La place de la Russie dans l'histoire de la
diplomatie européenne
Intervention
de Robert Steuckers lors du 1er Colloque de l'Atelier régional d'Ile-de-France
de Synergies Européennes, le 8 mars 1997
On ne
peut évaluer la place et l'importance de la Russie dans la tradition
diplomatique européenne que sur base des textes existants. Les premiers textes
valables pour juger l'émergence de la Russie dans la réalité politique
européenne datent de l'époque de Pierre le Grand. Ce Tsar a manifesté durant
son règne la volonté de faire de la Russie un Etat organisé à l'européenne,
participant pleinement au concert des Etats européens. Cette volonté peut se
concrétiser dès l'effondrement de la puissance polono-lithuanienne qui conduira
aux partages successifs de la Pologne, achevés tout à la fin du XVIIIième
siècle.
Cependant,
en dépit de la volonté de Pierre le Grand, la Russie ne se laissera jamais
appréhender par les mêmes concepts politiques et géographiques que le reste de
l'Europe. Cette différence est due à la qualité, aux dimensions et à
l'immensité de son territoire, qui fait charnière entre l'Europe et l'Asie. Dès
le départ, dès les premiers textes rédigés en Europe sur la Russie et destinés
aux chancelleries, on perçoit la dimension eurasienne de la Russie, malgré la
volonté de Pierre le Grand de s'aligner exclusivement sur l'Europe.
Aujourd'hui,
les cercles politiques et culturels européens, toutes tendances confondues,
font désormais face à une Russie complexe, immense, tout à la fois européenne
et asiatique, échappant aux règles des idéologies occidentales. Ils ne font
plus face à une URSS à l'idéologie monolithique, parfois plus aisée à
comprendre, encore que les arcanes peu déchiffrables de la soviétologie ont
souvent induit en erreur des soviétologues patentés comme Alain Besançon ou
Hélène Carrère d'Encausse... Récemment, pendant l'été 1993, la presse à
sensation de Paris a parlé d'une alliance entre “rouges” et “bruns”, de
l'émergence inquiétante d'un bloc “national-communiste”, en embrayant sur des phénomènes
somme toute superficiels et sans tenir nullement compte de la longue histoire
des rapprochements et des ruptures entre la Russie, d'une part, et les autres
puissances européennes, d'autre part. La phobie du complot “rouge-brun” a fait
long feu car les connaissances historiques lacunaires des quelques journalistes
fort prétentieux et très braillards qui ont déclenché le scandale étaient bien
maigres. Leur bricolage n'était qu'un jeu médiatique. Quant à ceux qui se sont
déclarés “rouges-bruns” dans la foulée,
pour entrer dans le jeu des hystéries médiatiques et faire parler de leurs
personnes, on décèle aisément chez eux une volonté d'apparaître comme de
“grands scandaleux”, de “grands méchants loups”, additionnant toutes les
rigueurs des totalitarismes stalinien et hitlérien de ce XXième siècle.
Pour
éviter la répétition malheureuse de telles sensations médiatiques, pour
échapper aux hyper-simplifications de la presse parisienne, il m'apparaît
nécessaire de retourner à l'histoire de la diplomatie européenne et de voir
comment le rapport Europe/Russie est perçu dans les chancelleries et comment il
transcende et chevauche les étiquettes de “gauche” et de “droite”. Il convient
d'examiner comment les concepts de la géopolitique sont nés il y a près de 300
ans, au départ de réflexions sur l'immensité du territoire russe, ensuite de
voir comment ils ont été articulés dès l'époque napoléonienne. Il convient de
déceler quelles polarités ont été mises en exergue dans le contexte tourmenté
des guerres de la Révolution et de l'Empire, de voir comment les conflits ont
été explicités.
Accusé
d'avoir fait partie de ce complot “rouge-brun” pour avoir participé à un débat
avec Ziouganov, président du PCFR, et Volodine, son ajoint et conseiller, à
Moscou en avril 1992, débat portant sur une alternative éthique au
néo-libéralisme (!), sur l'œuvre de François Perroux, sur l'anti-utilitarisme,
débat retransmis ensuite dans la presse russe (Dyeïnn) et serbe (Duga), j'étais
redevable d'une explication, non pas aux ignares de la presse parisienne mais à
mes lecteurs et à mes abonnés. Je m'étais déjà expliqué par bribes dans un
interview (cf. NdSE n°2; versions portugaise et néerlandaise également
disponibles). J'entends, dans cette allocution qui deviendra très prochainement
texte, être plus exhaustif. J'avais le devoir d'approfondir la question pour
confondre les piteux, médiocres et minables journalistes parisiens du Monde et d'autres gazettes de bas étage
qui se sont donnés en spectacle pendant l'été 1993. J'avais le devoir
intellectuel de retourner au réel pour réduire à néant les simplifications
esthétisantes des néo-droitistes et nationaux-révolutionnaires parisiens,
relevant de la même engeance journalistique que leurs adversaires, qui n'ont
pas de projets cohérents ni de discours étayés, mais qui aiment à répéter “je
suis un grand méchant” ou un
“grand-pervers-qui-pense-tout-ce-qui-est-interdit-de-penser”. Afin, bien sûr,
de ne plus jamais se laisser embarquer dans un jeu médiatique aussi stérile
que celui de l'été 1993.
