Robert
STEUCKERS :
Définir le fondamentalisme
islamique dans le monde arabe
Extrait d’une conférence prononcée à
Bayreuth (avril 2006), dans la région lilloise pour l’Association Terre &
Peuple Flandre/Artois/Hainaut (mars 2009) et à Genève (avril 2009)
Le terme fondamentalisme est
aujourd’hui dans toutes les bouches, pas un jour ne passe sans qu’il ne soit
prononcé ou écrit dans les médias, soit pour expliquer ou stigmatiser les
manifestations d’un islam puriste à l’intérieur même de nos cités soit pour mentionner
l’un ou l’autre attentat dans les zones en crise du globe.
Définition du fondamentalisme
Le fondamentalisme n’est pas un
fait neuf. Il a une longue histoire. Le chercheur allemand Hans G.
Kippenberger, qui s’inscrit, avec beaucoup d’autres, dans l’école sociologique
de Max Weber, définit le fondamentalisme, qu’il ne réduit pas au
fondamentalisme islamique, comme « le propre des religions
abrahamiques », dès qu’elles sont confrontées à des réalités politiques
qui ne procèdent pas d’elles, plus précisément à des réalités étatiques ou
impériales aux racines plus anciennes ou aux racines plongeant dans un autre
humus ethnique. En gros, au-delà de leur hostilité aux régimes politiques
modernes, notamment aux nationalismes arabes laïcs, les fondamentalismes se
dressent contre les syncrétismes impériaux réellement existants, contre les
synthèses que constituent, par exemple, le compromis constantinien dans les
empires romain et byzantin ou contre les synthèses que représentaient les
empires perses islamisés des Bouyides ou des Samanides, qui avaient opéré un
retour vers des éléments traditionnels de l’impérialité iranienne, ou contre
l’empire ottoman lui-même, considéré comme truffé d’éléments grecs, induits par
les phanariotes chrétiens au service de la Sublime Porte, ou d’éléments propres
aux religiosités païennes et chamaniques turques, dérivées des origines
centre-asiatiques des fondateurs seldjouks ou osmanlis de l’impérialité
ottomane au Proche Orient et en Anatolie. Les fondamentalismes rejettent également
les structures religieuses basées sur la vision païenne antique d’un panthéon
ou, dans le cas de bon nombre de zélotes juifs ou chrétiens, rejettent la
notion même d’Empire, le culte impérial que l’on retrouve à Rome dans les
réformes d’Auguste ou dans le culte de Mardouk chez les peuples sémitiques de
Mésopotamie.
Le fondamentalisme procède donc
par exclusion : il exclut tout ce que son purisme religieux ou théologique
ne peut ni ne veut assimiler ou accepter. Nous allons voir comment ce fondamentalisme
s’articule dans l’islam. Dans le judaïsme, chez les Loubavitch actuels en
Israël, ou dans le mouvement Gouch Emounim, nous avons affaire à un
fondamentalisme religieux très virulent qui a épousé paradoxalement la cause
sioniste dans ses aspects les plus militaristes et les plus militants, alors
que les fondamentalistes classiques, issus de ce que la terminologie sioniste
nomme le « vieux Yishuv », c’est-à-dire les petites communautés
juives installées depuis des décennies sinon des siècles dans le Sandjak de
Jérusalem et dans le Vilayet de Syrie de l’Empire ottoman, sont généralement
pacifistes et hostiles au sionisme moderne : elles se perçoivent comme des
communautés de prière, soustraites aux tumultes du monde et aux effervescences
politiques séculières et accusent, ipso facto, le sionisme d’arracher le
judaïsme à la quiétude qu’il connaissait dans les sandjaks et vilayets ottomans
du Proche-Orient. Le fondamentalisme juif est donc partagé entre une aile
antisioniste et pacifiste (le quiétisme d’un mouvement comme Neturei Karta, par
exemple) et une aile néo-sioniste et combattive, d’émergence récente.
