Réponses à José Luis Ontiveros
Il y a une vingtaine d’années (le temps passe si vite…), le journaliste et écrivain mexicain José Luis Ontiveros avait interviewé Robert Steuckers pour le grand journal de Mexico « Uno mas Uno ». Voici la version française de cet entretien, pour la première fois sur le net !
1. Quelle géopolitique devrait déployer un pays émergeant comme le Mexique?
RS: Il me semble difficile de répondre à cette question à la place des Mexicains. Néanmoins, vu d'Europe, il semble que le Mexique n'a pas actuellement les moyens financiers et militaires d'imposer une ligne directrice dans la région. Surtout, sa flotte ne fait évidemment pas le poids devant celle du gendarme du globe, les Etats-Unis. Que faire dès lors qu'on ne peut pas affronter directement le maître du jeu? Les règles sont simples: elles dérivent de la pensée de Frédéric List, qui a jeté les bases de la pratique autarcique. Bien sûr, il sera difficile de faire passer une logique autarcique dans le contexte actuel; les adversaires intérieurs et extérieurs de toute logique autarcique passeront leur temps à la torpiller. La lutte pour un projet géopolitique indépendant et autonome passe par une lutte quotidienne pour la “colonisation intérieure”, c'est-à-dire pour la rentabilisation maximale et pour le centrage maximal possible des capitaux mexicains au Mexique. La “colonisation intérieure”, dans la tradition politique autarciste, c'est d'abord constater que si notre propre outillage industriel, technique, éducatif est limité, nous entrons automatiquement dans la dépendance d'un Etat possèdant un outillage plus complet. Il s'agit alors de travailler politiquement, patiemment, au jour le jour, à combler la différence. Ce processus pourra s'étendre sur un très long terme. Mais au quotidien, toute politique de “petits pas” peut payer. Et il s'agit aussi, pour les tenants de la logique autarciste, de critiquer sans relâche et de combattre les politiques libérales qui entendent faire de tous les systèmes socio-politiques de la planète des systèmes “pénétrés”. Le meilleur exemple, pour les pays émergents, reste celui de France-Albert René, Président de l'Archipel des Seychelles, qui disait qu'il fallait que les petits pays diversifient au maximum leurs sources d'approvisionnement, afin de ne pas trop dépendre d'un seul fournisseur. Situé entre les deux plus vastes océans du Globe, le Mexique pourra difficilement se soustraire dans l'immédiat de la forte tutelle américaine, mais en se fournissant en Europe, au Japon, dans les autres pays ibéro-américains, il pourra réduire à moyen ou long terme ses dépendances à l'égard des Etats-Unis au moins au tiers du total de ses dépendances. Le reste suivra.
2. Quelle sont les principales caractéristiques de la géopolitique depuis la “fin de l'histoire” annoncée par Fukuyama et la domination unipolaire des Etats-Unis qui règne aujourd'hui sur la planète?
Que Washington croie que la “fin de l'histoire” soit advenue ou que la domination des Etats-Unis soit désormais unipolaire ne change rien à la complexité factuelle et constante des options géopolitiques des Etats ou des groupes d'Etats ou même des Eglises ou des religions. Mais le “Nouvel Ordre Mondial” que Bush a tenté d'imposer avait été prévu avec clarté par un conseiller du Président algérien Chadli, le diplomate et géopolitologue Mohammed Sahnoun. Pour lui, l'analyse d'une constante de l'histoire, en l'occurrence l'“hypertrophie impériale”, par le Prof. Paul Kennedy, dans son célèbre livre The Rise and Fall of the Great Powers (1987), a obligé Washington à modifier sa stratégie planétaire: pour éviter cette hypertrophie qui mène au déclin, elle devait concentrer son pouvoir militaire sur l'essentiel. Et, pour Washington, cet essentiel est constitué par les zones pétrolifères de la péninsule arabique. La Guerre du Golfe a été un ban d'essai, pour voir si la logistique américaine était au point pour déployer rapidement des forces conventionnelles dans cette zone et vaincre en un laps de temps très court pour éviter tout syndrome vietnamien. Ensuite, il a fallu démontrer au monde que les Etats-Unis et leurs alliés étaient capables de contrôler une zone de repli et une base arrière, la Corne de l'Afrique et la Somalie. D'où les opérations onusiennes dans cette région hautement stratégique. Les Etats-Unis ne pouvaient envisager un retrait partiel d'Europe et d'Allemagne que s'ils étaient sûr qu'un déploiement logistique massif pouvait réussir dans la Corne de l'Afrique et la péninsule arabique.
3) Quelles sont les perspectives de la géopolitique dans le monde islamique qui permettrait à celui-ci de se soustraire au schéma démo-libéral qu'imposent les Etats-Unis et l'Occident?