Les
spéculations sur la nature politique et géographique de la Russie commencent
dans l'œuvre de Leibniz, qui a cumulé les positions de philosophe, de
mathématicien, de conseiller du Prince et de diplomate. Pour la première fois,
Leibniz livre à ses lecteurs européens une réflexion politique profonde sur la
Russie. Leibniz a forgé des concepts instrumentalisables pour faire face à la
nouvelle réalité géographique et politique qui se présentait aux portes de
l'Europe. Pierre le Grand venait en effet d'annoncer qu'il ferait de la Russie
un Etat européen, participant au concert des nations européennes. En 1669,
Leibniz réagit face à la question polonaise. La Pologne, voisine de la Russie,
était, avant l'émergence de celle-ci, la puissance la plus “orientale” de
l'Europe. Cette Pologne était une “république aristocratique”, tolérante sur le
plan religieux, fantaisiste sur le plan culturel et littéraire, brillante dans
les arts, fébrile et mobile sur le plan militaire, avec sa cavalerie portée par
un “mythe sarmatique”, où l'aristocratie polonaise se décrivait comme la
descendante de cavaliers sarmates venus d'Iran, du Caucase et des régions
pontiques. La monarchie de cette Pologne était élective. Avant l'élection du
nouveau monarque, l'Allemand Leibniz donne son avis: il est alors “russophobe”,
se méfie de cet immense pays dont on connaît finalement peu de choses, et
espère la défaite du candidat qui a les faveurs de la Moscovie. Sinon, dit-il,
le “rempart polonais” qui protège l'Europe va tomber, ce qui amènera les
“barbares asiatiques” au centre de notre sous-continent et aux frontières du
Reich. Ceci est la première position de Leibniz et elle est anti-russe.
Mais très
vite, cette position se juxtaposera à une deuxième: il faut inclure la Russie
dans une grande alliance européenne anti-turque («Quid si ergo posset Moscus
quoque in anti-turcicum foedus pellici»). En effet, avant sa longue
désagrégation, la Pologne était forte. Rappelons l'intervention des troupes de
Jan Sobiesky et du Hongrois Janos Hunyadi lors des Croisades anti-ottomanes
dans les Balkans et lors de la défense de Vienne aux XVième et XVIième siècles.
La Russie de Pierre le Grand devra reprendre à son compte la fonction de cette
puissante Pologne de Sobiesky. Telle est la seconde position de Leibniz.
Dans la
troisième position qu'il adopte face à la Russie montante, Leibniz jette les
bases de ce qu'il est convenu d'appeler l'“eurasisme”. Dans son texte de 1697, Novissima Sinica, Leibniz écrit que la
masse continentale euro-asiatique compte deux anciennes civilisations: 1.
Rome/Europe (le Reich); 2: La Chine. La Russie, poursuit-il, doit faire le lien
entre ces deux civilisations en organisant son propre territoire. L'Europe
acquerra un avantage si c'est elle qui communique à la Russie les recettes de
la “bonne” organisation politique, territoriale, administrative, etc.
Dans sa
quatrième position, Leibniz parle de la Russie comme d'une tabula rasa, comme d'un espace vierge, où l'on pourra tester toutes
sortes d'expériences. La Russie est un pays qui offre des milliers de
possibilités (comme on le dira plus tard des Etats-Unis). Il permettra
d'absorber une immigration paysanne allemande.
Dans sa
cinquième position, prise en 1712 lors de la guerre entre la Suède et la Russie
pour la maîtrise de l'axe fluvial “gothique”, joignant la Baltique à la Mer
Noire, afin d'assurer la translation de l'héritage polono-lithuanien. Leibniz,
Allemand, s'oppose à toute expansion de la Russie vers le Nord, mais favorise
toute expansion vers le Sud. Cette position allemande est une constante: on l'a
vu se manifester lors de l'indépendance des Pays Baltes (en 1919 comme en
1991), de la Finlande, dans les intentions lisibles en filigrane dans les
clauses du Pacte germano-soviétique de 1939, dans les concessions accordées en
théorie par Jirinovski aux Suédois et aux Allemands dans son projet de “grande
avancée vers le Sud”. Symptomatique est le fait que Jirinovski insiste si
fortement en Allemagne et en Suède sur l'orientation méridionale des
hypothétiques efforts de “sa” future Russie.
Dans sa
sixième position, Leibniz approfondit sa réflexion sur la qualité de tabula rasa du territoire russe. La Russie est vierge,
dit-il, on peut y importer tant les vices que les vertus de l'Europe. Mais
Leibniz est pessimiste, conservateur. Pour lui, l'Europe décadente est
travaillée et minée par ses vices. Il raisonne binairement en opposant une
Europe décadente à une Russie pure. Adepte de l'idéologie des Lumières à ses
débuts, Leibniz poursuit un objectif pédagogique: si la Russie est pure, vierge
et “mineure”, elle peut devenir l'objet d'une pédagogie vertueuse et éviter
ainsi d'entrer directement en décadence à cause de ses nouveaux contacts avec
l'Europe malade.
