Robert Steuckers:
De l’étude des racines celtiques au projet politique pan-celtique de la République d’Irlande
Conférence prononcée au Château Coloma, Sint-Pieters-Leeuw, le 2 mars 2013.
Prologue:
Quelle
surprise, la veille de notre rendez-vous annuel en ce château, de
découvrir à l’étal des librairies un ouvrage sur le thème de notre
colloque d’aujourd’hui, les Celtes et le celtisme. Il est de la plume du
célèbre Jean-François Kahn, directeur de l’hebdomadaire “Marianne”, du
moins de sa version française, puisqu’il existe désormais une version
belge qui ne me semble pas avoir le tonus de sa consoeur parisienne, si
bien que je ne parie guère sur sa survie. Jean-François Kahn ne semble
pas homme, a priori, qui encombre ses réflexions d’un souci permanent
des racines celtiques ou gauloises de la France actuelle: ses sujets de
prédilection sont à l’évidence les problèmes sociaux, les
dysfonctionnements politiques qui affectent son pays. Dans la
littérature géopolitique et dans certains atlas historiques, cet
“Hexagone” est désormais qualifié d’ “espace gallique”, recouvrant ainsi
l’acception de “Francie occidentale” lors du partage de Verdun en 843.
Le reste, soit la part de l’Hexagone qui n’est pas “gallique”, est inclu
dans un “espace germanique et lotharingien” par les auteurs d’un
précieux “Atlas des peuples d’Europe occidentale”, soit Jean et André
Sellier (La Découverte, Paris, 1995-2006). L’espace “germanique et
lotharingien” étant, pour J. et A. Sellier, l’addition des héritages de
Lothaire et de Louis le Germanique (la “Francie orientale”) en 843. Dans
son livre “L’invention des Français – Du temps de nos folies gauloises”
(Fayard, Paris, 2013), Jean-François Kahn se penche sur ce qui s’est
passé sur le territoire aujourd’hui “français” (y compris la part
lotharingienne —et burgonde— absorbée et dénaturée) entre 600 av. J. C.
(date présumée de l’arrivée massive de tribus celtiques) et 500 après J.
C., quand les Francs, venus de nos régions, prennent le relais des
Romains moribonds ou disparus. Ces onze siècles, pour Kahn, sont le
véritable creuset où s’est formée la “nation française”, en dépit des
apports romains et germaniques, campés comme des adstrats sans réelle
importance. Ce creuset est celui d’un “invraisemblable capharnaüm de
bandes et de hordes, de cités et de nations”, d’où sortira, en bout de
course, “un étrange mille-pattes à mille têtes qu’on appellera les
Français”. Kahn privilégie évidemment l’idée d’un creuset où se mêlent
toutes sortes d’ingrédients hétérogènes au détriment de toutes les
homogénéités qui se sont juxtaposées dans les espaces gallique,
lotharingien et burgonde. Kahn tente de retracer les épisodes
qualifiables d’anarchisants et de libertaires dans ces onze siècles
quasi inconnus de nos contemporains, en manifestant sa sympathie pour ce
magma tissé de turbulences, rétif à tout ordre politique.
Toujours privilégier les faits romains et francs
Ce
qui est vrai dans sa démonstration, comme dans la démonstration de bon
nombre de celtisants bretons ou autres, c’est que l’historiographie
dominante a toujours privilégié les faits romain/latin et
franc/germanique dans l’espace gallique, au détriment de ce que Kahn
campe aujourd’hui comme “celtique” ou “gaulois”. Effectivement, le
facteur celtique a été longtemps oublié dans l’historiographie
dominante. Rome a évidemment apporté la langue latine dans l’espace
gallique et, comme l’histoire repose sur l’étude des textes, nous
n’avons jamais disposé que de textes latins. Il n’y a pratiquement pas
de textes longs, sinon des épigraphies, en langues celtiques
continentales. La démarche de l’historien repose sur des textes, sur des
travaux sauvés de l’oubli comme ceux de Tacite et de Tite-Live. La
Renaissance carolingienne privilégie, elle aussi, le latin, toutefois
elle collationne en marge de ses activités des récits populaires
germaniques, sous l’impulsion d’Alcuin (natif de York) et d’Eginhard (un
Rhénan). Même sous l’égide de Dicuil, moine irlandais au service du
pouvoir installé par Charlemagne, le latin triomphe comme langue
officielle de l’Empire, pourtant germanisé. Les Germains ont pris le
relais de Rome, surtout sur le plan militaire. Dans le bassin parisien,
les Francs, venus de Taxandrie et de l’espace rhénan au Nord de Cologne,
puis de Tournai et de Soissons, donnent leur nom à l’espace gallique:
après eux, on ne parlera plus de “Gaule” mais de “Francie” ou de
“France”, de “Franken-Reich”, de l’Empire des Francs. La loi salique,
droit coutumier germanique rédigé vers l’an 600 dans une langue dont
dérive directement les parlers néerlandais actuels (du moins les
dialectes “bas-franciques”), s’impose à tous. La mémoire populaire —non
celle des historiens spécialisés dans le haut moyen âge— oublie
généralement un apport celtique très important (non linguistique et non
démographique), celui des missions irlandaises de Colomban, Columcille,
Vergile (Fergill), sauveurs des textes antiques qu’ils se mettront à
recopier, parfois en s’opposant, comme Vergile dans l’espace alpin à
cheval sur l’Italie et l’Autriche actuelles, à la papauté romaine.
Aujourd’hui encore, les instances officielles campent la Wallonie comme germanique de race et latine de culture
En
tenant compte de ce contexte historique lointain, carolingien et
bas-lotharingien —il existait une Basse-Lotharingie et une
Haute-Lotharingie— la Wallonie actuelle, notamment sous l’impulsion d’un
historien haut en couleurs aujourd’hui décédé, Léopold Génicot, et dans
un ouvrage sur “Le français en Belgique”, publié par l’ex-Communauté
française (devenue la “Fédération Wallonie-Bruxelles”), se pose comme
héritière de Rome et du catholicisme, en tant que cadre forgé par un
Empereur romain, Constantin. Les Wallons, officiellement, ne
revendiquent donc aucune racine celtique, même si a existé un fond
pré-romain et pré-germanique, aujourd’hui difficilement définissable.
