Robert
STEUCKERS:
Etonnantes révisions chez les grands
stratégistes américains
Quand Brzezinski et Luttwak révisent leurs
propres doctrines!
Notes complémentaires à une conférence
tenue à la tribune de l’ASIN (“Association pour une Suisse Indépendante et
Neutre”), le 31 octobre 2012, à Genève, et à la tribune du “Cercle
non-conforme”, le 14 novembre 2012, à Lille.
Le
glissement le plus important dans la pensée stratégique et géopolitique s’est
observé l’an dernier, en 2012, dans les travaux des plus grands stratégistes
américains, Edward Luttwak et Zbignew Brzezinski. Nous pouvons parler d’un
véritable “coup de théâtre” du printemps et de l’été 2012. “Zbig”, comme on le
surnomme” à Washington, avait été un adversaire du statu quo, de la
“coexistence pacifique” au temps de Nixon et de Kissinger (quand ce dernier
avait adopté les règles de la diplomatie classique, selon Metternich, son
modèle favori à l’époque). Brzezinski refusait toute forme de “coexistence
pacifique”, qu’il dénonçait comme “coexistence passive”: à ses yeux, il fallait
que Washington gagne activement la guerre (froide), tout en évitant la
confrontation directe, ce que les armements nucléaires cumulés rendaient de
toutes les façons impossible. La compilation de ses suggestions offensives a été
consignée dans un volume, devenu bien vite un best-seller international et
intitulé “The Grand Chessboard” (= “Le Grand échiquier”).
Toute la stratégie de Brzezinski a abouti à l’échec
Dans
“The Grand Chessboard”, Brzezinski suggère de briser la puissance soviétique
(russe) en soutenant systématiquement les dissidents musulmans et, surtout, dès
l’entrée des troupes soviétiques à Kaboul, en armant les mudjahiddins afghans
(pour “Zbig”, il s’agissait de “musulmans déboussolés”, bref d’“idiots utiles”
pour les desseins de l’impérialisme américain), de manière à ce que ces
combattants de la foi épuisent les ressources soviétiques par une guerre de
partisans lente et coûteuse. L’objectif final, bien mis en évidence dans “The
Grand Chessboard” était de contrôler la “Route de la Soie” (“Silk Road”), une
route non plus caravanière mais jalonnée de “pipelines”, d’oléoducs et de
gazoducs, entre l’Europe et la Chine. Pour y parvenir, il fallait également
détacher l’Ukraine de la Russie et soutenir, dans un premier temps, à l’époque
de Türgüt Özal en Turquie, le panturquisme, de façon à attirer dans un nouvel
ensemble toutes les républiques ex-soviétiques à majorité musulmane, qui se
seraient alors, spontanément croyait-on, tournées vers l’allié turc au sein de
l’OTAN. Le soutien aux mudjahiddins (puis aux talibans) a créé l’imbroglio
afghan, toujours irrésolu, puis de nouveaux problèmes avec le fidèle allié
pakistanais, chargé d’armer et d’instruire les mudjahiddins et les talibans
puis sommé de les laisser tomber en dépit de l’étroite imbrication entre le
système militaire d’Islamabad et les réseaux islamo-terroristes en Afghanistan
et au Cachemire. Quant à la “Route de la Soie”, elle est plutôt, au bout de
trente ans d’efforts vains pour la contrôler, aux mains des puissances du
“Groupe de Shanghaï”, car le Turkestan, pièce centrale du dispositif et vaste
espace entre l’écoumène euro-russe et la Chine, n’a pas marché dans la combine.
L’Ukraine, malgré la “révolution orange” de 2004-2005, n’a pas vraiment rompu
avec la Russie, au contraire, les “orangistes” ukrainiens, favorables à une
adhésion à l’OTAN n’ont plus du tout le vent en poupe et leur figure de proue,
Ioulia Timochenko, est en prison pour corruption. Les tentatives d’Özal, pour
réaliser une sorte d’union panturque ou pantouranienne, n’ont abouti à rien.
Et, finalement, ce sont plutôt les ressources américaines qui s’épuisent dans
une guerre longue, dont on n’entrevoit pas encore la fin. L’ennemi numéro un
demeure la Russie, certes, mais les tentatives de l’éliminer définitivement ont
constitué autant d’échecs.