Chez les chrétiens protestants,
principalement aux Etats-Unis dans l’électorat républicain de Bush, on se
réfère à une tradition puritaine plus de trois fois centenaire, qui a apporté
une première contribution originale à la future « nation américaine »
avec les pèlerins du Mayflower, des fondamentalistes protestants chassés
d’Angleterre, où ils semaient le trouble et rejetaient les principes constitutifs
de la monarchie anglaise comme incompatibles avec le message biblique qu’ils
entendaient incarner. Ils espéraient fonder un Etat, ou une communauté ou,
mieux encore, une « Jérusalem nouvelle », selon leurs principes
intransigeants sur le sol vierge de l’Amérique du Nord. Parmi les différentes
facettes du fondamentalisme protestant américain actuel, nous trouvons un
mouvement assez militant de « sionistes chrétiens » qui, bien que non
juifs, veulent que Jérusalem soit aux mains des Israéliens le jour du retour du
Christ et du Jugement Dernier, qui auront lieu sur place, et non aux mains de
musulmans jugés « impies ».
Processus d’exclusion
Nous disions donc que le
fondamentalisme procède par exclusion. Quels sont dès lors les mécanismes de
cette exclusion ? Ou comment cette exclusion peut-elle s’opérer dans la
réalité complexe, mêlée et bigarrée du monde actuel, surtout du monde
arabo-musulman contemporain ?
Premier élément nécessaire pour
vivre l’exclusion, pour pouvoir se retrancher du monde corrompu par les
syncrétismes et les « compromissions » : le « Youth
Bulge », le trop-plein démographique, tel qu’il a été théorisé par le
chercheur allemand Gunnar Heinsohn, disciple du démographe français Gaston
Bouthoul. Le « Youth Bulge » procède du « Children Bulge »
mais concerne plus spécifiquement la masse excédentaire des jeunes mâles de 15
à 30 ans, que la société ne peut absorber, ne peut encadrer : ces masses
sont alors déclassées, mouvantes, mobilisables pour bon nombre de causes
violentes. Elles consistent en une réserve militaire pour les Etats ou pour les
mouvements intérieurs révolutionnaires. Le « Youth Bulge » est animé
par la colère de ses innombrables ressortissants, qui reprochent aux
institutions étatiques et politiques existantes de les avoir déclassés dans une
société en voie d’urbanisation croissante, où l’exode rural vers les villes
détache des millions de jeunes de leur cocon communautaire et villageois
initial. C’est un phénomène, doublé d’un sentiment douloureux d’arrachement,
que l’Europe a connu également dans le sillage de la révolution industrielle et
de l’urbanisation dès la seconde moitié du 19ème siècle. Les
mégapoles du tiers-monde, déstabilisées par le « Youth Bulge », se
retrouvent partout : dans le monde islamique à Téhéran et à Beyrouth, en
Afrique islamisée au Nigéria, à Lagos, en Amérique latine au Brésil ou au
Mexique. En miniature, les banlieues françaises reproduisent ce schéma. Le
chiffre de la population en Amérique latine a été multiplié par 7,5 entre 1900
et 2000, celui de la population de l’aire islamique par 8. En Europe, à cause des saignées qu’ont
constituées les deux guerres mondiales ou de l’émigration massive vers
l’Amérique du Nord, l’Australie ou l’Argentine, il n’y a plus de « Youth
Bulge », plus de masse mobilisable pour une entreprise politico-guerrière
de grande envergure ou pour une révolution totale.
Dans les bidonvilles, les camps
de réfugiés, les HLM, etc., qui réceptionnent la misère et le désarroi du
« Youth Bulge », le fondamentalisme organise des réseaux sociaux et
caritatifs, soulageant la misère morale et physique des déclassés. C’est le cas
du Hezbollah au Liban ou du Hamas dans la Bande de Gaza. Les déclassés
deviennent ainsi redevables, sont les créanciers moraux des mouvements
fondamentalistes, et constituent dès lors une réserve de volontaires pour des
actions purement politiques voire terroristes. Le « Youth Bulge »
permet l’éclosion d’une masse démographique qui va d’abord viser la rupture
avec le consensus dominant, à l’aide d’une idéologie radicale, et va ensuite
créer une poche sociale « autarcisée » au sein des sociétés en place,
qui se militarisera et amorcera le combat, contre l’Autorité palestinienne en
Cisjordanie ou à Gaza aujourd’hui, contre le pouvoir du Shah hier ou contre le
pouvoir légitime libanais, etc.