Pour Génicot, les Wallons descendent des Lètes germaniques de l’Empire
romain, chargés de garder la frontière contre d’autres incursions
germaniques. Rapidement latinisés, avec leurs officiers qui accèdent
souvent à la citoyenneté romaine, ces Lètes ont précédé les Francs sur
le territoire aujourd’hui wallon, surtout dans la vallée mosane: dans le
chef de Génicot, le germanisme avait un droit d’aînesse en Wallonie
dans le cadre belge et non la Flandre! Pour les héritiers de Génicot,
qui ont confectionné cet excellent ouvrage, très précis, méticuleux et
philologique, sur “Le français en Belgique”, les soldats germaniques de
l’armée romaine installés en Wallonie actuelle auraient été recrutés,
non pas en Rhénanie ou dans les tribus vivant sur la rive droite du
Rhin, mais le long des côtes de la Mer du Nord en Hollande, en Frise,
dans les régions de Brème et de Hambourg et en Scandinavie parmi les
tribus classées sous le nom d’ “Ingwéoniens”. Ce n’est pas moi qui le
dit, pour paraphraser Himmler et Degrelle: ce sont les historiens de la
dite “Communauté française”... qui ne partagent apparemment pas les vues
de Jean-François Kahn quand celui-ci déplore l’oubli des facteurs
celtiques dans l’espace gallique et critique la surévaluation, à ses
yeux, des facteurs romains et francs. Nous vivons une époque
étonnante...
La “Gaule Françoise” de François Hotman
Le
facteur celtique a effectivement été escamoté par toutes les
renaissances intellectuelles qui ont jalonné l’histoire d’Europe
occidentale jusqu’à la fin du 18ème siècle. Nous ne trouvons que
quelques vagues évocations au 16ème siècle, où, une fois de plus, les
facteurs classiques, gréco-latins, et germaniques sont seuls valorisés.
Dans sa critique d’une monarchie française, qu’il considérait comme
dévoyée après les massacres de la Saint-Barthélémy (1572), le juriste
huguenot français d’origine allemande François Hotman, né à Paris,
évoque une “Franco-Gallia” ou une “Gaule Françoise” (1573). Hotman
souligne les origines franques-germaniques de la France médiévale. Ces
tribus, qui ont franchi le “Rhein” (sic), avaient une notion innée de la
liberté, comme le soulignait aussi Tacite: le principe germanique est
donc un principe de liberté (et de liberté religieuse pour le protestant
Hotman), idée que l’on véhiculera jusqu’à la première guerre mondiale.
Il y a donc, d’un côté, cette idée de liberté, et, de l’autre, l’idée
féroce de l’absolutisme, qui n’hésite pas à recourir à des massacres
comme celui de la Saint-Barthélémy. Quand les principes libertaires
germaniques régnaient sur tous les esprits, écrit Hotman, “Les rois
n’avaient pas une puissance infinie ni absolue” (cf. André Devyver, “Le
sang épuré – Les préjugés de race chez les gentilshommes français de
l’Ancien régime (1560-1720)”, Ed. de l’Université de Bruxelles,
Bruxelles, 1973). Kahn inverse simplement le raisonnement ancien du
Huguenot Hotman: le fonds pré-celtique, celtique et autre est réservoir
de liberté, tandis que les systèmes mis en place par Rome et par les
Francs sont tyranniques. Pour retrouver leurs libertés face à une droite
et une gauche qui deviennent “mabouls”, les Français contemporains
doivent, selon Kahn, recourir au fonds hétérogène pré-romain. Chez
Hotman, le fonds pré-franc et pré-romain était réservoir de cruelle
anarchie: le système libertaire germanique est venu l’humaniser (avant
la lettre).
Vogue celtisante et “Sturm und Drang”
Les
16ème et 17ème siècles sont donc peu enclins à redécouvrir le fait
celtique dans l’histoire des espaces gallique et
lotharingien/germanique. Il faudra attendre la fin du 18ème siècle pour
que naisse une véritable “vogue celtisante”, qui se poursuit encore
aujourd’hui, notamment dans l’univers de la chanson, dans la bande
dessinée et avec un festival comme le “Festival inter-celtique de
Lorient”. Le “Sturm und Drang” littéraire allemand secoue les bonnes
habitudes ancrées dans la culture européenne. Les protagonistes de ce
mouvement littéraire en ont assez de la répétition des modèles
classiques. Ils recherchent autre chose. Ils veulent un retour à des
thèmes plus variés, comme chez Shakespeare, qui s’inspire certes de la
culture classique, mais puise aussi dans les traditions de la très
vieille Angleterre et de la Scandinavie du haut moyen âge. Ils espèrent
aussi un retour à l’hellénité homérique, plus âpre que l’Athènes
classique. Le philosophe Herder démontre dans la foulée du “Sturm und
Drang” que l’excellence littéraire vient uniquement des racines, des
sources les plus anciennes et non pas d’une répétition ad nauseam
des mêmes thèmes classiques. Les frères Grimm, célébrés en 2012
outre-Rhin, seront ses héritiers en Allemagne. Les slavophiles russes le
seront en Russie. En Ecosse, James McPherson, un écrivain
pré-romantique, épigone du “Sturm und Drang” allemand, prétend avoir
découvert les écrits d’un barde celtique ancien et de les avoir
traduits. Ce barde se serait appelé “Ossian”. Il n’y a jamais eu
d’Ossian: ces magnifiques poèmes, construits sur des canons non
classiques, sortaient tout droit de l’imagination de McPherson. La vogue
celtisante était lancée. Elle ne s’arrêtera plus.
Nous
verrons que ce “Sturm und Drang” et ce “celtisme” britannique sont à
replacer dans un contexte révolutionnaire dans la période 1780-1795 mais
un révolutionnarisme qui tient compte des racines, tout en se montrant
fort virulent dans ses critiques de l’absolutisme royal de l’Ancien
Régime. Après Ossian, nous avons la renaissance du druidisme au Pays de
Galles et l’émergence des Gorsedd, concours de poésie en langue
galloise. Ailleurs en Europe, en dehors des régions où l’on a parlé des
langues celtiques jusqu’à nos jours, l’archéologie tchèque (W. Kruta),
hongroise (M. Szabo) et autrichienne s’est penchée sur les civilisations
celtiques de la Tène et de Halstatt, découvrant un celtisme alpin et
danubien, dont le 18ème siècle du “Sturm und Drang” et de l’“ossianisme”
n’avait pas encore conscience
◊ ◊ ◊
Le Pan-celtisme actuel
Recension et source majeure de cet exposé: Peter Berresford Ellis, The Celtic Dawn – A History of Pan-Celticism, Constable, London, 1993.
Avant
de parler de “pan-celtisme”, il convient préalablement de définir le
terme, l’“ethnonyme” de “Celte”. Pour la plupart des celtisants ou des
militants indépendantistes celtophones, est “Celte” seulement celui qui
est locuteur d’une langue celtique, comme le gaëlique irlandais ou le
gallois, le cornique ou le breton. A l’exclusion de tous les autres.
Cette exclusivité celtophone a posé quelques problèmes, notamment quand
les Galiciens et les Asturiens de la péninsule ibérique ont voulu
adhérer au club des nations celtiques. Galiciens et Asturiens
défendaient leurs positions en arguant qu’une émigration britannique
(brythonique!), face à l’invasion des Angles, Jutes et Saxons, s’était
installée dans le Nord-Ouest de l’Espagne, en même temps qu’en Bretagne.
