Gerd Bergfleth : enfant terrible
de la scène philosophique allemande
de la scène philosophique allemande
Gerd
Bergfleth : c'est le nom de l'enfant terrible de la “scène”
philosophique allemande aujourd'hui. Il appartient à la tradition
post-révolutionnaire, disent critiques et admirateurs. Dans le contexte
allemand, cette désignation signifie la volonté de quitter le giron de
l'École de Francfort,
de dire adieu aux philosophies qui prétendaient représenter seules le
moteur de “l'émancipation” et être détentrices exclusives de la Raison (Vernunft).
Après l'effondrement du IIIe
Reich, une partie des philosophes et professeurs émigrés d'avant 1940
était retournée en Allemagne. En gros, les représentants de l'empirisme
logique et des philosophies connexes, et ceux de la Gestaltpsychologie,
étaient demeurés dans les universités américaines et britanniques et y
amorçaient une très brillante carrière. Les tenants de l'herméneutique
de l'École de Francfort ne s'étaient jamais acclimatés dans le monde
universitaire anglo-saxon. Laissés pour compte outre-atlantique, ils ne
leur restaient qu'une solution : retourner en Allemagne et y régenter la
philosophie médiatisée.
L'après-guerre
allemand et surtout l'explosion soixante-huitarde ont de ce fait été
dominés et déterminés par la philosophie “émancipatrice”, dont celle de
Marcuse est devenue la plus populaire. Cette philosophie, que quelques
simplistes ont résumé dans l'appellation “gauchiste”, partait d'un
postulat dit “critique” qui visait à justifier l'action de ceux qui
voulaient faire correspondre le monde réel à la raison idéale. De cet
espoir a découlé un fétichisme de la raison et une néo-bigoterie
stérilisante qui pourchassait toute trace de ce qu'elle appelait, dans
le langage de la nouvelle inquisition qu'elle inaugurait,
“l'irrationalisme”. Pour Bergfleth, cette volonté de traquer
systématiquement l'irrationalisme appauvrissait la philosophie, lui
ôtait sa dimension extra-rationnelle, lui subtilisait son fond mythique
ou religieux, passionnel ou sensuel, érotique ou pathologique. Le
fétichisme rationaliste de la troïka Horkheimer/Adorno/Habermas a
conduit, affirme Bergfleth, la philosophie à l'impasse et l'a condamnée à
la sclérose.
Bergfleth
revêt dès lors une importance toute particulière dans l'histoire de la
philosophie allemande, en ce sens qu'il ne retourne pas à
l'irrationalisme allemand classique, celui qui, d'après Lukacs, avait
conduit au “fascisme”, mais part en pèlerin à Paris pour y découvrir
Georges Bataille, Jean Baudrillard et E.M. Cioran.
Il fait là le chemin inverse des soixante-huitards français qui
avaient, assez maladroitement et finalement sans grand succès, tenté
d'adapter en France le culte de la Vernunft, chère à la troïka
que nous venons de désigner. Bergfleth introduit ainsi la problématique
de la postmodernité en Allemagne, avec les connotations moqueuses et
persiflantes que lui a conférée Baudrillard. Pour les chiens de garde du
fétichisme de la Raison, son travail constitue une véritable douche
écossaise... !
Mais,
discrètement, Bergfleth avait commencé son travail de sape en 1975,
avec un essai sur Georges Bataille, le philosophe de la transgression
par excellence, le surévaluateur du mal agissant dans l'histoire au
détriment de la raison confortable, le théoricien du panérotisme qui se
gausse des refuges du rationnel étriqué, etc. Avec un tel maître,
Bergfleth pouvait partir à l'assaut de la forteresse des bigots
“néo-chrétiens” qui jugulaient la pensée allemande et la mettaient au
frigo. Quand il dialoguera avec Baudrillard à Tübingen en 1983 et
interviewera Cioran en 1984, sa pensée accédera à une virulente
maturité.
C'est alors que paraît son petit chef d'œuvre : Zur Kritik der palavernden Aufklärung.
En français : Critique de la Raison palabrante. Anthologie, ce chef
d'œuvre a le mérite d'être clair, limpide et agressif au bon sens du
terme. Provocateur, il force l'adversaire à admettre les insuffisances
de son discours. Pour Bergfleth, le culte de la raison ne génère, sur le
plan politique, que la technocratie, au détriment de l'âme humaine, de
la diversité intérieure de l'humain, réduites à néant, laminées par les
prétentions d'une pensée petite, propre à des comptables misérabilistes
sans envergure, qui n'ânonnent plus que leurs slogans éculés dans
l'indifférence générale.