En résumé:
l'Europe, par la voix de Leibniz, est favorable à la Russie quand elle avance
ses pions vers le Sud contre les Turcs, vers la Mer Noire, mais pas encore vers
les Balkans, territoire réservé à l'époque aux Hongrois et aux Autrichiens,
protecteurs des Serbes, après la libération de Belgrade en 1717/18. En revanche,
l'Europe se montre hostile à la Russie quand elle avance ses pions vers le
Nord. Comme Leibniz, elle se montre pro-suédoise, pro-polonaise (puis
pro-ukrainienne), car, pour elle, l'axe gothique est un espace intermédiaire
entre la Russie et l'Europe, qui a une logique propre qu'il convient de
conserver, tandis que l'espace balte est un indispensable espace de transition
entre Russes, Suédois et Allemands
Herder
précisera cette vision d'un espace balte d'échange culturel. Herder est le père
des nationalismes germaniques et slaves, le théoricien de la relativité
culturelle, des différences, de la valorisation des origines de toute culture
au détriment des époques plus tardives, jugées déclinantes. En 1769, dans le
journal qu'il a écrit au cours de son voyage de la Livonie (en Lettonie
actuelle) à Nantes, Herder écrit que l'Europe est vieillie, décadente, qu'elle
a épuisé ses potentialités. Face à elle, la Russie possède encore des atouts,
des potentialités. Il faut travailler la Russie, dit Herder, pour en faire un
modèle pour le reste de l'humanité. La pensée de Herder est à la fois liée aux
Lumières car elle est pédagogique, elle veut étendre au monde entier des idées
européennes qui ne sont ni le rationalisme occidental ni le césaro-papisme
catholique. Mais si cette pensée de Herder est liée aux Lumières, elle est en
même temps critique à leur égard. La critique de Herder s'articule surtout
autour de l'optimisme et de la prétendue unicité du modèle des Lumières. Pour
Herder, théologien protestant, toute culture est une manifestation voulue par
Dieu et celui-ci se manifeste de multiples façons, donc seule la pluralité des
cultures est légitime, est œuvre de Dieu. L'histoire d'un peuple particulier
est simultanément l'histoire d'un possible humain, universellement valable.
Sur base
de ces principes, Herder énonce des projets pour l'Europe orientale et la
Russie. Il privilégie les Pays Baltes, dont il est issu, comme espace
d'échanges entre l'Europe germanique et la Russie. Mais il concocte également
des projets séduisants pour l'Ukraine, la Crimée et la rive septentrionale de
la Mer Noire. La mission de la Russie, à ses yeux, est de recréer un nouvel
hellénisme sur le pourtour de la Mer Noire et de faire de la Crimée sa
capitale. En énonçant ce grand projet, il reprend l'idée allemande d'un “Drang
nach Süden” russe et souligne l'importance capitale de la Crimée sur le plan
géopolitique (pendant la guerre civile entre Blancs et Rouges, la Crimée, sous
le Général Wrangel, a été un enjeu majeur du conflit; le IIIième Reich
concoctait également des plans germanisants/hellénisants pour la Crimée et le
conflit russo-ukrainien d'aujourd'hui rappelle l'importance géopolitique de
cette presqu'île). Le “Projet grec” de Herder sera repris par Catherine II et
instrumentalisé contre l'Empire ottoman que la fougueuse Tsarine chassera des
rives septentrionales de la Mer Noire.
Le
jugement que porte Herder sur l'œuvre de Pierre le Grand est également fort
intéressant. Herder reproche au Tsar Pierre d'avoir négligé la culture
“naturelle” de la Russie, de ne pas avoir tablé sur ses atouts nationaux et
surtout d'avoir fait de la Russie une “pyramide inversée” qui risque de
s'effondrer tôt ou tard dans la catastrophe. Herder prédit ainsi pour la
première fois la révolution russe de 1917.
De 1789 à
1820, c'est-à-dire de la Révolution française à l'avènement de la Monarchie de
Juillet, la réflexion sur la Russie va s'articuler autour de trois oppositions:
1. L'opposition entre liberté et despotisme,
où l'Ouest est la liberté et la Russie, le despotisme (Marx reprendra cette
dichotomie russophobe, et, dans le marxisme, on parlera parfois de “despotisme
oriental”).
2. L'opposition entre légitimité et révolution,
où la Russie est le bastion de la contre-révolution. Nous avons là ante litteram une dialectique Est-Ouest,
où la droite légitimiste est pro-orientale et anti-occidentale, contrairement à
ce que nous avons connu pendant la guerre froide. Dans l'Allemagne de la
“révolution conservatrice”, Moeller van den Bruck, traducteur de Dostoïevski,
réfléchit sur l'itinéraire de ce dernier: révolutionnaire dékabriste, il
deviendra légitimiste, en percevant l'insuffisance des idées occidentales.