L’argument des adversaires de leur adhésion était de dire que les
dialectes galiciens et asturiens (le “bable”) contenaient moins de mots
d’origine celtique que le français ou l’anglais. De plus, le Nord-Ouest
de la péninsule ibérique recèle encore d’autres ingrédients ethniques,
suèves, wisigothiques, basques et alains. Sont cependant acceptés les
locuteurs d’une des deux “linguae francae”, l’anglais et le français, si
les postulants peuvent se dire d’origine gaëlique, cornique, bretonne
ou galloise, parce que dans leurs régions des langues celtiques ont
encore été parlées à l’époque médiévale ou post-médiévale.
Solidarités celtiques
On
ne parlait pas de “celtisme” ou de “celtitude” avant la seconde partie
du 18ème siècle. Cependant, pour l’historien du celtisme et écrivain
Peter Berresford Ellis, Président de la “Celtic League” de 1988 à 1990,
on peut repérer, tout au long de l’histoire médiévale des Iles
Britanniques, des solidarités politiques inter-celtiques contre la
prépondérance des éléments angles, saxons, jutes et normands, notamment
quand il s’agit de porter secours à l’Ecossais Robert Bruce en 1314 ou
d’aider les Tudor suite à la Guerre des Deux Roses au 15ème siècle.
Richard III reçoit effectivement un appui de troupes corniques,
galloises, écossaises et bretonnes. Quand les Tudor accèderont au trône
d’Angleterre, ils oublieront leurs racines celtiques et se montreront
plus anglais que les Anglais, tout simplement parce qu’il auront alors
hérité du pouvoir central et que celui-ci, quel qu’il soit, s’oppose
toujours à ses marges géographiques et ethniques.
Les
pionniers de la redécouverte du fait celtique sont Edward Lhuyd, en
Angleterre, dont les oeuvres paraissent en 1707. C’est lui qui
réintroduit les termes “celte” et “celtique” dans le vocabulaire
(d’abord philologique). Son travail est purement académique. En
Bretagne, l’Abbé Pezron se penche pour la première fois sur la
littérature celtique et amorce, encore timidement, la “vogue celtique”,
qui prendra, comme on l’a vu, sa vitesse de croisière avec James
McPherson (1736-1796). Tributaire de la mode lancée par le “Sturm und
Drang” allemand, McPherson écrit des ballades et des poésies, attribuées
à un barde du nom d’Ossian, qu’il aurait soi-disant traduites du
gaëlique écossais. C’est un faux qui aura une postérité incroyable.
L’engouement pour la poésie bardique atteint toutes les couches de la
société: Napoléon était un lecteur fervent de McPherson. Bernadotte, le
futur roi de Suède, figure au départ picaresque et époux d’une
Irlandaise née à Marseille, nommera son fils héritier “Oscar”, du nom du
fils d’Ossian. A la même époque, les Gallois celtisants organisent leur
premier “Eistedfodd”, un festival de musique, de chants et de poésie
celtique, ancêtre du fameux “festival inter-celtique de Lorient”.
Méchantes racines et bons nomades
Aujourd’hui,
vu l’hostilité des idéologies dominantes aux racines, surtout dans
l’espace linguistique francophone, on a tendance à dissocier
complètement recours aux racines et volonté révolutionnaire: ne peut
être “révolutionnaire” ou “progressiste” que celui qui s’arrache à ses
racines, comme le réclame explicitement, sans la moindre nuance, un
Bernard-Henri Lévy depuis son fameux “Testament de Dieu”, où, comme
Moïse, il nous annonçait, sans rire, les nouvelles tables de la Loi,
qu’un hypothétique Yahvé lui aurait confiées. Pour être acceptable, non
condamnable, il faut être un “nomade”, un “vagabond” errant partout sur
la planète: les “errants” sont les nouveaux Übermenschen pour ce fatras
idéologique. Les braves enracinés, les nouveaux Untermenschen. Cette
optique hostile à toutes racines est peut-être vraie pour la France, où
le Club des Jacobins donnera le ton, et luttera contre les “patois” et
les “pequenauds”: ce n’est pas vrai ailleurs et cela explique,
notamment, le renversement unanime des révolutionnaires allemands les
plus virulents (Fichte, Arndt, Jahn, etc.), qui prendront fait et cause
contre la domination napoléonienne, quitte à s’allier aux rois. Cette
optique franco-jacobine est fausse pour le monde celtique, où recours
aux racines et volonté révolutionnaire ne faisaient qu’un. Dès 1789,
Thomas Jones, un révolutionnaire anti-monarchiste, organise les premiers
“Gorsedd”, les assemblées druidiques, dont on se gausse au départ.
Cependant, tous s’y mettront rapidement avec enthousiasme, au Pays de
Galles, en Cornouailles et en Bretagne. Iolo Morganwg lance, le 21 juin
1792, jour du solstice d’été, une assemblée annuelle des Bardes.
Idées républicaines et renaissance des langues
En
1820, se crée en Ecosse la “Celtic Society”, sous l’impulsion,
notamment, du célèbre romancier Walter Scott, dont les opinions
politiques sont républicaines. Il utilise l’anglais pour son oeuvre mais
n’aborde que des thèmes hostiles à la monarchie d’origine normande, en
opposant les Saxons (Ivanhoe, Robin des Bois) aux Normands. En Flandre,
cette manière de présenter les choses sera reprise par Hendrik
Conscience, qui y ajoute, consciemment ou inconsciemment, la thématique
du Huguenot François Hotman: l’élément germanique est vecteur de liberté
populaire (ou de fougue révolutionnaire — ce qui n’est pas le cas de
Conscience, qui a l’appui de Léopold I), l’élément normand (chez Scott)
ou capétien (chez Conscience) est synonyme d’absolutisme et de tyrannie.
La “Celtic Society” de Walter Scott est à l’origine de deux revues, qui
paraîtront jusqu’à la fin du 19ème siècle, le “Celtic Magazine”, et le
“Celtic Monthly”. Ces publications se fixent deux buts: 1) promouvoir
les idées républicaines; 2) promouvoir la renaissance des langues
celtiques. La notion de “république”, que l’on répète inlassablement
aujourd’hui en France, sur un ton incantatoire qui nous agace
profondément en dehors des frontières de l’Hexagone, ne correspond dont
pas du tout à l’idée républicaine véhiculée dans les pays celtiques et
en Ecosse à l’époque de la révolution française.
Ainsi,
Thomas Muir, proclamé “Président d’Ecosse”, suite à une rébellion
républicaine en 1797, fuit en Irlande où il est reçu au sein de la
confrérie occulte des “United Irishmen”, opposés aux Anglais et à la
monarchie (avec leurs collègues des “United Scotsmen” et des “United
Englishmen”). Les “United Irishmen” se révolteront avec l’appui d’unités
françaises débarquées en 1797 mais, contrairement aux clivages à
l’oeuvre depuis le soulèvement catholique de gauche de Bernadette Devlin
en 1972, les nationalistes-révolutionnaires des “United Irishmen”
seront plutôt protestants que catholiques, ces derniers, inquiétés par
les dérapages de la révolution française en Vendée et en Bretagne,
seront plutôt loyalistes.
