Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1999
Vus d’Alsace : les rapports franco-allemands
L’écrivain
alsacien Martin Graff (photo) a publié depuis quatre ans trois livres chez l’éditeur
munichois Knesebeck, producteurs de très beaux livres d’art ou de
photographie, notamment les portraits d’écrivains réalisés par la
photographe Isolde Ohlbaum, dont le talent est véritablement
époustouflant. La position de Graff est intéressante à plus d’un titre
quand il juge les Français (de l’intérieur) et les Allemands : né dans
un pays qui a été plusieurs fois bousculé d’un côté à l’autre, il
connaît les insuffisances et les atouts des uns et des autres. Son
bilinguisme parfait lui donne une lucidité extraordinaire, que les
unilingues sont incapables d’imiter ou de capter. Graff se moque de ces
lourdeaux gaulois ou germaniques qui affirment être les meilleurs amis
du monde, sans être même capables de se comprendre réellement. Graff
est tout naturellement européiste, car il l’est dans sa chair, par son
travail quotidien dans les instituts radiophoniques (ARD, ZDF, ARTE).
Quant à l’Europe technocratique de Maastricht, elle est affirmée par des
politiciens qui ne connaissent pas spontanément la pluralité
européenne. Graff a raison : la construction européenne doit être
laissée aux gens sérieux, aux ressortissants de la ligne de fracture,
aux bilingues nés (Martin Graff, Nackte Wahrheiten : Deutsche und Franzosen).
Dans
un deuxième ouvrage, Graff étudie le passage sans heurt de l’Alsace de
la germanité à la romanité française après 1945. Cet événement
extraordinaire, unique en Europe, repose sur des sentiments que Graff
discerne très clairement : les Allemands aiment l’Alsace, ils trouvent
extraordinaire qu’elle ait gardé son identité germanique tout en
adoptant la langue française. Mais les Alsaciens n’aiment pas être
considérés comme les reliques d’une germanité idyllique et révolue : ils
veulent que les Allemands les prennent au sérieux, cessent de voir en
leur pays une “fata morgana gastronomico-touristique”. De même,
l’Alsacien est agacé de devoir, en France comme en Allemagne, répondre à
une image stéréotypée, élaborée dans des officines propagandistes
depuis 1871. L’Alsacien n’est pas un patriote français portant des
costumes folkloriques originaux et sympathiques (comme les chapeaux
ronds des Bretons) ni un Allemand martyr, auquel on a confisqué de force
sa germanité : il est un pont entre la France et l’Allemagne, le
trait d’union indispensable dans une Europe en formation, donc un être
d’avenir et non pas une relique (M. Graff, Von Liebe keine Spur : Das Elsaß und die Deutsche).
Cette
année, M. Graff a changé de sujet, tout en assumant pleinement sa
fonction d’Alsacien-pontifex, d’Alsacien qui jette des ponts au-dessus
des mosaïques européennes. Le thème de son dernier livre est capital :
il traite du Danube, du plus long fleuve d’Europe, qui est redevenu de
fait son épine dorsale. Les riverains du Danube, écrit Graff, peuvent
enfin se remettre à rêver, après la chute du Rideau de Fer. Ce livre
sur le Danube est le résultat d’un reportage effectué par Graff pour le
compte de la télévision allemande ZDF : il s’agissait de remonter le
Danube, depuis son delta sur les rives de la Mer Noire jusqu’à sa source
dans la Forêt Noire, à un jet de pierre de l’Alsace natale de Graff.
Tous les peuples riverains du Danube sont confrontés d’une façon ou
d’une autre à la mutliplicité, à la diversité fécondante des peuples et
des cultures autochtones, que les machines étatiques rigides ou le
libéralisme universaliste et consumériste veulent mettre au pas,
diluer et effacer définitivement.
Graff chante les mérites d’une
multiculturalité enracinée et non d’une multiculturalité d’importation,
en vrac, dans le désordre, incapable de s’organiser sinon dans de
glauques réseaux mafieux. Claudio Magris avait chanté la fécondité
littéraire des bords du Danube ; Graff se penche davantage sur les
hommes concrets, libérés du carcan marxiste, désillusionés par les
belles promesses du libéralisme occidental qui leur a fait miroiter des
villas californiennes et de luxueuses BMW et ne leur a donné que
l’endettement et le chômage. La diversité danubienne, celle de son delta
où Arméniens, Grecs, Turcs, Tatars, Italiens, Macédoniens, Gagaouzes,
Circassiens, Kazakhs, Russes, Roumains, Moldaves, Valaques, Caucasiens,
Tziganes, Bulgares, etc. vivent côte à côte dans la paix, est un tour
de force, sans doute une imbrication pluriethnique unique au monde,
mais elle est possible parce que personne là-bas n’ignore
fondamentalement l’autre, connaît sa langue et sa culture, parce que le
paysage extraordinaire du delta, porte de l’Europe pour les Caucasiens
et les Anatoliens, leur a octroyé un destin commun. Graff nous lègue là
une géoethnologie du Danube (M. Graff, Donauträume : Stromaufwärts nach Europa).
Robert Steuckers.
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