Archives EROE - 1987
Chatov, personnage de Dostoïevski
Le populisme sous-tend tout le mental russe au cours du XIXe siècle. Dans l'œuvre de Dostoïevski, on le repère en moult endroits, not. dans Les Possédés. Le slaviste allemand Reinhard Lauth a mené une enquête serrée sur les racines de la pensée dostoïevskienne depuis 1949 : Dostojewski und sein Jahrhundert (mit einer Einleitung von Hans Rothe), Bouvier Verlag/ H. Grundmann, Bonn, 1986, 159 p. Robert Steuckers nous le recense ici.
Dans l'œuvre de Dostoïevski, plus particulièrement dans Les Possédés,
le personnage de Chatov, selon la plupart des exégètes, serait le
porte-parole de l'écrivain lui-même et de l'idéologie nationaliste /
racialiste russe. Le slaviste allemand Reinhard Lauth conteste cette
interprétation classique, qui fait de Dostoïevski un idéologue génial de
la “slavophilie” voire du panslavisme.
Sur quoi repose ce soupçon et/ou cette affirmation ? Telle est la
question que se pose Lauth. Pour nier le fait de la slavophilie de
Dostoïevski, Lauth nous révèle, dans un chapitre de son livre consacré
à Dostoïevski et son siècle, l'essentiel de cette idéologie
nationale russe sous-tendue par une conception du “peuple”, dérivée de
la matrice herdérienne mais rendue terriblement originale par l'apport
d'une religiosité orthodoxe slave.
La Russie “corps de Dieu” face à l'Occident cupide
L'idéologie populo-centrée défendue par le personnage Chatov apparaît dans le chapitre intitulé « La Nuit » des Possédés.
Chatov dialogue avec le Prince Stavroguine, devenu presque athée, au
contact de la civilisation occidentale. Chatov affirme que le peuple est
la plus haute des réalités, notamment le peuple russe qui, à l'époque
où il pose ses affirmations, serait le seul peuple réellement vivant. En
Europe occidentale, l'Église de Rome n'a pas résisté à la « troisième
tentation du Christ dans le désert », c’est-à-dire à la « tentation
d'acquérir un maximum de puissance terrestre ». Cette cupidité a fait
perdre à l'Occident son âme et a disloqué la cohésion des peuples qui
l'habitent. En Russie, pays non affecté par les miasmes “romains”, le
peuple est toujours le “corps de Dieu” et Dieu est l'âme du peuple,
l'esprit qui anime et valorise le corps-peuple.
L'idéologie
de Chatov, écrit Lauth, se trouve en quelque sorte à une croisée de
chemins : entre un christianisme orthodoxe et une sorte de
“feuerbachisme” qui interprète le christianisme comme une sublimation de
l'esprit du peuple, exactement comme Feuerbach avait interprété la
Trinité chrétienne comme une sublimation de la famille sociologique.
Dieu ne serait-il plus qu'une projection du Peuple, l'extériorisation
d'un “collectif” repérable empiriquement ?
La
puissance de l'esprit qui anime le peuple détermine son existence
historique. Cet esprit est une force affirmatrice de l’Être et, partant,
d'existence, qui nie la mort. Puissance religieuse, cet esprit
s'exprime dans la morale, l'esthétique, etc. Il est recherche de Dieu
et, par rapport à lui, science et raison ne sont que des forces de
second rang, qui ne sont jamais parvenues, dans l'histoire, à constituer
un peuple.
Le “Volksgeist” est Dieu
Chaque
peuple cherche un esprit divin qui lui est spécifique. Chaque peuple
génère son Dieu particulier qu'il considère comme seul vrai et juste. Et
tant qu'un peuple vénère son Dieu particulier et rejette avec force,
implacablement, tous les autres dieux du monde, il demeure vivant et
sain. Une pluralité de peuples ne peut se partager un seul et même Dieu,
dit Chatov, car le Volksgeist est Dieu. S'ils possédaient le
même Dieu, ils seraient un seul et unique peuple, composé de plusieurs
tribus. Ou, pire, ils seraient des peuples en déclin, devenus incapables
d'affirmer avec force leur Dieu, des peuples dont les Dieux
viendraient, sous les coups insidieux d'une décadence délétère, à se
confondre en une soupe insipide de valeurs dévoyées, et dont l'esprit
aurait capitulé devant toute tâche historique pour adopter un esprit
étranger ou, dans le meilleur des cas, pour recréer un Dieu nouveau.