Moeller et, à sa suite, les diplomates allemands conserveront l'espoir
légitimiste-conservateur en la Russie, en dépit de la révolution bolchevique.
3. L'opposition Terre/Mer ou Russie/Angleterre.
Ces réflexions ont annoncé la géopolitique de McKinder et de Haushofer, ainsi
que l'œuvre de Carl Schmitt. Face à cette dualité Terre/Mer, notons la position
intermédiaire prise par la France. La France est une “civilisation équilibrée”
entre Terre et Mer, elle s'oppose également au “navalisme anglais” et au
“despotisme exclusivement tellurique” de la Russie. Quand, sous Napoléon, la
France s'identifie à l'Europe, comme l'Allemagne s'y identifiera pendant les
deux guerres mondiales, les Continentaux percevront l'Europe comme le centre du
monde et de l'histoire mondiale.
La
période qui s'étend de 1789 à 1830 est une période de grande effervescence.
Pour reprendre la terminologie de Carl Schmitt, c'est la fin du jus
publicum europæum. L'idée révolutionnaire veut se planétariser, ne
connaît ni repos ni mesure. Au cours de cette période, les diplomates écrivent
une quantité impressionnante de rapports dont la teneur est proprement
géopolitique. Nous allons examiner ceux qui concernent notre propos
d'aujourd'hui: la Russie.
En 1791,
un rapport anglais anonyme, intitulé Russian
Armament, jette les bases de l'hostilité anglo-saxonne à l'encontre de la
Russie. La Russie est désignée clairement comme l'ennemi car elle vise
l'élimination de la présence ottomane en Mer Noire et dans les Balkans. Nous
avons là le premier indice de l'alliance réelle et tacite entre Londres et la
Turquie, entre la thalassocratie anglo-saxonne et la Sublime Porte. Le rapport
poursuit: l'avancée de la Russie vers Constantinople menace 1) l'Egypte (on
prévoit déjà en Angleterre le percement du Canal de Suez) et 2) le commerce du
Levant. Donc, pour les diplomates anglais, l'existence de l'Empire Ottoman, y
compris sa présence dans les Balkans, garantit l'équilibre européen (l'argument
sera repris lors de la Guerre de Crimée); l'Empire Ottoman est un barrage
contre la Russie qu'on soupçonne vouloir s'emparer des Indes (en 1800-1801,
effectivement, le Tsar Paul I, allié de Napoléon, projette l'invasion des
Indes). Dans d'autres manifestes anonymes parus entre 1792 et 1793, des
observateurs anglais envisagent une alliance entre la France, l'Angleterre et
la Turquie, pôle de la liberté, contre l'Autriche, la Prusse et la Russie, pôle
du despotisme.
Cette
tentative de rapprochement, en pleine guerre, de l'Angleterre avec la France
révolutionnaire peut s'expliquer clairement si l'on a lu le livre de
l'historien français Olivier Blanc, Les
hommes de Londres. Histoire secrète de la Terreur (Albin Michel, 1989).
Blanc nous y démontre les mécanismes d'organisation de la guerre civile en
France, mis en œuvre depuis Londres, afin de venger la bataille de Yorktown
(1781) qui avait donné la victoire aux insurgés américains avec l'appui de
troupes et de vaisseaux français. Par ailleurs, l'Angleterre visait à détruire
les ressorts de la politique navale de Louis XVI, qui avait connu quelques
succès militaires. Les manifestes anonymes réclamant une alliance avec la
France demandent implicitement l'arrêt de cette politique secrète
d'organisation de la guerre civile en France, d'autant plus que les troupes
autrichiennes et prussiennes avancent dans le Nord et en Lorraine, risquant
d'affaiblir définitivement la France et de souder au Nord et au centre de
l'Europe un bloc germanique et impérial solide. L'Angleterre, au nom de
l'équilibre continental, cherche à changer d'alliés et à se ranger du côté du
plus faible. Mais, coup de théâtre, la France est victorieuse à la bataille de
Fleurus en 1793: elle devient la plus forte puissance européenne, s'installe en
Brabant et à Anvers, ce qui, pour Londres, est intolérable. L'Angleterre, pour
respecter sa politique d'équilibre, doit lui faire la guerre, de concert avec les
Prussiens et les Autrichiens. Quand l'Allemagne, après Bismarck, sous Guillaume
II et avec la politique navale de von Tirpitz, deviendra la plus forte des
puissances européennes, l'Angleterre fera la guerre contre elle, en utilisant
les ressources humaines de la France.
