Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1998
Robert Steuckers :
Entretien pour le journal
Hrvatsko Slovo
Propos recueillis par Tomislav Sunic
1. Quelle est votre carte d'identité?
Je
suis né en 1956 à Uccle près de Bruxelles. J'ai été à l'école de 1961 à
1974 et à l'Université et à l'école de traducteurs-interprètes de 1974
à 1980. Dans ma jeunesse, j'ai été fasciné par le roman historique
anglais, par la dimension épique de l'Ivanhoe
de Walter Scott, de la légende de Robin des Bois, par l'aventure de
Quentin Durward, par les thématiques de la Table Ronde. Le cadre
médiéval et la profondeur mythique ont très tôt constitué chez moi des
référentiels importants, que j'ai complété avec notre propre héritage
littéraire épique flamand, avec le Lion des Flandres de Hendrik Conscience, et par les thèmes bretons, découverts dans Le Loup Blanc
de Paul Féval. Certes, j'ai lu à l'époque de nombreuses éditions
vulgarisées, parfois imagées, de ces thématiques, mais elles n'ont cessé
de me fasciner. Des films comme Excalibur ou Braveheart
prouvent que ce filon reste malgré tout bien ancré dans l'imaginaire
européen. En dépit des progrès techniques, du désenchantement comme
résultat de plusieurs décennies de rationalisme bureaucratique, les
peuples ont un besoin vital de cette veine épique, il est donc
nécessaire que la trame de ces légendes ou que ces figures héroïsées
demeurent des réferentiels impassables. Sur le plan philosophique,
avant l'université, dans l'adolescence de 12 à 18 ans qui reste la
période où s'acquièrent les bases éthiques et philosophiques
essentielles du futur adulte, j'ai abordé Nietzsche, mais surtout
Spengler parce qu'il met l'histoire en perspective. Pour un adolescent,
Spengler est difficile à digérer, c'est évident et on n'en retient
qu'une caricature quand on est un trop jeune lecteur de cet Allemand à
la culture immense, qui nous a légué une vision synoptique de l'histoire
mondiale. Toutefois, j'ai retenu de cette lecture, jusqu'à
aujourd'hui, la volonté de mettre l'histoire en perspective, de ne
jamais soustraire la pensée du drame planétaire qui se joue chaque jour
et partout. Juste avant d'entrer à l'université, pendant la dernière
année de l'école secondaire, j'ai découvert Toynbee, A Study of History,
sa classification des civilisations, son étude des ressorts de
celles-ci, sa dynamique de “challenge-and-response”; ensuite, pour la
Noël 1973, il y avait pour moi dans la hotte des cadeaux Révolte contre le monde moderne
de Julius Evola et une anthologie de textes de Gottfried Benn, où
celui-ci insistait sur la notion de “forme”. J'avais également lu mes
premiers ouvrages d'Ernst Jünger. A l'école, j'avais lu notamment le Testament espagnol de Koestler et La puissance et la gloire
de Graham Greene, éveillant en moi un intérêt durable pour la
littérature carcérale et surtout, avec le prêtre alcoolique
admirablement mis en scène par Greene, les notions de péché, de
perfectibilité, etc. que transcende malgré tout l'homme tel qu'il est,
imparfait mais sublime en dépit de cette imperfection. Dès la première
année à l'Université, je découvre la veine faustienne à partir de
Goethe, les deux chefs-d'œuvre d'Orwell (La ferme des animaux et 1984), Darkness at Noon
de Koestler (autre merveille de la littérature carcérale!).
Immédiatement dans la foulée, je me suis plongé dans son ouvrage
philosophique The Ghost in the Machine,
qui m'a fait découvrir le combat philosophique, à mon avis central,
contre le réductionnisme qui a ruiné le continent européen et la
pensée occidentale en ce siècle et dont nous tentons péniblement de
sortir aujourd'hui. Depuis ma sortie de l'université, j'ai évidemment
travaillé comme traducteur, mais j'ai aussi fondé mes revues Orientations (1982-1992), Vouloir (depuis 1983), et co-édité avec mes amis suisses et français, le bulletin Nouvelles de Synergies Européennes (depuis 1994). Entre 1990 et 1992, j'ai travaillé avec le Prof. Jean-François Mattéi à l'Encyclopédie des Œuvres philosophiques des Presses Universitaires de France.
