Entretien accordé à Manuel Quesada
1.
Monsieur
Steuckers, vous avez passé de nombreuses années à circuler dans l’espace défini
comme “identitaire” voire “nationaliste” ou “néo-nationaliste”, de tendance
“nouvelle droite”. Nous avons un ami commun, le Britannique Troy Southgate.
Qu’est-ce qui vous a incité à choisir cet espace culturel et politique?
Au
départ, rien, mais absolument rien, ne me prédestinait à aller circuler dans ce
milieu, qui a précédé puis fondé l’espace politico-culturel de la “nouvelle droite”.
Aucune tradition familiale ne m’a incité à aller chercher du sens dans un tel
espace: en effet, les agitations politiciennes relevaient, pour mon père, issu
du paysannat limbourgeois-hesbignon, de la “folie des villes”. Sa devise était:
“pour vivre heureux, vivons caché” et il la citait volontiers en français, qui
n’était pas sa langue maternelle. Quant à ma mère, elle était issue d’une
famille qui entendait vivre en parfaite autarcie par rapport à une société que
mon grand-père, ancien combattant de 14-18, méprisait, quelles qu’en aient été
les facettes. Quand on évoquait des grands problèmes sociaux, irrésolus, ma
mère disait, en flamand: “’t is ver van mijn bed!” (“C’est loin de mon lit!”),
sous-entendu, “je n’ai pas à m’en occuper”. Mon père a travaillé de 1938 à
1944, et de 1952 à 1978 pour le Comte Guillaume de Hemricourt de Grünne,
l’oncle de Rodolphe de Hemricourt de Grünne, le héros de l’aviation franquiste
pendant la guerre d’Espagne, où ce jeune et fringant aristocrate, issu du
Collège Saint-Louis de Bruxelles, s’était porté volontaire pour s’affranchir
d’une vie de dandy qui ne le satisfaisait plus. Les frères de Guillaume de
Grünne, Eugène et Xavier, étaient eux aussi des héros militaires. Eugène,
chantre du sacrifice du soldat chrétien (catholique), a d’ailleurs été tué à la
guerre, aux côtés du beau-frère de mon père, à Maldegem, en mai 1940, fidèle
aux préceptes qu’il énonçait, volontaire de guerre en première ligne à 57 ans!
Xavier, alpiniste chevronné, puis sénateur rexiste, puis adversaire de
Degrelle, puis fondateur d’une “Phalange belge” hostile tant aux Anglais qu’aux
Allemands, mourra en déportation à Mauthausen, fidèle à la neutralité belge
jusqu’à son dernier souffle, en dépit de tous les rapports de force! Un
idéalisme d’une pureté inouïe qui s’est fracassé contre le “granit du
pragmatisme”, comme aurait dit le regretté Dominique Venner!
Mais
l’option catholique intransigeante, qui n’avait plus aucune représentation
politique en Belgique dans les années 50, 60 et 70, était totalement refoulée,
à l’époque bénie de mon enfance, sous l’impact du consumérisme, de la
modernité, des modes un peu canailles (existentialisme sartrien, hédonisme à la
Françoise Sagan, Beatles anglais, hippies, etc.). On ne parlait plus de
politique. On cherchait d’autres choses, sans les trouver vraiment ou alors
très furtivement, car ces “choses” étaient démodées déjà avant qu’on ne les ait
comprises, tant dans leur aspect subversif que dans leur aspect superficiel de
pure fabrication médiatique. Bref les adages que répétaient mes parents, à
satiété, semblaient parfaitement de mise: mieux vaut ne pas s’occuper des
folies modernes, mieux vaut s’occuper de ses propres affaires, gérer sa vie
selon les principes immémoriaux (ma mère: “Ne t’occupe pas du chapeau de la
gamine, pousse ta voiture!”), bref selon une forme modeste de “mos majorum”. Je
ne me suis pas révolté contre cette limitation volontaire: je l’ai acceptée. Je
n’avais pas le loisir de me payer le luxe d’une révolte fracassante comme les
gamins des bourgeois nantis. Les modes et les chansonnettes m’horripilaient et
j’aime toujours à regarder cette planche désopilante de Franquin, le créateur
de “Gaston Lagaffe”, où le chef de bureau Prunelle, excédé par la niaiserie des
paroles chantées, canarde à la carabine de chasse, suite à une maladresse
technique de l’inénarrable gaffeur, les disques virevoltants qui reproduisaient
bruyamment les chansonnettes ineptes et qui appartenaient à la vieille Tante
Hortense de Lagaffe: c’est ce sentiment de Prunelle excédé que je partageais
quand les filles passaient de tels disques lors de mes vacances
franc-comtoises. Mais j’ai estimé, dès l’âge de quatorze ans, qu’on ne pouvait
pas toujours vivre caché et qu’il y avait bien des choses passionnantes loin de
mon lit...
En
fait, vous me demandez un travail d’anamnèse un peu harassant: quels ont été
chez moi les déclics qui, cumulés, ont provoqué le rejet du pandémonium
dominant? D’abord, oui, cet univers cucu-la-praline des chansonettes des années
60, aussi navrantes que celles des années 30 (dont se rappelait ma mère, qui
les écoutait en français à Bruxelles, sa ville natale); ensuite, le basculement
du catholicisme sociologique vers des choses qui me paraissaient tout-à-fait
inintéressantes; ce nouveau catholicisme abandonnait ce que la religion
dominante avait auparavant d’exaltant: art, cathédrales somptueuses (qui, avec
leurs rosaces, me fascinent toujours, me rappellent un culte michaélien et
zoroastrien du soleil et de la lumière), esprit de croisade, etc. Nous vivions
dans un porte-à-faux permanent en ce milieu belge du catholicisme sociologique
dans les années 60, en pleine mutation, en plein passage d’un virilisme latin à
la liquéfaction para-hippy. Certains instituteurs exaltaient le passé médiéval
et bourguignon de la Belgique. D’autres n’avaient aucune vision historique. Un
jour, quand une formidable bataille s’était déclenchée à la cour de récréation
de mon école primaire, et que les élèves encourageaient les combattants comme
autour d’un ring de boxe, le vicaire-aumônier B., pourtant haut en couleurs,
est arrivé, en criant et en levant les bras au ciel: “Mais enfin, les enfants,
est-il chrétien de se battre comme ça?”. J’ai répondu: “Et les croisés,
monsieur l’Abbé?”. Le vicaire B. est resté sans voix et a tourné les talons.
Deux ans plus tard, quand, pour rire et pour faire les malins devant les
filles, nous nous bagarrions comme de vrais sauvageons dans l’autobus qui nous
ramenait du prieuré où nous avions fait retraite quelques jours avant notre
communion solenelle, le successeur du vicaire B., le frêle et triste abbé G.,
tentait de nous ramener à la raison, en posant la même question. J’ai eu
exactement la même réponse. J’ai fait ma communion solenelle avec le front
maquillé, enduit de fond de teint, car il était d’un bleu violacé, tout en
laideur: un condisciple, Yves M., m’avait atteint le front d’un maître coup de
catapulte tiré quasi à bout portant, alors que je donnais l’assaut à sa
position, perché qu’il était au sommet d’une cage à poules. Ces joyeusetés étaient
devenues tout-à-coup tabou. Interdites. On nous pressait de rentrer dans un
moule étriqué, dans un monde aseptisé, sans joie, sans couleurs, tout de
retenue, avec pour consolation, on allait le voir, des musiques et des
glapissements fabriqués aux Etats-Unis et, avec mai 68, un an plus tard, une
“libération sexuelle” sérialisée, sans danger ni piment dans la mesure où
veillaient la pilule et la capote anglaise
Même
glissement dans le mouvement scout. J’étais louveteau, selon les rituels de
Baden-Powell, à huit ans sous l’autorité d’un Akéla extraordinaire, le fils de
la famille Biswall des chocolats Côte-d’Or. On s’amusait comme des petits fous.
On arpentaient les sentiers de la Forêt de Soignes. On se distribuait, dans la
joie et sans rancune, moults horions et maîtres coups de bâton. Akéla-Biswall
est parti à l’université, pour y étudier le droit, et a été remplacé par le
fils compassé d’un gargotier du quartier, prolo mental, style démo-crétin,
totalement coincé, qui a interdit tous les jeux collectifs un peu vigoureux, a
supprimé les sorties dans la Forêt de Soignes. Un emmerdeur, pire, un emmerdeur
compassé, car les tenants de l’idéologie dominante sont finalement tous des
emmerdeurs. Il nous fallait, tout un après-midi, alors que le soleil était là,
qu’une belle hêtraie verdoyante était à 300 m, mimer, à l’intérieur du local
sans lumière, le vol de la petite abeille Maya. Je me suis enfui. Plus tard,
grâce à une émission de la VRT ou de la RTBF, j’ai appris que l’animal qui
avait voulu rendre le mouvement scout “politiquement correct” —ante litteram— n’était autre que le
futur premier ministre Jean-Luc Dehaene, le patapouf qui a ruiné la Belgique,
contracté des dettes pharamineuses, mis par terre la banque Dexia, endetté le
pays et ses familles pour de nombreuses générations. Non seulement ces gens
sont des emmerdeurs mais ils sont aussi des incapables.
Réflexion
faite, je pense toutefois que c’est l’immersion dans l’univers héroïque du “De
Viris Illustribus” simplifié que nous utilisions en deuxième année de latin en
1968-69 qui m’a conduit sur la voie d’une adhésion aux tréfonds de la culture
européenne. J’ai racheté, il y a deux ou trois ans, un exemplaire quasi neuf de
cette vieille méthode d’enseignement du latin, jetée bien sûr aux orties par
les nouveaux pédagogues qui croient avoir trouvé la clef qui ouvrira aux élèves
tous les secrets de l’univers. J’ai été stupéfait de constater combien de
phrases, de règles, de schémas, d’exercices me revenaient à l’esprit en
feuilletant cette méthode du Prof. Van Rijckevorsel. Il y avait là les Horaces
et les Curiaces, l’enlèvement des Sabines, les oies du Capitole, Mucius
Scaevola (mon préféré!) et surtout Cincinnatus, qui sauvait les “res publicae”
et retournait tranquillement à sa charrue. La maturation politique, qui germait
dans l’intériorité du pré-adolescent que j’étais, venait incontestablement de
ces modèles: on ne pouvait être homme, “vir”, on ne pouvait faire de la
politique, oeuvrer dans la Cité, que si l’on prenait ces héros de la Rome antique
comme exemples! Après venaient les quelques copains —une toute petite minorité—
qui, eux aussi, rejetaient et les niaiseries à la mode des années 60 —les
stupides chansonnettes françaises prisées par la “Tante Hortense”— et l’esprit
de la revue branchée “Salut les copains” que nous abominions au profit, bien
sûr, tradition locale oblige, du journal “Tintin”, parce qu’il y avait
notamment, dans ses pages, l’univers antique d’Alix, avec la Reine Adréa de
Sparte et le sage commandant de sa “Garde Noire”, Astyanax... Les “modes” ne
nous intéressaient pas, nous les détestions et dans le mot “mode”, il y a la
racine du terme “moderne”. Est “moderne” au départ, celui qui ne prête plus
attention aux fondements (politiques, religieux, philosophiques, ethnologiques,
anthropologiques), ceux des “Anciens”, et s’entiche des dernières créations en
vogue, toujours artificielles, toujours éphémères et vite remplacées par de
nouveaux engouements: pérenniser cette succession ininterrompue d’historiettes
et de radotages bricolés, dépourvus de fondements, est l’objectif de la
modernité, est le noyau même de la démarche moderne qui fait de la disparition
des fondements, des assises de toute civilisation, un “progrès”, accompagné du
relativisme et des “petits récits” sans continuité de la postmodernité (qui n’a
pas su prendre révolutionnairement le relais de la modernité libérale).
