Archives EROE - 1987
Révolte, irrationnel, cosmicité et... pseudo-antisémitisme
[Pour
Matthes, Mattheus et Bergfleth, la philosophie doit se replonger dans
l'élémentaire de la vie et de la mort et quitter le petit monde politisé
dans lequel les tenants de l'École de Francfort et Habermas avaient
voulu l'enfermer. Le jeu d'ombre de cette photographie expressionniste
de Frantisek Drtikol exprime bien l'émergence d'une féminité élémentaire
où se mêlent désirs érotiques et engouements pour les puissances de le physis. Le mélange d'érotisme et de thanatomanie se répère dans les sculptures tombales : cf. infra]
Contre
les pensées pétrifiées, il faut recourir à la révolte, disent les
animateurs de la maison d'éditions Matthes & Seitz de Munich,
éditrice des textes les plus rebelles de RFA et propagatrice de la
pensée d'un Bataille et d'un Artaud, d'un Drieu et d'un Dumézil, d'un
Leiris et d'un Baudrillard. Attentifs au message de cette inclassable
pensée française, rétive à toute classification idéologique, Matthes,
Mattheus et Bergfleth, principales figures de ce renouveau, si
impertinent pour le conformisme de la RFA, estiment que c'est par ce
détour parisien que la pensée allemande prendra une cure de jouvence.
Mattheus et Matthes avaient, fin 1985, publié une anthologie de textes
rebelles qu'ils avaient intitulée d'une phrase-confession, inspirée de
Genet : “Ich gestatte mir die Revolte” (Je me permets la révolte...).
Leur révolte, écrit l'essayiste hongrois Laszlo Földényi, dans une revue
de Budapest, n'a rien de politique ; elle ne se réfère pas à telle ou
telle révolution politique concrète ni à l'aventure soixante-huitarde ni
à de quelconques barricades d'étudiants ; elle se niche dans un
héritage culturel forcément marginal aujourd'hui, où notre univers est
club-méditerranisé, elle campe dans de belles-lettres qui avivent les
esprits hautains, s'adressent à des cerveaux choisis.
Une révolte à dimensions cosmiques
Ces
derniers, eux, doivent se réjouir d'une anthologie où Hamann et Hebbel
sont voisins de Céline et de Bataille, et où tous ces esprits éternels
conjuguent leur puissance pour dissoudre les pétrifications, pour sauver
la culture de ce que Friedrich Schlegel nommait la « mélasse de
l'humanisme » (Sirup des Humanismus). “Révolte”, ici,
n'implique aucune démonstration de puissance politique, de force
paramilitaire et/ou révolutionnaire, note Földényi, mais, au contraire,
une retenue avisée de puissance, dans le sens où Mattheus et Matthes
nous enseignent à nous préparer à l'inéluctable, la mort, pour jouir
plus intensément de la vie ; de renoncer aux pensées unilatérales : «
L'extrémisme politique institutionalisé transforme souvent l'État en
maison d'arrêt : c'est là la forme déclinante de la radicalité... ».
Les
réflexions cosmiques d'un Bataille, les outrances céliniennes recèlent
davantage de potentialités philosophiques, affirment Matthes et
Mattheus, que les programmes revendicateurs, que les spéculations
strictement sociologiques qui se sont posés comme objets de philosophie
dans l'Allemagne de ces 3 ou 4 dernières décennies. Contrairement à
Camus, moraliste, et aux exégètes de l'École de Francfort, Matthes,
Mattheus et Bergfleth pensent que la “Révolte”, moteur de toute
originalité de pensée, ne vise pas à l'instauration d'un Bien pré-défini
et que l'activité humaine ne se résume pas à un processus sociologique
de production et de reproduction ; elle indique bien plutôt cette
“Révolte” à dimensions cosmiques, l'expression des outrances les plus
violentes et les plus audacieuses de l'âme humaine qu'aucune
codification de moralistes étriqués et qu'aucun utilitarisme calculateur
ne pourront jamais appréhender dans leur totalité, dans leur profusion
cosmique et tellurique.
La “Révolte” comme force innée
La
raison des philosophes et des idéologues n'est qu'un moyen pratique et
commode pour affronter une quotidienneté sans reliefs importants. Dans
une lettre du peintre André Masson, reproduite dans l'anthologie de
Matthes et Mattheus, on trouve une réflexion qui rejoint la
préoccupation du groupe éditorial munichois : aucun enthousiasme
révolutionnaire n'est valable, s'il ne met pas à l'avant-plan les
secrets et les mystères de la vie et de la mort. C'est pourquoi
l'attitude “Révolte” détient une supériorité intrinsèque par rapport au
phénomène “révolution” qui, lui, est limité dans un espace-temps : il
commence et il se termine et, entre ces 2 points, une stratégie et une
tactique ponctuelles s'élaborent.