Des racines celtiques de l’idée républicaine en France
Autre
indice, qui confirme la thèse de Peter Berresford Ellis: les députés
républicains bretons de l’Assemblée Nationale française, Armand Kersaint
et Lafayette (homme de paradoxes...!) réclament une intervention
militaire ou navale pour sauver les républicains écossais de la défaite
et de la répression. Ces députés bretons sont opposés au centralisme
parisien et ne cessent de réclamer l’autonomie de la Bretagne,
inaugurant ainsi un filon qui perdure jusque aujourd’hui dans le
mouvement breton. Thomas Paine, Gaëlique écossais, rédige le premier
manifeste des “Droits de l’Homme”: l’édition gaëlique connaîtra, à
l’époque, un chiffre de vente et de diffusion plus important que sa
version française, preuve que les Jacobins, les BHListes parisiens
actuels et les chaisières du bazar droit-de-l’hommard, de Mitterrand à
Hollande, se soucient comme d’une guigne des véritables droits de
l’homme, qu’ils galvaudent au rang de pur slogan. Le premier manifeste
des “Droits de l’Homme” a été rédigé par un militant, peut-être naïf,
diront les conservateurs, mais dont les convictions républicaines ne
peuvent être mises en doute ni la volonté d’émanciper ses contemporains,
mais cette volonté n’est pas séparable d’un recours aux racines les
plus profondes. Robert Price, autre militant celtique du Pays de Galles,
écrit en 1776, suite à la révolution américaine, un manifeste “Civil
Liberties” qui inspirera les rédacteurs de la première constitution
républicaine française: il y a donc en celle-ci un élément républicain
gallois. Price en a été l’inspirateur, ainsi que son propre maître
Thomas Roberts. Les républicains celtisants insulaires sont donc, à un
certain moment, en porte-à-faux par rapport aux Bretons, qui abandonnent
l’idéal républicain vicié par les Jacobins et les centralistes
parisiens qui refusent la reconstitution du Parlement de Bretagne, et
adhèrent à la chouannerie royaliste.
L’oeuvre de Charles De Gaulle (1837-1880)
Au
dix-neuvième siècle, le celtisme breton sera structuré par Charles De
Gaulle (1837-1880), oncle du général de même nom et prénom. Natif de
Valenciennes, dans le Hainaut annexé et toujours occupé, cet homme,
malade et invalide, mourra dix ans avant la naissance de son neveu, que
l’on prénommera Charles en son souvenir. Les De Gaulle, originaires du
Hainaut mutilé et de la Flandre irrédente, ont des origines irlandaises,
en la famille d’un certain Sean McCartan, Colonel d’une brigade
irlandaise de l’armée royale française. Charles De Gaulle (numéro un)
est un infirme: il est paralysé et habite au 282 de la Rue de Vaugirard à
Paris. C’est dans ce logis, qu’il ne quittera pratiquement jamais,
qu’il va tout imaginer, explique Peter Berresford Ellis. Il devient le
secrétaire de “Breurez Breiz”, la société des poètes bretons de Paris,
où il rencontre Théodor Hersart de la Villemarqué (1815-1895), qui a
publié en 1836 le “Barzaz Breiz”, anthologie remarquée de chants
populaires de la Bretagne. Les deux hommes sont également liés à
l’Association Bretonne, fondée auparavant par Armand de la Rouerie en
1791. Elle avait pour objectif de restaurer l’autonomie de la Bretagne
(comme avant 1532). De la Rouerie restera fidèle à la révolution
française, en dépit de son départ pour l’Amérique, jusqu’à l’abolition
du Parlement de Bretagne. Il meurt en 1793. Son Association est dissoute
mais recréée en 1843, formulant les mêmes revendications. En 1858, elle
est à nouveau dissoute par Napoléon III, bête noire des polémistes en
Belgique à l’époque, sans doute pour cette hostilité à toute autonomie
bretonne mais surtout pour son annexion, jugée totalement inacceptable à
Bruxelles, de la Savoie et du Comté de Nice, encore deux fragments de
l’ancienne Burgondie impériale détachés d’un Etat héritier de ce
Saint-Empire: la crainte était grande de voir Napoléon III, comme
auparavant Philippe le Bel ou Louis XIV, diriger ses efforts vers
l’espace bas-lotharingien, après avoir grignoté l’espace burgonde ou
haut-lotharingien. Charles De Coster, libertaire d’opinion, ne se
lassera pas de fustiger ce “Napoléon-le-petit”, comme disait Victor Hugo
en exil à Bruxelles, et le Philippe II de son “Tyl Uilenspiegel” est
parfois une caricature de Napoléon III.
Charles
De Gaulle le celtisant, est royaliste, catholique et conservateur,
contrairement à bon nombre de celtisants des Iles Britanniques. Il fait
basculer le mouvement breton, jusqu’aux années 60 du 20ème siècle, dans
le camp conservateur, avec l’appui, il faut le dire, d’un roman à grand
succès, celui d’Alexis-François Rio, intitulé “La petite Chouannerie”
(1842). Ce roman donne le coup d’envoi à la volonté récurrente, en
Bretagne, de suggérer une autre vision de l’histoire. La revue “Stur”
d’Olier Mordrel, avant la seconde guerre mondiale, son livre “Le mythe
de l’Hexagone”, les articles de la revue “Gwenn ha Du”, sont autant
d’expressions de cette volonté. De Gaulle plaide pour la résurrection de
la langue, comme les celtisants des Iles Britanniques s’efforcent de
raviver le gallois ou le gaëlique irlandais. Les efforts de De Gaulle
seront dès lors plus linguistiques que politiques. Autre petit fait
intéressant à signaler: lorsque le Gallois Michael D. Jones fonde une
colonie galloise en Patagonie, De Gaulle soutient le projet mais demande
de respecter là-bas l’identité araucarienne: nous voyons là l’émergence
d’un thème cher à Jean Raspail, la défense de toutes les racines, et au
créateur de bandes dessinées Bilal, qui fait émigrer tout un village
breton, hostile à des promoteurs immobiliers sans scrupules, vers la
pampa argentine. De Gaulle veut une langue celtique unifiée, d’abord en
Bretagne même, puis dans l’ensemble de l’espace celtophone. Sous son
impulsion, les études celtiques sont enfin prises au sérieux en milieux
académiques. Une véritable renaissance peut commencer, se consolider et
être sûre de sa pérennité.
Les trois tendances du mouvement celtique
Trois tendances vont alors se juxtaposer dans le mouvement celtique, toutes nations particulières confondues:
1. Une
tendance littéraire avec l’émergence d’une littérature d’inspiration
celtique mais rédigée en français ou en anglais. William Butler Yeats en
sera l’exemple le plus connu mais son ésotérisme, assez éthéré, sera
critiqué notamment par la revue “Stur” en Bretagne, cet ésotérisme
oblitérant toute référence directe au réel concret, tout recours fécond
au “vécu” (Mordrel).