Une démarche religieuse et rigoriste
très ancienne
Mais quelle est l’idéologie
proprement dite de ce fondamentalisme islamique, celui qui préoccupe les plus
nos contemporains ? Cette idéologie est très ancienne et cette ancienneté
appelle une remarque préliminaire : le temps des fondamentalistes n’est
pas le temps des hommes modernes. En d’autres termes, fondamentalistes et
modernistes ne perçoivent pas le temps (historique) de la même façon. Dans ce
contexte, la perception fondamentaliste du temps est une force : pour
l’homme moderne, il « coule », « s’écoule » et rien ne
revient jamais. Pour une société traditionnelle classique ou pour une société
qui souhaite, par tous les moyens, revenir à des canons traditionnels, le temps
passé est toujours présent : nous verrons qu’en Iran, les foules se
battent toujours pour venger Ali ou Husseyn, les martyrs du chiisme
duodécimain, et que les wahhabites saoudiens entendent vivre exactement comme à
l’époque du prophète Mohammed, ou, du moins, hissent au niveau d’idéal
indépassable le mode de vie arabe de cette époque éloignée.
Le temps avance, des mutations
s’opèrent, des nouveautés venues d’autres horizons modifient les critères
habituels de vie et, forcément, les Etats, royaumes ou empires islamiques
adoptent, comme tous les autres, des éléments non arabes/non traditionnels, par
syncrétisme et par nécessité. A un certain moment, à intervalles réguliers dans
l’histoire du monde arabo-musulman, des esprits vont s’insurger contre ces syncrétismes,
posés comme « impies ». Immédiatement après la première vague des
conquêtes islamiques, après les batailles de Poitiers (732), où les Austrasiens
de Charles Martel arrêtent la déferlante arabe, et de Talas (751), où le choc
entre les armées musulmanes et chinoises tourne à l’avantage des premières mais
résulte finalement en un statu quo territorial, nous assistons à un rejet des
syncrétismes islamo-grecs, dans les anciens territoires soumis à Byzance, et
des syncrétismes islamo-persans, dans l’aire des anciens empires perses.
Premier pilier du fondamentalisme
contemporain : le fondamentalisme puriste d’Achmad Ibn Hanbal et de Taqi
Ad-Dinn Ibn Taymiyah
Le théoricien de ce rejet est
Achmad Ibn Hanbal (780-855), fondateur d’une tradition que l’on appelle de son
nom, le « hanbalisme », principale source d’inspiration des
mouvements dits « salafistes » en Afrique du Nord. Ibn Hanbal aura un
disciple, Taqi Ad-Dinn Ibn Taymiyah (1263-1328), qui exhortera ses
contemporains à imiter son maître. Le
hanbalisme repose sur quatre piliers :
◊ 1. Il ne faut pas utiliser de
concepts philosophiques d’origine grecque ou persane dans l’islam. Ibn Hanbal
refusait par conséquent tout glissement des institutions ou des pratiques vers
des modèles byzantins ou perses, notamment dans les zones arabo-sémitiques de
Syrie (ex-byzantines) et de Mésopotamie (ex-persanes). Ses disciples et lui ont
été probablement alarmés de voir la Perse islamisée se
« re-persifier » à partir du règne des dynasties bouyide et samanide
(entre le 9ème et le 11ème siècle).
◊ 2. Il faut interpréter le
Coran de manière littérale, sans apporter d’innovations car celles-ci
pourraient charrier des éléments hellénisants ou perses, chrétiens ou
zoroastriens.
◊ 3. Le croyant ne peut avoir
d’ « interprétation personnelle » du message coranique, basée sur une
« faculté de jugement » qu’il possèderait de manière innée. Les
hanbalistes ne tolèrent aucune spéculation au départ du texte du Coran (ils
s’opposeront ainsi à la tradition mystique d’un Ibn Arabî).