Les déclarations de Luttwak à “La Stampa”
Même
constat de révision déchirante chez Edward Luttwak, à qui l’on doit deux
maîtres ouvrages, appelés à devenir des classiques de la littérature stratégique,
l’un sur la “grande stratégie” de l’Empire romain, avec l’accent sur la
maîtrise de la Pannonie (la plaine hongroise) et de la Dobroudja (l’embouchure
du Danube), deux “trouées” permettant l’invasion de l’Europe par des peuples
cavaliers venus de l’Est; l’autre sur la “grande stratégie” de l’Empire
byzantin, dont la Turquie ottomane hérite de l’espace-noyau stratégique entre
1369 et 1453, en s’opposant tout à la fois à l’Europe (à l’héritage papal de
l’Empire romain d’Occident) et à la Perse. Contrairement à l’Empire romain
classique, avant la scission entre en Occident latinisé et un Orient hellénisé,
l’Empire byzantin déploie une stratégie basée moins sur la force que sur la
persuasion (diplomatique) et sur l’endiguement des adversaires (quitte à créer des
querelles au sein de leurs états). Le 19 septembre 2012, Edward Luttwak déclare
au journal italien “La Stampa” que le “printemps arabe” est un échec malgré
l’appui des ONG occidentales, qu’il n’a pas abouti à l’établissement d’une
démocratie réelle et solide, que les Frères musulmans donnent le ton en Tunisie
et en Egypte (ce qui déplait tout à la fois aux Saoudiens et aux militaires
égyptiens). Le seul succès de toute cette agitation, pour Luttwak, a été de
neutraliser le Hamas. En Libye, la volonté occidentale de provoquer un
changement brutal a débouché sur un chaos incontrôlable et le désir de
s’emparer de la manne pétrolière libyenne est remis aux calendes grecques, tant
pour les consortiums anglo-saxons que pour les Français de Total (qui avaient participé
à la curée). La mort tragique de l’ambassadeur américain Stevens est la preuve
la plus emblématique que les réseaux rebelles, hostiles à Khadafi, sont
hétérogènes et non contrôlables, en tous cas, ne se montrent pas reconnaissants
à l’égard des puissances occidentales qui les ont armés (à moins que ce soit le
Qatar?). Autre exemple: un colonel rallié au nouveau régime, prétendument
pro-occidental, a été abattu pour avoir servi Khadafi jadis, sans qu’on n’ait
pu se saisir de ses assassins.
Pour Luttwak: une politique minimale
Pour
Luttwak, il aurait fallu préserver le statu quo politique dans le monde arabe.
Si un régime arabe s’était montré hostile aux Etats-Unis, ajoute Luttwak, ou
s’il avait accumulé des armes de destruction massive ou s’il avait représenté
un danger quelconque, il aurait fallu le frapper durement puis se retirer
immédiatement, comme cela avait été pratiqué en Libye en 1986. Les Etats-Unis
n’auraient jamais dû s’incruster dans des “terrains minés” et auraient dû
laisser “les peuples se débrouiller”. Pour Luttwak, Washington doit se retirer
d’Afghanistan car, contrairement au projet initial de réaménagement de ce pays
dans le sens des intérêts américains, les pétroliers texans ne peuvent y
installer les oléoducs et gazoducs prévus et d’autres consortiums américains ne
peuvent y exploiter les gisements de minerais! Seule la culture du pavot
rapporte dans la région! Luttwak appelle le gouvernement Obama à ne pas
intervenir en Syrie, ou, à la limite, de charger Turcs et Français de faire le
travail. Dans la région, les puissances anglo-saxonnes doivent se limiter à
tenir la Jordanie, vieil allié, pour protéger Israël de tout débordement. Les
seuls objectifs valables de toute politique extérieure américaine sainement
conçue devraient être 1) de se défendre et 2) d’assurer les approvisionnements
énergétiques.