C'est sur
cet arrière-plan que Wilhelm von Byern en 1794 propose une alliance
germano-russe contre la France révolutionnaire et E. von Zimmermann une
alliance germano-franco-anglo-russe contre le challengeur qui pointe à
l'horizon, l'Amérique. Mais le théoricien le plus pointu qui a esquissé les
grandes lignes d'une politique générale pour vertébrer l'Europe, pendant cette
époque de troubles et de désorientements, reste le Français Bertrand Barère de
Vieuzac. En 1798, il rédige un manifeste intitulé La liberté des mers ou le gouvernement anglais dévoilé; ce texte fondamental annonce et anticipe
véritablement le noyau central des doctrines géopolitiques allemandes de ce
siècle (Haushofer) et les positions telluriques et anti-thalassacratiques de
Carl Schmitt. Pour Barère de Vieuzac, le véritable principe dissolvant n'est
pas tant la révolution que le “principe industriel”, générateur de flux
incontrôlables. L'industrie anglaise, dit Barère de Vieuzac, découle de la
navigation, dès lors les flots générés par la production de marchandises
correspondent aux flots océaniques, sur lesquelles rien ne peut se construire.
L'industrie induit une démonie de la technique, qui abolit toutes les
barrières, frontières, etc. Elle abolit le principe traditionnel de la famille
avec son ancrage dans la Terre. C'est au départ de ce texte de Barère de
Vieuzac que le poète Rudolf Pannwitz (cf. NdSE n°19) chantera son apologie de
la Terre et de l'Imperium Europæum et
que le Carl Schmitt d'après 1945 élaborera son anti-thalassocratisme
fondamental (cf. Terre et Mer & Glossarium). Pour Barère de Vieuzac,
l'Europe est une terre de civilisation et d'enracinement qui s'oppose tout
naturellement à l'Angleterre, qui domine l'espace fluide de la mer sur lequel
aucune civilisation ne peut éclore, et à la Russie, qui domine un espace
mouvant de terres non travaillées. Son disciple Eschasserieux propose dès lors
une alliance franco-prussienne contre l'Angleterre et la Russie. C'est dans les
travaux de Barère de Vieuzac et d'Eschasserieux qu'on trouve l'origine des
rapprochements franco-allemands, depuis le napoléo-gaullisme de Pannwitz
jusqu'à la réconcialisation préconisée par Adenauer et De Gaulle en 1963 et à
la présence d'un Ernst Jünger lors de la visite de Kohl et Mitterand à Verdun.
Chez les
nationalistes allemands de la première génération, nous trouvons d'autres
approches, qui, elles aussi, ont connu une postérité. Pour Ernst Moritz Arndt,
auteur de Deutsche Volkswerdung, l'analyse est plus subtile: l'opposition
fondamentale, pour Arndt, n'est pas tant la révolution ouest-européenne contre
la contre-révolution russe, ou la civilisation française, allemande et
européenne contre la barbarie russe (comme le voulaient les russophobes
napoléoniens), mais l'opposition entre pays
fermés non organisés et pays ouverts
à la mer (sans pour autant être thalassocratiques). Arndt préfigure là la
géopolitique de Ratzel.
Quant au
poète Jean-Paul en 1810, il se moque de la russophobie qui décrit les Russes
comme des “barbares”, mais reste attaché à l'idée pédagogique de l'Aufklärung (que l'on a repérée de
Leibniz à Herder). Selon cette idée laïque et missionnaire, la Russie est
certes encore “barbare” mais elle se civilisera sous l'influence européenne.
Remarquons que la russophilie de Jean-Paul n'est pas encore celle des narodniki russes: il ne rejette pas
l'intellectualisme de l'Aufklärung
mais ne parie pas sur les ressorts naturels du peuple russe, qu'il juge encore
“inférieurs” et “mineurs”.
Heinrich
von Kleist, dans son essai Über das
Marionettentheater (1810) décrit un
monde futur totalement technicisé et rationalisé, mais, dans ce monde figé,
tout à coup, un ours déboule sur la scène; il est le symbole de l'Est, de la
Russie; il représente la force de l'instinct qui domine toute technique. Contre
l'instinct, inutile de se battre, il ne faut attendre aucune victoire. L'Ouest,
c'est Napoléon, l'ours, c'est la Russie. Cette argumentation sera reprise par
Niekisch dans ses articles “nationaux-bolcheviques” de la revue Widerstand.
En
France, c'est le traditionalisme anti-révolutionnaire qui développera des
réflexions intéressantes sur la Russie. Pour Louis de Bonald (1754-1840), dans
ses Discours politiques sur l'état actuel
de l'Europe (1802), la Russie est,
depuis la chute de l'Empire romain, la plus grande force d'expansion à l'œuvre
en Europe. Mais, ajoute-t-il, son christianisme est “byzantin”, donc, du point
de vue catholique de Bonald, il est un mélange de “superstitions” d'“idolâtrie”
et de “morceaux de christianisme”. Dans les droites catholiques et françaises,
Bonald introduit un ferment russophobe d'anti-byzantinisme, contre lequel
s'insurgera le Russe Leontiev (cf. Vouloir
n°6/1996). A cet anti-byzantinisme, Bonald ajoute un jugement sur l'œuvre de
Pierre le Grand: il estime qu'avoir voulu l'européanisation de la Russie est
une bonne initiative, mais, déplore Bonald, “il a introduit la corruption avant
de former la raison”. Bonald veut dire par là que Pierre le Grand a d'abord
favorisé le commerce et l'industrie avant d'établir des lois. Il aurait dû
favoriser les classes rurales, puis assurer le primat de la chose militaire, de
la souveraineté et de la paysannerie sur les fonctions de négoce. Bonald
développe une critique conservatrice de l'idéologie marchande, vectrice de corruption,
mais souhaite la conversion de la Russie au catholicisme. Il introduit ainsi un
motif de russophobie récurrent dans la pensée politique conservatrice en
France.