◊ 4. Les hanbalistes
s’opposeront de même à toutes les formes de soufisme (sauf les formes
simplifiées et abâtardies de soufisme, inspirées par les déobandistes au
Pakistan, qui sont des fondamentalistes particulièrement virulents), parce que
le soufisme véhicule des idées européennes, grecques, turques, mongoles,
chamaniques ou perses, toutes antérieures à l’islam des origines.
Naipaul, Prix Nobel de
littérature en 2007, déplore l’imitation des modes vestimentaires saoudiennes,
préconisée par les fondamentalistes musulmans d’Indonésie et d’ailleurs, au nom
de la « pureté » du message. Ces démarches vestimentaires indiquent
une volonté de sortir du cadre indonésien initial, vernaculaire, pour adopter
des façons de vivre étrangères, exotiques, au nom d’une foi figée et sourde aux
différences du monde et, pire, à la différence que représente le vivier naturel
des Indonésiens. Ce travers, dénoncé par Naipaul, se retrouve dans les
banlieues d’Europe, et sert à marquer du sceau du hanbalisme, du salafisme ou
du wahhabisme les villes européennes hébergeant de fortes minorités
arabo-musulmanes.
Muhammad Ibn Al-Wahhab et le
wahhabisme saoudien
La deuxième source du
fondamentalisme islamique actuel est le wahhabisme saoudien, qui trouve son
origine dans l’interprétation religieuse de Muhammad Ibn Al-Wahhab, né vers
1703, dans la province du Nedjd, au centre de la péninsule arabique. Une bonne
compréhension de l’histoire du fondamentalisme islamique implique de connaître
les subdivisions géographiques de la péninsule arabique :
Au Nord-Ouest, nous avons le
Hedjaz, patrie de Hussein, allié des Britanniques pendant la première guerre
mondiale. Son fils Fayçal combat sous la direction avisée de l’officier anglais
T. E. Lawrence, dit « d’Arabie », envoyé par le « Bureau du
Caire » pour lutter contre la présence turque ottomane. Le Hedjaz abrite
les lieux saints de l’islam et professe un sunnisme non wahhabite. De la
famille dominante de cette région sont issus les rois d’Irak (jusqu’en 1958) et
de Jordanie.
Au Nord-Est et au Sud du Koweït
se trouve la province d’Hassa, riche en pétrole mais à majorité chiite, donc
hostile au wahhabisme saoudien. Cette province est proche des zones chiites de
l’Irak et de la frontière iranienne.
Au Sud-Ouest, nous avons, au
Nord du Yémen, la province d’Assir, sunnite mais pro-chiite, avec une extension
dans le nord du Yémen, autour de la ville de Sanaa (ndlr : zone entrée en
ébullition fin 2009).
Au centre, nous avons le Nedjd,
dominé par le clan des Saoud, hostile aux sunnites du Hedjaz (pour des raisons
tribales et pour une question de préséance) et aux chiites du Hassa. Les
Saoudiens n’ont pas été les alliés des Britanniques lors de la première guerre
mondiale : ils auraient pu le devenir si le « Bureau de Delhi »
avait reçu le feu vert des autorités de Londres au lieu du « Bureau du
Caire ». Les stratégistes de l’état-major anglais ont estimé à l’époque
que les tribus du Hedjaz étaient plus proches du terrain, notamment du port
d’Akaba, qu’elles prendront d’ailleurs avec Lawrence, et pouvaient aussi
intervenir plus rapidement contre les voies du chemin de fer ottoman conduisant
de Damas à Jérusalem et aux villes saintes. En pariant sur ces tribus, proches
et disponibles, les Anglais pouvaient disloquer les communications ferroviaires
ottomanes et contrecarrer l’acheminement de renforts turcs en direction de
l’Egypte, du Canal de Suez et de la Mer Rouge.
