (pp. 353-354) et également le rapport du Général Kiszczak
sur les manœuvres des troupes soviétiques, est-allemandes et tchèques le
long des frontières polonaises pendant l'automne 1981 et sur les
actions des agents des services secrets à l'intérieur du pays. Si
Jaruzelski n'avait pas proclamé l'état de siège le 13 décembre 1981, les
troupes du Pacte de Varsovie seraient entrées en Pologne le 16, afin de
sauver le peuple polonais du “garot de la contre-révolution”.
Exactement selon le même schéma qu'à Prague en 1968.
L'action
de Jaruzelski a constitué, selon le “faucon anti-communiste” américain,
Zbigniew Brzezinski, le passage de l'“autoritarisme communiste” à
l'“autoritarisme post-communiste”. Solidarnosc n'a pas été interdit,
comme l'avait demandé le Pape à Czyrek, mais a été dompté avant de
préserver la Pologne d'une invasion, du chaos et de la faillite. A la
lecture de ces mémoires, on pourra rester sceptique, mais la teneur de
ce livre est extrêmement intéressante, non pas parce qu'il nous révèle
les idées d'un général polonais soviétophile, mais parce qu'il nous
dévoile très précisément comment fonctionne la conscience du devoir chez
un militaire, contraint par les événements à intervenir directement
dans la politique. L'esprit militaire, le catholicisme, la russophilie
et le communisme se mêlent étroitement, de façon très étonnante, dans
les mémoires de Jaruzelski. Tous ces ingrédients forment en dernière
instance un mélange instable, correspondant à l'identité polonaise
réellement existante.
Robert STEUCKERS.
Wojciech JARUZELSKI, Hinter den Türen der Macht. Der Anfang vom Ende einer Herrschaft, Militzke Verlag, Leipzig, 1996, 479 p., ISBN 3-86189-089-5.
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