Revenons
aux révisions auxquelles procède Zbrignew Brzezinski: en février 2012, il
présente à un public choisi de stratégistes et de décideurs son nouvel ouvrage,
qui porte pour titre “Strategic Vision”. Dans la prestigieuse revue “Blätter
für deutsche und internationale Politik” (juillet 2012 – à lire sur http://www.blaetter.de/archiv
), Hauke Ritz, dans son article intitulé “Warum der Westen Russland braucht”,
résume clairement la position prise par Brzezinski dès la fin de l’hiver
2011-2012: “Si, dans son dernier et
célèbre ouvrage “The Grand Chessboard”, il s’agissait encore, pour lui,
d’obtenir le contrôle politique sur l’Asie Centrale, et s’il évoquait encore en
2008 l’idée d’une “seconde chance” pour bâtir un monde unipolaire (ndt: sous
hégémonie américaine), aujourd’hui Brzezinski admet que les Etats-Unis ont
partout perdu de la puissance et que le monde multipolaire est devenu une
réalité. Fort de ce constat, il ébauche toute une série de nouvelles
perspectives. La plus étonnante de celles-ci, c’est qu’il abandonne son
hostilité radicale à l’endroit de la Russie, hostilité qui était présente de
manière explicite ou implicite dans tous ses ouvrages antérieurs. Qui plus est,
il affirme désormais que, pour la survie de l’Occident, il est impératif
d’intégrer la Russie”.
Les éléments clefs de la nouvelle stratégie suggérée par Brzezinski
Brzezinski
suggère une nouvelle stratégie puisque toutes celles qu’il a échafaudées
jusqu’ici n’ont conduit qu’à des échecs. Les éléments clefs de cette nouvelle
stratégie sont:
-
Elargir
la notion d’Occident à la Russie: à la lecture de cette étonnante suggestion,
on constatera que Brzezinski ne retient plus la distinction opérée par Samuel
Huntington dans son fameux article de “Foreign Affairs” de 1993 (puis dans son
célèbre livre “Le choc des civilisations”) entre une civilisation occidentale
euro-américaine et catholico-protestante, d’une part, et une civilisation
orthodoxe, d’autre part. Cette distinction est donc désormais caduque.
-
Il
ne faudra pas, dans l’avenir, démoniser la Chine comme on a démonisé la Russie
(ou le Japon ou l’Allemagne, ou l’Irak, l’Iran ou la Libye, etc.). Brzezinski
reste logique avec lui-même. Il sait que la Chine était un allié tacite puis
officiel des Etats-Unis depuis les affrontements sino-soviétiques de la fin des
années 60 le long du fleuve Amour et depuis le coup diplomatique de Kissinger
en 1972. La logique du “Grand Chessboard” était finalement de dominer l’espace
de l’antique “Route de la Soie” pour relier l’Euramérique à la Chine par une
chaîne de petits Etats faibles et contrôlables, incapables de reprendre le rôle
de Gengis Khan, de Koubilaï Khan, de Tamerlan, du Tsar Alexandre II ou de
Staline. Dans les nouvelles propositions de Brzezinski, toute démonisation de
la Chine par l’ubiquitaire “soft power”, constitué par l’appareil médiatique
global contrôlé in fine par les
services américains, entraînera les Chinois à démoniser l’Amérique, créant une
situation ingérable; en effet, la Chine est le plus gros détenteur de la dette
amércaine (+ de 25%), tant et si bien qu’ont a pu parler d’une “Chinamérique”
ou d’un “G2”.
-
Il
faudra empêcher Israël d’agresser l’Iran (est-ce un indice que les Etats-Unis
sont progressivement en train de lâcher Tel Aviv?). Toute attaque israélienne,
conventionnelle ou nucléaire, limitée ou non aux installations atomiques
iraniennes, déclenchera une guerre totale que personne ne gagnera. La région du
Golfe Persique sera en flammes, à feu et à sang, et le prix du pétrole
augmentera dans des proportions inouïes, ajoute “Zbig”. Pire: le chaos dans les
zones pétrolifères du Golfe conduira fatalement à un rapprochement énergétique
euro-russe, ce qui pourrait s’avérer bien contrariant (et là, “Zbig” reste
parfaitement logique avec lui-même, avec ses stratégies d’avant 2012!).