A
notre pré-adolescence, donc, il fallait, nous semblait-il, penser en termes de
fondements donc cultiver la “longue mémoire”, procéder par la méthode
“généalogique” ou “archéologique”, qu’une lecture assez rapide de Nietzsche,
vers quinze ans, aller conforter: certes, cette lecture peut s’avérer
dangereuse et destructrice pour un jeune esprit, faire de lui un être hostile à
la religion en général —à toute religion— ou un être dépourvu de tout sens
moral ou éthique, s’estimant autorisé à commettre sans scrupules les actes les
plus répréhensibles. On a pu relever, quelques fois, des dérapages dus à une
lecture mal digérée de textes ou de citations de Nietzsche, non pas tant dans
un quelconque espace politisé mais dans des bandes “à la mode” (encore!) qui se
donnaient un style agressif, avec des oripeaux ou des coiffures de grande
laideur, destinés à faire peur ou à se démarquer de toute bienséance, se marginalisant
du même coup, rendant impossible la transposition de leurs quelques vagues
idées “nietzschéennes” dans la réalité concrète des citoyens actifs de la Cité,
ceux qui, avec abnégation et persévérence, affrontent en permanence les défis
qui se présentent, dans toute leur concrétude. Les “sub-cultures”, qu’elles
soient de gauche ou de droite, qu’elles se donnent des allures soft, comme les
hippies, ou hard, comme les “blousons noirs” ou les “skinheads”, participent du
système qui génère les modes parce que les modes font oublier les fondements de
notre culture européenne (et japonaise au Japon, chinoise en Chine, etc.) et
aussi et surtout parce qu’elles permettent, adroitement, de marginaliser les
contestations puis de les récupérer ou de les diaboliser, justement parce
qu’elles ont été “montées en spectacle”, visibilisées sous les feux de rampe
médiatiques, par ce système aliénant moderne que Guy Debord, le situationniste,
nommait la “société du spectacle”.
Cela
nous ramène à l’actualité, quand l’historienne américaine des idées Susan
Jacoby publie en 2008 son ouvrage de référence indispensable à assimiler pour
bien gérer le combat métapolitique de la mouvance identitaire européenne
actuelle, “The Age of American Unreason – Dumbing Down and the Future of
Democracy” (Old Street Publishing, London, 2ème éd.). Dans ce livre, Susan
Jacoby dénonce la culture populaire actuellement dominante, issue des fabriques
à ahurir basées aux Etats-Unis. C’est une culture de la déraison totale, de la
non-raison, que proposent paradoxalement une société et une superpuissance qui
prétendent que leurs racines résident dans les “Lumières” du 18ème siècle, dans
le savoir rationnel et pragmatique que ces “Lumières” ont induit pour
contrecarrer les effets permanents et anciens d’une “tradition” (tout à la fois
aristotélicienne et religieuse), tradition qu’elles posaient derechef comme
irrationnelle et obscurantiste. Or, en bout de course, la superpuissance-guide
de l’Occident “éclairé” générait chez elle et exportait partout dans le monde
un “junk thought”, une “pensée-détritus” qui ne tenait plus compte de la
pondération, de la rationalité, du bon sens, pour produire, via les médias, via
le fondamentalisme religieux le plus stupide et via l’enseignement américain à
la dérive, via, aussi, la crédulité entretenue du grand public, une
sous-culture de l’“infotainment” (des loisirs via l’information médiatisée),
qui ne mobilisait plus du tout l’esprit critique, nécessaire en permanence pour
ne pas s’enliser dans les répétitions, pour être apte à répondre à tous les
défis qui pourraient se présenter. Ce “junk thought” a-critique n’est pas
vraiment assimilable aux irrationalismes d’antan ou aux formes philosophiques
d’anti-intellectualisme ou d’anti-rationalisme: la “non-raison” qu’il répand à
grande échelle engendre un déclin bien perceptible, d’abord dans l’enseignement
et la transmission (devenue, sous toutes ses formes, “politiquement incorrecte”
et sabotée par les pédagogues officiels, fonctionnaires des ministères);
ensuite, cette “non-raison” s’infiltre dans le vaste public, toujours plus
ignorant des tenants et aboutissants réels du monde passé et présent, un public
devenu “reality-denier”, “négateur du réel”, et répétant des banalités sans
fondements dans un langage codé par les médias. Susan Jacoby constate l’impasse
dans laquelle les “Lumières” se sont fourvoyées en pariant, non pas, à terme,
sur le despotisme éclairé des monarques politiques, mais sur le “moderne” (donc
sur les “modes” inventées puis oubliées et remplacées). Il fallait qu’au nom
d’une “liberté” faussement comprise, il débouche immanquablement sur le “junk
thought”.
En
1975, je découvre le livre de Pierre Chassard, “La philosophie de
l’histoire dans la philosophie de
Nietzsche”, publié par le GRECE à Paris. J’ai passé l’été 1975 à lire non
seulement ce livre mais à me référer à toutes les oeuvres de Nietzsche
lui-même, citées dans les pages de Chassard. C’est ainsi que j’ai reçu ma
formation nietzschéenne. Au même moment, Bernard Garcet, qui avait été cadre de
“Jeune Europe” à l’Université de Louvain au début des années 60 avait réanimé,
chez lui, une “école des cadres”, cette fois non politisée, et très “sciences
po” dans ses exigences: il m’a forcé à lire Burke, Mannheim, Rougier et à
structurer mes notes de lecture, à les couler dans un exposé cohérent. Etonnant
personnage que ce Garcet, professeur de religion catholique, agréé par le
vicariat diocésain, tout en se réclamant d’un catholicisme irlando-écossais du
haut moyen âge en rupture de ban avec les dogmes habituels de l’Eglise et avec
Vatican II sans adhérer au lefébvrisme, percevant le christianisme de Scot
Erigène comme la continuation du druidisme païen... Un Garcet qui parlait
d’Orwell dans son cours... Un Garcet qui sera aussi un redoutable professeur de
“Thaï Boxing”, célèbre à Schaerbeek et environs. Un Garcet quinquagénaire qu’on
avait muté dans une école de sages jeunes filles pour terminer sa carrière car
il avait secoué un élève violent... le directeur avait ri sous cape...
Sur
cette note un peu nostalgique, je termine tout de même ma réponse à votre
question: c’est l’école primaire, puis l’école secondaire et l’université qui
m’ont formé. C’est toujours dans leur cadre que j’ai appris les fondamentaux
qui font aujourd’hui ma vision du monde. Si j’ai eu entre les mains le livre de
Chassard et si j’ai fréquenté l’“école des cadres” de Garcet, c’est parce que
des professeurs m’avaient mis sur la voie: comment ne pas évoquer avec
tendresse le patriotisme bourguignon de l’instituteur M., très sévère et
fils d’un résistant royaliste ardennais,
et les cours de littérature allemande d’Albert D. (dont je narrerai un jour
l’époustouflante biographie... qui fera
jaser les “Vigilants”...).
2.
Vous
défendez l’idée eurasienne. Pouvez-vous nous expliquer ce qu’elle est, ce qui
en tient lieu de fondement, pour vous? Quelles sont de votre point de vue les
racines de l’eurasismecontemporain?
J’ai
toujours souligné, surtout dans l’introduction que j’ai rédigée pour le livre
du géopolitologue croate Jure Vujic, que ma perspective “eurasienne” (et donc
“eurasiste”), provient d’une lecture ancienne, celles des atlas historiques du
Britannique Colin McEvedy. Cet historien, géographe et cartographe avait écrit
de nombreux atlas historiques pour les écoles du Royaume-Uni. Dans son
introduction au premier de ces précieux volumes, McEvedy ne réduit pas
l’histoire proto-historique et antique d’un point de vue exclusivement européen
actuel, donc euro-centrique au mauvais sens du terme, dans la mesure où il
serait limité aux seuls pays européens actuels: pour lui, l’espace de
déploiement des peuples européens (indo-européens) englobe certes l’ensemble du
sous-continent européen mais aussi l’espace nord-africain, parce Rome s’y est
imposé suite aux guerres puniques, le Levant jusqu’à la Mésopotamie, parce que
les Empereurs romains y ont mené leurs légions. McEvedy va même plus loin:
l’espace des peuples européens s’étend jusqu’aux montagnes du Pamir, là où ont
buté les peuples cavaliers de souche européenne au seizième siècle avant l’ère
chrétienne. Il inclut également l’Ouest de l’Iran actuel, là où les cavaliers
indo-européens venus soit des hauts plateaux de l’Iran soit de l’aire
mésopotamienne ont rencontré les peuples élamo-dravidiens. Je rappelle
notamment que Dominique Venner, dans “Histoire et tradition des Européens –
30.000 ans d’identité” estimait que l’identité de nos peuples trouve ses
racines dans ce lointain passé, dans ces quelques vingt-huit millénaires de
proto-histoire et de haute antiquité. McEvedy dans la première édition de son
Atlas historique du monde antique posait l’hypothèse d’une origine des peuples
européens dans l’espace dit de la “culture swiderienne”, une culture
préhistorique, datant de 12 ou 13 millénaires avant l’ère chrétienne. Cet
espace se situait en lisière de la banquise glaciaire de l’époque, sur une
bande territoriale d’une profondeur maximale de 250 km, située
approximativement entre le Sud de la Finlande et la Thuringe. A partir de ce
territoire matriciel, les pré-Européens auraient essaimé vers l’Est et l’Ouest,
de l’Irlande au Pamir et de l’Espagne à l’Indus.