Revenons à Muhammad Ibn
Al-Wahhab. Son intention était de réactiver la tradition hanbaliste et de
l’appliquer dans sa pureté doctrinale dans toute la péninsule arabique, terre
initiale de l’islam émergeant au temps du Prophète. Cette intention s’inscrit
dans un contexte historique bien particulier : l’empire ottoman est sur le
déclin. Il a été ébranlé en ses tréfonds par les coups de butoir que lui ont
asséné les armées impériales austro-hongroises du Prince Eugène de
Savoie-Carignan. L’effondrement ottoman signifie, aux yeux d’Al-Wahhab et de
ses contemporains, la faillite d’une synthèse, d’un syncrétisme islamo-turco-byzantin.
Ils perçoivent dès lors cet effondrement comme une punition divine : les
musulmans ont renoncé à la pureté coranique, ont adopté partiellement ou
entièrement des mœurs, des coutumes ou des pratiques non arabiques, par
conséquent, Dieu les a punis de leur infidélité et a donné, pour les mettre à
l’épreuve, la victoire aux armes chrétiennes. Le premier souci d’Al-Wahhab est
donc de revenir à la « tradition », à l’imitation pure et simple de
l’islam initial, afin de redonner aux Arabes péninsulaires l’impulsion vitale
qui avait sous-tendu leurs premières conquêtes contre les Perses et les
Byzantins au 7ème siècle.
Sur le plan du culte, Al-Wahhab
constate qu’il est désormais grevé d’impuretés et que les Arabes de son temps,
dans la péninsule même qui a vu l’émergence de l’islam, reviennent à des rites
pré-islamiques, notamment en retrouvant divers objets de culte, que le purisme
wahhabite considèrera comme des manifestations d’idolâtrie.
Al-Wahhab justifie ensuite
l’usage de la terreur, une terreur qui n’est pas tant dirigée contre les non
musulmans mais essentiellement contre les chiites de la péninsule arabique. Il
faut trouver là l’origine de plusieurs conflits contemporains : la
rivalité arabo-perse dans le Hassa et le sud de l’Irak, les conflits internes à
l’Irak disloqué depuis l’invasion américaine, le conflit dans la péninsule
arabique elle-même entre crypto-chiites de l’Assir et du Nord du Yémen, d’une
part, et sunnites wahhabites, d’autre part, les réticences à l’endroit du
pouvoir saoudien dans la province pétrolifère du Hassa, etc.
Dans le cadre de cette
hostilité fondamentale à toutes les manifestations de chiisme dans la péninsule
arabique, Al-Wahhab s’insurge contre les pèlerinages vers des lieux sacrés
(différents de ceux du Hedjaz, destination du « hadj » islamique),
car ces pèlerinages vers des tombeaux de saints ou de poètes sont une pratique
essentiellement chiite. L’objectif d’Al-Wahhab, outre théologique et religieux
stricto sensu, est de purger la péninsule de toute force susceptible d’être
activée par l’ennemi perse pluriséculaire. Normal : l’empire ottoman,
affaibli et contraint de mobiliser toutes ses forces contre la Russie qui
entend avancer ses pions en direction du Danube et des Balkans, de la côte
septentrionale de la Mer Noire et du Caucase, est dans l’incapacité de s’opposer
efficacement aux menées wahhabites dans un espace quasi désertique de moindre
importance stratégique, où les Anglais n’ont pas encore débarqué au Yémen (ce
qu’il feront quelques années après Waterloo et la fin de l’épopée
napoléonienne). L’ennemi potentiel perse demeure au regard d’Al-Wahhab le
danger principal : c’est lui qui pourrait déboucher dans la péninsule
arabique en profitant des faiblesses ottomanes et y remplacer le pouvoir
sunnite abâtardi de la Sublime Porte par un pouvoir chiite, après annexion des
zones chiites de la Mésopotamie méridionale et du Hassa.
Pour donner forme à ce retour à
la pureté imaginaire d’un islam initial, Al-Wahhab demande à ses adeptes de
traquer toutes les formes de religiosité au quotidien qu’il assimile à de l’idolâtrie ou
à de mauvaises pratiques ou, plus simplement encore, à des pratiques inconnues
au temps du Prophète : chapelets, tabac, musique et danse sont interdits.