Une dynamique d’auto-destruction
Brzezinski
constate que la dynamique de superpuissance, poursuivie par les Etats-Unis,
surtout par les cercles néo-conservateurs qui y ont longtemps fait la pluie et
le beau temps, est une dynamique d’auto-destruction, comparable à celle qui a
fait s’effondrer l’URSS à la fin des années 80. Etonnant d’entendre cela de la
bouche même du plus grand “conseiller du Prince” que l’histoire ait jamais
connu, un “conseiller du Prince” qui a eu l’oreille de chefs d’Etat ayant
disposé de la plus formidable panoplie guerrière de tous les temps. Brzezinski
vient de rompre définitivement avec l’idéologie néo-conservatrice. Les signes
avant-coureurs de cette rupture datent pourtant déjà de 2007-2008. Avant cette
rupture graduelle, Brzezinski et les néo-conservateurs n’avaient pas, à
l’analyse, la même approche intellectuelle des faits et des événements, mais, en
fin de compte, les effets de leurs suggestions revenaient au même: il fallait
mener une guerre à outrance contre les challengeurs de l’Amérique sur la masse
continentale eurasiatique.
En
2007, Brzezinski sort son ouvrage “Second Chance”, où il constate déjà un
certain nombre d’échecs dans la politique extérieure américaine. Pour
parachever la réalisation du plan néo-conservateur d’un “nouveau siècle
américain”, dont il admet le principe général, il suggérait une “seconde
chance”, tout en précisant bien qu’il n’y en aurait pas de troisième. Dans
“Second Chance”, Brzezinski signalait que le discours de Bush sur la “guerre
contre le terrorisme” était perçu dans les rimlands musulmans de l’Eurasie et
du pourtour de l’Océan Indien comme une “guerre contre l’Islam”. Cette
perception conduisait au déclin de l’influence américaine dans cette région, la
plus cruciale, la plus impérative à dominer, sur l’échiquier géostratégique
mondial. Brzezinski, en dépit de ses remarques cyniques sur les “musulmans
déboussolés”, reste ici logique avec sa géopolitique antérieure, visant à
forger une alliance entre le fondamentalisme islamiste et les Etats-Unis.
La
“deuxième chance” a été loupée...
Ensuite,
“Second Chance” rappelle que la politique extérieure de Bush n’a jamais critiqué
l’Axe Pékin-Moscou ni été assez dure à l’endroit de la Russie, une dureté qui
aurait pu, à l’époque, porter ses fruits. Normal: Bush avait besoin de l’aval
de Poutine pour pouvoir se servir des bases russes ou autres, turkmènes,
kirghizes, tadjiks ou ouzbeks, situées dans ce que Moscou appelle son “étranger
proche”. C’est donc en heurtant la sensibilité des musulmans, en ne tentant pas
de disloquer l’Axe Pékin-Moscou et en ménageant la Russie de Poutine que les
néo-conservateurs, en misant trop sur le Proche- et le Moyen-Orient pétrolier,
en négligeant bon nombre d’autres politiques possibles dans l’environnement
immédiat de cette région, risquaient, en 2007-2008, de louper la “deuxième
chance”. Or, si Washington rate cette “seconde chance”, ce sera, à terme, la
fin de “l’ère atlantique”, qui a duré 500 ans (et l’avènement d’une
multipolarité où l’espace pacifique entre Singapour et le Japon, l’Océan Indien
voire l’Atlantique-Sud acquerront autant de poids que l’Atlantique-Nord, dont
l’importance est née du déclin de la Méditerranée à l’époque de Philippe II
d’Espagne, comme l’avait naguère démontré Fernand Braudel). Mais, ce déclin de
l’Atlantique septentrional ne sera pas pour autant l’avènement de la Chine,
pense Brzezinski. Pourquoi? Parce que le contentieux sino-indien ne sera pas
effacé de sitôt.
“Strategic
Vision”, en cette fin février 2012, constate le recul de la mainmise américaine
sur la Géorgie (où les dernières élections n’ont pas porté au pouvoir le favori
des Etats-Unis), sur Taïwan, sur la Corée du Sud, sur l’Ukraine (où les effets
de la “révolution orange” des années 2004-2005 se sont évanouis), sur
l’Afghanistan et le Pakistan, sur Israël (que Washington s’apprête à
abandonner?) et sur quelques autres têtes de pont au Proche- et au Moyen-Orient.