2.
Dans les milieux politico-littéraires, on vous colle souvent
l'étiquette de “droitier”. Etes-vous de droite ou de gauche. Qu'est-ce
que cela signifie aujourd'hui?
Dans
l'espace linguistique francophone, cela a été une véritable manie de
coller à tout constestataire l'étiquette de “droite”, parce que la
droite, depuis le libéralisme le plus modéré jusqu'à l'affirmation
nationaliste la plus intransigeante, en passant par toutes les
variantes non progressistes du catholicisme, ont été rejetées sans
ménagement dans la géhenne des pensées interdites, considérées
arbitrairement comme droitières voire comme crypto-fascistes ou
carrément fascistes. Cette manie de juger toutes les pensées à l'aune
d'un schéma binaire provient en droite ligne de la propagande communiste
française, très puissante dans les médias et le monde des lettres à
Paris, qui tentait d'assimiler tous les adversaires du PCF et de ses
satellites au fascisme et à l'occupant allemand de 1940-44. Or, au-delà
de cette polémique —que je ne reprendrai pas parce que je suis né après la guerre—
je constate, comme doivent le constater tous les observateurs lucides,
que les cultures dans le monde, que les filons culturels au sein de
chaque culture, sont l'expression d'une pluralité inépuisable, où tout
se compose, se décompose et se recompose à l'infini. Dans ce
grouillement fécond, il est impossible d'opérer un tri au départ d'un
schéma simplement binaire! La démarche binaire est toujours mutilante.
Ceci dit, je vois essentiellement trois pistes pour échapper au schéma
binaire gauche/droite.
-
La première vient de la définition que donnait le grand économiste
français François Perroux du rôle de l'homme dans l'histoire de
l'humanité et dans l'histoire de la communauté où il est né par le
hasard des circonstances. L'homme selon Perroux est une personne qui
joue un rôle pour le bénéfice de sa communauté et non pas un individu
qui s'isole du reste du monde et ne donne rien ni aux siens ni aux
autres. En jouant ce rôle, l'homme tente au mieux d'incarner les valeurs
impassables de sa communauté nationale ou religieuse. Cette définition a
été classé à droite, précisément parce qu'elle insistait sur le
caractère impassable des grandes valeurs traditionnelles, mais bon
nombre d'hommes de gauche, qu'ils soient chrétiens, musulmans,
agnostiques ou athées, en reconnaîtront la pertinence.
-
La deuxième piste, très actuelle, est celle que nous indique le
communautarisme américain, avec des auteurs comme Sandel, Taylor,
McIntyre, Martha Nussbaum, Bellah, Barber,Walzer, etc. Au cours du
XXième siècle, les grandes idéologies politiques dominantes ont tenté de
mettre les valeurs entre parenthèses, de procéder à une
neutralisation des valeurs, au bénéfice d'une approche purement
technocratique des hommes et des choses. Dans les années 50 et 60,
l'idéologie dominante de l'Occident, aux Etats-Unis et en Europe de
l'Ouest, a été ce technocratisme, partagé par le libéralisme, la
sociale-démocratie et un conservatisme qui se dégageait des valeurs
traditionnelles du catholicisme ou du protestantisme (en Allemagne: de
l'éthique prussienne du service à l'Etat). Les questions soulevées par
les valeurs, dans l'optique d'une certaine philosophie empirique,
néo-logique, étaient des questions vides de sens. Ce refus occidental
des valeurs a généré un hyper-individualisme, une anomie générale qui se
traduit par un incivisme global et une criminalité débridée en
croissance continue. Le questionnement soulevé aujourd'hui par l'école
communautarienne américaine est une réponse à l'anomie occidentale
(dont on n'est pas toujours fort conscient dans les pays européens qui
ont connu le communisme) et cette réponse transcende évidemment le
clivage gauche/droite.
- La troisième piste est celle des populismes. Sous le titre significatif de Beyond Left and Right. Insurgency and the Establishment,
une figure de proue de la gauche radicale américaine, David A.