Parler d'un seul monde islamique me paraît une erreur. Le géopolitologue français Yves Lacoste parle à juste titre “des islams”, au pluriel. Il existe donc des islams comme il existe des christianismes (catholiques, protestants, orthodoxes), poursuivant chacun des objectifs géostratégiques divergents. Dans le monde islamique, il y a des alliés inconditionnels des Etats-Unis et il y a des adversaires de la politique globale de Washington. Aujourd'hui, dans les premiers mois de 1996, il me paraît opportun de suivre attentivement les propositions que formulent les diplomates iraniens, dans le sens d'une alliance entre l'Europe, la Russie, l'Iran et l'Inde, contre l'alliance pro-occidentale, plus ou moins formelle, entre la Turquie, Israël, les Etats-Unis, l'Arabie Saoudite, les Emirats et le Pakistan. Cette alliance occidentale regroupe des islamistes laïcs et modérés (les Turcs) et des islamistes fondamentalistes et conservateurs (les Saoudiens). Le clivage ne passe donc pas entre fondamentalistes et modérés, mais plus exactement entre les diverses traditions diplomatiques, très différentes et souvent antagonistes, des pays musulmans respectifs. La Turquie laïque veut contenir la Russie et revenir dans les Balkans (d'où son soutien à certains partis bosniaques), vœux qui correspondent aux projets américains, qui cherchent à éviter toute synergie entre l'Europe, la Russie, l'Iran et l'Inde. L'Irak de Saddam Hussein représentait un pôle à la fois panarabe et stato-national, comparable, en certains points, au gaullisme anti-américain des années 60. Ce pôle a cessé d'avoir du poids après la Guerre du Golfe. L'Arabie Saoudite veut contenir et le nationalisme arabe des baasistes irakiens et et les chiites iraniens, ce qui l'oblige à demander constamment l'aide de l'US Army. Le Pakistan reprend son vieux rôle du temps de l'Empire britannique: barrer à la Russie la route de l'Océan Indien. Dans le Maghreb, des forces très divergentes s'affrontent. En Indonésie, autre grand Etat musulman, —mais où l'islamité ne prend pas la forme des intégrismes intransigeants, très religieux et très formalistes, d'Iran, d'Arabie Saoudite, du Soudan ou d'Algérie—, il s'agira de repérer et de distinguer les forces hostiles des forces favorables à une alliance entre Djakarta et un binôme indo-nippon. En effet, le Japon tente de financer et d'équiper une puissante flotte indienne qui surveillera la route du pétrole depuis le Golfe Persique jusqu'à Singapour, où une nouvelle flotte japonaise prendrait le relais, assurant de la sorte la sécurité de cette grande voie de communication maritime à la place des Etats-Unis. A la suite de la Guerre du Golfe, les Américains avaient demandé à leurs alliés de prendre le relais, de les décharger de leurs missions militaires: mais l'initiative japonaise soulève aussi des inquiétudes...
4) Quel doit être le point de référence d'une géopolitique ibéro-américaine et quelles doivent être les alliances stratégiques de la «Romandie américaine»?
Je ne devrais pas répondre à la place des Ibéro-Américains, mais, vu d'Europe, il me semble que la géopolitique continentale ibéro-américaine devrait tenir compte de trois axes importants:
a) Se référer constamment aux doctrines élaborées au fil des décennies par les continentalistes ibéro-américains qui ont compris très tôt, bien avant les Européens, quels étaient les dangers d'un panaméricanisme téléguidé par Washington. Il existe donc en “Romandie américaine” une tradition politico-intellectuelle, portée par des auteurs très différents les uns des autres, mais qui, au-delà de leurs différences, visent tous un but commun: rassembler les forces romandes du Nouveau Monde au niveau continental pour conserver les autonomies et les différences au niveau local.
b) Pour échapper à toute tutelle commerciale et industrielle de Washington, les Etats latino-américains doivent appliquer au maximum la logique autarcique, base du développement autonome des nations, imposer la préférence continentale ibéro-américaine et diversifier leurs sources d'approvisionnement dans les matières que les autarcies locales et grand-spatiale ne peuvent pas encore leur procurer. Dans un premier temps, il faudrait que les fournitures non nationales et non ibéro-américaines viennent à 30% des Etats-Unis, à 30% du Japon, à 30% d'Europe et à 10% d'ailleurs.
c) Ensuite, il faut se souvenir d'un projet que De Gaulle avait carressé dans les années 60: organiser des manœuvres navales communes dans l'Atlantique Sud entre la France, l'Afrique du Sud (ce qui est désormais problématique), l'Argentine, le Brésil, le Portugal et le Chili. Une coopération qu'il serait bon de réactiver. L'écrivain français Dominique de Roux voyait dans ce projet l'ébauche d'un “cinquième empire”.