Chaque
peuple déploie ses propres conceptions du bien et du mal. Et si
certains peuples ont élaboré des conceptions universalistes et des
religions mondialisables, ils se réservent toujours, dans ce programme,
le premier rôle. Quand un peuple perd cette idée de détenir seul
l'unique vérité du monde ou quand il doute du rôle premier qu'il a à
jouer dans l'histoire, il dégénère en “matériel ethnographique”.
Slavophilie et panslavisme
Cette
vision du peuple “théophore” (= porteur de Dieu ou, si l'on veut être
plus juste en désignant l'idéologie de Chatov, porteur d'un Dieu)
reflète les idées de Danilevski, celles exprimées dans son ouvrage principal La Russie et l'Europe,
paru en 1869. Danilevski inaugure une nouvelle slavophilie, postérieure
à la slavophilie des Kireïevski, Khomiakov et Axakov, décédés entre
1856 et 1860. Avec Danilevski la slavophilie fusionne partiellement avec
le panslavisme. L'auteur de La Russie et l'Europe allie des
idées du temps (les influences de Pogodine, Herzen et Bakounine y sont
présentes) à une typologie des cultures historiques qui annonce Spengler.
Dans l'orbite des slavophiles/panslavistes, l'originalité de Danilevski
réside précisément dans cette “organologie” qui pose une doctrine des
types de cultures, postulant qu'il n'existe pas de développement
culturel unique de l'humanité, comme Hegel avait tenté de le démontrer.
Pour Danilevski, comme plus tard pour Spengler et Toynbee,
il n'existe que des cultures vivant chacune un développement (ou un
déclin) séparé. Pour Danilevski, les peuples qui n'appartiennent pas à
une culture bien spécifique sont soit des « agents négatifs de
l'histoire » comme les Huns soit du « matériel ethnographique » comme
les Finnois ou les Celtes voire même des « réserves de puissance
historique ». Dans ce dernier cas, il s'agit de peuples qui, longtemps,
demeurent à l'écart de l'histoire et qui, soudain, font irruption sur le
théâtre des événements et fondent des cultures nouvelles et originales.
“Celui qui n'a pas de peuple, n'a pas de Dieu”
Toute
culture vit une vie organique : elle croît, atteint son apogée (période
relativement courte), épuise ses forces vitales et sombre finalement
dans la sénilité. Seules subsistent alors la science rationnelle, la
technique et un art technicisé qui seront transposés dans et repris par
une culture ultérieure. Danilevski, en tant que nationaliste russe,
affirmait que les Slaves représentaient une culture jeune et montante
face à une culture germano-romaine atteinte de sénilité (postulat hérité
des vieux slavophiles Odoïevski et Kireïevski). Les Slaves sont un
peuple “élu”, pense Danilevski, qui triomphera prochainement dans
l'histoire.
Chatov,
le personnage de Dostoïevski, lui, va plus loin. Il accepte le
pluralisme des peuples affirmé par Danilevski mais prétend qu'il
n'existe qu'une seule et unique vérité. Donc il ne peut y avoir dans
l'histoire qu'un seul et unique peuple porteur de cette vérité. En
l'occurrence, pour les slavophiles et les panslavistes, c'est le peuple
russe. Ce peuple russe porte en lui la vérité révélée par Dieu, la
vérité de Jésus Christ telle quelle, non falsifiée. Face à lui, les
autres peuples sont porteurs d'idoles. Si ces autres peuples se disent
chrétiens, ils portent la caricature d'un Christ “ré-idolisé”.
Conclusion de cette foi : celui qui n'appartient pas au peuple russe ne
peut croire au vrai Dieu et celui qui, en Russie, n'a pas de peuple, n'a
pas de Dieu.
Messianisme de Chatov, pluralisme de Danilevski
Le
messianisme slave de Chatov diffère donc fondamentalement, sur ce plan
du moins, de l'idéologie danilevskienne. En effet, Danilevski s'oppose
résolument à toute forme d'universalisme ; son système, par suite,
refuse l'idée d'une mission universelle des Slaves car une mission de ce
type n'existe ni en acte ni en puissance. Simplement, pour Danilevski,
les Slaves inaugureront une ère nouvelle, débarrassée de tous les
miasmes d'obsolescence que véhicule la civilisation germano-romaine
(occidentale-catholique).