Joseph de
Maistre (1753-1821) critique à son tour l'œuvre de Pierre le Grand, qui s'est
laissé entraîner par “l'esprit de fabrication”. Comme cet esprit de
“fabrication” (on dirait aujourd'hui: ce “constructivisme”) s'est insinué dans
la vie politique russe dès l'origine de son européanisation, il est appelé à
s'accentuer en dépit des barrières traditionnelles et provoquera une révolution
(avec la critique de Herder qui voit dans la Russie de Pierre le Grand une
“pyramide inversée” prête à basculer, la critique de J. de Maistre est la
seconde prédiction de la révolution russe, un siècle avant les faits).
La fin de
l'aventure napoléonienne se déroule sous le règne du Tsar Alexandre I. Celui-ci
fournit le gros des troupes de la coalition anti-napoléonienne, si bien qu'il
acquiert le titre de “Libérateur de l'Europe”. Il est forcément peu perçu comme
tel en France mais bien en Allemagne ou en Belgique (où le souvenir de “Pietje
le Cosaque”, à Gand, au moment des premières manifestations flamingantes, reste
dans les mémoires). L'idée motrice d'Alexandre I était de constituer une
“Sainte-Alliance” en Europe. La mission de la Russie est de donner corps à
cette initiative, visant à terme la “monarchie universelle”, que ses
adversaires déclareront bien vite “despotique”. Cette idée du Tsar Alexandre I
provient de deux sources:
1) La
“pansophie” de Louis-Claude de Saint-Martin, qui visait à transcender les
clivages religieux en Europe entre orthodoxes, protestants et catholiques.
2) Le
“Mouvement du Réveil” de l'Allemand Jung-Stilling.
Jung-Stilling
(1740-1817) veut fusionner le piétisme et la mystique protestante. Il élabore
le concept de “nostalgie” (Heimweh, également
titre d'un roman). La nostalgie est toujours nostalgie de la patrie céleste, de
l'Empire de Dieu à construire. Pour Jung-Stilling, cet empire commencera à
l'Est. Le christianisme s'est développé d'Est en Ouest et a décliné. Il faut
faire le chemin inverse. Son disciple Johann Albrecht Bengel voit dans la
Russie l'instrument de Dieu pour punir les nations: Napoléon est l'Antéchrist,
Alexandre I, l'Ange de l'Apocalypse. En 1817, quand une famine éclate en
Allemagne du Sud, les paysans adeptes du “Mouvement du Réveil” (catholiques et
protestants confondus) émigrent vers la Russie, afin de s'installer dans
l'antichambre du futur paradis et de fuir l'Europe qui allait subir une punition
méritée.
Franz von
Baader (1765-1841) recueille l'héritage de la mystique allemande de Jakob
Boehme, de Louis-Claude de Saint-Martin, de Jung-Stilling et de Görres. Son
objectif se confond avec celui d'Alexandre I: réconcilier catholiques et
protestants dans l'orthodoxie, raviver la dimension religieuse eschatologique
et mystique, faire de la Russie le site de la synthèse de ce renouveau
religieux et de son armée l'instrument destiné à sauver l'Europe de la
dissolution révolutionnaire.
Les idées
traditionalistes, la coalition anti-napoléonienne, le “Mouvement du Réveil”
poursuivaient un même objectif. D'où la théocratie chrétienne et pansophique,
l'utopie tirée du “Mouvement du Réveil”, l'“entremission organique” (organische Vermittlung) participent du
“Principe d'Etat” qui s'oppose à l'Etat mécanique des révolutionnaires
(procédant de l'“esprit de fabrication”) et au “Dieu mécanique” des
philosophes. Mais la grande différence entre, d'une part, Baader et les
catholiques pansophiques et pro-orthodoxes et, d'autre part, et Bonald, de
Maistre et les catholiques stricto sensu, c'est que Baader est moniste (il veut façonner le futur et
affirme que la bonne politique organique adviendra) tandis que Bonald et de
Maistre sont dualistes et prétendent
que la bonne politique est une chose définitivement passée. Face à la position
pro-orthodoxe de Baader, de Maistre avance que l'orthodoxie est figée. Baader
lui répond que cela la rend imperméable aux idées révolutionnaires. Pour Baader
en revanche, c'est le “papisme” qui est figé car il jette le soupçon sur
l'intelligence et le savoir (selon l'adage: “point trop de science”). Le
protestantisme selon Baader laisse libre cours au savoir et l'accumulation de
“science” désoriente les hommes, incapables de maîtriser les flux de la
connaissance. Pour Baader, science et foi ne doivent pas être distinctes: telle
est la mission d'Alexandre I, de la Sainte-Alliance, du “Mouvement du Réveil”,
de la Russie et de l'orthodoxie, face à l'“Ouest pourri” (gniloï zapad). Mais les forces les plus conservatrices de l'Eglise
orthodoxe russe refusent la démarche d'Alexandre, jugé trop ouvert aux
Catholiques et aux Protestants, les “Réveillés” sont expulsés de Russie, de
même que Baader, qui ne peut plus s'y rendre et tire les conclusions de sa
tentative avortée: «Le retour à une politique ecclésiale conservatrice va
provoquer l'expansion du matérialisme en Russie et, sous le manteau d'une
Eglise d'Etat, les tendances anti-chrétiennes pourront agir plus secrètement,
donc plus destructivement». Troisième prévision de la révolution bolchevique...