2. Une
tendance purement philologique qui se focalisera sur la renaissance des
langues et leur emploi dans la vie quotidienne et publique.
3. Une
tendance politique, qui englobera le travail littéraire et le travail
philologique mais les doublera de revendications politiques et sociales,
articulées dans les parlements et dans la vie politique du Royaume-Uni
surtout, dont la dévolution sous Blair, avec l’émergence de parlements
autonomes gallois et écossais et les tentatives actuelles de faire
aboutir un référendum pour l’indépendance de l’Ecosse sont les dernières
manifestations.
Cens décent, “fixity of tenure”, Home Rule
La
dimension politique du combat celtique, voire pan-celtique, va
s’arc-bouter dans un premier temps sur un problème très important et
fort épineux: la question agraire, suite notamment aux famines qui ont
frappé l’Irlande. La question agraire n’est pas résolue dans le
Royaume-Uni au 19ème siècle, ni en Irlande ni en Ecosse. Au Pays de
Galles, elle se greffe sur le problème du “tithe”, soit le paiement
d’une dîme au propriétaire terrien (généralement protestant et anglais).
Le but des “Panceltes” qui veulent résoudre la question agraire est
d’imposer aux latifundistes qu’ils se satisfassent d’un cens décent et
qu’il acceptent la “fixity of tenure”, soit le droit des exploitants
ruraux à ne pas être chassés de leur lopin. Ce combat sera notamment
mené par William O’Brien (1852-1928), dont l’inspiration
politico-culturelle était panceltique, mais dont l’action était
concrète: il fut, outre un combattant pour le droit des petits paysans
irlandais contre les propriétaires absents (les “absentee lords”), un
défenseur de l’idée de “Home Rule”. Lloyd George, avant de détenir les
plus hautes fonctions dans le Royaume-Uni, était partisan d’une alliance
parlementaire entre députés gallois et irlandais (la périphérie contre
le centre) et d’un “self-government” gallois, équivalent du Home Rule
irlandais réclamé à Dublin. Dans le sillage de ce combat pour la
question agraire et pour le Home Rule naît l’association culturelle
“Conradh na Gaeilge”, visant la renaissance des langues dans la vie
quotidienne: elle militera pour le bilinguisme dans les écoles.
A
l’aube du 20ème siècle, les anciennes structures panceltiques sont
remplacées par le “Celtic Congress” puis par la “Celtic League”. Ce sont
des organisations faîtières qui chapeautent tout le mouvement
panceltique. La figure principale, la plus notable, dans le cadre de ces
organisations a été le Dr. Douglas Hyde (1860-1949), issu directement
du “Conradh na Gaeilge”. Il sera le premier président de l’Irlande
indépendante en 1937. Avant cela, il fut le premier professeur
d’irlandais moderne (“Modern Irish”) à l’Université de Dublin. Des
tiraillements existaient dans le mouvement irlandais avant la première
guerre mondiale: fallait-il privilégier le combat linguistique, en
visant l’ancrage de l’irlandais moderne dans les réseaux d’enseignement?
Ou fallait-il privilégier l’union panceltique? La majorité a privilégié
le combat linguistique; le combat panceltique était jugé difficile
voire impossible sur le plan purement pragmatique à l’époque: de plus,
il se heurtait à des clivages religieux qu’on ne saurait minimiser; les
Irlandais étaient majoritairement catholiques et puisaient dans les
ressources de leur catholicisme des énergies pour combattre
l’Angleterre, tandis que les Ecossais étaient majoritairement
presbytériens et les Gallois, méthodistes. Dans ces réseaux, issus du
“Conradh na Gaeilge”, s’activait un futur martyr de la cause irlandaise,
Padraig Pearse (1879-1916), l’un des seize fusillés suite à
l’insurrection des Pâques 1916. Pearse mêlait dans son oeuvre des
références au passé païen d’avant la conversion de l’Irlande par Patrick
à un catholicisme celtique de l’époque mérovingienne, dont l’idéalisme
de Columcille, l’un des sauveteurs de l’héritage antique. Il développait
une éthique du sacrifice, à laquelle il a eu le courage de ne pas se
soustraire.
Une ambiance révolutionnaire
Le
“Celtic Congress” avait des dimensions essentiellement académiques. Il
voulait celtiser l’enseignement et a donc axé son combat sur la question
scolaire en Irlande. C’est à ce niveau que se rejoignent les dimensions
culturelles et politiques parce que ce combat devait se gagner
forcément dans les assemblées élues et légiférantes. La propagande
anglaise soulignait alors l’“archaïsme” qu’il y avait à parler et écrire
des langues celtiques: Pearse et ses compagnons rétorquèrent que les
parler devenait de ce fait un acte politique contestataire de l’ordre
établi. En 1914, avec l’éclatement de la Grande Guerre, le “Celtic
Congress” a dû interrompre ses activités. Elles ne reprendront ni en
1915 ni en 1916. Elles reprennent toutefois en 1917, quand le souvenir
cuisant de l’échec de l’insurrection d’avril 1916 se fait encore
douloureusemet sentir. Ces activités se font à feu doux. Pearse est
mort, d’autres sont encore emprisonnés. L’ambiance est révolutionnaire.
Parmi les fusillés de 1916, il y avait le fougueux et très original
leader socialiste irlandais, James Connolly, adepte et théoricien d’un
marxisme virulent (appelé à résoudre la question agraire et les
problèmes ouvriers), mais un marxisme “hibernisé”, avec des références à
la mythologie celtique. Peter Berresford Ellis, également auteur d’une
histoire du mouvement ouvrier irlandais (1), rappelle quelles ont été
les grandes lignes de ce marxisme hibernisé. Il repose principalement
sur l’idée d’un “communisme primitif” des tribus celtiques irlandaises,
avant la conquête anglaise du 12ème siècle. Friedrich Engels apprendra
même des rudiments de la langue celtique d’Irlande pour étudier ces
structures tribales communautaires, avant d’ajouter un chapitre (jamais
achevé) de son ouvrage essentiel sur les “Origines de la famille, de la
propriété privée et de l’Etat”. L’appui de Marx et d’Engels à
l’indépendantisme irlandais, comme expression de la lutte des classes et
de l’émancipation des ruraux exploités par les latifundistes, ont
suscité l’enthousiasme non seulement des pionniers du socialisme
irlandais mais aussi des nationalistes, qui seront toujours
reconnaissants à l’endroit et de Marx et d’Engels.
James Connolly: alchimie marxiste et nationaliste
De
cet enthousiasme du “Dr. Marx” qui prend fait et cause pour
l’indépendance de l’Irlande, même face à l’hostilité des socialistes
anglais, découle le mixte, étonnant ailleurs en Europe et dans le monde,
de nationalisme et de marxisme. Pierre Joannon, dans son “Histoire de
l’Irlande et des irlandais” (Perrin, Paris, 2006), nous explique très
bien l’alchimie nationaliste et marxiste de la pensée de James Connolly,
tout comme, en marquant une distance plus nette, l’historien anglais F.