Lauth
repère les conséquences de cette distinction : Dostoïevski identifiait
le peuple russe aux Chrétiens orthodoxes, si bien qu'un Russe ethnique
non orthodoxe ou athée n'était pas “russe” à ses yeux, tandis qu'un non
slave “orthodoxe” (un Roumain ou un Grec) était “russe”. Pour
Dostoïevski, l'essentiel, c'est la religion. Pour Danilevski, c'est la
substance ethnique, la synthése bio-culturelle. Mais cette substance, en
générant un type de culture, se transmet partiellement à d'autres
substrats ethniques, si bien qu'en fin de compte, c'est l'adhésion au
type de Culture, synthèse entre la sphère bio-culturelle originelle et
la transmission/assimilation à d'autres peuples, qui est déterminante.
Les
personnages de l'univers dostoïevskien se divisent en personnages
substantiels et en nullités. Les personnages substantiels peuvent aussi
bien incarner le bien que le mal tandis que les nullités n'incarnent
rien, puisqu'elles sont nulles. Chatov n'est pas une nullité ; il
incarne donc une substance, un type humain chargé de potentialités. Mais
ce type incarné par Chatov n'est pas nécessairement la représentation
du bien, selon la conviction intime de Dostoïevski. Chatov avance l'idée
du primat de la religion sur le politique mais, en dernière instance,
il politise le religieux à outrance. De ce privilège accordé
indirectement au politique, naît un exclusivisme nationalitaire, à
fortes connotations messianiques, qui ne correspond pas à l'idéal
Dostoïevskien de fraternité et de solidarisme, pierre angulaire de la
foi orthodoxe.
“Chatov = Dostoïevski” ?
Le
“déviationnisme” de Chatov a des raisons sociales : la slavophilie,
puis le panslavisme, ont été, sur le plan théorique, passe-temps des
membres oisifs des classes dirigeantes russes. Or ces classes
dirigeantes sont coupées du peuple et ne font qu'interpréter erronément
ses desiderata, ses pulsions, sa foi. Coupés du peuple, les dirigeants
théoriciens, inventant tour à tour la slavophilie ou le panslavisme,
sont en réalité des incroyants, des philosophes en chambre qui ânonnent
des slogans en dehors de toute expérience existentielle concrète.
Pour
Lauth, réfuter la thèse qui pose l'équation “Chatov = Dostoïevski”
signifie soustraire l'univers dostoïevskien aux spéculations des
nationalistes de tous horizons (surtout les Russes et tes Allemands qui,
à la suite de Niekisch et de Moeller van den Bruck,
“dostoïevskisent” quelques fois leur nationalisme). Néanmoins, malgré
l'impossibilité de poser abruptement l'équation “Chatov = Dostoïevski”,
on ne saurait nier une certaine dose de nationalisme russe/slave chez
l’auteur des Fréres Karamazov, même si, dans son optique, cet
enthousiasme nationaliste doit se limiter aux “jeunes nations” qui,
lorsqu'elles auront atteint l'âge mûr, devront adopter et pratiquer des
idées plus réfléchies.
Le
livre de Lauth, recueil d'articles sur Dostoïevski parus entre 1949 et
1984, n'aborde pas que l'influence des slavophiles et de Danilevski ; il
nous fait découvrir, entre autres choses :
- l'apport de Tchadaïev, qui avait amorcé, dans la Russie du XIXe s., la fameuse discussion sur l'opportunité ou l'inopportunité de s'ouvrir au catholicisme romain,
- l'apport de Soloviev dans la genèse de la parabole du Grand Inquisiteur,
- la critique de Dostoïevski à l'encontre de Fichte* et Rousseau.
Au
total, le recueil que nous offre Lauth constitue un tour d'horizon
particulièrement intéressant pour comprendre la réalité russe
pré-bolchévique, à travers l'œuvre du plus grand de ses écrivains.
► Robert Steuckers, Vouloir n°37-39, 1987.
* : Cf. Hegel, Critique de la Doctrine de la Science de Fichte de Reinhard Lauth (2005) et Fichte, la science de la liberté de Xavier Tilliette (2004), tous 2 chez Vrin.
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