Autre
figure-clef de l'époque, l'Abbé Dufour de Pradt (1759-1837), archevêque et
confesseur de Napoléon. Pour Dufour de Pradt, le monde contient “deux zones de
principes et de langage”, la zone de l'“ordre absolu” et la zone de l'“ordre
constitutionnel à des degrés divers”. Ces deux zones se livreront une lutte à
mort. Dufour de Pradt annonce au fond la bipolarité de la guerre froide...
L'Europe n'a plus le choix qu'entre devenir un protectorat anglais et devenir
un protectorat russe. En 1819, Dufour de Pradt prévoit que l'Amérique
remplacera l'Angleterre sur mer, avant même que le Président Monroe ne proclame
sa célèbre “doctrine” en 1823. Pourquoi? Parce que tant la Russie que
l'Amérique disposent d'espace. Dufour du Pradt écrit: «La Russie jouit de tous les avantages dont sont privés les anciens
Etats de l'Europe, dans lesquels les espaces sont occupés par la population et
par les cultures destinées à la subsistance. On a calculé l'époque à laquelle les
Etats-Unis d'Amérique possèderaient une population de cent vingt millions
d'habitants, la progression a même dépassé les prévisions. Pourquoi, dans un
temps donné, la Russie ne s'élèverait-elle pas au même degré, car elle possède
des éléments parfaitement semblables et égaux à ceux qui promettent aux
Etats-Unis ce rapide accroissement? La faculté de nourrir sa famille est la
limite de la population; c'est elle qui, dans les Etats peuplés, réduit les
mariages à un si petit nombre. Mais il faut un long cours de siècles pour que
cette limite sera atteinte en Russie, comme en Amérique; elle se peuplera donc
à l'infini...».
Aux
Etats-Unis, le diplomate Alexander H. Everett (1790-1847) constate que tous les
mouvements politiques de son époque sont les conséquences de la Révolution,
cherchent à poursuivre la Révolution. L'Europe, dit-il, doit s'unir sinon elle
subira le sort des cités grecques, face à la puissante machine militaire et
administrative romaine. Mais pour que cette unification ait lieu dans l'équilibre
des forces, il faut en exclure la Russie, parce qu'elle a beaucoup d'espace et
rompt cet équilibre. Néanmoins, elle va sauver l'Europe en l'unifiant de force:
c'est alors que prendra fin l'ère révolutionnaire.
En
Allemagne le Baron von Haxthausen (1792-1866) écrit que l'atout slave/russe
majeur dans le concert politique européen de l'époque est le sens intact de la
communauté (mir/obchtchina). Haxthausen
influencera directement la pensée populiste russe, tant dans l'expression
qu'elle s'est donnée chez Alexander Hertzen que dans celle des narodniki
(les slavophiles) ou des marxistes russes. Entre les uns et les
autres, face à cette revendication de la “communauté”, il y tout de même des
différences d'approche: les “progressistes” voient dans le mir une condition sociale favorisant l'avènement du socialisme,
tandis que les narodniki y voient une
suprématie morale. Pour Haxthausen, les “communautés” russes sont le fondement
de l'ordre social car elles empêchent l'émergence d'un prolétariat. Haxthausen
était conscient de la différence entre démocrarie organique et démocratie
atomisée.
Vu
d'Europe, voici donc un vaste éventail de réflexions sur la Russie qui
inspirent toujours les chanceleries. Elles apparaissent limpides dans leur
simplicité et continuent à structurer toute la pensée géopolitique, même si les
noms de leurs auteurs sont aujourd'hui tombés dans un oubli non mérité.
Il nous
reste à dire quelques mots sur l'Eurasisme. Les Anglais ont un mot pour
désigner la lutte planétaire pour le contrôle de l'Asie Centrale et
himalayenne: “The Great Game”, “le Grand Jeu”. ce “Grand Jeu” consiste à
contrôler les espaces vides entre les grands pôles civilisationnels de l'Inde,
de la Chine et de l'Europe. Car la maîtrise de ces espaces assure la domination
de la planète. Leibniz s'en était déjà confusément aperçu en rédigeant sa Novissima Sinica en 1697. Dès la fin du
XVIIIième siècle, en 1796-97, les Anglais devinent que l'Europe (allemande ou
française) et la Russie vont un jour ou l'autre contester ses positions en
Inde. Pour les Anglais, il y avait des signes avant-coureurs, comme la conquête
de Sébastopol par les troupes de Catherine II en 1783, qui devient port russe
en 1784, prélude à l'annexion complète de la côte pontique entre le Dniester et
le Boug à la suite de la Paix de Jassy en 1792. La Mer Noire devient un lac
russe, tandis que les Pays-Bas méridionaux tombent aux mains des hordes
révolutionnaires.