Ce recul ne signifie pas pour autant un affaiblissement fatal pour l’Occident,
explique Brzezinski: si le tandem euro-américain s’allie à la Russie, alors un
espace stratégique inaccessible et inexpugnable se formera sur tout
l’hémisphère nord de la planète, de Vancouver à Vladisvostok. Cette grande
alliance “boréale” potentielle devra absolument compter sur l’alliance turque,
car la Turquie est le “hub”, le moyeu, qui unit géographiquement l’Europe, la
Russie (l’espace pontique), l’Afrique (le canal de Suez + l’espace nilotique de
l’Egypte au Soudan et à la Corne de l’Afrique), l’Asie (l’espace de la
turcophonie + les bassins du Tigre et de l’Euphrate + la péninsule arabique).
Sans ce moyeu, l’alliance “boréale” ne pourrait fonctionner de manière
optimale.
“La démocratie ne s’impose pas de l’extérieur”
“Strategic
Vision” entend aussi mettre un terme à la démonisation systématique de la
Russie par les médias américains: pour Brzezinski, la Russie doit dorénavant
être considérée comme un pays démocratique à part entière. Il ne ménage pas ses
critiques à l’endroit des médias et des ONG qui ont travaillé à exciter les
opposants russes les plus délirants et les plus farfelus (jusqu’aux “pussy
riots” et aux “femens”), à cultiver et amplifier la “légende noire” dont on
accable la Russie, au moins depuis la Guerre de Crimée au 19ème siècle. Le
noyau dur de sa critique est de dire que ce travail de harcèlement par les ONG
est inutile dans la mesure où une démocratie ne s’impose jamais de l’extérieur,
par le jeu des propagandes étrangères, mais uniquement par l’exemple. Il faut
donner l’exemple de la démocratie la plus parfaite, d’une bonne gouvernance à
toute épreuve (hum!) et alors on sera tout logiquement le modèle que tous
voudront imiter.
“Strategic
Vision” constate aussi que les aventures militaires n’ont pas atteint les
résultats escomptés. Il y a eu “hétérotélie” pour reprendre l’expression de
Jules Monnerot, soit un résultat très différent des visées initiales,
hétérogène par rapport au but fixé. Le coût de ces aventures militaires risque,
même à très court terme, de déstabiliser les budgets militaires voire
d’entraîner la faillite du pays. Le modèle américain du bien-être matériel pour
tous risque alors d’être définitivement ruiné alors qu’il avait été vanté comme
le meilleur de la Terre, ce qui, quand il ne fonctionnera plus très bien,
entraînera fatalement des désordres intérieurs comme ailleurs dans le monde.
Déjà les soupes populaires attirent de plus en plus de citoyens ruinés dans les
villes américaines. L’American Way of Life ne sera plus un modèle
universellement admiré, craint “Zbig”.
Les
Etats-Unis, ajoute Brzezinski, sont comme l’URSS dans les années 1980-1985. Six
raisons le poussent à énoncer ce verdict:
1.
Le
système est irréformable (mais il l’est partout dans l’Euramérique...);
2.
La
faillite du système est due au coût des guerres;
3.
L’effondrement
du bien-être dans la société américaine entraîne une déliquescence généralisée;
4.
La
classe dirigeante n’est plus au diapason (comme en Europe);
5.
La
classe dirigeante tente de compenser les échecs extérieurs (et intérieurs) par
la désignation d’un ennemi extérieur, qui serait “coupable” à sa place;
6.
La
politique extérieure, telle qu’elle est pratiquée, mène à l’isolement
diplomatique, à l’auto-isolement.
Zbigniew
Brzezinski doit cependant battre sa coulpe. En effet,
1.
La
réconcialiation avec la Russie aurait dû se faire dès les années 90, quand les
thèses exposées dans “The Grand Chessboard” constituaient la référence
politique des décideurs américains en matière de politique étrangère.
2.
Brzezinski
n’a pas contribué à l’apaisement nécessaire puisqu’il a jeté de l’huile sur le
feu jusqu’en 2008! Mais, malgré son grand âge, il est capable de tirer les
conclusions de l’échec patent des suggestions qu’il a formulées au cours de sa
très longue carrière.