L’épopée
des peuples cavaliers, de souche européenne, fait partie intégrante de notre
héritage le plus ancien. Le chercheur ukrainien Iaroslav Lebedynsky publie la
plupart de ses ouvrages en français à Paris, où il enseigne à l’“Institut
national des langues et civilisations orientales”: on lui doit de remarquables
monographies sur les Scythes, les Sarmates, les Saces, les Cimmériens, les
Iazyges et les Roxolans, les Alains, etc. qui nous procurent un regard
absolument inédit sur l’aventure extraordinaire de ces peuples de souche
européenne sur un espace que l’on qualifie un peu vite d’ “asiatique” dans les
atlas d’écoles primaires. Il n’y a pas de frontières naturelles entre l’Europe
orientale et l’Asie sibérienne, expliquait le Général Heinrich Jordis von
Lohausen dans son fameux traité de géopolitique de l’année 1979, que j’allais
résumer dans le tout premier numéro des revues parues sous ma houlette. Les
Monts Ourals ont une hauteur maximale de 1600 m, pas davantage que le Chasseral
dans le Jura suisse. De la plaine hongroise, la Puszta, à la Mandchourie, il
n’y a pas d’obstacles majeurs, si l’on évite les massifs montagneux du Pamir et
de l’Altaï, du Danube pannonien au Don, de celui-ci à la Caspienne et de
celle-ci à la Mer d’Aral et au Lac Balkach. C’est la future route de la soie
menant d’Europe en Chine. Jusqu’à l’irruption des Huns, sur le Don face aux
Goths, puis dans la plaine hongroise puis jusqu’aux Champs Catalauniques de
Champagne, cet immense espace a été déterminé par des cultures de souche
européenne, comme le prouvent aussi les momies du Tarim, découvertes par des
archéologues il y a une trentaine d’années.
L’histoire
européenne depuis les Champs Catalauniques est l’histoire d’un long et
gigantesque combat pour reprendre l’initiative. Le Prof. Lebedynsky, suite sans
doute aux ouvrages du professeur français René Gousset, le rappelle dans son
dernier volume sur les peuples cavaliers de souche européenne, consacré aux
Cosaques. Ce sont eux qui ont repris le contrôle de la Sibérie et empêché la
réémergence de coalitions irrésistibles de cavaliers turco-mongols dans cet
espace nomade. En Méditerranée, la flotte de Don Juan à Lépante en 1571, les
armées de hussards ailés du Roi Jean III Sobieski en 1683 et les techniques
militaires du Prince Eugène de Savoie-Carignan jusqu’en 1718 ont contenu
définitivement les Ottomans, comme nous l’a très bien expliqué, dans plusieurs
livres clairs, l’historien français, ancien officier de la Légion étrangère,
Dominique Farale. A partir de ce moment-là seulement, quand les Ottomans
étaient contenus en Méditerranée et dans les Balkans, et que les Cosaques
surveillaient le territoire initial des Mongols en lisière de la Mandchourie,
l’Europe a pu maîtriser le monde. La question qui se pose aujourd’hui est la
suivante: vit-on à nouveau un ressac de la puissance européenne? Plusieurs
historiens en vue dans le monde anglo-saxon, dont notamment John Darwin, auteur
de “After Tamerlan” (2007), estiment d’ailleurs que la suprématie européenne de
ces deux ou trois cents dernières années pourrait bien être une anomalie
passagère de l’histoire, l’Inde et la Chine ayant constitué plus de 35% du
commerce mondial dans la seconde moitié du 18ème siècle. Un autre historien
britannique, Ian Morris, pense lui, au contraire, que la suprématie européenne,
qui a certes connu des hauts et des bas, est un fait historique inscrit dans
une assez longue durée et qu’elle explique la survie de la culture européenne, capable
de réagir vite, même au bord du gouffre (cf. Ian Morris, “Why the West Rules –
For Now – The Patterns of History and What They Reveal about the Future”,
Profile Books, London, 2010-2011). Le débat est ouvert...
Dès
les victoires autrichiennes du Prince Eugène et de ses successeurs contre les
Ottomans dans les Balkans, l’Europe pense, avec la Russie désormais maîtresse
de la Sibérie jusqu’aux côtes pacifiques, à avoir une frontière commune,
favorisant les échanges directs, avec l’autre môle d’impérialité sur la masse
continentale eurasienne, la Chine. Le philosophe, diplomate et mathématicien
allemand Leibniz raisonnera en de tels termes et couchera sur le papier des
réflexions géopolitiques qui conservent, en leur noyau, fraîcheur et actualité.
Un peu plus tard, au 18ème siècle, nous avons une alliance tacite, eurasienne
avant la lettre et assez conforme aux vues de Leibniz, entre la France de Louis
XVI (réconcilié avec l’Autriche par son mariage avec Marie-Antoinette de
Habsbourg-Lorraine), l’Autriche de Marie-Thérèse puis de Joseph II et la Russie
de Catherine II la Grande. Cette alliance tacite, étayée par les meilleurs
diplomates (Vergennes par exemple), offrait un espace stratégique de la
Bretagne atlantique, voire de l’Espagne des Bourbons éclairés notamment sous le
règne de Carlos III, jusqu’aux confins pacifiques de la Sibérie orientale.
Cette alliance eurasienne a permis, entre l’avènement de Louis XVI en 1774 et
la révolution française, d’esquisser une unité géostratégique entre les trois
principales puissances continentales européennes (où la France avait acquis une
supériorité navale dans l’Atlantique Nord suite à la guerre d’indépendance des
Etats-Unis).
En
1815, la Sainte-Alliance a voulu répéter cette unité, en y ajoutant
l’Angleterre et la Prusse protestantes. La Prusse jouera le jeu jusqu’à
l’éviction de Bismarck, qui rendra caduque l’alliance Berlin-Pétersbourg.
L’Angleterre —en détachant progressivement la France de cette Sainte-Alliance,
une France qui ne s’était pas vraiment guérie de son fondamentalisme jacobin et
de ses folies révolutionnaires— fera émerger l’exception occidentale dès la
guerre de Crimée, comme le constatera avec pertinence Dostoïevski dans son
“Journal d’un écrivain”. L’espace stratégique eurasien s’étendra désormais du
Rhin au Pacifique et non plus de l’Atlantique au Pacifique. L’Union des Trois
Empereurs (Russie, Allemagne, Autriche) prendra le relais de la
Sainte-Alliance, dont la puissance potentielle, et la présence sur le continent
américain, en Alaska (jusqu’en 1867) et dans les Caraïbes (à Cuba jusqu’en
1898), avait contraint le Président américain Monroe à proclamer sa célèbre
doctrine de “l’Amérique aux Américains”, visant d’abord à chasser l’Espagne du
Nouveau Monde, pour être sûr que, dans son sillage, et au nom d’une unité
“eurasienne”, les autres puissances européennes, unies dans leurs visées
stratégiques, n’interviennent en Amérique, au départ d’une quelconque
possession espagnole ou au départ de l’Alaska, russe à l’époque. Cette logique
géopolitique nord-américaine a été tout de suite dénoncée par le ministre
autrichien Hülsemann, qui a vu, avant tout le monde, émerger, sur l’autre rive
de l’Atlantique, une puissance négatrice de l’excellence européenne, une
“puissance-antipode”. D’autres verront également clair: le diplomate allemand
Constantin Frantz constate, après la guerre de Crimée, que la Sainte-Alliance a
péri et que l’Occident anglo-français est tout prêt à importer en Europe des
querelles nées bien loin en dehors du sous-continent, matrice géographique des
peuples européens. Ces querelles risquent de susciter des guerres en Europe
pour des raisons étrangères à l’indispensable équilibre de l’Europe. Sans cet
équilibre, l’Europe risque l’implosion. Et, privée de cet équilibre, elle a
effectivement implosé dès 1914.
La
Doctrine de Monroe, par la pression constante qu’elle a exercée, a conduit à
l’effondrement définitif de l’Espagne impériale en 1898 et à la crise morale
qui s’en est suivie. L’Espagne est, en ce sens, la première victime européenne
de la Doctrine de Monroe. Tarabustée par une “légende noire” fort tenace,
inventée par les fondamentalistes protestants hollandais et par l’Angleterre
élizabéthaine, puis reprise par les Français de Richelieu, l’Espagne a été
paralysée, depuis la fin du 16ème jusqu’à nos jours, par une légende négative,
colportée ad infinitum: c’est là une technique de déstabilisation de
l’adversaire, qu’ont utilisé les propagandistes protestants hier, les tenants
de la “correction politique” et des vérités médiatiques aujourd’hui; cette
technique propagandiste sera reprise et affinée pour éliminer et affaiblir en
permanence l’Allemagne, suite aux deux guerres mondiales du 20ème siècle, tant
et si bien que l’hebdomadaire britannique “The Economist” pouvait sortir un
dossier récent (début juin 2013), consacré à l’Allemagne d’Angela Merkel; ce
dossier, assez copieux, campait la superpuissance économique germanique en
plein milieu de notre Europe comme un nain politique, à cause de son incapacité
à surmonter sa propre “leyenda negra”. La Russie, à son tour, même après le
communisme, est victime d’une autre “légende noire”, colportée et amplifiée
depuis les diatribes du Marquis de Custines et la propagande anglaise lors de
la Guerre de Crimée. Il conviendrait donc de réfléchir à annuler les effets de
toutes les “leyendas negras”, par des efforts coordonnées, à l’échelle globale,
dans tous les Etats européens, en Iran, au sein de toutes les puissances du
BRICS.
L’eurasisme,
à mon sens, doit être la reprise actualisée de l’alliance austro-franco-russe
du 18ème, de la Sainte-Alliance (surtout telle qu’elle fut envisagée par
Hülsemann) et de l’Union des Trois Empereurs, voire une résurrection des
projets d’alliance franco-germano-austro-russe de Gabriel Hanotaux (1853-1944),
avant 1914. On ne parle pas assez de ce Gabriel Hanotaux, qui deviendra
ministre des affaires étrangères en France en 1894. Nationaliste de coeur, il a
soutenu le programme de colonisation française en Afrique, en Algérie et à
Madagascar, tout en s’opposant à la pénétration britannique au Soudan, où il a
été un partisan de la fermeté au moment de la fameuse affaire de Fachoda en
1898, quand des forces françaises et britanniques s’étaient affrontées pour le
contrôle du Nil soudanais. Selon certaines sources, qu’aimait citer l’eurasiste
européiste Jean Parvulesco, malheureusement décédé en 2010, Hanotaux ne
souhaitait pas l’alliance britannique, préférait à coup sûr l’alliance russe et
aurait envisagé une réconciliation franco-allemande.
3.
Nous
aimerions que vous nous révéliez vos idées sur l’éventuelle résolution des
facteurs raciaux au sein de l’Eurasie, car celles-ci contient effectivement des
peuples ethniquement et racialement très différents...
