Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1990
Robert Steuckers:
De Yalta à la réorganisation de la Mitteleuropa
Si
l'on passe en revue les événements qui ont secoué l'Europe depuis
Yalta, on constate, dans les années 50, une atmosphère de guerre froide
risquée, avec un conflit coréen sanglant, l'aventure de Suez,
l'écrasement des révoltes de Berlin-Est, Plzen (Pilsen), Gdansk
(Dantzig) et Budapest, et la révolution cubaine. La terreur nucléaire
est partout présente. Les deux gros s'affrontent mais, en même temps,
s'entendent contre l'émergence des non-alignés (Bandoung, 1955). Les
années 60 sont, pour l'Occident, l'époque de l'ascension économique et
le démarrage de la société de consommation. Les premières velléités
d'indépendance se manifestent en Europe: De Gaulle quitte le
commandement intégré de l'OTAN. Les années 70 connaissent un conformisme
consumériste rigide, assorti, dans la foulée de 68, d'une contestation
gauchiste inopérante, stérile, incapable d'imaginer et de créer des
institutions nouvelles. Après 1975, quand l'idéologie de 68, version
dure mais marginale, s'essoufle et que l'idéologie de 68, version molle,
freudo-marxiste, hédoniste et narcissique, commence à faire sourire, le
monde traverse une époque qui n'est ni chaire ni poisson. L'avènement
de Reagan, après les élections d'octobre 1980, consacre la victoire
idéologique d'un conservatisme néo-libéral, vulgaire et
anti-intellectuel, contredit seulement par l'élection, en mai 1981, de
François Mitterand, dernière victoire d'un conglomérat idéologique
hétérogène alliant le paléo-socialisme d'un Maurois, psycho-rigide et
étatiste, à la parousie gélatineuse du gauchisme, émanation de la
déliquescence de la société libérale-bourgeoise. Ce conglomérat ne
tiendra pas longtemps et le mitterandisme prendra sa vitesse de
croisière avec un carburant idéologique très différent: une sorte de
social-conservatisme, acceptable par l'idéologie néo-libérale dominante.
En
1982, quand l'aviation et les chars israëliens écrasent les avions et
les tanks syriens lors de l'opération dite «Paix en Galilée», les
observateurs militaires sérieux admettent, sans le crier sur tous les
toits, que, désormais, la technologie occidentale est incontestablement
supérieure à la technologie soviétique. Ce fait n'est pas dévoilé au
grand public. L'anti-communisme doit encore fonctionner, en tant que
discours manipulatoire, pour permettre à Reagan d'asseoir son programme
économique. Mais les Soviétiques sont contraints de changer de
stratégie, d'assouplir leurs positions et de lâcher du lest. Cette
retraite a été camouflée sous les noms de perestroïka et de glasnost,
dès qu'un chef plus jeune a accédé au pouvoir suprême au Kremlin. La
défaite militaire, l'URSS la compensait par une belle offensive de
propagande, qui n'était pas si fictive que cela, puisqu'il fallait bien
réformer de fond en comble la société soviétique exsangue et
improductive. Et cette société soviétique, dans quelle Europe
évoluera-t-elle?
Première
chose que l'on peut dire de l'Europe post-perestroïka, c'est qu'elle ne
sera certainement pas administrée par les principes de l'idéologie
marxiste. Deuxième chose, c'est qu'elle risque de basculer dans le
libéralisme délétère de l'américanosphère. Mais qui dit risque ne dit
pas certitude. Les privatisations en Pologne, en Hongrie, en Russie,
provoquent déjà tant de dysfonctionnements qu'une application de
l'économie de marché pure s'avère très problématique sinon impossible.
Troisième facteur à prendre en compte: les réflexes nationaux/ethniques,
réflexes collectifs et non individualistes; ils indiquent qu'une forme
nouvelle de rapports sociaux doit voir le jour, qui préserve les
personnalités culturelles, renforcent la solidarité sociale dans une
économie florissante, qui relègue la précarité et la pénurie au dépotoir
de l'histoire. Quatrième point: ce retour aux identités, cette soif de
solidarité sociale et ce besoin d'une économie souple et efficace ne
peut se faire sous l'égide d'un parti (communiste) monopolistique,
fortement idéologisé, qui étouffe toutes les virtualités qui ne cadrent
pas avec ses schémas.
L'autonomie culturelle
L'Europe
de demain, et plus spécialement sa partie centrale (la Mitteleuropa),
n'oubliera pas qu'elle est une mosaïque de spécificités inaliénables,
où aucune frontière fixe n'est juste. Chacune de ses spécificités,
qu'elle soit de nature purement ethnique/linguistique, religieuse ou
idéologique, doit pouvoir exprimer ses virtualités, car elles sont
forcément des enrichissements positifs dont bénéficiera l'ensemble du
continent. Cela implique un mode souple de représentation, plus moderne
et audacieux que la représentation conventionnelle au sein des
Etats-Nations que nous connaissons aujourd'hui. Ces entités, héritées de
la Révolution française et du calamiteux Traité de Versailles, ont
contraint des régions entières à se couper de leur hinterland naturel et
provoqué de la sorte de lamentables récessions culturelles et
économiques.
Prenons
quelques exemples: la Tchécoslovaquie de 1919, celle de Masaryk, était
mue par un curieux mélange de panslavisme germanophobe et de messianisme
laïc (maçonnique), qui a coupé et les liens naturels et séculaires de
la Bohème avec la Saxe, l'Autriche et la Bavière, et ceux qu'entretenait
la Slovaquie agraire avec la Hongrie et la Pologne. La République
communiste de 1948 a accentué encore cette coupure catastrophique,
contraignant les Tchèques à renoncer à leur tissu industriel spécifique
pour poursuivre le mythe communiste de l'industrialisation lourde. Ce
fut l'enlisement, contrecarré seulement par des mesures draconiennes,
assorites de la mobilisation des détenus dans les secteurs de
l'industrie lourde, déficitaires dans la conjoncture actuelle.