Bergfleth,
dont l'ampleur du travail est encore modeste, jette toutefois les bases
d'une rénovation. Il dresse le bilan d'un échec et annonce le retour
d'un grouillement dionysiaque. D'une dissolution dans le ridicule des
chimères “progressistes” qui végètent encore dans les cervelles de pas
mal d'animateurs des médias. Les progressistes d'hier sont déjà les
réactionnaires, les ringards, les fossiles d'aujourd'hui. Les dinosaures
de demain. Des curiosités en voie de disparition...
► Robert Steuckers, Vouloir n°27, 1986.
◘ Notice biographique : Gerd Bergfleth, né en 1936 à Krumstedt
au cœur des Dithmarschen, étudie de 1956 à 1964 la philosophie, les
lettres anciennes et modernes à Kiel, Heidelberg et Tübingen, où il vit
depuis 1971 comme écrivain et traducteur indépendant. Depuis 1975, il
est éditeur (intellectuel) des essais et autres écrits théoriques ou
articles de Georges Bataille
en même temps que traducteur et commentateur dans les 9 volumes jusque
là parus. Cette activité de plusieurs années dont entre autres « la
Notion de dépense » ressort et auquel se joignaient plus de 2 douzaines
d'autres traductions de Bataille se cristallisait au cours du temps
comme la raison principale de son œuvre. Elle était souvent interrompue
par les articles innombrables, rapports et collections de fragment qui
apparaissaient d'abord dans le cadre de celui-ci qu'on désignait
autrefois comme le “critique tübinguois envers la Raison”, späterhin
sont orientés, donc, welthafter et comme des fragments d'une pensée
cosmique peuvent être compris. Dans
[en travaux]
Diese langjährige Tätigkeit, aus der
u.a. die 'Theorie der Verschwendung' hervorging und an die sich über
zwei Dutzend weitere Bataille-Übersetzungen anschlossen, kristallisierte
sich im Lauf der Zeit als Hauptgeschäft seines Lebenswerks heraus. Sie
wurde vielfach unterbrochen durch zahllose Aufsätze, Vorträge und
Fragmentsammlungen, die zuerst im Rahmen dessen entstanden, was man
seinerzeit als “Tübinger Vernunftkritik” bezeichnete, späterhin jedoch
welthafter orientiert sind und als Bruchstücke eines kosmischen Denkens
aufgefasst werden können. In dieser zweiten Abteilung seines Lebenswerks
hat Bergfleth nicht zuletzt sein Wort gesagt über Marx, Nietzsche und
Heidegger, über Blanchot, Klossowski, Cioran und Baudrillard. Zur Zeit
arbeitet er an einem Buch über Ernst Jünger.
◘ Bibliographie sommaire :
- « La révolte de la Terre », in : Les enjeux de l’écologie, Actes du XXVIIe colloque national du GRECE, 1993, pp. 27-38
- « Perspective de l’anti-économie », « Théorie de la révolte » in : Krisis n°15, 1993
- Ein Gespräch, entretien avec EM Cioran, Konkursbuchverla, Tübingen, 1984, tr. fr. in : Entretiens, Cioran, Gal./Arcades, 1995
- « Préface », introduction à : Scènes libertines, Alexandre Dupouy, Konkursbuch Verlag, 2003
- « Kritik der Emanzipation » (sur la réception allemande du post-structuralisme français), Konkursbuch (Zeitschrift für Vernunftkritik) n°1, 1978
- « Erde und Heimat : Über das Ende der Ära des Unheils », in : H. Schwilk & U. Schacht (Hg.), Die selbstbewußte Nation, Berlin. 1994, pp. 101-123
- « Gewalt und Leidenschaft : Anti-politische Fragmente » (sur le concept de déviance), in O. Panizza, Die kriminelle Psychose, Matthes & Seitz, 1978, p. 265 sq.
- « Der Untergang der Wahreit » (sur le constructivisme moral comme impératif de la consensualité), in Der Pfahl n°2/1988, pp. 243-287
- Hermeneutik : Eine politische Kritik (sur Gadamer), Metzler, Stuttgart, 1972
- Theorie der Verschwendung, (sur l'influence de Mauss dans La notion de dépense de Bataille), Matthes & Seitz, Berlin, 1985 [1975 in : G. Bataille, Das theoretische Werk, Bd I : pp. 289-406]
- « Das Urlicht der Natur », in : Das Echo der Bilder : Ernst Jünger zu Ehren, H. Schwilk (Hrsg.), Klett-Cotta, Stuttgart, 1990, pp. 11-42
- Für Ernst Jünger, Matthes & Seitz, Munich, 1995
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