Mon
concept d’Eurasie est synonyme d’une confédération solidaire de peuples de
souche européenne qui devront, éventuellement, occuper des territoires où
vivent d’autres peuples, pour des raisons essentiellement stratégiques. J’ai
oublié de dire, en répondant à votre deuxième question, que l’idée eurasienne
provient également du géopolitologue allemand Karl Haushofer, pour qui les
puissances d’Europe et le Japon devaient unir leurs forces pour organiser en
parallèle, selon des “corridors Nord-Sud” —des corridors eurafricain,
russo-irano-indien, nippo-micronésien, sino-indochinois, tous bien délimités—
la masse continentale entre Atlantique et Pacifique: il appelait cela la troïka
germano-russo-japonaise, puis, après la consolidation en 1938 de l’Axe
Rome-Berlin, le quadrige germano-italo-russo-japonais. Mis à part le Japon —qui
devait se développer de préférence en direction du Sud et dans l’espace
pacifique (après avoir hérité à Versailles de la Micronésie jadis espagnole
puis devenue allemande), sans meurtrir la Chine— les autres puissances de la
troïka ou du quadrige étaient européennes dans leur esprit, dérivé de Rome ou
de la Troisième Rome byzantine (que représente la Russie). La vision
ethno-différentialiste postule que les peuples non européens ne soient pas
obligés de singer les Européens, de modifier leurs substrats naturels, que ce
soit par fusion, par mixage ou par aliénation culturelle. Il me semble que
l’URSS de Brejnev, dans sa constitution modifiée de 1977, ait quelque peu
répondu à votre question, sans que nous ne soyons obligés, à l’heure actuelle,
de reprendre en compte les archaïsmes et les schématismes communistes que cette
constitution soviétique véhiculait.
La
pensée des “autres Lumières” (celles que ne sont plus jugées “politiquement
correctes” par la pensée dominante actuelle), notamment les “Lumières” qui ont
promu la vision ethno-différentialiste de Herder, a donné le mouvement
slavophile des “narodniki” en Russie, que le communiste n’a jamais pu
éradiquer, tant et si bien, que, dès les années soixante, la culture
soviétique, contrairement à l’Occident, retourne timidement, et parfois plus
audacieusement, vers le passé slavophile. On a pu parler, fin des années 70,
avec le dissident occidentaliste Yanov, réfugié en Californie, d’une “nouvelle
droite” soviétique, bien ancrée dans les cercles académiques de l’URSS, déjà en
phase d’implosion. Cet esprit herdérien a permis, même sous Staline (mutatis
mutandis) de créer des républiques ethniques, parfois, hélas, avec des tracés
aberrants. Généralement, les républiques ethniques finno-ougriennes et indo-européennes
(comme les Ossètes), sont restées fidèles à l’URSS, puis à la Fédération de
Russie. Certaines républiques turcophones ou tatars (ouralo-altaïques) aussi.
On sait que la Doctrine Brzezinski visait à soulever tout le ventre mou de
l’URSS, dès 1978, quand l’Afghanistan officiel avait opté pour une alliance
afghano-soviétique. Pour soulever ce “ventre mou”, il fallait utiliser un
levier: le seul levier possible était l’islam fondamentaliste, lequel pouvait
évidemment bénéficier de la manne financière saoudienne.
Toutefois,
cette stratégie a échoué, comme l’avoue Brzezinski lui-même dans son dernier
ouvrage de mars 2012, intitulé “Strategic Vision”. Pour le théoricien de la
conquête de la “Route de la Soie” (“Silk Road”) et de l’inclusion de l’Ukraine dans
l’OTAN, pour l’homme qui a suggéré l’armement des talibans contre les
Soviétiques en Afghanistan, toutes ces strtatégies, qu’il a préconisées, ont
échoué. Selon le regard nouveau qu’il propose de jeter sur l’échiquier
international, il ne faut donc plus fragmenter la Russie à l’infini mais
s’allier à elle, dans une sorte de grande alliance de l’hémisphère Nord, avec
l’Amérique du Nord, l’Europe (Turquie comprise) et la Russie! Au soir de sa
vie, à 84 ans, cet homme avoue sans état d’âme, sans s’effondrer mentalement,
que ses projets n’ont pas abouti! Et propose exactement ce que propose un
théoricien néo-droitiste français, tout à fait inclassable, comme Guillaume
Faye! Ou que proposent aussi beaucoup de théoriciens nationalistes américains,
partisans d’une “unité du monde blanc”! Brzezinski est devenu “Amereurasiste”!
Apparemment, il n’est guère écouté Outre-Atantique, où l’“Administration Obama”
poursuit les guerres de Bush et le contrôle des esprits dissidents ou
contestataires aux Etats-Unis mêmes, avec une acribie encore plus frénétique.
Personnellement,
pour moi, il faudrait que l’Amérique du Nord revienne à une pensée
aristotélicienne, renaissanciste (au sens où l’ntendait Julien Freund),
débarrassée de tous les résidus de ce puritanisme échevelé, de cette
pseudo-théologie fanatique où aucun esprit d’équilibre, de pondération et
d’harmonie ne souffle, pour envisager une alliance avec les puissances du Vieux
Monde. Le biblisme nord-américain s’exporte en Amérique ibérique, disloquant
souvent les sociétés ibéro-améridiennes de ce continent. Cette propension à
s’exporter vient de la nature messianique de cette pseudo-théologie, parfois
laïcisée et transformée en une vulgate médiatique particulièrement nocive. Le
Vieux Monde comprend trois ou quatre pôles civilisationnels: l’Europe (Russie
comprise), car je ne retiens pas, pour l’Europe, le clivage entre, d’une part,
un Occident catholico-protestant (où règnerait d’office la “bonne gouvernance”)
et, d’autre part, une zone russo-byzantino-orthodoxe (où se maintiendraient des
résidus d’autoritarisme) comme le faisait Samuel Huntington dans son “Choc des
civilisations”; l’Inde et la Chine (ou le complexe sino-nippon
bouddhisto-confucéano-taoisto-shintoïste). Ian Morris en voit deux, nés dès la
fameuse période axiale de l’histoire, selon Karl Jaspers et Karen Armstrong:
l’espace européen, ultérieurement marqué par Rome qui l’a unifié
“impérialement”, et la Chine, unifiée et transformée en empire dès les Qing.
Pour moi, aujourd’hui, il y en a quatre voire cinq: l’Europe, héritière de Rome
et de la germanisation, par Prétoriens et Foederati interposés, dès le Bas
Empire et pendant le haut moyen-âge (en Espagne, on peut parler de la
“wisigothisation”); l’Iran post-avestique, pré-islamique, zoroastrien et
islamisé selon un mode très différent de l’espace arabophone ou turcophone,
avec une composante mystique et nationale; l’Inde, qui a retrouvé son identité
grâce au mouvement métapolitique du RSS, né sous le “Raj” britannique en tant
que mouvement contestataire de la colonisation et de l’exploitation sauvage du
sous-continent indien; la Chine, monde en soi, rejetant tout messianisme, tout
esprit de conversion et toute forme d’immixtion dans les affaires intérieures
d’entités politiques tierces; le Japon, cinquième pôle, animé par la
spiritualité shintoïste, également non messianique car intransmissible aux non
Japonais. Ces entités ne constituent pas une menace pour l’Europe car elles ne
sont pas animées par le messianisme américano-bibliste ou par l’effervescence wahhabite-salafiste,
qu’elles considèrent comme de dangereuses aberrations, bouleversant équilibres
et harmonies.
Il
y a d’ailleurs alliance implicite du messianisme nord-américain bibliste et du
messianisme saoudien, wahhabitico-salafiste. Ces anomalies dangereuses doivent
être contrées par l’idée équilibrante et harmonieuse de l’auto-centrage des
aires civilisationnelles.
4.
Ne
serait-il pas plus correct de procéder à une extension du fait politique
européen sur l’échiquier eurasiatique, en englobant la “Russie blanche” dans un
ensemble européen homogène, plutôt que de parler d’Eurasie?
De toutes les façons, dans un cas comme
dans l’autre, la Russie actuelle, la Fédération de Russie, présidée par Poutine
ou Medvedev, est pour l’essentiel, de souche européenne: les autres ethnies,
minoritaires, sont neutralisées par l’idéologie herdérienne, post-narodnikiste.
Y compris les Tatars du Tatarstan et les Bachkirs du Bachkirtostan, dont les
imams se sont farouchement opposés aux menées wahhabites, virulentes du temps
où Brzezinski espérait encore disloquer la Russie en utilisant le levier
wahhabite et saoudien. La seule exception semble être le Nord-Caucase
tchétchène et daghestanais, travaillé par la propagande wahhabite. Nous avons
là le seul front “chaud”, résidu de l’ancienne stratégie Brzezinski. Par
ailleurs, le Président kazak Nazarbaïev n’a pas succombé aux tentations,
auxquelles les Américains auraient bien voulu qu’il succombe: ni au
fondamentalisme wahhabite ni aux sirènes du panturquisme/pantouranisme du temps
du premier ministre turc Türgüt Özal. La géopolitique kazak actuelle est la
négation même du “brzezinskisme”, la preuve vivante de sa faillite, la preuve
que le tronçon central de la “Route de la Soie” n’est pas assimilable à la
géostratégie offensive et disloquante de Washington sur l’échiquier
eurasiatique. Et la preuve aussi qu’une géopolitique, portée par un peuple
turcophone, asiatique et non européen, peut s’harmoniser parfaitement avec
l’idée d’une troïka ou d’un quadrige haushoférien —et, partant, européen et
euro-nippon— réactualisé.
5.
Quel
est votre opinion sur l’Europe des ethnies?
Il
y a deux visions de l’Europe des ethnies: celle qui veut la fragmentation du
continent ad infinitum, de manière à
le rendre aussi “invertébré” que l’Espagne après 1898, phénomène de dissolution
dénoncé par Ortega y Gasset dans son fameux ouvrage “España invertebrada”,
livre de chevet de Jean Thiriart, en même temps que “La révolte des masses”.
Cette vision “invertébrée” ne retient pas l’idée impériale, pourtant
respectueuse des diversités qui composent les grands ensembles transnationaux
ou transethniques. La Suisse et l’Allemagne fédérale, tout comme l’Autriche,
sont des entités fédérales, respectueuses des diversités régionales, sans que
personne, au sein de ces Etats fédéraux, ne songe à ruiner l’unité. A côté des
“ethnistes fragmenteurs”, il y a ce que je nommerais les “ethnistes impériaux”,
qui couplent l’idée impériale-européenne au souci herdérien de l’enracinement
des peuples dans leur propre culture. Quand on prend en compte les oeuvres
politiques des mouvements ethnistes, on doit pouvoir distinguer entre, d’une
part, les “fragmenteurs”, qui commettent un “politicide” dans la mesure où ils
participent à la balkanisation de notre sous-continent au bénéfice des
superpuissances hégémoniques et où ils prennent le relais des
“petits-nationalismes” étriqués qui ont précipité l’Europe dans les guerres
fratricides qui l’ont ruinée; et, d’autre part, les “impériaux” qui cherchent à
unir les hommes réels, de chair et de sang, dans un vaste projet commun, où les
réalités charnelles ne seront ni gommées ni oblitérées.