S. L. Lyons (2) nous avait démontré comment nationalisme, catholicisme
et socialisme s’étaient combinés en une synthèse originale et
difficilement transposable en d’autres contextes. Pour Connolly, le
socialisme en place, devenu routinier et opportuniste, ne faisait plus
que du “syndicalisme étroit aux objectifs limités” (Joannon, op. cit.,
p. 345). Le socialisme irlandais devait donc recevoir un apport
d’énergie complémentaire que seul le nationalisme pouvait lui procurer,
surtout le mixte de catholicisme sacrificiel et de nationalisme celtique
mythologisé, chanté par Padraig Pearse (3). Ces réflexions sur le
combat social, bien ancré dans le mouvement ouvrier et marxiste de son
époque, et sur l’apport indispensable de la religion, de la mythologie
et du nationalisme, conduisent Connolly à se joindre aux insurgés de
Pâques 1916, à être capturé par les Anglais les armes à la main dans le
“Grand Post Office” de Dublin et d’être condamné à mort et exécuté.
Peter Berresford Ellis rappelle qu’en pleine guerre, les ouvrirers
gallois envisagent de faire grève pour obtenir la grâce de Connolly. Ils
volent même des explosifs qui seront expédiés en Irlande. Plus tard,
des volontaires gallois et écossais (notamment la “Scottish Brigade” de
Jim Reeder) se battront aux côtés des insurgés républicains entre 1919
et 1923.
Les
événements qui secouent l’Irlande de 1916 à 1923 éveillent les esprits
en Bretagne armoricaine. Les militants bretons sont fascinés par la
création du premier Etat celtique moderne. Morvan Marchal est l’un de
leurs chefs de file. Il appelle en 1925 les peuples celtiques à créer
une organisation faîtière pour défendre leurs droits politiques et
culturels, doublé d’un “Comité international pour les minorités
nationales”. Forts de cette idée, les Bretons de “Breizh Atao” dépassent
très vite les limites du seul “panceltisme”; ils appellent Corses,
Flamands et Basques à se joindre à leur combat. Du “panceltisme”, on
passe à l’idée d’un fédéralisme européen, celui que véhiculeront, chacun
à leur manière et en dehors de tout contexte socialiste et marxiste,
des figures comme Olier Mordrel, Marc Augier (dit “Saint-Loup”), Jean
Mabire ou Yann-Ber Tillenon. “Breizh Atao” est ainsi la toute première
organisation politique à énoncer l’idée d’un parlement européen, ne
représentant pas des partis (corrompus) mais des populations réelles,
concrètes, inscrites dans l’histoire.
De quelques nationalistes écossais
Le
clivage gauche/droite, tel qu’il est manipulé par les idéologies
dominantes et leurs médias actuellement, n’est nullement de mise quand
on évoque les pages de l’histoire du panceltisme. Ainsi, le nationaliste
écossais, le baron Ruraidh Erskine, est un aristocrate de vieille
famille mais aussi un marxiste et un socialiste, qui va transmettre au
nationalisme écossais, jusqu’à nos jours où il enregistre ses meilleurs
succès, une idéologie de gauche. Erskine est en faveur d’une “république
socialiste d’Ecosse”, tout comme son compatriote John Mclean
(1879-1923), mort des suites des tortures qu’il a endurées après avoir
protesté contre “la guerre impérialiste imposée aux Ecossais” en 1914.
Dix mille personnes suivent son cercueil jusqu’au cimetière, à Glasgow
lors de ses obsèques. Erskine, qui prend le relais de ce martyr,
encourage, outre la lutte ouvrière comme Connolly en Irlande avant 1914,
des aspects plus traditionnels, plus culturels et littéraires, selon
les bonnes habitudes prises en pays celtiques. Lewis Spence (1874-1950)
s’intéresse ainsi au druidisme, à l’art magique, aux traditions
celtiques en général. Hugh MacDiarmid (1892-1978) lance le mouvement de
la “Scottish Renaissance” qui ne se borne pas à ressusciter le gaëlique
écossais des franges littorales occidentales de l’Ecosse mais aussi les
dialectiques germanisés (influencés par l’anglais et le norvégien) des
autres territoires écossais. MacDiarmid est également, comme Erskine,
partisan d’une “république radicale-socialiste d’Ecosse”. Il est l’un
des fondateurs du SNP (“Scottish National Party”) en 1928, ce qui nous
ramène à l’actualité britannique, où, justement, ce SNP a le vent en
poupe et s’apprête à demander que se tienne un référendum sur
l’indépendance de l’Ecosse. Les avatars du nationalisme écossais nous
montrent clairement que les démarches panceltiques sont inséparables des
questions sociales et du monde ouvrier traditionnel, teinté de marxisme
mais d’un marxisme somme toute bien différent de ce que nous
connaissons sur le continent.
L’itinéraire étonnant de Hugh MacDiarmid
Revenons
à MacDiarmid: son marxisme, rappelle Peter Berresford Ellis, n’est ni
celui d’un Marchais et du PCF ni celui de la RDA ou de l’URSS mais, bien
évidemment, celui de Connolly. MacDiarmid a également eu sa (brève)
période mussolinienne, ce qui étonnera plus d’un simplet qui gobe
aujourd’hui les terribles simplismes des médias actuels. Mais Mussolini
était un socialiste vigoureux, aimé de Lénine, et, surtout, apprécié de
Jules Destrée chez nous, dont l’énorme statue de bronze se dresse sur
une place à Charleroi, sans qu’on ne se rappelle qu’il fut un vibrant
mussolinien! L’engouement passager de MacDiarmid pour Mussolini ne
l’empêche pas de devenir communiste par la suite pour être exclu plus
tard pour “déviationnisme national”. Cette exclusion ne l’empêche pas
d’être réintégré, à un moment fort mal choisi, en 1956, immédiatement
après l’intervention soviétique en Hongrie.