L'économiste Ota Sik, l'actuel Président Vaclav Havel, ainsi que des
groupes de dissidents installés à Paris, ont compris que ce «masarykisme
communiste» ne pouvait durer. Aujourd'hui, la République communiste
tchècoslovaque est devenue la «République fédérative des Tchèques et
des Slovaques». Le fédéralisme régionaliste progresse, avec une Bohème
industrielle tournée vers l'Allemagne (rappelons-nous que la première
visite officielle de Havel s'effectua en Allemagne) et une Slovaquie
agricole liée à la Hongrie. Les Hongrois de Transylvanie ont réclamé
leur autonomie, sans exiger l'Anschluß avec la «mère-patrie» magyare. En
Pologne, malgré les éructations nationalistes dépassées de ces
dernières semaines, des voix réclament la décentralisation de l'Etat. En
Yougoslavie, Slovènes et Croates acquièrent de plus en plus de liberté
de mouvement.
Ce
fédéralisme qui donne à l'Europe, à la «Maison Commune» européenne, une
architecture nouvelle, sans relents de militarisme fanatique (seuls
quelques résidus en Pologne et en Serbie), doit avancer à l'Ouest aussi:
la Grande-Bretagne doit fait progresser sa «dévolution», la
décentralisation espagnole est désormais un fait accompli. Les
constitutions-modèles restent pour nous les constitutions
ouest-allemande, autrichienne et helvétique. Le règlement des minorités
en Europe orientale doit, à notre sens, se calquer sur les statuts des
minorités allemandes au Danemark et danoise en RFA, sur le statut de la
minorité germanophone en Belgique, lequel prévoit l'élection directe
des mandataires de la «communauté germanophone» et un système scolaire
très élaboré. Danois, Belges et Allemands estiment d'ailleurs que ces
statuts devraient être appliqués ailleurs dans la CEE, là où il y a des
minorités linguistiques. La France, la Grèce et la Suède conservent
encore des institutions centralisatrices aujourd'hui obsolètes, qui
arasent les spécificités et permettent de la sorte aux chimères
mondialistes de toutes natures de proliférer et de désagréger la
société.
La Solidarité sociale
La
véritable solidarité sociale passe par la reconnaissance de la
personnalité de tous les membres de la communauté populaire. C'est
pourquoi, vu la diversification extrême du tissu social contemporain, le
mode de représentation parlementaire doit être révisé et amélioré.
Chaque circonscription électorale (qui devra représenter un territoire
homogène sur tous les plans) devra élire ses représentants sur une base
triple et non plus unique. S'il est anti-démocratique d'ôter aux grands
partis d'opinion la possibilité d'être représentés, ce type de
représentation ne saurait suffire à donner une image complète des
desiderata du peuple. Le peuple n'est pas seulement un éventail
d'opinions générales mais un kaléidoscope d'intérêts entrecroisés,
classables en trois catégories au moins: les intérêts idéologiques non
matériels (représentés par les partis), les intérêts professionnels
concrets et les intérêts territoriaux (régionaux) d'ordre charnel. De
ce fait, les chambres de l'avenir devront tenir compte de ce faisceau
d'intérêts entrecroisés et être élues selon un système à trois vitesses
qui, en bout de course, donnera une représentation populaire plus
précise et plus juste. C'est là, en gros, l'idée du Sénat des régions et
des professions qu'avait envisagé De Gaulle pour la France. Ce modèle
doit servir d'exemple à l'Europe orientale en pleine effervescence.
Une
telle représentation implique aussi une redistribution plus juste du
revenu national. Cette redistribution doit viser deux objectifs: 1)
éviter l'émergence d'une nouvelle pauvreté, comme celle qui est en train
de miner et de déstabiliser la société polonaise. En Allemagne de l'Est
et en Hongrie, le remaniement socio-économique doit justement esquiver
ce terrible écueil. Le problème de la nouvelle pauvreté implique, soit
dit en passant, un système d'allocations sélectif basé sur
l'autochtonité. La lutte contre la précarité existentielle est
impossible dans un système qui ouvre ses portes aux immigrations les
plus diverses. On l'a vu en RFA avec l'afflux massif de réfugiés
est-allemands, pourtant de même culture.
2)
La redistribution ne doit pas étouffer les virtualités des éléments
doués d'une société. La redistribution ne saurait se faire au détriment
de la recherche universitaire en tous domaines, surtout dans les
branches scientifiques et technologiques où l'Europe doit rattraper ses
retards. Elle ne saurait s'effectuer non plus au détriment des
investissements modernisateurs de l'outil industriel. La transparence,
tant voulue par les gauches, passe par l'intéressement et la
participation au sens gaullien des termes. Seuls l'intéressement et la
participation responsabilisent et «conscientisent» le salariat qui sait
alors quels sont ses droits (le montant de ses allocations et
salaires) et ses devoirs (le montant du sacrifice à consentir pour la
modernisation et l'entretien de l'outil, pour la recherche).
Représentation
nouvelle, redistribution nouvelle, organisation ethnocentrée de nos
peuples, voilà des défis révolutionnaires qui s'adressent à tous les
Européens, de l'Est comme de l'Ouest. Ces idées donneront un visage
nouveau à l'Europe en dépit des stratégies de retardement que ne
manqueront pas de déployer l'établissement et les pseudo-rénovateurs.
Robert STEUCKERS,
avril 1990.
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