Certains
mouvements ethnistes peuvent contribuer à ruiner des polities ou des
républiques qui ont tendance, systématiquement, à se replier sur elles-mêmes et
à se placer en position antagoniste, contre le reste du continent, contre leur
propre aire civilisationnelle, au nom d’un égoïsme à courte vue ou d’un
messianisme laïque complètement ridicule. C’est, au fond, l’opposition du 16ème
siècle entre Charles-Quint, Impérial et soucieux du destin de l’Europe face au
danger ottoman, et François I, qui s’allie à ces derniers pour satisfaire des
appétits égoïstes, hostiles à l’harmonie de notre aire civilisationnelle. Dans
cette même optique, toute velléité ethniste, dans un pays européen quelconque,
qui vise à se détacher d’une forme ou l’autre d’Etat, dont l’existence est en
contradiction avec le “testament de Charles-Quint” et qui aurait annexé des
territoires ayant un jour fait partie, ou ayant un jour voulu faire partie, de
la “Grande Alianza” (Bourgogne + Habsbourg + Castille-Aragon), est bien
évidemment légitime: un peuple, ou un fragment de peuple, qui souhaite revenir
dans le giron de la “Grande Alianza”, après en avoir été détaché par la force
ou la contrainte, pose là une démarche “impériale” et non une démarche
“fragmenteuse”. Je rappelle ici que Sud-Néerlandais, Autrichiens, Hongrois,
Croates, Allemands, Espagnols, Italiens du Nord ne sont “vertébrés”
politiquement, au sens où l’entendait José Ortega y Gasset, que s’ils gardent
en tête le “testament de Charles-Quint”, base inamovible de toute véritable
démarche européenne. S’ils n’ont pas ce “Testament” en tête, ils sont vecteurs
de folie, de dissensus, de conflits civils, ils participent à la ruine de notre
civilisation.
6.
Dans un entretien que vous avez naguère
accordé aux animateurs du “Mouvement International Eurasiste” (“International
Eurasian Movement”), vous évoquez la vision d’un monde multipolaire. Y a-t-il
une possibilité réelle de faire émerger un tel monde, alors que la
globalisation a déjà tout envahi? Cette multipolarité ne serait alors que le
cache-sexe d’une globalisation parachevée, où le monde entier serait soumis aux
intérêts de la haute finance...
Après
l’effondrement de l’Union Soviétique suite à la perestroïka de Gorbatchev, que
le dissident et philosophe Alexandre Zinoviev nommait la “catastroïka”, le
monde semblait basculer vers l’unipolarité, centrée sur la seule
“américanosphère”. Le penseur nippo-américain Francis Fukuyama annonçait la fin
de l’histoire et l’entrée du monde dans l’ère de la parousie néo-libérale. Pour
lui, avec l’avènement d’Eltsine suite à un putsch paléo-communiste avorté qui
entendait chasser Gorbatchev du pouvoir, l’ex-URSS allait se fondre à son tour
dans la “Globalia” néo-libérale. Eltsine plonge alors la Russie dans le
marasme, Poutine l’en sortira. Moralité: les prévisions de Fukuyama se sont
avérées fausses. L’histoire est revenue, d’abord avec les néo-conservateurs
américains, trotskistes recyclés qui ont remplacé la “révolution permanente”
théorisée par leur maître initial par la “guerre permanente” que doivent mener
les Etats-Unis, instance étatique élue par Dieu (?) pour faire triompher le
Bien sur la Terre, contre le reste du monde, y compris contre leurs propres
alliés qu’ils espionnent avec ECHELON et, très récemment, avec le système
d’écoute “Prism” de la NSA ou “Tempora” de leurs homologues britanniques. Les
théoriciens néo-conservateurs comme Robert Kagan ont annoncé “le retour de
l’histoire” et non pas son terminus, et, surtout, “la fin des rêves” (cf. R.
Kagan, “The Return of History and the End of Dreams”, 2008). Evidemment, pour
Kagan, seuls les Etats-Unis sont autorisés à retourner au chantier de
l’histoire, à quitter le monde onirique des idéologies iréniques. Ils doivent
combattre les môles de puissance irréductibles que sont la Russie, la Chine et
l’Iran, tout en se méfiant de l’Inde. Ils considèrent l’Europe comme un espace
neutralisé, gouverné par des pitres sans envergure (seul Poutine est considéré
comme un “chien dangereux” selon les documents révélés par Assange lors de
l’affaire “Wikileaks”), un espace émasculé que l’on peut piller à qui
mieux-mieux via les systèmes d’espionnage satellitaires. Dans un ouvrage plus
récent, un autre néo-conservateur américain, Robert D. Kaplan, rappelle qu’un
empire —en l’occurrence, pour lui, l’empire américain— doit en permanence se
souvenir des impératifs de la géographie (cf. R. D. Kaplan, “The Revenge of
Geography – What the Map Tells Us about Coming Conflicts and the Battle Against
Fate”, Random House, New York, 2012) quand il façonne ses stratégies. Dans cet
ouvrage qui réhabilite complètement les démarches géopolitiques et passe en
revue les fondements géographiques de chaque puissance eurasienne, avouant
implicitement qu’il y a, de facto, une multipolarité, mais une multipolarité
que les Américains, selon Kagan ou Kaplan, doivent affronter, dont ils doivent
réduire les môles de puissance, contenir leurs éventuelles expansions.
Kaplan
est également l’auteur d’un ouvrage de géopolitique capital pour comprendre le
monde d’aujourd’hui et les intentions de l’hyperpuissance américaine: ce livre
est consacré à l’Océan du Milieu, en d’autres termes, l’Océan Indien. Il
s’intitule “”Monsoon – The Indian Ocean and the Future of American Power”
(Random House, 2010, 2nd ed., 2011). Kaplan rejette la projection géographique
usuelle aux Etats-Unis, où l’hémisphère occidental, c’est-à-dire les deux
Amériques, est placé au centre des cartes, escamotant du même coup l’Océan
Indien, alors que cet espace océanique est véritablement central, qu’il offre à
qui le contrôle la domination sur le “rimland” asiatique des moussons. Cette
“Asie des moussons” a donné aux Britanniques la puissance la plus déterminante sur
l’échiquier européen et mondial, dès la seconde moitié du 18ème siècle. Au
21ème siècle, il en sera de même, il faudra, pour détenir l’hyperpuissance sur
la planète, contrôler l’espace de l’Océan des Moussons: les Etats-Unis, pour
Kaplan, ont intérêt à contrôler ou à contenir rapidement les puissances,
petites ou moyennes, de l’arc de l’Asie des moussons, soit l’Inde, le Pakistan,
la Chine, l’Indonésie, la Birmanie/Myanmar, Oman, le Sri Lanka, le Bengla Desh
et la Tanzanie. Car c’est là, précise Kaplan, dans cet espace fragmenté,
bigarré, sans homogénéité raciale ou culturelle, vaguement rassemblé dans une
“Association des pays riverains de l’Océan Indien pour une coopération
régionale” (IOR-ARC), que la lutte planétaire pour la “démocratie” (évidemment!),
pour l’indépendance énergétique (américaine) et pour la “liberté religieuse”
(?) sera gagné ou perdu. La diplomatie américaine doit concentrer tous ses
efforts sur cette partie du monde si Washington veut continuer à garder un
certain hégémonisme sur la Terre. Les pères fondateurs de la géopolitique,
Mackinder et Haushofer ne disaient rien d’autre... L’Océan Indien baigne un
espace à pôles multiples: il est l’espace même d’une multipolarité divergente.
La
mondialisation/globalisation procède certes par le truchement d’un mode de
société toujours plus consumériste. Les Chinois commencent à consommer avec la
même frénésie que les Américains et les Européens. La délocalisation de bon
nombre d’industries manufacturières, qui ont quitté l’Amérique du Nord et l’Europe
pour l’Asie et surtout pour la Chine, provoquant un chômage endémique dans nos
pays, sanctionne finalement une “division du travail”, générant plus de
problèmes qu’elle n’en résout. Il n’empêche que cette fusion apparente dans le
creuset d’une globalisation économique laisse intacte les desseins
géopolitiques et géostratégiques des “pôles” de la multipolarité.
Les
sphères émergentes contestent l’hégémonisme américain, contestent aussi
l’idéologie que cet hégémonisme véhicule. Le point commun de tous les pôles,
sauf l’Europe, totalement neutralisée, est de refuser l’immixtion permanente
des Etats-Unis, notamment par le biais de l’idéologie dite des
“droits-de-l’homme”, inventée, ou plutôt ré-inventée, à l’époque de la
Présidence de Jimmy Carter, pour subvertir l’Iran du Shah et l’URSS de Brejnev
(à l’époque, la Chine maoïste était exemptée de tout immixtionnisme américain
puisqu’elle venait de sceller une alliance anti-soviétique avec Washington).
Les cibles demeurent les mêmes: l’Iran, la Russie, la Chine qui retrouve le
rôle négatif qu’on lui avait attribué dans les années 50 et 60. L’Inde —qui,
explique Kaplan dans “Monsoon” (op. cit.), cherche à s’étendre
“horizontalement” (vers l’Est et vers l’Ouest) et non pas “verticalement” (du
Nord vers le Sud) comme le fait au contraire la Chine qui, en outre, cherche à
devenir une puissance bi-océanique, d’où la condamnation de ses stratégies par
Washington aujourd’hui— est tantôt ménagée, parce qu’elle doit participer à
l’endiguement (“containment”) de la Chine, tantôt fustigée, quand elle affirme
son caractère hindou (avec le BJP) ou qu’elle conserve ses liens étroits avec
la Russie. L’Inde se définit comme “un pont entre différents mondes”, sans se
reconnaître dans aucun groupe d’Etats (sous-entendu, elle garde ses distances
avec le fameux “Groupe de Shanghai”). Malgré le poids de leur hyperpuissance
militaire, les Etats-Unis seront toujours incapables d’absorber et de
neutraliser les pôles asiatiques ou eurasiatiques comme ils ont brisé l’Europe,
en détruisant l’Allemagne d’abord, en contrôlant totalement l’UE ensuite, par
l’importation d’un néo-libéralisme qui a empêché l’Europe de consolider ses
velléités d’autarcie, d’ordo-libéralisme (de capitalisme patrimonial rhénan ou,
au Japon, “samourai”) ou de socialisme bien conçu, disons de facture
bismarcko-keynesienne, comme le voulaient ses pères fondateurs ou encore un
Jacques Delors. L’Europe, que nous espérions voir devenir un pôle à part
entière dans un monde recomposé et enfin sorti du bipolarisme figé du temps de
la Guerre Froide, enfin émancipé complètement de la tutelle américaine, est,
aujourd’hui plus que jamais, un espace neutralisé, au tissu industriel mité,
aux sociétés disloquées par toutes sortes de facteurs au départ exogènes, un
espace d’amnésie historique, un espace totalement “invertébré”, un espace qui
vénère benoîtement la “norme” sans oser se doter de force (Zaki Laïdi); ces
dernières semaines de juin 2013 nous apportent une preuve éloquente de cette
déliquescence de tout un continent potentiellement puissant mais paralysé,
quand la Commissaire à la justice Viviane Reding, qui avait capitulé sans
condition devant les Américains et les Britanniques qui espionnent, avec les
systèmes d’écoute “Prism” et “Tempora”, les autres Européens, au mépris des
règles diplomatiques et internationales les mieux établies, tout en promettant,
la pauvre bougresse, de prendre des “mesures”, qui ne viendront évidemment
jamais ou resteront au stade de voeu pieux...
