Archives, 1997
Robert STEUCKERS:
Introduction au thème de l'ironie:
L'ironie de Diogène à Michel Onfray
Dans
la philosophie grecque et européenne, toute démarche ironique trouve
son point de départ dans l'ironie socratique. Celle-ci vise à aller au
fond des choses, au-delà des habitudes, des conventions, des hypocrisies
ou des vérités officielles. Les conventions et les vérités officielles
sont bourrées de contradictions. L'ironie consiste d'abord à laisser
discourir le défenseur des vérités officielles, un sourire aux lèvres.
Ensuite, lui poser des questions gênantes là où il se contredit; faire
voler en éclats son système de dogmes et d'idées fixes. Amener cet
interlocuteur officiel à avouer la vanité et la vacuité de son discours.
Telle est l'induction socratique. Son objectif: aller à l'essentiel,
montrer que le sérieux affiché par les officiels est pure illusion.
Nietzsche, pourtant, autre pourfendeur de conventions et d'habitudes, a
raillé quelques illusions socratiques. Ce sont les suivantes: croire
qu'une vertu est cachée au fond de chaque homme, ce qui conduit à la
naïveté intellectuelle (a priori: nul n'est méchant); imaginer que la
maïeutique et l'induction peuvent tout résoudre (=>
intellectualisme); opter pour un cosmopolitisme de principe (Antisthène,
qui était mi-Grec, mi-Thrace, donc non citoyen de la ville, disait,
moqueur, que les seuls Athéniens pures, non mélangés, étaient les
escargots et les sauterelles). Il n'empêche que ce qui est vérité ici,
ne l'est pas nécessairement là-bas.
Pour
nous, le recours à l'ironie socratique n'a pas pour objet d'opposer une
doctrine intellectuelle à une autre, qui serait dominante mais
sclérosée, ou de faire advenir une vertu qui se généraliserait ou
s'universaliserait MAIS, premièrement, de dénoncer, démonter et
déconstruire un système politique et un système de références politiques
qui sont sclérosés et répétitifs; deuxièmement, d'échapper
collectivement à toutes les entreprises de classification et, partant,
d'homologation et de sérialisation; troisièmement, d'obliger les hommes
et les femmes qui composent notre société à retrouver ce qu'ils sont au
fond d'eux-mêmes.
Nietzsche critique Socrate
Mais
comme Nietzsche l'avait vu, la pensée de Socrate peut subir un
processus de fixation, à cause même des éléments d'eudémonisme qu'elle
recèle et à cause des risques d'intellectualisation. Après Socrate
viennent justement les Cyniques, qui échappent à ces écueils. Le terme
de “Cyniques” vient de kuôn
(= chien). Le chien est simple, ne s'encombre d'aucune convenance,
aboie contre l'hypocrisie, mord à pleines dents dans les baudruches de
la superstition et du conformisme.
Première
élément intéressant dans la démarche des Cyniques: leur apologie de la
frugalité. Pour eux, le luxe est un “bagage inutile”, tout comme les
richesses, les honneurs, le plaisir et la science (le savoir inutile).
La satisfaction, pour les Cyniques, c'est l'immédiateté et non un monde
“meilleur” qui adviendra plus tard. Le Cynique refuse dès lors de
“mettre sa sagesse au service des sots qui font de la politique”, car
ces sots sont 1) esclaves de leurs passions, de leurs appétits; 2)
esclaves des fadaises (idéologiques, morales, sociales, etc.) qui
farcissent leurs âmes. Les Cyniques visent une vie authentiquement
naturelle, libre, individualiste, frugale, ascétique.
La
figure de proue des Cyniques grecs à été Diogène, surnommé quelquefois
“le Chien”. On retient de sa personnalité quelques anecdotes, comme sa
vie dans un tonneau et sa réplique lors du passage d'Alexandre, qui lui
demandait ce qu'il pouvait faire pour lui: «Ote-toi de mon soleil!». Le
Maître de Diogène a été Antisthène (445-365). Antisthène rejetait la vie
mondaine, c'est-à-dire les artifices conventionnels et figés qui
empêchent l'homme d'exprimer ce qu'il est vraiment. Le danger pour
l'intégrité intellectuelle de l'homme, du point de vue d'Antisthène,
c'est de suivre aveuglément et servilement les artifices, c'est de
perdre son autonomie, donc le contrôle de son action. Si l'on vit en
accord avec soi-même, on contrôle mieux son action. Le modèle
mythologique d'Antisthène est Héraklès, qui mène son action en se
dépouillant de toutes les résistances artificielles intérieures comme
extérieures. L'eucratia, c'est l'autarkhia. Donc,
avec Antisthène et Diogène, on passe d'une volonté (socratique) de
gouverner les hommes en les améliorant par le discours maïeutique, à
l'autarcie des personnes (à être soi-même sans contrainte). L'objectif
d'Antisthène et de Diogène, c'est d'exercer totalement un empire sur
soi-même.
Contre les imbéciles politisés, l'autarcie du sage
Diogène va toutefois relativiser les enseignements d'Antisthène. Il va prôner:
- le dénuement total;
- l'agressivité débridée;
- les inconvenances systématiques.