Exclusion des Bretons et discours de De Valera
La
persistance d’une fidélité à Marx —qui avait réclamé l’indépendance de
l’Irlande dès les années 60 du 19ème siècle et avait ébauché des plans
précis pour concrétiser ce projet— fait qu’après la seconde guerre
mondiale, les Bretons sont exclus de l’orbe panceltique, vu l’engagement
de nombreux nationalistes dans une formation paramilitaire, la “Bezen
Perrot”, mise sur pied et armée par l’occupant allemand, pour venger un
prêtre philologue très populaire, le paisible Abbé Perrot, assassiné par
des militants communistes pro-français. Le mouvement nationaliste
breton, en porte-à-faux idéologique par rapport aux autres nationalismes
celtiques des Iles Britanniques, subit la répression française de plein
fouet à partir de la fin 1944. Dans les Iles, la situation est calme:
l’Irlande est restée neutre et les Ecossais et les Gallois ont combattu
dans le camp allié. En 1947 se crée la “Celtic Union”, avec l’appui du
Président irlandais Eamon de Valera (1882-1975). Celui-ci adresse un
message intéressant à relire à ses amis gallois. Peter Berresford Ellis
nous en rappelle la teneur et la clarté: “En
étant fidèles à leurs traditions et à leurs langues, même dans des
circonstances qui peuvent être jugées très critiques, les Gallois ont
prouvé qu’une nation peut préserver son individualité tant que sa
langue, qui lui procure l’expression le plus parfaite de sa
personnalité, demeure utilisée dans la vie quotidienne. Un lien fort
relie le peuple du Pays de Galles à celui d’Irlande, non seulement parce
tous deux procèdent de la même matrice celtique, mais aussi parce
qu’ils marquent une dévotion aux choses de l’esprit; cette attitude a
été prouvée au-delà de tout doute possible par le désir passionné de
chacune de ces nations à préserver leur culture. Nos deux nations savent
qu’en agissant ainsi, elles sauvegardent quelque chose qui enrichit
l’humanité toute entière, et, en particulier, renforce les liens qui
unissent les peuples celtiques entre eux”. On retiendra de ce
discours la nécessité impérieuse de garder sa langue ou ses traditions
dans la vie quotidienne. Aussi que toute politique sérieuse, acceptable,
toute politique qui n’est pas inéluctablement vouée à sombrer dans la
plus veule des trivialités, doit uniquement envisager les “choses de
l’esprit”, comme le voulait aussi un précurseur fascinant du
nationalisme irlandais au 19ème siècle, Thomas Davis. La primauté
accordée au spirituel par De Valera en 1947 permet effectivement
d’enrichir l’humanité entière: les idéologies et les pratiques
politiques qui n’accordent pas cette primauté à la culture, à la
mémoire, constituent donc, sous-entendu, autant de dangers pour tous les
hommes, quelles que soient leurs origines, leur race, leur position sur
la carte du globe.
En
1947, les Bretons sont toujours exclus des organisations faîtières
panceltiques. Mais les Gallois et les Ecossais finissent par apprendre
que la répression française ne frappe pas seulement les volontaires de
la “Bezen Perrot”. D’autres Bretons, apolitiques et non collaborateurs,
parfois fort hostiles à l’idéologie nationale-socialiste allemande, ont
été assassinés par les Français, dont le poète Barz Ar Yeodet,
l’historienne Madame de Gerny et les écrivains Louis Stephen et Yves de
Cambourg. Ces dérapages, les Gallois ne peuvent les admettre. Ils
envoient une délégation en Bretagne et en France qui mènera une enquête
minutieuse du 22 avril au 14 mai 1947. Le rapport de cette délégation
est accablant pour Paris. Il donne tort à la France sur toute la ligne.
Les Gallois déclenchent alors une campagne de presse dans tout le monde
anglo-saxon qui conduit notamment à la grâce du militant Geoffroy,
condamné à mort. Les Bretons sont aussitôt réhabilités et à nouveau
acceptés dans les organisations panceltiques: l’attitude de la France
est si inacceptable aux yeux des nationalistes gallois marxisés que la
collaboration avec l’Allemagne hitlérienne est considérée sans doute
comme un pis-aller, de toutes les façons comme un dérapage inéluctable
dans le contexte tragique de l’époque.
Sean MacBride
En
1948, les Unionistes pro-britanniques gagnent les élections en Ulster,
créant de la sorte les conditions d’une partition définitive de l’Ile
Verte. Cette victoire conduit à l’émergence du “mouvement
anti-partition”, dont les objectifs se poursuivent encore de nos jours.
De Valera: “Pour
nous, c’est une simple question de justice. L’Irlande est une; c’est
donc une injustice criante que nous soyons partagés entre deux Etats. La
partition est un mal qui doit être rectifié”. Dans la suite de son
discours, résumé par Peter Berresford Ellis, De Valera exprimait son
espoir de voir les peuples celtiques apprendre davantage les uns des
autres parce qu’une nouvelle société, partout dans le monde, ne pouvait
se construire que sur base de rapports entre ethnies profondément
enracinées et non sur base de rapports entre empires ou Etats
multi-nationaux, dominés par une seule nation. Il n’y avait pas de
meilleur plaidoyer pour un ethnopluralisme planétaire, l’année même où
les blocs se formaient suite au “coup de Prague” et allaient enfermer
les peuples jusqu’à la perestroïka dont les retombées n’apporteront pas
l’émancipation mais un esclavage nouveau sous l’emprise du
néo-libéralisme.
Le ministre irlandais des affaires étrangères, Sean MacBride, fils de
John MacBride, fusillé en 1916, avait été le chef de l’état-major de
l’IRA. Cet avocat, fondateur du “Clann na Poblachta”, petit parti
nationaliste radical, deviendra aussi le président d’Amnesty
International, puis obtiendra le Prix Nobel de la Paix en 1974 et le
Prix Lénine de la Paix en 1977! L’homme était un nationaliste irlandais
pan-celte. Interviewé par le journal “Le Peuple breton”, il déclare,
rappelle Peter Berresford Ellis: “Ce
qui manque au monde, c’est un idéal basé sur un système où la liberté
et la dignité humaines sont reconnues parce que la liberté,
l’indépendance et l’intégrité des peuples sont protégées... les peuples
celtiques peuvent aider (le monde) à propager cet idéal, qui est absent
aujourd’hui”.
De
1947 à 1954, l’idéal panceltique est porté, entre autres organisations,
par la revue “An Aimsir Cheilteach”, soucieuse de l’avenir des langues
sans exclure un souci profond et permanent pour les questions sociales,
en bonne logique “connollyste”. Cet engagement social rapproche les
militants panceltes du “Labour” britannique. Mais suscite aussi les
moqueries acides de la presse anglaise. En France, la répression
jacobine, portée par son habituelle bêtise à front de taureau, s’abat
sur cette revue, qui est interdite. Car le recours aux “interdits”, en
bonne logique orwellienne, est une pratique qui coïncide avec la devise
de la “République”: liberté, égalité, fraternité... MacBride, avocat,
estime, pour sa part, que c’est une violation des droits de l’homme et
engage un procès contre l’Etat français, qu’il gagne bien évidemment.
Comique: la patrie des “droits de l’homme”, qui se targue de cette
qualité depuis les délires à l’emporte-pièce énoncés par le très
médiatisé Bernard-Henri Lévy, a été condamnée pour violation des droits
de l’homme, lors d’un procès mené par un ministre irlandais des affaires
étrangères, Prix Nobel et Prix Lénine de la Paix et président d’Amnesty
International... Un petit épisode à rappeler, un sourire narquois aux
lèvres, quand on a devant soi un fort en gueule qui pontifie son pauvre
catéchisme “droit-de-l’hommard” à la sauce BHL! L’hydre jacobine cède de
mauvaise foi: la revue n’est plus interdite. On fait simplement
pression pour qu’elle ne soit pas distribuée. Rien de nouveau sous le
soleil!