L’Europe-croupion,
que nous avons devant les yeux, est une victime consentante de la globalisation
voulue par l’hegemon américain. Les autres pôles ne le sont pas. Ils ont encore
tous une pensée “vertébrée”, des traditions orthodoxes, hindouistes ou
confucéennes intactes. En ce sens, l’Europe actuelle, sans “épine dorsale”, est
effectivement soumise aux diktats de la haute finance internationale. Comme
l’avait réclamé dans son recueil “Von rechts gesehen” (“Vu de droite”), Armin
Mohler, théoricien de la “révolution conservatrice” allemande et ancien secrétaire
de l’écrivain Ernst Jünger, écrivait que, pour se dégager des tutelles
exogènes, l’Allemagne devait opter pour une alliance avec la France gaullienne
—à l’époque une réalité, aujourd’hui disparue sous l’effet délétère des
politiques aberrantes de Sarközy et de Hollande— et ne jamais hésiter à
entretenir des relations avec les Etats que la propagande américaine nommait
déjà les “Rogue States”. Armin Mohler et Jean Thiriart étaient au fond sur la
même longueur d’onde. L’actualisation de leurs injonctions politiques postule
évidemment, pour nous, de privilégier les rapports euro-BRICS ou euro-Shanghaï,
de façon à nous dégager des étaux de la propagande médiatique américaine et du
banksterisme de Wall Street, dans lesquels nous étouffons. La multipolarité
pourrait nous donner l’occasion de rejouer une carte contestatrice à la Mohler
et à la Thiriart en matières de politique extérieure.
7.
Aujourd’hui, 10% de la population vivant en
Europe est musulmane et à ces 10% il faut ajouter l’installation en Europe de
toute une série d’autres populations non indigènes; sans entrer dans les
détails, je ne citerai qu’un exemple: la population européenne (de souche,
toutes nationalités confondues) ne totalise qu’un tiers de la population de
Londres aujourd’hui, elle est donc en état d’infériorité numérique par rapport
aux autres “races” qui, de plus, ont un taux de natalité bien supérieur, le
triple de la moyenne européenne. A quel phénomène faisons-nous face? Et comment
le résoudre?
Vous savez bien qu’il est interdit de
parler sereinement de ces phénomènes, surtout en France ou en Belgique où la
liberté d’expression n’existe plus en ce domaine bien particulier. Vous pouvez
blasphémer à qui mieux-mieux contre les religions autochtones, surtout le
catholicisme lorsque des “femens” déchaînées et camées s’attaquent à Bruxelles
à un archevêque qui, très timidement, veut ramener un tout petit peu de bon
sens dans une église à la dérive depuis un demi siècle, vous pouvez vous moquer
avec la plus extrême des méchancetés de toutes les traditions européennes,
religieuses ou culinaires, historiques ou littéraires, artistiques ou
philosophiques, vous pouvez fabriquer la pornographie la plus outrancière et la
plus perverse, mais vous ne pouvez souffler mot sur le phénomène que certains
polémistes français comme Renaud Camus appellent le “grand remplacement”.
Depuis les émeutes de Paris et des grandes villes françaises en novembre 2005,
depuis les émeutes de grande ampleur à Londres en août 2011, depuis les
récentes émeutes de Suède en mai 2013, on sait que la situation va devenir très
difficilement gérable dans la décennie à venir, surtout sur fond de crise
économique et financière car la gestion de ces populations, précarisées du fait
de leur non intégration, va coûter de plus en plus cher et l’argent n’est plus
là, tout simplement. Ces installations irréfléchies de populations hétéroclites
dans les grands centres urbains de l’Europe va, à terme, provoquer
l’effondrement du système de sécurité sociale, laborieusement mis en place pendant
les “Trente Glorieuses” et maintenu vaille que vaille durant les “Trente
Piteuses”, effondrement dont pâtiront et les autochtones les plus précarisés et
les migrants intégrés ou non, sans distinction.
Ce n’est évidemment pas ce seul phénomène
“migratoire” qui va faire s’effondrer le système, bon dans ses principes
organisationnels et dans ses intentions premières, mais malheureusement bâti
sur du sable et non sur le réalisme politique et économique de la tradition
aristotélicienne, bâti, hélas, sur le sable mouvant des “nuisances
idéologiques” (Raymond Ruyer), qui sont nuisances justement parce qu’elles
ignorent tout principe d’harmonie et d’équilibre, toute limite et toute
pondération; parmi elles, il y a surtout l’emballement que provoque la forme dominante
du néo-libéralisme, imposé depuis l’ère Thatcher & Reagan, depuis les
années 1979 à 1982. Le néo-libéralisme en place est principalement une forme de
capitalisme financier, et non industriel et patrimonial, qui a misé sur le
court terme, la spéculation, la titrisation, la dollarisation, plutôt que sur
les investissements, la recherche et le développement, le long terme, la
consolidation lente et précise des acquis, etc. La crise de l’automne 2008 et
la période de ressac que nous connaissons tous depuis lors, surtout dans les
pays méditerranéens, en Grèce et en Espagne, sont l’aboutissement d’une
idéologie fumeuse, inapplicable car irréelle, que mes amis et moi-même
dénonçons depuis le moment même de son avènement: nous avons été des “voces
clamantes in deserto”.
Cette crise va fragiliser les phénomènes
connexes à cette globalisation néo-libérale, dont l’immigration-peuplement,
surtout qu’il y a eu, en plus, “délocalisation” du tissu industriel donc perte
massive d’emplois pour travailleurs peu qualifiés. Bon nombre d’auteurs, même
en dehors du microcosme dit “identitaire”, ont pourtant tiré la sonnette
d’alarme.
Je pense notamment au Français Jean-Paul
Gourévitch qui, en 2007, énumérait quatre défis majeurs auxquels les pays
accueillant de fortes minorités immigrées allaient être confrontés:
1)
le vieillissement de la population
européenne, observable déjà depuis les années 60, notamment par un historien
comme Pierre Chaunu (père de l’“histoire sérielle”), est un phénomène très
préoccupant d’implosion et de ressac qui n’a jamais été contré par une
politique nataliste et volontariste, semblable à celle que Poutine tente de
mettre en place en Russie; le recul des naissances, dans la logique d’une
société de consommation, où le quantitatif prime le qualitatif, oblige à faire
appel à des migrations comme palliatifs, des migrations d’abord bien encadrées,
quand la bonne conjoncture des “Trente Glorieuses” le permettait encore, puis
déversées dans nos villes de manière anarchique et incontrôlée;
2)
la lutte difficile contre les
inévitables discriminations, lutte amorcée en vue de faciliter l’intégration;
ces difficultés sont dues, notamment, entre beaucoup d’autres pierres
d’achoppement, à l’impossibilité d’étendre à l’infini le marché public du
logement social, lequel se compose, notamment en France, d’appartements de
quatre pièces, insuffisants pour abriter des familles extrêmement nombreuses,
parfois polygames; le parc immobilier, mis à la disposition des plus démunis,
exige des frais d’entretien énormes que les municipalités ne peuvent plus
financer; les volontés de “mixité” sociale, exprimées par les pouvoirs publics,
se heurtent tout à la fois à l’hostilité des autochtones, qui quittent les
villes pour les périphéries, et des immigrés qui veulent rester entre eux, sans
immixtion constante de fonctionnaires municipaux, dénués de raison vitale et
adeptes de toutes les niaiseries idéologiques; les discriminations à l’emploi
continuent à frapper les immigrés, en dépit de plus de deux décennies de
propagande massive en faveur de l’intégration; on doit donc en conclure que les
politiques d’intégration ont partout fait faillitte car elles ne sont acceptées
ni des autochtones, qui restent silencieux et fuient les villes pour constituer
une nouvelle catégorie démographique, celle des “néo-ruraux”, ni des immigrés,
qui manifestent parfois bruyamment leur mécontentement, quand les subsides qui
leur sont pourtant généreusement alloués leur semblent trop chiches (voir les
récents événements de Suède).
3)
Les Etats hôtes d’Europe
occidentale n’ont pas pu maîtriser l’immigration clandestine qui, par le flux
ininterrompu qu’elle représente, précarise, bien au-delà du simple regroupement
familial préconisé depuis la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, les
strates immigrées déjà présentes ou anciennes; elles rendent encore plus
hétéroclites les masses non intégrées, créant de la sorte, en ce début de 21ème
siècle, la situation aberrante que narre le mythe biblique de la “Tour de
Babel”, où tous finissent pas fuir parce que s’instaure la confusion générale.
Les flux hétérogènes, différents des premières vagues migratoires légales vers
l’Europe, génèrent, de par leur illégalité, une exploitation cruelle,
assimilable à une forme d’esclavage, n’épargnant pas les mineurs d’âge (50% des
nouveaux esclaves!) et basculant largement dans une prostitution incontrôlable.
A laquelle s’ajoutent aussi les trafics d’organes. Cette “économie” parallèle
contribue à corrompre les services de police et de justice. Autre horreur: la
réapparition de “murs” (après la disparition de celui de Berlin) le long de la
frontière américano-mexicaine, en lisière des villes espagnoles de Ceuta et
Melilla, et de murs “virtuels” sous forme de radars et de détecteurs en Mer du
Nord et en Méditerranée, dispositifs chimiques pour détecter l’émission des gaz
carboniques émis par les corps humains dissimulés, etc. Toutes ces
infrastructures de dissuasion coûtent fort cher et mobilisent des budgets qui
rognent sur ceux, utiles, de la sécurité sociale, de la recherche et du développement,
du réarmement de l’Europe, de l’enseignement, etc. Ils contribuent ainsi à
l’affaiblissement généralisé de l’Europe, citadelle aujourd’hui assiégée de
toutes parts. Tous ces problèmes horribles, inouïs, et le sort cruel des
exploités, des enfants réduits à une prostitution incontrôlée, les pauvres
hères à qui on achète les organes, les travailleurs sans protection qu’on
oblige à prester des travaux dangereux ne font pas sourciller les faux
humanistes, qui se donnent bonne conscience en défendant les “sans papiers”
mais qui sont, par là même, les complices évidents des mafieux —également “sans
papiers” pour échapper à toute poursuite et à toute localisation. Ceux-ci
peuvent ainsi tranquillement poursuivre leurs activités lucratives: en tant qu’“idiots
utiles”, les humanistes à faux nez sont complices et donc coupables,
co-auteurs, des crimes commis contre ces pauvres déracinés sans protection et
que ne protègeront pas, bien entendu, les fameux “papiers” qu’on réclame pour
eux. Nos angélistes aux discours tout de mièvrerie sont donc complices des
forfaits commis, au même titre que les proxénètes, les négriers et les
trafiquants. Sans la mobilisation des “bonnes consciences”, ces derniers ne
pourraient pas aussi aisément poursuivre leurs menées criminelles.