Horowitz, a publié récemment un ouvrage qui fait sensation aux
Etats-Unis depuis quelques mois. Horowitz recence toutes les révoltes
populaires américaines contre l'établissement au pouvoir à Washington,
depuis 1880 à nos jours. Délibérément, Horowitz choisit à gauche comme à
droite ses multiples exemples de révoltes du peuple contre ces
oligarchies qui ne répondent plus aux nécessités cruelles qui frappent
la population dans sa vie quotidienne. Horowitz brise un tabou tenace
aux Etats-Unis, notamment en s'attaquant au caractère quelque peu
coercitif des gauches, depuis le New Deal de Roosevelt jusqu'à nos
jours. Une coercition subtile, bien camouflée derrière des paroles
moralisantes... C'est à dessein que j'ai choisis ici des exemples
américains, car les idéologèmes américains sont indépendants,
finalement, des clivages européens nés de la seconde guerre mondiale.
Même des propagandistes chevronnés ne pourront accuser de “fascisme”
des filons idéologiques nés en plein centre ou en marge des traditions
“républicaines” ou “démocrates”. Ce qui importe, c'est de défendre un
continuum dans lequel on s'inscrit avec sa lignée.
3.
Dans vos écrits sur la géopolitique, on perçoit une très nette
influence des grands géopolitologues comme Kjellén, Mackinder, Haushofer
et Jordis von Lohausen; vous semblez aussi vous intéresser aux travaux
du Croate Radovan Pavic. De votre point de vue d'Européen du Nord-Ouest,
comment percevez-vous la Mitteleuropa, plus particulièrement la
Croatie?
C'est
certain, j'ai été fasciné par les travaux des classiques de la
géopolitique. J'ai rédigé des notes sur les géopolitologues dans l'Encyclopédie des Œuvres philosophiques, éditée par le Prof. Jean-François Mattéi (Paris, 1992). Le dernier numéro de ma revue Vouloir
(n°9/1997) est consacré à ces pionniers de la pensée géopolitique. En
ce qui concerne votre compatriote Pavic, c'est, avec le Français Michel
Foucher (Lyon), le meilleur dessinateur de cartes expressives,
parlantes, suggestives en Europe aujourd'hui. L'art de la géopolitique,
c'est avant tout l'art de savoir dessiner des cartes qui résument à
elles seules, en un seul coup d'oeil, toute une problématique historique
et géographique complexe. Pavic et Klemencic (avec son atlas de
l'Europe, paru cette année à Zagreb) perpétuent une méthode, lancée par
la géopolitique allemande au début de ce siècle, mais dont les racines
remontent à ce pionnier de la géographie et de la cartographie que fut
Carl Ritter (1779-1859). Quant à ma vision de la Mitteleuropa, elle est
quelque peu différente de celle qu'avait envisagée Friedrich Naumann en
1916. Au beau milieu de la première guerre mondiale, Naumann percevait
sa Mitteleuropa comme l'alliance du Reich allemand avec
l'Autriche-Hongrie, flanquée éventuellement d'une nouvelle
confédération balkanique faisant fonction d'Ergänzungsraum
pour la machine industrielle allemande, autrichienne et tchèque. Cette
alliance articulée en trois volets aurait eu son prolongement
semi-colonial dans l'empire ottoman, jusqu'aux côtes de la Mer Rouge, du
Golfe Persique et de l'Océan Indien. Aujourd'hui, un élément nouveau
s'est ajouté et son importance est capitale: le Rhin et le Main sont
désormais reliés au Danube par un canal à gros gabarit, assurant un
transit direct entre la Mer du Nord et l'espace pontique (Fleuves
ukrainiens, Crimée, Mer Noire, Caucase, Anatolie, Caspienne). Cette
liaison est un événment extraordinaire, une nouvelle donne importante
dans l'Europe en voie de formation. La vision du géopolitologue Artur
Dix, malheureusement tombé dans l'oubli aujourd'hui, peut se
réaliser. Dix, dans son ouvrage principal (Politische Geographie. Weltpolitisches Handbuch,
1923), a publié une carte montrant quelles dynamiques seraient
possibles dès le creusement définitif du canal Main/Danube, un projet
qu'avait déjà envisagé Charlemagne, il y a plus de mille ans!