La
“Révolte”, elle, est “primitive” et “a-dialectique” ; elle fait
irruption à des moments intenses et retourne aussitôt vers un fonds
cosmo-tellurique d'où, récurrente, elle provient, revient et retourne.
La “Révolte” est un principe constant, qu'une personnalité porte en elle
; elle est un sentiment, une attitude, une présence, une rébellion. La
plupart des hommes, faibles et affaiblis par nombre de conformismes,
oublient ce principe et obéissent aux “ordres pétrifiés” ou remplacent
cette force innée par une caricature : la dialectique oppositionnelle.
Et
si le dialecticien politisé croit à un “télos” bonheurisant, sans plus
ni projets ni soucis, réalisable dans la quotidienneté, le “révolté”,
être d'essence supérieure, sait la fragilité de l'existence humaine, et,
dans la tension qu'implique ce savoir tragique, s'efforce de créer, non
nécessairement une œuvre d'art, mais un ordre nouveau des choses de la
vie, frappé du sceau de l'aventureux. Avec le romantique Novalis,
Matthes et Mattheus croient à la créativité de ce rassemblement de
forces que l'homme, conscient de sa fragilité, est capable de déployer.
Retour à l'irrationnel ?
[Sculpture érotique d'une tombe du cimetière de Staglieno. La photographe Isolde Ohlbaum s'en
est servie pour illustrer d'un superble cliché n&b la couverture de
son recueil photographique consacré à cet art des cimetières (Denn alle Lust will Ewigkeit : Erotische Skulpturen auf europäischen Friedhöfen,
Greno, Nördlingen). Le titre « Tout désir veut l'éternité » renvoie à
ce fameux vers de Nietzsche : « Doch alle Lust will Ewigkeit – will
tiefe, tiefe Ewigkeit ! » (Also sprach Zarathustra)]
Témoignent
de cette créativité foisonnante toutes les poésies, toutes les œuvres,
toutes les pensées imperméables aux simplifications politiciennes. C'est
précisément dans cette “zone imperméable” que la philosophie
ouest-allemande doit retourner, doit aller se ressourcer, afin de briser
le cercle vicieux où elle s'enferre, avec pour piètre résultat un
affrontement Aufklärung-Gegenaufklärung, où l'Aufklärung
adornien donne le ton, béni par les prêtres inquisiteurs du
journalisme. Pour Matthes et Mattheus, tout prosélytisme est inutile et
rien ne les poussera jamais à adopter cette répugnante praxis. La
“Révolte” échappe à l'alternative commode “rationalisme-irrationalisme”,
comme elle échappe aux notions de Bien et de Mal et se fiche de tout establishment.
Le
carnaval soixante-huitard n'a conduit à aucun bouleversement majeur,
comme l'avait si bien prévu Marcel Jouhandeau, criant aux étudiants qui
manifestaient sous son balcon : « Foutez-moi le camp ! Dans dix ans,
vous serez tous notaires ! ». La tentation politicienne mène à tous les
compromis et à l'étouffement des créativités. L'objectif de Matthes et
Mattheus, c'est de recréer un climat, où la “Révolte” intérieure, son
“oui-non” créateur, puisse redonner le ton. Un “oui” au flot du devenir,
aux grouillements du fonds de l'âme et à la violence puissante des
instincts et un “non” aux pétrifications, aux modèles tout faits. C'est
au départ de cet arrière-plan que se développe, à Munich, l'initiative
éditoriale de Matthes. Ce dernier précise son propos dans une entrevue
accordée à Rolf Grimminger :
« Le traumatisme des intellectuels allemands, c'est “l'irrationalisme”. Le concept “irrationalisme” a dégénéré en un terme passe-partout, comme le mot “fascisme” ; il ne signifie plus rien d'autre qu'une phobie, que j'aimerais, moi, baptiser de “complexe de l'irrationalisme”. Je pose alors la question de savoir dans quelle mesure la raison est si sûre d'elle-même quand elle affronte son adversaire, aujourd'hui, avec une telle véhémence d'exorciste. Fébrile, la raison diffame tout ce qui lui apparaît incommensurable et sa diffamation use des vocables “non-sens”, “folie”, “anormalité”, “perversion”, bref le “mal” qu'il s'agit d'exclure.