4)
Le quatrième défi, mis en évidence
par Gourévitch, est celui de l’économie informelle, phénomène antérieur aux
flux migratoires, mais que ceux-ci ont amplifiés, tout en alimentant la
fraction, de plus en plus nombreuse, des populations migrantes qui ne
parviennent pas à s’insérer dans le tissu social, en dépit des dispositifs
d’intégration mis en place depuis trois bonnes décennies. La France a beau
avoir mis en place la DILTI (“Délégation Interministérielle à la Lutte contre
le Travail Illégal”), l’OCDE a eu tout aussi beau jeu de tirer à son tour la
sonnette d’alarme, l’ethnic business
et l’économie souterraine, les recels et les locations de taudis insalubres,
bref la totalité de l’économie informelle aurait brassé, selon l’enquête menée
par Gourevitch en 2007 à plus de 300 milliards d’euro, soit 17 à 18% du PIB
français. L’ampleur de cette économie informelle et l’opacité du milieu qui la
génère rend les services de police et la justice totalement impuissants.
Nous faisons donc face à cette économie
informelle, qui génère des “sociétés parallèles” (qu’appuie un certain Erdogan
en Europe centrale, avec tout le poids de la diplomatie turque...) et à la
démultiplication quasi à l’infini des frais sociaux, prévus par
l’Etat-Providence. Cette démultiplication va entraîner très vite, dans les cinq
à dix ans à venir, l’assèchement des caisses municipales (et autres...) et à
l’impossibilité de lever de nouveaux impôts sur une classe moyenne
considérablement appauvrie par la crise. La démesure babelienne que les
intellos écervelés et les “croyeux” naïfs ont prise pour du “progressisme”, à
grand renfort de propagande médiatique, va se muer en un bel éventail de
facteurs non niables de “régressisme”, de régression sociale, de détricotage de
tous les acquis sociaux et syndicaux. Selon l’adage: qui veut faire l’ange,
fait la bête... Les négateurs de balises et de limites, qui voulaient tout
bousculer au nom du “progrès” (qu’ils imaginaient au-delà de tout empirisme),
vont provoquer une crise qui rendra leurs rêves totalement impossibles pour au
moins une dizaine de générations, sauf si nous connaîtrons l’implosion totale
et définitive... Quant aux solutions que nous pourrions apporter, eh bien,
elles sont nulles car le système a bétonné toute critique: il voulait
poursuivre sa logique, sans accepter le moindre correctif démocratique, en
croyant que tout trouverait une solution. Ce calcul s’est avéré faux.
Archi-faux. Donc tout va s’effondrer. Devant notre lucidité. Nous rirons de la
déconfiture de nos adversaires mais nous pleurerons amèrement sur les malheurs
de nos peuples.
8.
Si nous prenons en
considération l’avancée profonde du matérialisme et de l’individualisme dans
les pays occidentaux, ne devons-nous pas craindre d’être poussé vers une perte
totale de spiritualité?
Nous avons déjà perdu toute spiritualité.
Les traditionalistes, qui s’inspirent de Guénon et d’Evola, évoquent une ère de
“Kali Yuga”, d’âge sombre, telle que l’entrevoit la tradition hindoue. C’est
bien l’époque que nous vivons car Evola a signalé qu’en fin de cycle, les
phénomènes de dégénérescence et de déclin vont en s’accélérant, plongeant les
Empires et les Etats dans la déliquescence totale. En Europe, où nous n’avons
même plus un Kagan ou un Kaplan pour nous rappeler quelques recettes
élémentaires pour tenir un Empire, même à une époque de ressac. Le “Kali Yuga”
est donc bien palpable de nos jours: la France, depuis Sarközy et Hollande (dit
“Holl’andouille”) n’est plus que la caricature d’elle-même, et la négation de
sa propre originalité politico-diplomatique gaullienne; l’Allemagne se
cramponne à des idées fixes et n’ose pas s’affirmer, sous le règne d’une Angela
Merkel qui n’a bien entendu ni le tonus ni la clairvoyance de ses prédécesseurs
socialistes, d’un Schroeder ou d’un Schmitt. Votre question, si j’y répondais
de manière exhaustive, exigerait la rédaction d’un livre tout entier. Je ne
peux dire en quelques lignes ce qu’Evola, Schuon, Guénon ou d’autres
traditionalistes ont dit en plusieurs dizaines de volumes, car, souvent, il n’y
a pas grand chose à ajouter à leurs diagnostics, si ce n’est les traduire en un
langage plus quotidien.
L’histoire de mon pays, la Belgique, nous
fait entrevoir le désastre, rien que dans l’involution de la famille politique
catholique, puis “démocrate-chrétienne”. Notre histoire politique montre donc
que l’exigence morale des tenants de la “Jeune Droite” de Henry Carton de Wiart
au début du 20ème siècle, puis des militants de l’ACJB (“Action Catholique de
la Jeunesse Belge”), quelles qu’aient été leurs options ultérieures après
l’émergence du rexisme de Léon Degrelle, que le souci éthique que le Prof.
Marcel Decorte avait encore voulu réveiller dans les années 50, se sont bien
vite évanouis au profit d’un technocratisme sans épaisseur éthique, importé par
Paul Van Zeeland avant-guerre et poursuivi par toute une série de politiciens
sans envergure ou sans scrupules après 1945 ou au profit d’un démocratisme du
“je-ne-sais-quoi” et du “presque-rien” qui a débouché sur la mascarade puante
d’un parti dirigé par des festivistes écervelés qui se donnent désormais
l’étiquette d’“humanistes”. On se demande en quoi leurs salades sont
“humanistes”: Erasme, qui était hypocondriaque mais un véritable humaniste
renaissanciste, doit galoper plein tube vers un bassinet pour y vômir sa soupe
aux légumes quand, du haut de son empyrée céleste, il jette un regard sur le
spectacle que nous donne en permanence cette brochette de connards et de
connasses qui ont galvaudé le terme même d’humanisme puis transformé, par leurs
sottises, la principale force politique de la Belgique, en un parti estropié et
minoritaire, à la remorque des socialistes, qui titubent d’une corruption à
l’autre, pour chavirer ensuite dans une autre perversité. En Flandre, les excès
de technocratisme, tourné en “plomberie” du temps de Dehaene, ont également
ruiné le pôle démocrate-chrétien au profit d’une forme de pseudo-nationalisme,
centré sur la vacuité et la vanité d’un gros bonhomme qui a maigri pour faire
jacasser les médias, une formation idéologiquement filandreuse à relents
festivistes, avec laquelle personne ne veut gouverner. Bref, l’absence
d’éthique dans le pôle politique qui, précisément, entendait l’incarner, du
moins jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, a provoqué l’implosion du pays.
L’Europe et le reste du monde occidental présentent la même implosion, parfois
en moins ridicule mais toujours sur un mode aussi navrant, aussi impolitique,
aussi incapable de sortir notre aire civilisationnelle de l’ornière où elle
s’est enlisée.
La disparition de toute épine dorsale
éthique dans le monde occidental, le plus touché par la décadence, entraîne
toute une série de maladies psycho-sociales, dont quelques universitaires
dressent la cartographie, tout en étant complètement ignorés des “décideurs”
politiques qui, comme on le sait, préfèrent la politique de l’autruche. Parmi
ces universitaires, je ne citerai que le Flamand Dirk De Wachter, professeur à
la KUL de Louvain, et l’Allemand Manfred Spitzer, directeur de la clinique
psychiatrique de l’Université d’Ulm (cf. Dirk De Wachter, “Borderline Times –
Het einde van de normaliteit”, Lannoo Campus, Tielt, 2012; Manfred Spitzer,
“Digitale Demenz – Wie wir uns und unsere Kinder um den Verstand bringen”,
Droemer, München, 2012).
Le Prof. De Wachter voit disparaître toute
forme de “normalité” et glisser nos populations vers ce qu’il appelle, en
jargon de psychiatrie, le “borderline”, la “limite” acceptable pour tout
comportement social intégré, une “borderline” que de plus en plus de citoyens
franchissent malheureusement pour basculer dans une forme plus ou moins douce,
plus ou moins dangereuse, de folie: en Belgique, 25% de la population est en
“traitement”, 10% ingurgitent des anti-dépresseurs, de 2005 à 2009 le nombre
d’enfants et d’adolescents contraints de prendre de la rilatine a doublé rien
qu’en Flandre (de 15.000 à 30.000...); en 2007, la Flandre est le deuxième pays
sur la liste en Europe quant au nombre de suicides par million d’habitants
(161/un million). C’est là, on en conviendra, une brillante réussite de la
politique régimiste! Bilan désastreux pour nos “progressistes” qui croyaient
avoir trouvé toutes les formules pour faire le bonheur des masses! Pour le
Prof. De Wachter, la solution réside dans un renouveau culturel, littéraire et artistique,
basé sur des principes radicalement différents de ceux appliqués aujourd’hui
dans les établissements d’enseignement: l’effondrement du niveau, où le prof
doit se mettre au niveau des élèves et capter leur attention “no matter what”
et la négligence des branches littéraires, artistiques et musicales, qui
permettent à l’enfant de tenir compte d’autrui, font basculer les nouvelles
générations dans une déshumanisation problématique, constate le Prof. De
Wachter, en se réclamant du philosophe conservateur britannique Roger Scruton
et de la “communautariste” américaine Martha Nussbaum, vigoureuse avocate du
retour aux humanités classiques, à nos racines grecques et aristotéliciennes.
Guérir notre société malade passe donc par une révolution culturelle, soit par
un retour, par un “revolvere” aux fondements sûrs de notre civilisation, aux
humanités classiques et aux bases identitaires. Sans identité, sans tradition,
sans “centre” intérieur (Frithjof Schuon), on devient fou: tel est notre
constat, schématisé ici de manière certes un peu abrupte, et il est corroboré
par l’une des plus grandes sommités de la médecine psychiatrique de la célèbre
université de Louvain. Ceux qui nous contrarient au nom de leurs chimères et de
leurs délires, sont, par voie de conséquence, sans trop solliciter les faits,
des fous qui veulent précipiter leurs contemporains au-delà de la “borderline”,
où on ne survit qu’à grands renforts d’anti-dépresseurs ou d’euphorisants, à
moins de passer dans la catégorie des 161 infortunés sur un million d’habitants
qui recourent au suicide.