Aujourd'hui le Rhin est lié à la Meuse et pourrait être lié au Rhône
(si les gauches françaises et les nationalistes étriqués de ce pays ne
faisaient pas le jeu des adversaires extra-européens de l'unité de
l'Europe et du rayonnement de sa culture). Les trafics sur route sont
saturés en Europe et le transport de marchandises par camions s'avèrent
trop cher. L'avenir appartient aux péniches, aux barges et aux
gros-pousseurs fluviaux. Ainsi qu'aux oléoducs transcaucasiens. Fin
décembre 1997, l'armée belge en poste en Slavonie orientale a plié
bagages et a acheminé tout son charroi et ses blindés par pousseurs
jusqu'à Liège, prouvant de la sorte l'importance militaire et
stratégique du système fluvial intérieur de la Mitteleuropa. La mise en
valeur de ce réseau diminue ipso facto l'importance de la Méditerranée,
contrôlée par les flottes américaine et britannique, appuyées par
leur allié turc. Les Etats d'Europe centrale peuvent contrôler
aisément, par leurs propres forces terrestres la principale voie de
passage à travers le continent. La liaison Rotterdam/Constantza
devient l'épine dorsale de l'Europe.
Quant à la Croatie, elle est une pièce importante dans cette
dynamique, puisqu'elle est à la fois riveraine du Danube en Slavonie et
de l'Adriatique, partie de la Méditerranée qui s'enfonce le plus
profondément à l'intérieur du continent européen et qui revêt dès lors
une importance stratégique considérable. Au cours de l'histoire, quand
la Croatie appartenait à la double monarchie austro-hongroise et était
liée au Saint-Empire, dont le territoire belge d'aujourd'hui faisait
partie intégrante, elle offrait
à cet ensemble complexe mais mal unifié une façade méditerranéenne,
que l'empire ottoman et la France ont toujours voulu confisquer à
l'Autriche, l'Allemagne et la Hongrie pour les asphyxier, les
enclaver, leur couper la route du large. Rappelons tout de même que la
misère de l'Europe, que la ruine de la civilisation européenne en ce
siècle, vient essentiellement de l'alliance perverse et
pluriséculaire de la France monarchique et de la Turquie ottomane, où
la France reniait la civilisation européenne, mobilisait ses forces pour
la détruire. La Mitteleuropa a été prise en tenaille et ravagée par
cette alliance: en 1526, le Roi de France François Ier marche sur Milan
qu'il veut arracher au Saint-Empire; il est battu à Pavie et pris
prisonnier. Ses alliés ottomans profitent de sa trahison et de sa
diversion et s'emparent de votre pays pendant longtemps en le
ravageant totalement. Au XVIIième siècle, la collusion franco-ottomane
fonctionne à nouveau, le Saint-Empire est attaqué à l'Ouest, le
Palatinat est ravagé, la Franche-Comté est annexée par la France, la
Lorraine impériale est envahie, l'Alsace est elle aussi
définitivement arrachée à l'Empire: cette guerre inique a été menée pour
soulager les Turcs pendant la grande guerre de 1684 à 1699, où la
Sainte-Alliance des puissances européennes (Autriche-Hongrie, Pologne,
Russie) conjugue ses efforts pour libérer les Balkans. En 1695, Louis
XIV ravage les Pays-Bas et incendie Bruxelles en inaugurant le
bombardement de pure terreur, tandis que les Ottomans reprennent pied
en Serbie et en Roumanie. En 1699, le Prince Eugène, adversaire tenace
de Louis XIV et brillant serviteur de l'Empire, impose aux Turcs le
Traité de Carlowitz: la Sublime Porte doit céder 400.000 km2 de
territoires à la Sainte-Alliance, mais au prix de tous les glacis de
l'Ouest (Lorraine, Alsace, Franche-Comté, Bresse). La République sera
tout aussi rénégate à l'égard de l'Europe que la monarchie française,
tout en introduisant le fanatisme idéologique dans les guerres entre
Etats, ruinant ainsi les principes civilisateurs du jus publicum europæum:
en 1791, alors qu'Autrichiens, Hongrois et Russes s'apprêtaient à
lancer une offensive définitive dans les Balkans, la France, fidèle à
son anti-européisme foncier, oblige les troupes impériales à se porter à
l'Ouest car elle lance les hordes révolutionnaires, récrutées dans
les bas-fonds de Paris, contre les Pays-Bas et la Lorraine. Le premier
souci de Napoléon a été de fabriquer des “départements illyriens” pour
couper la côte dalmate de son “hinterland mitteleuropäisch” et pour
priver ce dernier de toute façade méditerranéenne. L'indépendance de
la Croatie met un terme à cette logique de l'asphyxie, redonne à la
Mitteleuropa une façade adriatique/méditerranéenne.