Le
Prof. Lucien Jerphagnon nous livre un regard sur les Cyniques qui nous
conduit à un philosophe français contemporains, Michel Onfray.
Première
remarque: le terme “cynique” est péjoratif aujourd'hui. On ne dit pas,
explique Jerphagnon: «Il a dit cyniquement qu'il consacrait le quart de
ses revenus à une institution de charité»; en revanche, on dit: «Il a
dit cyniquement qu'il détournait l'argent de son patron». Dans son
ouvrage d'introduction à la philosophie, Jerphagnon nous restitue le
sens réel du mot:
- être spontané et sans ambigüité comme un chien (pour le meilleur et pour le pire).
- voir l'objet tel qu'il est et ne pas le comparer ou le ramener à une idée (étrangère au monde).
Soit:
voir un cheval et non la cabbalité; voir un homme et non l'humanité.
Quand Diogène se promène en plein jour à Athènes, une lanterne à la main
et dit aux passants: «Je cherche un homme», il ne dit pas, pour
“homme”, anèr (c'est-à-dire un bonhomme concret, précis), mais anthropos,
c'est-à-dire l'idée d'homme dans le discours platonicien. Diogène
pourfend ainsi anticipativement tous les platonismes, toutes les fausses
idées sublimes sur lesquelles vaniteux, solennels imbéciles, escrocs et
criminels fondent leur pouvoir. Ainsi en va-t-il de l'idéal
“démocratique” proclamé par la démocratie russe actuelle, qui n'est
qu'un paravent de la mafia, ou des idéaux de démocratie ou d'Etat de
droit, couvertures des mafiacraties belge, française et italienne. Dans
les démocraties modernes, les avatars contemporains de Diogène peuvent
se promener dans les rues et dire: «Je cherche un démocrate».
Jerphagnon:
«La leçon de bonheur que délivrait Diogène (...): avoir un esprit sain,
une raison droite, et plutôt que de se laisser aller aux mômeries des
religions, plutôt que d'être confit en dévotion, mieux vaut assurément
imiter les dieux, qui n'ont besoin de rien. Le Sage est autarkès, il vit en autarcie» (p. 192).
Panorama des impertinences d'Onfray
Cette référence au Cyniques nous conduit donc à rencontrer un philosophe irrévérencieux d'aujourd'hui, Michel Onfray. Dans Cynismes. Portrait d'un philosophe en chien (1990), celui-ci nous dévoile les bases de sa philosophie, qui repose sur:
-
un souci hédoniste (en dépit de la frugalité prônée par Antisthène,
car, à ses yeux, la frugalité procure le plaisir parce qu'elle dégage
des conventions, procure la liberté et l'autarcie).
- un accès aristocratique à la jouissance;
- un athéisme radical que nous pourrions traduire aujourd'hui par un rejet de tous les poncifs idéologiques;
- une impiété subversive;
- une pratique politique libertaire.
Dans La sculpture de soi. La morale esthétique (1993), Onfray parie pour:
- la vitalité débordante (on peut tracer un parallèle avec le vitalisme!);
- la restauration de la “virtù” de la Renaissance contre la vertu chrétienne;
- l'ouverture à l'individualité forte, à l'héroïsme;
- une morale jubilatoire.
Dans L'Art de jouir. Pour un matérialisme hédoniste (1991), Onfray s'insurge, avec humour et sans véhémence, bien sûr, contre:
- la méfiance à l'égard du corps;
-
l'invention par l'Occident des corps purs et séraphiques, mis en forme
par des machines à faire des anges (=> techniques de l'idéal
ascétique). Le parallèle est aisé à tracer avec le puritanisme ou avec
l'idolâtrie du sujet ou avec la volonté de créer un homme nouveau qui ne
correspond plus à aucune variété de l'homme réel.
Il
démontre ensuite que ce fatras ne pourra durer en dépit de ses 2000 ans
d'existence. Onfray veut dépasser la “lignée morale” qui va de Platon à
nos modernes contempteurs des corps. Onfray entend également
réhabiliter les traditions philosophiques refoulées: a) les Cyrénaïques;
b) les frères du Libre-Esprit; c) les gnostiques licencieux; d) les
libertins érudits; etc.
Dans La raison gourmande
(1995), Onfray montre l'incomplétude des idéaux platoniciens et
post-platoniciens de l'homme. Cet homme des platonismes n'a ni goût ni
olfaction (cf. également L'Art de jouir, op.
cit.). L'homme pense, certes, mais il renifle et goûte aussi (et
surtout!). Onfray entend, au-delà des platonismes, réconcilier
l'ensemble des sens et la totalité de la chair.
Conclusion:
nous percevons bel et bien un filon qui part de Diogène à Onfray. Un
étude voire une immersion dans ce filon nous permet à terme de détruire
toutes les “corrections” imposées par des pouvoirs rigides,
conventionnels ou criminels. Donc, il faut se frotter aux thématiques de
ce filon pour apprendre des techniques de pensée qui permettent de
dissoudre les idoles conceptuelles d'aujourd'hui. Et pour organiser un
“pôle de rétivité”.
Robert STEUCKERS.
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