L’interventionnisme tous azimuts est une impossibilité pratique
Brzezinski
déplore, comme nous, l’ignorance générale des faits d’histoire, dont sont
responsables les médias et les réseaux d’enseignement (dans son entretien
accordé à Nathalie Nougayrède, cf. infra, il dit: “...ce qui m’inquiète le plus
à propos de l’Amérique, c’est cette espèce d’ignorance satisfaite dont elle
fait preuve” et “...sur beaucoup de questions concernant les affaires
étrangères, on se heurte à une ignorance si infiniment profonde qu’elle en est
embarassante. C’est un gros problème”). En conclusion, l’auteur de “The Grand
Chessboard” constate, dans son nouvel ouvrage, que l’intervention tous azimuts
est une impossibilité pratique; elle est, ajouterions-nous, le fruit d’une
idéologie universaliste qui se croit infaillible et refuse de prendre en compte
les limites inhérentes à toute action humaine, fût-elle l’action d’un hegemon,
doté de l’arsenal le plus formidable de l’histoire; or toute action a des
bornes, nous enseignait déjà Aristote. Si on persiste à prendre les idéologèmes
universalistes pour des vérités impassables, pour des dogmes intangibles, et si
on tente obstinément de les traduire en pratique par un interventionnisme tous
azimuts, on risque à coup sûr l’enlisement. Pour un autre observateur
américain, Charles A. Kupchan (2), en effet, le système général de la
globalisation, mis en place par les “bâtards de Voltaire” qui se piquent
d’économie et de néo-libéralisme, n’est pas un système qu’il faut croire
éternel, définitif, mais, au contraire, “un système momentané et transitoire
qui fera forcément place à une alternative différente, qu’il ne nous est pas
encore possible de définir avec précision” (p. 87). Par voie de conséquence,
ceux qui pensent dans les termes mêmes du système actuellement en place sont
des sots incapables d’imaginer une réalité différente, ou de travailler à en
préparer une. Ceux qui, en revanche, refusent de croire béatement à la
pérennité du système globaliste actuel, font davantage usage de leur raison,
une raison vitale et vitaliste cette fois, héritée en droite ligne de la
philosohie tonifiante de José Ortega y Gasset, et non pas d’une raison viciée
et devenue caricaturale, comme celle des “bâtards de Voltaire”. Ce sont eux qui
préparent la transition vers un autre monde, qui l’anticipent, toute raison
vitale étant prospective.
Neutralité, non-immixtion, différencialisme
Avec
les vérités toutes faites, avec les préconceptions figées de la vulgate des
Lumières révisée par Bernard-Henri Lévy (hors de laquelle il n’y aurait aucun
salut), du républicanisme obligatoire et incantatoire qui fait sombrer la
France hollandouillée dans un marasme intellectuel navrant, du puritanisme
américain de Bush derrière lequel se profile le trotskisme déguisé des
bellicistes néo-conservateurs, avec les vérités médiatiques préfabriquées dans
les arsenaux du soft power américain,
avec un islam dévoyé et non plus traditionnel (au sens noble du terme) qui
considère toutes les autres formes politiques nées de l’histoire des hommes
comme relevant de la “djalliliyâh”, on n’aboutit à rien, sinon au chaos total,
à la négation de tous les fleurons de l’intelligence, nés au sein de toutes les
cultures: d’autres options sont donc nécessaires, même si certaines d’entre
elles ont été, jusqu’il y a peu de temps, considérées comme néfastes,
régressistes ou inacceptables. Parmi ces options, citons 1) la volonté de
neutralité en Europe, d’alignement sur la sagesse helvétique, récurrente, sans
doute sous d’autres oripeaux, depuis les années 50 en Allemagne et en France
(sous la forme du gaullisme de la fin des années 60 et de la diplomatie d’un
Couve de Murville ou d’un Michel Jobert, dans l’esprit du discours de Charles
de Gaulle à Phnom Penh en 1966), ensuite théorisée, sous une forme
“mitteleuropäisch” par les neutralistes allemands des années 80, lassés de
l’OTAN, notamment par le Général Jochen Löser imméditatement avant la
perestroïka de Gorbatchev; 2) le principe chinois de non immixtion dans les
affaires intérieures de pays tiers, qui a rapporté à Pékin les succès que l’on
sait dans les pays d’Afrique, fatigués des interventions occidentales si
intrusives et si blessantes pour l’amour-propre des dirigeants africains; pour
la Chine, chaque entité politique peut interpréter les droits de l’homme à sa
façon (on se rappellera alors, en Europe, de Frédéric II de Prusse, l’ami de
Voltaire; il aimait à répéter: “Ein jeder kann selig werden nach seiner
Façon”); 3) l’acceptation des différences sans chercher à faire de
prosélytisme, comme le veulent les principes qui sous-tendent la civilisation
indienne (cf. l’oeuvre de Naipaul, prix Nobel de littérature en 2007).