4. A votre avis, quelles seront les forces géopolitiques qui auront un impact sur le destin croate dans l'avenir?
Le
destin croate est lié au processus d'unification européenne et à la
rentabilisation du nouvel axe central de l'Europe, la liaison par
fleuves et canaux entre la Mer du Nord et la Mer Noire. Mais il reste à
savoir si la “diagonale verte”, le verrou d'Etats plus ou moins liés à
la Turquie et s'étendant de l'Albanie à la Macédoine, prendra forme ou
non, ou si une zone de turbulences durables y empêchera l'émergence de
dynamiques fécondes. Ensuite, l'affrontement croato-serbe en Slavonie
pour la maîtrise d'une fenêtre sur le Danube pose une question de
principe à Belgrade: la Serbie se souvient-elle du temps de la
Sainte-Alliance où Austro-Hongrois catholiques et Russes orthodoxes
joignaient fraternellement leurs efforts pour libérer les Balkans? Se
faire l'allié inconditionnel de la France, comme en 1914, n'est-ce pas
jouer le rôle dévolu par la monarchie et la république françaises à
l'Empire ottoman de 1526 à 1792? Ce rôle d'ersatz
de l'empire ottoman moribond est-il compatible avec le rôle
qu'entendent se donner certains nationalistes serbes: celui de
bouclier européen contre tout nouveau déferlement turc? La nouvelle
Serbie déyougoslavisée a intérêt à participer à la dynamique
danubienne et à trouver une liaison fluviale avec la Russie. Toute
autre politique serait de l'aberration. Et serait contraire au principe
de la Sainte-Alliance de 1684-1699, qu'il s'agit de restaurer après la
chute du Rideau de fer et des régimes communistes. Par ailleurs,
l'intérêt de la France (ou du moins de la population française) serait
de joindre à la dynamique Rhin/Danube le complexe fluvial Saône/Rhône
débouchant sur le bassin occidental de la Méditerranée, zone hautement
stratégique pour l'ensemble européen, dont Mackinder, dans son livre Democratic Ideals and Reality (1919), avait bien montré l'importance, de César aux Vandales et aux Byzantins, et de ceux-ci aux Sarrazins et à Nelson.
5. En vue de la proximité balkanique, quelles seront les synergies convergentes?
Favoriser
le transit inter-continental Rotterdam/Mer Noire et faire de la région
pontique le tremplin vers les matières premières caucasiennes,
caspiennes et centre-asiatiques, est une nécessité économique vitale
pour tous les riverains de ce grand axe fluvial et de cette mer
intérieure. D'office, dans un tel contexte, une symphonie adviendra
inéluctablement, si les peuples ont la force de se dégager des
influences étrangères qui veulent freiner ce processus. Les adversaires
d'un consensus harmonieux en Europe, de tout retour au jus publicum europæum
(dont l'OSCE est un embryon), placent leurs espoirs dans la ligne de
fracture qui sépare l'Europe catholique et protestante d'une part, de
l'Europe orthodoxe-byzantine d'autre part. Ils spéculent sur la
classification récente des civilisations du globe par l'Américain
Samuel Huntington, où la sphère occidentale euro-américaine (“The
West”) serait séparée de la sphère orthodoxe par un fossé trop profond, à
hauteur de Belgrade ou de Vukovar, soit exactement au milieu de la
ligne Rotterdam/Constantza. Cette césure rendrait inopérante la nouvelle
dynamique potentielle, couperait l'Europe industrielle des pétroles et
des gaz caucasiens et l'Europe orientale, plus rurale, des produits
industriels allemands. De même, la coupure sur le Danube à Belgrade a
son équivalent au Nord du Caucase, avec la coupure tchétchène sur le
parcours de l'oléoduc transcaucasien, qui aboutit à Novorossisk en
Russie, sur les rives de la Mer Noire. La guerre tchétchène profite aux
oléoducs turcs qui aboutissent en Méditerranée orientale contrôlée par
les Etats-Unis, tout comme le blocage du transit danubien profite aux
armateurs qui assurent le transport transméditerranéen et non pas aux
peuples européens qui ont intérêt à raccourcir les voies de
communication et à les contrôler directement. La raison d'être du nouvel
Etat croate, aux yeux des Européens du Nord-Ouest et des Allemands, du
moins s'ils sont conscients du destin du continent, se lit spontanément
sur la carte: la configuration géographique de la Croatie, en forme de
fer à cheval, donne à l'Ouest et au Centre de l'Europe une fenêtre