Napoléon,
lui, se rend compte du désastre que constitue pour la France la perte de ses
comptoirs indiens. D'où son plan de couper la route des Indes en s'installant
en Egypte. Avant de se lancer dans cette entreprise, il dévore tous les livres
sur l'Egypte: «J'étais plein de rêves. Je me voyais fondateur d'une nouvelle
religion, marchant à l'intérieur de l'Asie monté sur un éléphant, avec un
turban sur la tête et à la main le nouveau Coran que j'aurais écrit pour
répondre à mes besoins». Le 19 mai 1798 une armada française, avec 40.000
hommes, quitte Toulon et Marseille pour se diriger vers l'Egypte. Aussitôt les
Anglais envoient tous leurs navires du Cap et de Calcutta pour bloquer la Mer
Rouge. Nelson détruit la flotte française en mouillage à Aboukir (1 août 1798).
En 1801,
le Tsar Paul I suggère à Napoléon d'envahir l'Inde par la terre et met 35.000
cosaques à la disposition de ce projet. Pour les appuyer, il demande à Napoléon
de lui envoyer une armée française par le Danube, la Mer Noire et la Caspienne.
Napoléon juge le projet irréalisable. Le 24 janvier 1801, 22.000 cosaques et
44.000 chevaux quittent le sud de la Russie pour se diriger vers l'Asie
centrale. Mais le 23 mars 1801, Paul I est assassiné et Alexandre I monte sur
le trône. Les Anglais réagissent en envoyant au Moyen-Orient le jeune John
Malcolm, un orientaliste, spécialiste de la Perse, nommé officier dès l'âge de
13 ans. Malcolm a pour mission de forger une alliance avec l'Iran, pour bloquer
sur le “rimland” toute avancée française (ou russe ou européenne ou, plus tard,
allemande) dans la zone s'étendant de la Syrie au Béloutchistan. La réaction
russe est immédiate: le Tsar annexe la Géorgie en septembre 1801. En juin 1804,
les Russes sont en Arménie, mettent le siège devant Erivan et engagent la
guerre contre la Perse pour forcer le passage vers les Indes.
En 1804,
les Perses appellent les Anglais au secours. Mais 1804 est également l'année où
Napoléon devient “empereur”, provoquant un renversement des alliances et un
rapprochement entre Russes et Anglais. Les Anglais ne font plus pression sur le
Tsar pour qu'il rende à la Perse la Géorgie et l'Arménie. Le Shah n'a plus
d'autre alternative que de se tourner vers la France. De 1804 à 1807, les
tractations entre le Shah et Napoléon sont ininterrompues, la Perse devant
servir de tremplin pour une reconquête française des Indes. L'armée persane est
entraînée par des instructeurs français. En 1807, à Friedland, Alexandre se
rapproche à nouveau de Napoléon et participe au blocus continental; Français et
Russes sont à nouveau alliés contre les Anglais. A Tilsit, la France et la
Russie envisagent de bouter les Ottomans hors d'Europe, de s'allier avec la
Perse pour marcher de concert sur les Indes, mais la France ne peut plus
demander aux Russes de rendre la Géorgie et l'Arménie, poussant les Perses dans
une nouvelle alliance anglaise!
Tels ont
été les préludes du “Grand Jeu”. L'affrontement Terre/Mer entre la Russie et
l'Angleterre se poursuivra pendant tout le XIXième siècle, véritable épopée
avec, de part et d'autre, des héros sublimes et des aventuriers
extraordinaires. Parmi les autres facettes du “Grand Jeu”, il y a eu la volonté
de contrôler le Tibet (et surtout les sources des grands fleuves chinois,
indochinois et birmans), de maîtriser la “Route de la Soie” et surtout le
Turkestan chinois (ou Sinkiang). Des missions allemandes tenteront de forger
une “alliance diagonale” entre le Reich, l'Empire Ottoman, la Perse, l'Inde et
l'Indonésie. Le pantouranisme sera instrumentalisé par les Allemands en 1914,
par les Britanniques après 1918. Pendant la guerre civile russe, les Anglais
ont tenté de détacher le Caucase de la Russie, en incitant au massacre des
commissaires communistes arméniens. Le Japon y participera en soutenant
Koltchak et Unger-Sternberg en Asie. Aujourd'hui, avec la tentative de souder à
la Turquie, alliée des Etats-Unis, toutes les républiques musulmanes de
l'ex-Union Soviétique, le “Grand Jeu” est loin d'être terminé. Pour nous, il
s'agit d'en étudier tous les mécanismes, d'en connaître l'histoire jusqu'en ses
moindres détails.
Robert
STEUCKERS.
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