Pour la musique, signalons tout de même que la quintessence de l’identité
européenne, au-delà de la culture classique et des éléments de christianisme qui
l’ont modifiée, se manifeste, à partir de Jean-Sébastien Bach, dans la musique
classique, une musique que ne goûtaient guère les puritains protestants. Une
transposition de cette phobie hostile à la musique en Europe occidentale
constituerait une attaque inacceptable contre l’identité européenne.
L’interdiction de la danse vise essentiellement une tradition turco-mongole et
chamanique incluse dans les pratiques de l’islam en territoire ottoman, sous la
forme de la chorégraphie sacrée des derviches, notamment des derviches
tourneurs de Konya en Anatolie. Enfin, Al-Wahhab préconise le port obligatoire
de la barbe pour les hommes, pratique que reprennent les fondamentalistes
déclassés de nos cités et banlieues, dans un esprit de
« monstration » et d’exhibitionnisme purement exotérique. On constate
également que musique, dessin, danse et gymnastique se voient parfois
régulièrement rejetés par des élèves directement ou indirectement influencés
par le wahhabisme ou le salafisme dans nos écoles.
Le mouvement Ikhwan en Arabie Saoudite
Dans le cadre du wahhabisme, il
convient de citer, à titre de troisième pilier du fondamentalisme islamique
contemporain, le mouvement « Ikhwan » dans l’Arabie Saoudite du 20ème
siècle. Al-Wahhab et les ancêtres des Saoud avaient été les alliés de Napoléon
contre les Anglais qui s’étaient assurés le soutien des Ottomans et des Perses.
Après la défaite de Napoléon à Waterloo, les Ottomans et les Egyptiens vont se
venger cruellement : au début du 19ème siècle, la péninsule
arabique a été littéralement ratiboisée par les armées ottomanes et
égyptiennes, qui comblent les puits, ravagent les agglomérations et massacrent
un bon nombre d’habitants. La péninsule sombre alors dans l’anarchie, pour
quelques décennies. Ibn Séoud, souverain d’un territoire tribal jouxtant le
Nedjd, impulsera la renaissance de l’arabisme péninsulaire et du wahhabisme.
Son ouvre politique de reconquête et de réorganisation d’une péninsule ravagée
par la vengeance ottomane et égyptienne commencera par la soumission à son
autorité du territoire du Nedjd. A partir de ce moment-là, Ibn Séoud réorganise
politiquement le cœur de la péninsule arabique. Deux historiens célèbres de
l’entre-deux-guerres, qui lui consacreront des ouvrages serrés et copieux, le
Français Jacques Benoist-Méchin et l’Allemand Anton Zischka, jugent l’œuvre
d’Ibn Séoud très positive, dans la mesure où ce souverain avisé a admis que le
nomadisme traditionnel des Arabes péninsulaires ne générait que l’anarchie et a
voulu, de ce fait, sédentariser les tribus, en lançant un programme de
sédentarisation porté par l’idée d’un soldat/colon, animé par le rigorisme
wahhabite. Ce mouvement s’appelle l’Ikhwan : il militarise la religion
d’une manière plus systématique et encadre plus positivement l’impétuosité
tribale des Arabes péninsulaires ; Ben Laden s’en inspirera, à la suite
des Palestiniens des années 30, dont le premier mouvement de résistance armée,
contre les sionistes et les Britanniques, s’appellera l’ « Ikhwan
Al-Qassam », ou « Fraternité militaire Al-Qassam », du nom d’un
combattant tombé dans une embuscade de l’armée anglaise. Cependant, le
mouvement —qui s’apparente in fine à des mouvements similaires de
colonisation agricole de zones en friche en Europe, notamment celui des
Artamanen en Allemagne ou dans les zones de Pologne ou de Roumanie, où
s’étaient implantées des minorités paysannes allemandes, ou au sionisme
militant des premiers kibboutzim— sera
immédiatement dissous, dès la victoire totale d’Ibn Séoud sur l’ensemble de la
péninsule arabique, dès la réémergence d’un Etat saoudien dans les frontières
qu’on lui connaît encore aujourd’hui.