Quant à ce spécialiste des recherches sur
le fonctionnement du cerveau qu’est le Prof. Manfred Spitzer, il s’est penché
tout spécialement, dans son dernier livre (op. cit.) sur la “démence digitale”,
où il dénonce l’utilisation abusive de médias digitalisés dans l’enseignement.
Son ouvrage est une riposte à une dangereuse élucubration de la “Commission
d’enquête” du Bundestag allemand, qui avait prévu d’offrir un “notebook” à tous
les écoliers et de promouvoir la “pédagogie par jeux informatiques”: il paraît
d’après ces délirants germaniques que cette bimbeloterie high tech et cette
pédagogie de cornecul vont offrir “un meilleur avenir pour nos enfants”
(gnagnagna...). Pour le Prof. Spitzer, nobelisable, ce délire témoigne d’une
méconnaissance totale du fonctionnement du cerveau humain (surtout au stade de
l’enfance et de l’adolescence) et d’un commercialisme sans scrupules (car les
marchands d’ordinateurs et de logiciels ont sûrement graissé la patte des politicards
et des pédagogogues).
Pourtant, bon nombre d’études scientifiques ont prouvé que les médias
digitalisés ne donnaient que de piètres résultats sur le plan pédagogique.
Pire, ils endommagent les corps et les cerveaux, dans la mesure où la mémoire
et la concentration en pâtissent. On entraîne ainsi les nouvelles générations
dans la superficialité, dans l’a-socialité (les amis virtuels de “Facebook” ou
de “Twitter” ne sont pas des amis de chair et de sang), dans la dépression (cf.
De Wachter), due notamment à l’absence de sommeil cumulée sur des mois voire
des années. Et dans les pages 276 à 281 de son livre, Spitzer pointe du doigt
les coupables: les politiciens, tous partis confondus; citation: “Lors de
conférences et de débats, on m’a souvent demandé d’aller parler aux hommes
politiques. Je l’ai fait, à plusieurs reprises, notamment, il y a quelques
années, lors d’un audit d’experts mandé par la Commission de la jeunesse du
Bundestag. Cet audit a duré deux fois plus de temps que prévu et les députés ont
trouvé formidable tout ce que nous leur disions. Après environ six semaines, on
a pondu un long protocole qui concluait... qu’il n’y avait aucune raison
d’agir... Le lobby médiatique, entretemps, n’avait pas perdu son temps”. Mieux:
“Le sort des enfants n’est pas pris au sérieux par les responsables politiques.
Ils les perçoivent plutôt comme du bétail et non pas comme des êtres en pleine
croissance, comme de petits diamants que l’on doit traiter raisonnablement et
avec respect”. Voilà donc l’avis de deux experts, issus de facultés de médecine
prestigieuses, un avis que les politiciens ignorent... Et peuvent ignorer en
toute tranquillité parce qu’il n’y a pas de structures de combat métapolitique
dans nos quartiers pour contrer leurs agissements criminels et anti-sociaux
dans nos assemblées municipales, dans nos écoles, dans nos comités de
voisinage, etc. Il y a des dizaines de savants irréprochables, comme De Wachter
et Spitzer, qui ne peuvent pas faire entendre leur voix parce qu’ils n’ont
aucun relais dans la société civile, aucune association métapolitique pour leur
venir en aide et faire triompher, dans chaque quartier, dans chaque bourg,
leurs idées justes et bonnes.
9.
Quelles est votre opinion sur
la montée ou sur les avatars des partis dits “nationalistes” en Europe
aujourd’hui?
A partir de la perestroïka de Gorbatchev,
au moment de la chute du Mur de Berlin, au début des années 90 du 20ème siècle,
tous les espoirs étaient quasi permis: le communisme disparaissait en tant que
partie prenante du duopole de Yalta. Sa fonction de croquemitaine pour imposer
le libéralisme manchestérien à l’Europe occidentale s’évanouissait. On pouvait
envisager ce que nous appellions, à l’ère du duopole, une “troisième voie”
(Jean-Gilles Malliarakis à Paris) ou un “solidarisme” (Lothar Penz et Ulrich
Behrenz à Hambourg). Rien n’est arrivé. Nos espoirs ont été totalement déçus.
Les partis dits “nationalistes” sont apparus à la même époque: Le Pen prend son
envol, grâce aux efforts de Stirbois à Dreux, dès 1984, un an avant l’accession
de Gorbatchev au pouvoir. D’autres partis sortent de la marginalité ailleurs en
Europe: le bilan de cette effervescence nouvelle à l’époque, je l’ai dressé,
encore assez enthousiaste, avec le regretté Roland Gaucher, dans un numéro
spécial sur les “nouveaux nationalistes” du célèbre mensuel parisien “Le
Crapouillot” en 1994. C’était là une enquête minutieuse que j’avais pu mener
allègrement, grâce, surtout, à la formidable documentation qu’avaient compilée
Peter Dehoust, Heinz-Dieter Hansen et Wolfgang Strauss en Allemagne dans les
colonnes de revues ou de bulletins comme “Nation Europa”, “DESG-Inform” ou
“Staatsbriefe” (du Dr. Hans-Dieter Sander). Deux écueils expliquent la
stagnation actuelle de toutes ces formations politiques, stagnation assortie
par d’interminables querelles entre personnes: 1) le mirage du néo-libéralisme,
dont ces formations ne se sont pas assez démarquées au profit d’un solidarisme
nouveau, c’est-à-dire d’un socialisme comme aux temps héroïques, comme au temps
de Georges Sorel ou de Roberto Michels, d’un socialisme débarrassé de toutes
corruptions mais demeurant inébranlablement au service du peuple, ce qui n’est
plus le cas d’un socialisme “diroupetté” ou “hollandouillé”; 2) l’incapacité à
s’unir dans le domaine de la politique étrangère; on a vu certains partis faire
l’apologie de Bush et du néo-conservatisme new-yorkais, au nom d’une
islamophobie qui confondait l’islam avec les dérapages inacceptables du
wahhabisme saoudien ou du salafisme nord-africain. Position aussi imbécile que
celles des socialistes (corrompus) des vieilles sociales-démocraties usées
d’Europe qui croyaient qu’Obama allait nous apporter une ère de paix
diamétralement différente du bellicisme néo-conservateur! Alors qu’Obama
poursuit, opiniâtre, le programme guerrier et pétrolier du père et du fils
Bush!
Seule la FPÖ autrichienne offre, dans sa
presse, des articles anti-impérialistes bien argumentés et documentés, dus à la
plume d’un véritable héros contemporain de l’européisme sainement conçu, un héros
modeste et effacé, le Dr. Bernhard Tomaschitz, que j’ai le vif plaisir de
traduire assez souvent. En Italie, le quotidien de la “Lega Nord”, “La
Padania”, offrait aussi de fructueuses analyses en politique étrangère et je me
souviens, avec nostalgie, de ma coopération avec Archimede Bontempi, lors de la
guerre de l’OTAN contre la Serbie. En dehors des partis représentés dans les
hémicycles, le quotidien romain “Rinascita”, organe d’une “gauche nationale”
offre chaque jour, grâce à un excellent réseau de correspondants dispersés dans
le monde entier, des analyses de politique internationale qui devraient servir
d’exemples à tous et faire honte à tous les cancres qui ne s’en inspirent
pas...
En tant qu’admirateur de la clarté
conceptuelle de Jean Thiriart, j’ai donc été déçu de ne pas voir les analyses
de Tomaschitz, de Bontempi (et de ses amis) et de la formidable équipe de
“Rinascita” être traduites en un militantisme offensif, tous azimuts,
mobilisant les universités (si c’est encore possible, à l’heure de la démence
digitalisée stigmatisée par le Prof. Spitzer...), les cercles culturels,
para-politiques et métapolitiques, les débats parlementaires en commission des
affaires étrangères, de manière à s’opposer systématiquement aux diktats de
l’hegemon, non pas par une politique frontale, car nous n’en avons pas (encore)
les moyens, mais par une stratégie des petits coups d’épingle constants et
incessants, une stratégie dont les partis dits “nationalistes” auraient dû se
faire le fer de lance, faute d’autres combattants représentatifs et à cause des
scléroses mentales des formations d’extrême-gauche, pourtant plus férues de
politique étrangère... Beaucoup n’ont pas opté pour ce combat constant et
nécessaire... En attendant, l’Europe des tartuffes constate qu’elle est
espionnée, que l’Oncle Sam a des yeux et des oreilles partout, jusque dans les
chiottes du Parlement européen (pour parler comme Poutine...), grâce au système
Prism et que John Bull fait de même, avec “Tempora”. Les cocus magnifiques...
Nous n’avons pas attendu un tel scandale ni les révélations de Julian Assange
ou d’Edward Snowden pour réagir, pour organiser un mini-pôle de rétivité. Une
fois de plus, nous avons eu raison, mille fois raisons. Notre politique de
refus de l’américanisme était la bonne. La seule qui soit politiquement
rationnelle face à un hegemon malhonnête.
10.
Pour terminer cet entretien,
je voudrais que vous expliquiez aux néophytes que nous sommes ce qu’a été le
rôle de “Synergies Européennes”?
Vous pourrez consulter l’entretien que j’ai
accordé au site scandinave “Oskorei” pour comprendre ce qu’a été “Synergies
Européennes”. L’objectif était de faire travailler ensemble des Européens
lucides et enracinés dans leur culture par des colloques, conférences et
universités d’été communes et par une politique de traduction tous azimuts.
Lors de mon intervention sur les ondes de la radio libre “Méridien Zéro” en
juin 2012, l’animateur de service ce jour-là m’a bien avoué qu’il manque
aujourd’hui en Europe une association “baldaquin” du genre que celle que j’ai
animée jusqu’en 2004, avant de passer au virtuel comme tout le monde —ce qui
n’est pas la même chose, hélas, que les rapports directs et personnels entre
confrères— sur les sites http://euro-synergies.hautetfort.com
puis http://vouloir.hautetfort.com
et http://archiveseroe.eu . Mes textes
personnels se trouvent sur http://robertsteuckers.blogspot.com
. Si d’aucuns estiment opportune la renaissance d’une telle structure souple et
ouverte, d’un tel baldaquin, que les volontaires se présentent au bureau de
recrutement, avec leurs références, prouvant qu’ils savent travailler dans la
constance et la détermination. Et tout redémarrera comme au premier jour.
11.
Merci d’ajouter les quelques
mots de la fin pour nos lecteurs...
Méditez l’adage tiré de la fable de
Lafontaine, “Le laboureur et ses enfants”: “Travaillez, prenez de la peine,
c’est le fond qui manque le moins”.
Forest-Flotzenberg, juin-juillet 2013.
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