Par cette exclusion, on exclut l'homme lui-même : tel est mon argument personnel. La raison n'est et n'a jamais été une valeur en soi ; il lui manque toute espèce de souveraineté ; elle est et reste un pur moyen pratique. L'homme, pour moi, est certes un animal doté de raison, mais il n'est pas assermenté à la raison et ses potentialités et ses aspirations ne s'épuisent pas dans la raison. Et celui qui affirme le contraire, ne peut avoir pour idéal que le camp de travail » (Die Ordnung, das Chaos und die Kunst, Suhrkamp, Frankfurt/M., 1986, p. 253).
En France : la Cité ; en Allemagne : la Raison
Le
lecteur français, en prenant acte de tels propos, ne percevra pas
immédiatement où se situe le “scandale”... En France, la polémique
tourne autour des notions d'universalisme et de cosmopolitisme, d'une
part, et d'enracinement et d'identité, d'autre part. BHL parie pour
Jérusalem et la Loi, qui transcendent les identités “limitantes”, tandis
qu'un Gérald Hervé, condamné au silence absolu par les critiques, parie
pour Rome, Athènes et les paganités politiques (in : Le mensonge de Socrate ou la question juive,
L'Âge d'Homme, 1984). Dans la querelle actuelle qui oppose
philo-européens et philo-sémites (car tel est, finalement, qu'on le
veuille ou non, le clivage), le débat français a pour objet premier la
Cité et celui de la citoyenneté-nationalité), tandis que le débat
allemand a la question plus abstraite de la raison.
La
Raison, que dénoncent Bergfleth et Matthes, est, en RFA, l'idole érigée
dans notre après-guerre par les vainqueurs américains et aussi la
gardienne conceptuelle d'une orthodoxie et la garante d'un culpabilisme
absolu. Pour provoquer l'establishment assis sur ce culte de la
raison, établi par l'École de Francfort, et ce philo-sémitisme obligé,
soustrait d'office à toute critique, Bergfleth écrit, au grand scandale
des bien-pensants :
« La judéité des Lumières (aufklärerisches Judentum) ne peut, en règle générale, appréhender le sens de la spécificité allemande, des nostalgies romantiques, du lien avec la nature, du souvenir indéracinable du passé païen germanique... ».
Ou, plus loin :
« Ainsi, une nouvelle Aufklärung a généré un non-homme, un Allemand qui a l'autorisation d'être Européen (CEE, ndlr), Américain, Juif ou autre chose, mais jamais lui-même. Grâce à cette rééducation perpétrée par la gauche, rééducation qui complète définitivement sa défaite militaire, ce non-homme est devenu travailleur immigré dans son propre pays, un immigré qui reçoit son pain de grâce culturel des seigneurs cyniques de l'intelligentsia de gauche, véritable mafia maniant l'idéologie des Lumières ».
L'inévitable reproche d'antisémitisme
Plus pamphlétaire que Gérald Hervé, moins historien, Bergfleth provoque, en toute conscience de cause, le misérable Zeitgeist
ouest-allemand ; il brise allègrement les tabous les plus vénérés des
intellectuels, éduqués sous la houlette de Benjamin et d'Adorno et de
leurs nombreux disciples. Son complice Matthes, qui ne renie nullement
ce que Benjamin et Adorno lui ont apporté, estime que si ce
philo-sémitisme est absolu et exclut, parce qu'il est asséné en
overdose, des potentialités intellectuelles, philosophiques, culturelles
et humaines, il limite la liberté, occulte des forces sous-jacentes que
le philosophe a le devoir de déceler et de montrer au grand jour. Une
telle attitude n'est pas assimilable à l'anti-sémitisme militant
habituel, pense Matthes : la critique d'une pensée issue de la théologie
judaïque est parfaitement légitime. Cette critique n'exclut pas
d'office ce que la théologie et le prophétisme judaïques ont apporté à
la culture humaine ; elle a pour objectif essentiel de ne laisser aucune
culture, aucun héritage, en marge des spéculations contemporaines.