adriatique et une fenêtre danubienne. La fenêtre adriatique donne un
accès direct à la Méditerranée orientale (comme jadis la République de
Venise), à condition que l'Adriatique ne soit pas bloquée à hauteur de
l'Albanie et de l'Epire par une éventuelle barrière d'Etats satellites
de la Turquie, qui verrouilleraient le cas échéant le Détroit d'Otrante
ou y géneraient le transit. La fenêtre danubienne donne accès à la Mer
Noire et au Caucase, à condition qu'elle ne soit pas bloquée par une
entité serbe ou néo-yougoslave qui jouerait le même rôle de verrou que
l'Empire ottoman jadis et oublierait la Sainte-Alliance de 1684 à 1699,
prélude d'une symphonie efficace des forces en présence dans les
Balkans et en Mer Noire. L'Europe comme puissance ne peut naître que
d'une telle symphonie où le nouvel Etat croate à un rôle-clé à jouer,
notamment en reprenant partiellement à son compte les anciennes
dynamiques déployées par la République de Venise, dont Raguse/Dubrovnik
était un superbe fleuron.
6. Vous semblez être assez critique à l'égard de l'Etat pluri-ethnique belge? Quel sera son rôle?
L'Etat et le peuple belges sont des victimes de la logique partitocratique. Les peuples de l'Ostmitteleuropa
savent ce qu'est une logique partisane absolue, parce qu'ils ont vécu
le communisme. A l'Ouest la logique partisane existe également: certes,
dans la sphère privée, on peut dire ou proclamer ce que l'on veut, mais
dans un Etat comme la Belgique, où les postes sont répartis entre trois
formations politiques au pro rata des voix obtenues, on est obligé de
s'aligner sur la politique et sur l'idéologie étriquée de l'un de ces
trois partis (démocrates-chrétiens, socialistes, libéraux), sinon on est
marginalisé ou exclu: la libre parole dérange, la volonté d'aller de
l'avant est considérée comme “impie”. On m'objectera que la démocratie
de modèle occidental permet l'alternance politique par le jeu des
élections: or cette possibilité d'alternance a été éliminée en
Belgique par le prolongement et la succession ad infinitum de “grandes
coalitions” entre démocrates-chrétiens et socialistes. A l'exception de
quelques années dans les “Eighties”, où les libéraux ont participé aux
affaires. Ce type de “grandes coalitions” ne porte au pouvoir que
l'aile gauche de la démocratie-chrétienne, dont l'arme principale est
une démagogie dangereuse sur le long terme et dont la caractéristique
majeure est l'absence de principes politiques. Cette absence de
principes conduit à des bricolages politiques abracadabrants que les
Belges appellent ironiquement de la “plomberie”. L'aile plus
conservatrice de cette démocratie-chrétienne a été progressivement
marginalisée en Flandre, pour faire place à des politiciens prêts à
toutes les combines pour gouverner avec les socialistes. Or, les
socialistes sont relativement minoritaires en Flandre mais majoritaires
en Wallonie. Dans cette partie du pays, qui est francophone, ils ont
mis le patrimoine régional en coupe réglée et ils y règnent comme la
mafia en Sicile, avec des méthodes et des pratiques qui rappellent les
grands réseaux italiens de criminalité. Les scandales qui n'ont cessé
d'émailler la chronique quotidienne en Belgique viennent
essentiellement de ce parti socialiste wallon. La Belgique fonctionne
donc avec l'alliance de socialistes wallons majoritaires dans leur
région, de socialistes flamands minoritaires dans leur région, de
démocrates-chrétiens wallons minoritaires et de démocrates-chrétiens
flamands majoritaires, mais dont la majorité est aujourd'hui contestée
par les libéraux néo-thatchériens et les ultra-nationalistes. Une très
forte minorité flamande conservatrice (mais divisée en plusieurs
pôles antagonistes) est hors jeu, de même que les classes moyennes et
les entrepreneurs dynamiques en Wallonie, qui font face à un socialisme
archaïque, vindicatif, corrompu et inefficace. La solution réside dans
une fédéralisation toujours plus poussée, de façon à ce que les
Flamands plus conservateurs n'aient pas à subir le mafia-socialisme
wallon et les Wallons socialistes n'aient pas à abandonner leurs acquis
sociaux sous la pression de néo-thatchériens flamands. Mais la pire
tare de la Belgique actuelle reste la nomination politique des
magistrats, également au pro rata des voix obtenues par les partis.