Les frères musulmans en Egypte
Quatrième pilier du fondamentalisme
islamique actuel et source d’inspiration de ses émules contemporaines : le
mouvement des frères musulmans, né en Egypte à la fin des années 40. Son
fondateur fut Hassan Al-Banna. Son objectif ? Mettre fin à l’inféodation à
l’Occident des pays arabes, avec l’instrument de la ré-islamisation, portée par
une « phalange » (kata’ib). L’idéologie
baptisée « phalange » est donc islamiste en Egypte, alors
qu’elle est chrétienne maronite au Liban et inspirée par la Phalange catholique
espagnole. En 1949, Al-Banna est abattu par la police dans la rue, lors d’une
manifestation où la foule lynchait des soldats britanniques. Détail intéressant
à noter : Al-Banna a été au départ un intellectuel occidentalisé, qui
avait étudié aux Etats-Unis. A son retour en Egypte, il rejette l’occidentalisation,
plaide pour un retour à un rigorisme islamique strict. Dans un premier temps,
il sympathise avec les « officiers libres » rassemblés autour de
Gamal Abdel Nasser puis s’opposera à celui-ci qui devra affronter deux
adversaires : les frères musulmans et les communistes. Ces deux forces
feront donc cause commune contre Nasser, ennemi des Etats-Unis.
Les frères musulmans
constitueront toutefois la principale force anti-nassérienne. Le leader
nationaliste égyptien s’inspirait des nationalismes européens du 20ème
siècle, ce qui, aux yeux des rigoristes musulmans, constituait une démarche
« impure ». Résultat : les frères musulmans combattent ce régime
national arabe, parce qu’il est syncrétisme, et deviennent ipso facto, volens nolens, les alliés objectifs des
Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et d’Israël. Leurs actions ont notamment
empêché l’Egypte de devenir le leader naturel du monde arabe après la défaite
de 1967, face à l’armée du général israélien Moshe Dayan.
L’Egypte des années 50 et 60 a
été le théâtre d’une guerre civile larvée. En 1955, un an après la montée au
pouvoir des « officiers libres » et de Nasser, le mouvement des
frères musulmans est dissous. Plusieurs exécutions s’ensuivent. Le nouveau
leader des frères musulmans, après la mort d’Al-Banna, a été Sayyib Qutb
(1906-1966). Il oriente le discours des frères musulmans vers une forme
originale d’islamo-socialisme, avec références hanbalistes. La grande
innovation de son discours est l’appel à la djihad contre les gouvernements
musulmans jugés « déviants » ou « hérétiques » : cette
approche, propre de la pensée de Qutb, inspire encore et toujours les
djihadistes marocains et algériens (FIS) et les fondamentalistes saoudiens s’inscrivant
dans le sillage de Ben Laden. Cette notion de djihad et ce soupçon permanent
jeté sur les formes contemporaines d’Etat dans le monde arabo-musulman est un
facteur de guerre civile systématique. Animés par cet esprit djihadiste, les
adeptes de Qutb s’opposent donc à Nasser, qui finit par emprisonner, juger et
condamner à mort leur leader. Sayyib Qutb est pendu en 1966. Cette exécution ne
résout nullement le problème politique des frères musulmans en Egypte :
ils demeurent un facteur dangereux pour l’Etat égyptien.