La
philosophie ne consiste pas à répéter une vérité sue, déjà révélée, à
encenser une idole conceptuelle par des psaumes syllogistiques, mais de
rechercher au-delà de la connaissance “ce que la connaissance cache”,
c'est-à-dire d'explorer sans cesse, dans une quête sans fin, le fond
extra-philosophique, concret, tangible, tellurique, l'humus prolifique,
la profusion infinie faite d'antagonismes, qui précèdent et déterminent
toutes les idées. Où est l'anti-sémitisme propagandiste dans une telle
démarche, à l'œuvre depuis les Grecs pré-socratiques ? Peut-on sérieusement
parler, ici, d'anti-sémitisme ? Ce simple questionner philosophique qui
interroge l'au-delà des concepts ne saurait être criminalisé, et s'il
est criminalisé et marqué du stigmate de l'anti-sémitisme, ceux qui le
criminalisent. sont ridicules et sans avenir fecond.
Les aphorismes de Mattheus
Criminaliser
les irrationalismes, cela a été une marotte de l'après-guerre
philosophique allemand, sous prétexte d'anti-fascisme. En France, il
restait des espaces de pensée irrationaliste, en prise sur la
littérature, avec Artaud, Bataille, Genet, etc. C'est le détour parisien
que s'est choisi Bernd Mattheus, éditeur allemand d'Artaud et biographe
de Bataille, pour circonvenir les interdits de l'intelligentsia
allemande. Celle-ci, dans son dernier ouvrage, Heftige Stille
(Matthes & Seitz, 1986), n'est pas attaquée de front, à quelques
exceptions près ; le style de vie cool, soft, banalisé, consumériste,
anhistorique, flasque, rose-bonbon, empli de bruits de super-marchés, de
tiroirs-caisses électroniques, qu'indirectement et malgré la critique
marcusienne de l'unidimensionalité, la philosophie francfortiste de la
raison a généré en RFA, est battu en brèche par des aphorismes pointus,
inspirés des moralistes français, qui narguent perfidement les êtres
aseptisés, purgés de leur germanité, qui ont totalement (totalitairement
?) assimilé au thinking packet franfortiste, comme ils ingurgitent les lunch packets de Mac Donald.
Laissons la parole à Mattheus :
« Ô combien ennuyeux l'homme qui n'a plus aucune contradiction » (p. 102).
« Ne jamais perdre de vue la lutte contre la pollution de notre intériorité » (p. 123).
« Le désenchantement rationaliste du monde, c'est, d'après Ludwig Klages, la triste facette du travail de l'intellect humain. Pour déréaliser le monde, on peut se servir soit de la ratio soit de la folie. Mais chacune de ces deux voies indique que l'homme ne peut supporter le monde réel tel quel et cherche à s'en débarrasser. Si l'on juge ces deux voies d'après la situation dans laquelle évoluent les sujets qui leur sont livrés, la déréalisation semble plutôt accentuer les souffrances et le désespoir ; d'où le dilemme : soit bêtifié et heureux soit fou et malheureux (Ernst Jünger) » (p. 166).
« Les systèmes libéraux n'ont nul besoin de censure ; la sélection des “biens culturels” se fait aux caisses des magasins et cette sélection-là est bien plus rigoureuse que ne le serait n'importe quelle sélection politique » (p. 183-4).
« Pourquoi Artaud, pourquoi Bataille ? Parce que j'apprécie l'ivresse lucide » (p. 257).
Une stratégie de l'attention
Disloquer
les certitudes francfortistes, et le “prêt-à-penser” médiatique
qu'elles ont généré, passe par un plongeon dans l'extra-philosophique et
par ce style aphoristique de La Rochefoucauld, déjà préconisé par
Nietzsche. Prendre connaissance, dans l'espace linguistique francophone,
du travail de Bergfleth, Matthes et Mattheus, et s'habituer au climat
qu'ils contribuent à créer à l'aide de productions philosophiques
françaises, c'est travailler à la constitution d'un axe franco-allemand
autrement plus efficace et porteur d'histoire que la ridicule
collaboration militaire dans le cadre de l'OTAN, où les dés sont de
toute façon pipés, puisque l'Allemagne et son armée n'ont aucun statut
de souveraineté. De notre part, l'initiative de Bergfleth, Matthes et
Mattheus, doit conduire à une efficace stratégie de l'attention.
♦ Bernd Mattheus, Axel Matthes (Hrsg.), Ich gestatte mir die Revolte, Matthes & Seitz, München, 1985, 397 S.
♦ Laszlo Földenyi, article paru à Budapest, reproduit dans le catalogue 1986 de la maison Matthes & Seitz.
► Article paru sous le pseudonyme de Michel Froissard, Vouloir n°40-42, 1987.
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