L’islamisme wahhabite et le messianisme américain, le laïcisme à relents
messianistes d’un BHL et du républicanisme français, ce mixte délétère de
messianismes camouflés et de “nuisances idéologiques” modernes (Raymond Ruyer),
le faux “rationalisme” des “bâtards de Voltaire”, tel qu’il a été décrit par
John R. Saul aux Etats-Unis dans un livre qui n’a pas été pris en considération
à sa juste mesure par les vrais cercles contestataires du désordre établi dans
nos pays (1), sont, dans cette triple optique neutraliste européenne,
anti-immixtionniste chinoise et différentialiste indienne, des options
dangereuses, belligènes et déstabilisantes. On a vu le résultat en Libye, où
les discours préfabriqués d’un BHL, conseiller de Sarközy, et “bâtard de
Voltaire” emblématique et “auto-yavhéïsé”, n’ont pas généré un ordre stable et
démocratique mais un chaos abominable, risquant de s’exporter dans toute
l’Afrique du Nord et dans la région sahélienne.
Wall Street et télé-évangélisme
Pour
combattre l’influence néfaste de toutes ces formes de messianisme politique, il
faut entamer un combat métapolitique dont l’objectif premier doit être de
rendre caducs les effets de la “théologie américaine”. La nature de cette
théologie et la teneur de son message ont été analysées par une quantité
d’auteurs anglo-saxons dont Clifford Longley (3) et Kevin Phillips (4). Si
Longley examine le processus d’émergence de cette notion d’élection divine en
Angleterre et aux Etats-Unis et nous permet d’en connaître les étapes, tout en
s’inquiétant, en tant que Catholique anglais, des dérives possibles d’un
fondamentalisme trop puissant et devenu fou, Phillips montre clairement les
nuisances de ce fondamentalisme protestant et bibliste dans la réalité concrète
actuelle, celle de l’échiquier international et, forcément, du “Grand
Chessboard” centre-asiatique, cher à Brzezinski. Mieux: Phillips démontre,
documents à l’appui, quels effets nocifs a eu et aura la combinaison a) de ce
fondamentalisme et de cet “évangélisme” ou ‘télé-évangélisme” et b) de la
politique économique et financière de Wall Street —qui a renoncé à toute forme
de finance saine et hypothéqué la santé économique des Etats-Unis, en donnant
libre cours à la spéculation la plus éhontée et en précipitant le pays dans une
dette publique et privée sans précédent. Ces délires religieux et financiers
vont plonger à terme les Etats-Unis, hegemon du monde unipolaire (espéré par
Brzezinski), dans un marasme ponctué de prêches évangélistes, marqué par un
endettement inédit dans l’histoire mondiale.
Phillips
espère un retour aux finances saines des anciennes administrations républicaines
pré-bushistes et au pragmatisme diplomatique de Nixon, cette fois dans un
contexte qui aura réellement dépassé les clivages de la “Guerre froide”
(“Strategic Vision” de Brzezinski ne le contrariera pas) et se déploiera dans
un monde plutôt multipolaire, même si “Zbig”prévoyait plutôt, tout juste avant
que ne paraisse “Strategic Vision”, une sorte de duopole sino-américain en état
de “coexistence pacifique”, dans un monde plus “asymétrique” que “multipolaire”
(5).