Première session du “Conseil de l’Europe”
En
1949, se tient la première session du “Conseil de l’Europe”, présidé
par Paul-Henri Spaak. Les délégués irlandais déclarent que “l’Europe a
sombré dans un marécage” et que “la vision celtique (ethnopluraliste
définie par De Valera et MacBride) peut la sauver”. John Legonna
(1918-1978) abondait dans ce sens, lors de son discours: “par
leur exemple et par l’action de leurs dirigeants, les peuples celtiques
pourraient fournir à l’Europe une voie pour retrouver le salut et
s’extraire du marais dans lequel s’enfonce progressivement la
civilisation européenne. Nous, dans les pays celtiques, disposons de
tous les éléments nécessaires pour mener à bien une tâche historique de
la sorte. Nous, les Celtes, avons toujours une puissante contribution à
offrir à la civilisation humaine”. Les délégués celtiques demandent
la création d’une “Union Fédérale des Nationalités Européennes”, pour
sauvegarder les droits des minorités ethniques. Ce sera en vain: la
Grande-Bretagne bloque la résolution parce qu’elle ne veut pas que les
Irlandais d’Eire ouvrent le dossier de la partition, qu’ils jugent
inique. La France, elle, refuse la constitution d’une “Court européenne
des Droits de l’Homme”! Encore un bon rappel pour les zélotes actuels...
Les Irlandais, dépités, haussent les épaules: “encore une manifestation
des ‘power politics’”, conclueront-ils.
Une
autre figure, également mise en exergue par Peter Berresford Ellis,
mérite d’être extraite de l’oubli, celle de la juriste galloise Noëlle
Davies, auteur d’ouvrages sur le nationaliste romantique Danois
Grundvigt et sur Connolly. Elle suggère, pour les peuples celtiques
comme pour les peuples européens, un modèle “pan-nordique”, semblable à
l’Union Scandinave. En 1961, la “Celtic League” élit comme Président le
Breton Alan Heusaff, un ancien combattant de la “Bezen Perrot”, qui
lance la revue “Cairn”, qui paraît toujours actuellement.
Le
panceltisme, qui permet de penser le politique en dehors du clivage
gauche/droite, tel que nous le subissons dans le prêt-à-penser dominant,
ouvre des pistes non encore exploitées:
- l’anti-impérialisme
en des termes euro-centrés, centré sur des identités européennes
visibles et concrètes et non sur des identités loitaines difficiles à
comprendre, soit un anti-impérialisme qui ne soit pas uniquement à
l’usage de peuples du dit “tiers monde”, quoique ces derniers ont
évidemment bien le droit d’en développer des formes propres, à leur bon
usage; l’impérialisme contemporain pratique la colonisation mentale et
la dépendance économique en Europe aussi: ce que bon nombre de
tiers-mondistes des années 60 et 70 avaient oublié.
- Un
socialisme réel, non détaché d’une certaine matrice marxiste, qui
pourrait renouer aussi avec des filons fédéralistes-proudhoniens, comme
l’avaient proposé les auteurs d’un groupe animé à Nice par Alexandre
Marc ou certains théoriciens italiens; la solidarité populaire,
génératrice de formes politiques socialistes, ne peut être optimale
qu’au sein d’identité concrètes; les autres formes de socialismes
s’accomodent trop aisément du système; on l’a vu avec le
néo-libéralisme, la fausse “troisième voie” du travailliste Blair, le
bellicisme de ce dernier, les timidités et les atermoiements des
sociaux-démocrates qui fâchaient déjà James Connolly.
- Un
féminisme sainement conçu dans le sillage d’une autre héroïne
irlandaise, dont il faudra un jour parler à cette tribune, la Comtesse
Markiewicz (1869-1927), où la citoyenne d’une république socialiste,
nationaliste et panceltique aurait été un “zoon politikon” au même titre
que les mâles.
- Une
piste écologique intéressante, où la préservation de la nature est
aussi un impératif dicté par le désir naturel de préserver les paysages
exaltés par la poésie traditionnelle et les traditions populaires. Cette
piste écologique est inséparable d’un recours au local, même de
dimensions réduites, au nom du slogan “Small is beautiful” de Kohr et
Schumacher, et surtout respectueuse des “lois de la variété requise”,
selon l’idée qu’avait formulée le militant breton devenu citoyen
irlandais, Yann Fouéré.
S’engager
sur les pistes qu’ouvrent les études serrées du panceltisme ou du
socialisme irlandais, comme celles réalisées par Peter Berresford Ellis,
permet de s’insinuer profondément dans les dispositifs de nos
adversaires, d’utiliser leur propre vocabulaire en lui donnant une
épaisseur bien plus substantielle, en le ramenant de force à ses
matrices historiques: en effet, la métapolitique d’en face procède par
affirmations péremptoires, assénées par la répétition ad nauseam
dans les “mainstream medias”, par une méthode Coué qui finit par
saoûler. Toutes ses affirmations, aussi tonitruantes que boîteuses,
qu’elles se réfèrent à une forme ou une autre de marxisme ou au corpus
des “droits de l’homme”, sont posées comme détachées de tout contexte
historique. Elles n’ont dès lors aucune consistance car leur donner
consistance, en les plongeant dans un empirisme historique, serait les
transformer en armes redoutables contre le système planétaire, aliénant
et amnésique qui nous oppresse. Le nationalisme et le socialisme
identitaires des Irlandais a bien fait fléchir l’Empire britannique au
faîte de sa puissance. Le système ne veut pas de consistance car toute
consistance est, en fin de compte, un matériau pour l’érection d’un môle
de résistance à l’homogénéisation globale, à l’homocratie en marche
(Jan Mahnert). Nous voulons redonner de la consistance à nos peuples
pour qu’ils s’émancipent, tout comme BHL veut nous arracher à nos
racines et à nos mémoires pour que nous soyons d’éternels moutons de
Panurge. Le modèle irlandais est une bonne source d’inspiration pour
réapprendreà résister.Une source d’inspiration à laquelle nous allons
sans cesse retourner, ainsi qu’à d’autres chantiers similaires. J’espère
que le résultat de ce colloque sera de susciter de telles vocations.
Robert Steuckers.
(Forest-Flotzenberg, février 2013; version finale: août 2013).
Notes:
(1) Peter Berresford Ellis, Historia de la clase obrera irlandesa, Ed. Hiru, Hundarribia (Guipuzcoa), 2013 (traduction espagnole d’un livre aujourd’hui épuisé et intitulé A History of the Irish Workig Class, 1985).
(2) F. S. L. Lyons, Culture and Anarchy in Ireland 1890-1939, Oxford University Press, 1982.
(3) F. S. L. Lyons, op. cit.; cf. également: Ruth Dudley Edwards, Patrick Pearse, The Triumph of Failure, Gollancz, London, 1977.
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