5) Un réaménagement géopolitique mondial aura-t-il lieu contre la domination de l'américanosphère?
En dépit du matraquage médiatique, l'américanosphère n'est plus un modèle, comme c'était le cas de la fin des années 40 jusqu'aux Golden Sixties. L'hypertrophie impériale, la négligence des secteurs non marchands au sein de la société civile nord-américaine, l'effondrement de la société sous les coups de boutoirs de l'individualisme forcené, a créé, sur le territoire des Etats-Unis une véritable société duale qui exerce de moins en moins de pouvoir de séduction. Le mythe individualiste, pierre angulaire du libéralisme et de l'économisme américain, est aujourd'hui contesté par les “communautariens” et par des idéologues originaux comme les biorégionalistes. Les Etats-Unis, en dépit de leur protectionnisme implicite (où le “laissez-faire, laissez passer” n'est bon que pour les autres), ont négligé la colonisation intérieure de leur propre territoire: routes, infrastructures, chemins de fer, lignes aériennes, écoles, etc. laissent à désirer. Le taux de mortalité infantile est le plus élevé de tous les pays développés. Tôt au tard, ils devront affronter ces problèmes en abandonnant petit à petit leur rôle de gendarme du monde. L'ère des grands espaces semi-autarciques, annoncés par l'économiste hétérodoxe français François Perroux, s'ouvrira au 21ième siècle, cherchera à mettre un terme au vagabondage transcontinental des capitaux, à imposer une logique des investissements localisés et surtout, comme le voulait Perroux (qui admirait les continentalistes ibéro-américains) pariera pour l'homme de chair et de sang, pour l'homme imbriqué dans sa communauté vivante, et pour ses capacités créatrices.
6) Quel est le futur de l'Etat national? Sera-t-il remplacé par un “Etat universel”?
En Europe, l'Etat national est en crise. Mais cette crise n'est pas seulement due à l'idéologie libérale et universaliste dominante. Si la centralisation de l'Etat a été un atout entre le 17ième et le 19ième siècles et si les Etats centralisateurs, tels l'Espagne, la France ou la Suède, ont pu déployer leur puissance au détriment des pays morcelés issus directement de la féodalité, les nouvelles technologies de communication permettent dorénavant une décentralisation performante pour la société civile, l'économie industrielle (et non spéculative!) et, partant, pour les capacités financières des pouvoirs publics, ce qui a immédiatement des retombées dans les domaines de la haute technologie (maîtrise des télécommunications et des satellites), de la chose militaire (armement de pointe) et de la matière grise (université et recherche performantes). Ou permettent des recentrages différents, en marge des vieilles capitales d'Etat. Pour cette raison le fédéralisme est devenu une nécessité en Europe, non pas un fédéralisme diviseur, mais un fédéralisme au sens étymologique du terme, c'est-à-dire un fédéralisme qui fédère les forces vives du pays, ancrées dans des tissus locaux. Je veux dire par là que les provinces périphériques des grands Etats centralisés et classiques d'Europe ont désormais le droit de retrouver un dynamisme naturel auquel elles avaient dû renoncer jadis pour “raison d'Etat”. Le fédéralisme que nous envisageons en Europe est donc un fédéralisme qui veut redynamiser des zones délaissées ou volontairement mises en jachère dans les siècles précédents, qui veut éviter le déclin de zones périphériques comme l'Arc Atlantique, du Portugal à la Bretagne, le Mezzogiorno, l'Extramadure, etc. Et puis, dans un deuxième temps, rassembler toutes ces forces, les nouvelles comme les anciennes, pour les hisser à un niveau qualitatif supérieur, dont Carl Schmitt, déçu par l'étatisme classique après avoir été un fervent défenseur de l'Etat de type prussien et hégélien, avait annoncé l'advenance: le Grand-Espace. En Europe, la réorganisation des pays, des provinces, des patries charnelles et des vieux Etats sur un niveau “grand-spatial” est une nécessité impérieuse. Mais hisser nos peuples et nos tribus à ce macro-niveau grand-spatial exige en compensation une redynamisation de toutes les régions. L'objectif grand-spatial est inséparable d'un recours aux dimensions locales. Ailleurs dans le monde, cette dialectique peut ne pas être pertinente: en Chine et au Japon, l'homogénéité du peuplement rend inutile ce double redimensionnement institutionnel. En Amérique latine, l'hétérogénéité culturelle et l'homogénéité linguistique exigeront un redimensionnement institutionnel différemment modulé. Nous aurons donc une juxtaposition de “grands espaces” et non pas un Etat unique, homgénéisant, policier et planétaire, correspondant aux fantasmes des idéologues universalistes, qui continuent à faire la pluie et le beau temps dans les salons parisiens.
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