Cette pratique scandaleuse élimine l'indépendance de la magistrature
et ruine le principe de la séparation des pouvoirs, dont l'Occident est
pourtant si fier. Ce principe est lettre morte en Belgique et la
cassure entre la population et les institutions judiciaires est
désormais préoccupant et gros de complications. L'avenir de la
Belgique s'avère précaire dans de telles conditions, d'autant plus que
la France essaie d'avancer ses pions partout dans l'économie du pays, de
le coloniser financièrement, avec l'accord tacite de Kohl —il faut bien le dire—
qui achète de la sorte l'acceptation par la France de la
réunification allemande. Le pays implosera si son personnel politique
continue à ne pas avoir de vision géopolitique cohérente, s'il ne
reprend pas conscience de son destin et de sa mission mitteleuropäisch,
qui le conduiront de surcroît à retrouver les intérêts considérables
qu'il avait dans la Mer Noire avant 1914, surtout les entreprises
wallonnes! Non seulement l'Etat belge implosera s'il ne retrouve pas une
vision géopolitique cohérente, mais chacune de ses composantes
imploseront à leur tour, entraînant une catastrophe sans précédent pour
la population et créant un vide au Nord-Ouest de l'Europe, dans une
région hautement stratégique: le delta du Rhin, de la Meuse et de
l'Escaut, avec tous les canaux qui les relient (Canal Albert, Canal
Juliana, Canal Wilhelmina, Willemsvaart, etc.).
7.
Le peuple flamand en Belgique a joué un rôle non négligeable lors de la
guerre en ex-Yougoslavie, en apportant son aide au peuple croate.
Qu'est-ce qui les unit?
Les
nationalistes flamands s'identifient toujours aux peuples qui veulent
s'affranchir ou se détacher de structures étatiques jugées oppressantes
ou obsolètes. En Flandre, il existe un véritable engouement pour les
Basques, les Bretons et les Corses: c'est dû partiellement à un
ressentiment atavique à l'égard de la France et de l'Espagne. La Croatie
a bénéficié elle aussi de ce sentiment de solidarité pour les peuples
concrets contre les Etats abstraits. Pour la Croatie, il y a encore
d'autres motifs de sympathie: il y a au fond de la culture flamande des
éléments baroques comme en Autriche et en Bavière, mais marqués d'une
truculence et d'une jovialité que l'on retrouve surtout dans la peinture
de Rubens et de Jordaens. Ensuite, il y a évidemment le catholicisme,
partagé par les Flamands et les Croates, et un Kulturnationalismus hérité de Herder qui est commun aux revendications nationalistes de nos deux peuples. Mais ce Kulturnationalismus n'est pas pur repli sur soi: il est toujours accompagné du sentiment d'appartenir à une entité plus grande que l'Etat contesté —l'Etat belge ici, l'Etat yougoslave chez vous—
et cette entité est l'Europe comme espace de civilisation ou la
Mitteleuropa comme communauté de destin historique. Certes, dans la
partie flamande de la Belgique, le souvenir de l'Autriche habsbourgeoise
est plus ancien, plus diffus et plus estompé. Mais il n'a pas laissé de
mauvais souvenirs et l'Impératrice Marie-Thérèse, par exemple, demeure
une personnalité historique respectée.
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