Un refus de tout fondamentalisme simplificateur
La
perspective métapolitique et géopolitique, que nous souhaiterions propager par
nos diverses actions et interventions, repose donc sur un refus de tout pari
sur un quelconque fondamentalisme simplificateur et forcément belliciste pathologique
à cause même de ses hyper-simplifications. En matière de diplomatie et dans les
commentaires diffusés dans les médias, nous souhaitons voir triompher
l’attitude de la “tempérence requise”, prônée surtout par l’Inde, et non pas
cet engouement, cher au belliciste néo-conservateur Robert Kagan, pour un Mars
américain tout-puissant et roulant en permanence les mécaniques, s’opposant —à
l’encontre de la dualité Mars/Vénus, Arès/Aphrodite, de la mythologie
classique— à Vénus, c’est-à-dire à l’Europe, à la tempérence et à la diplomatie
classique, inspirée du “jus publicum europaeum”. La perspective, que nous
entendons faire nôtre, refuse les visions du monde basées sur une césure dans
le temps, comme la “djalliliyâh” des wahhabites ou l’idée folle d’une “Nouvelle
Jérusalem” du Massachussets (cf. Longley, op. cit., pp. 35-65). Pour
restructurer l’Europe, après l’effondrement proche des “nuisances idéologiques”
et des “messianismes”, il faut donner primauté aux héritages helléniques,
romains et germaniques (slaves-byzantins dans l’aire qu’attribuait Huntington à
ce complexe à fondements également grecs). Pour le protestantisme, il ne s’agit
donc plus de valoriser les “iconoclastes” de 1566 (6) ou les “dissidences”
religieuses de l’Angleterre du 17ème siècle ou les visions des “Pélerins du
Mayflower”, noyaux de l’idéologie et de la théologie américaines actuelles,
etc. mais plutôt de se référer à la renaissance élizabéthaine, celle de
l’époque où Christopher Marlow et William Shakespeare créaient leurs oeuvres immortelles
(7), à l’oeuvre culturelle de Gustav-Adolf de Suède, aux fleurons du “Siècle
d’or” hollandais.
De
même, si l’Occident doit se débarrasser de ses propres fondamentalismes
protestants et “voltairo-bâtards”, une “dé-messianisation”, c’est-à-dire une
“dé-wahhabitisation” et une “dé-salafisation”, doit avoir lieu dans le monde
musulman, qui possède assez de ressources en lui-même pour dépasser ces folies
qui ne lui apportent que des malheurs, comme dans les années 90 en Algérie,
comme en Libye aujourd’hui, et demain en Tunisie et en Egypte. L’aire
civilisationnelle islamique peut se référer au chiisme duodécimain quiétiste
(éliminé en Iran par Khomeiny, au départ à l’instigation des services
américains), l’ibaditisme d’Oman, le soufisme libyen (étrillé par les milices
salafistes qui ont agi avec la bénédiction de BHL et de Sarközy), l’islam de
Tombouctou (presque éradiqué par les milices salafistes au Mali pour le plus
grand malheur de l’Afrique sahélienne), la définition de l’islam par Seyyed
Hossein Nasr et surtout l’islam tel que l’a théorisé Henry Corbin et ses
disciples. Forces auxquelles on peut ajouter les bonnes traditions militaires,
d’ordre, de discipline et de sens du service que l’on a vues à l’oeuvre,
notamment en Egypte, sous Nasser, et en Syrie depuis la fin des années 50. Si
le wahhabisme et le salafisme génèrent incontestablement l’islamophobie en
Europe, en Thaïlande et ailleurs, et souvent à juste titre, les formes d’islam
que nous aimons, dont nous prenons sereinement et humblement connaissance, ne
généreront certainement jamais d’islamophobie mais, sans renier aucune de nos
traditions, un bon petit engouement orientaliste et goethéen.
Robert
STEUCKERS.
(article
préparé en novembre 2012 et parachevé à Villeneuve-d’Ascq, Forest-Flotzenberg,
El Campello, Almuñecar et Fessevillers).
Notes:
(1)
John
SAUL, Les bâtards de Voltaire – La
dictature de la raison en Occident, Payot, Paris, 1993.
(2)
Charles
A. KUPCHAN, The End of the American Era –
U.S. Foreign Policy and the Geopolitics of the Twenty-First Century,
Vintage Books, New York, 2002.
(3)
Clifford
LONGLEY, Chosen People – The Big Idea
that Shpaes England and America, Hodder & Stoughton, London, 2002-2003
(2nd ed.).
(4)
Kevin
PHILLIPS, American Theocracy – The Peril
and Politics of Radical Religion, Oil, and Borrowed Money in the 21st Century,
Viking/Penguin Group, London, 2006.
(5) Zbigniew BRZEZINSKI, “Nous sommes dans
un monde très asymétrique”, entretien, propos recueillis par Nathalie
Nougayrède, in Le Monde – Bilan
géostratégique – 2011.
(6)
Solange
DEYON & Alain LOTTIN, Les casseurs de
l’été 1566, Hachette, Paris, 1981.
(7)
Lacey
Baldwin SMITH, The Elizabethan Epic,
Jonathan Cape, London, 1966.
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