CONCLUSION :
Tout esprit européen animé par
ce que j’appelerais ici un « rationalisme vitaliste/historique » peut
comprendre l’importance et la pertinence d’un fondamentalisme islamiste dans la
péninsule arabique, ou du moins en son centre, le Nedjd, car, de toute
évidence, l’islam des origines et l’œuvre politique d’Ibn Séoud, participe
d’une logique vitale, d’une volonté rationnelle et intelligente de
désenclavement des tribus autochtones du Nedjd. Un débordement hors du Nedjd
mais limité à la péninsule arabique, également comme du temps de Mohammed ou du
temps d’Ibn Séoud, peut s’expliquer par la volonté d’abriter la péninsule tout
entière des convoitises étrangères, d’y sécuriser les voies de communication
caravanières et de l’arracher à tout dissensus religieux. Hors de cette
péninsule, il est impossible d’exiger le purisme hanbaliste ou wahhabite, sous
peine de disloquer des stabilités existantes, comme le constataient les
dirigeants égyptiens ou ottomans au début du 19ème siècle, quand ils
ont ordonné leur œuvre de destruction dans la péninsule arabique. Les
nationalismes arabes, transconfessionnels dans des pays à large majorité
musulmane ou au sein de la nation palestinienne plurielle et disloquée,
participaient d’une rationalité politique « vendable » en dehors de
l’écoumène arabo-musulman, dans le contexte des Nations Unies, de l’UNESCO ou
de l’OMS, ou, antérieurement à celles-ci, aux diverses instances
internationales, comme l’Union Postale, etc.
Tout pays arabe, sans renoncer
à l’Islam mais sans pour autant le « fondamentaliser », pouvait
devenir un interlocuteur valable dans le concert des nations. Tout pays,
recourant à des fondamentalismes, se place en dehors du concert international,
c’est-à-dire en dehors du concert des nations indépendantes et souveraines. Les
Etats-Unis, en laissant une large place au fondamentalisme protestant et en
déchainant le fondamentalisme néolibéral, en créant, de toutes pièces et de
concert avec des éléments saoudiens, un nouveau fondamentalisme islamiste,
sunnite et wahhabite en Afghanistan pour lutter contre l’URSS, sont les
premiers responsables de la dislocation de ce concert d’entre les nations. Les
Etats-Unis ont certes été la puissance instigatrice de la formation des Nations
Unies, de l’UNESCO et de l’OMS : ils ont aussi été les premiers à les
dénoncer et les rejeter, lorsque ces instances contrariaient leurs projets ou
constituaient un frein à la pandémie néolibérale qu’ils appelaient de leurs
vœux. Les fondamentalistes islamistes qui poursuivent leurs actions, à la suite
des encouragements américains, contre les Etats nationaux arabes ou musulmans,
participent à la logique qui sous-tend la Doctrine Bernard Lewis, reprise par
Zbigniew Brzezinski : c’est une doctrine qui vise la balkanisation
maximale de tout le Grand Moyen Orient (Corne de l’Afrique comprise). On le
voit en Somalie, Etat failli et disloqué, partagé en trois morceaux, un Nord,
un Puntland et un Sud. On le voit dans la guerre civile larvée entre Fatah et
Hamas dans l’entité palestinienne et à Gaza. On le voit au Liban depuis 1975.
On le voit en Irak, où le pays est virtuellement divisé en trois entités
antagonistes. Enfin, on s’en aperçoit lorsque circule la carte-projet de Ralph
Peters, un stratégiste américain, issu de l’écurie néo-conservatrice de
l’équipe Bush II. Peters entend « redessiner le Moyen Orient », de la
Méditerranée à l’Indus, en créant de nouvelles entités étatiques comme le
« Kurdistan libre », le Baloutchistan, en unissant le Hassa et le
Koweït, les provinces chiites de l’Irak et le Khouzistan arabophone d’Iran, aux
dépens de l’Iran, de la Turquie, du Pakistan et de la Syrie, tout en
démantelant l’Arabie saoudite. L’objectif avoué ? Eliminer les frontières
de sang, en rassemblant ethnies et confessions au sein d’identités étatiques
homogènes. Or cette homogénéité n’a jamais existé au Moyen Orient et même le
moins informé des stratégistes américains d’aujourd’hui doit le savoir. Dès la
fin de la protohistoire, les peuples s’y sont télescopés, y ont fusionné,
créant de la sorte une macédoine inextricable qu’aucun intellectuel, fût-il un
élu de l’équipe Bush II, ne pourra jamais démêler en dessinant une nouvelle
carte. La fragmentation des entités existantes créera non pas la paix mais sera
source de nouveaux conflits et de nouveaux irrédentismes. La solution pour le
Moyen Orient est une solution impériale et syncrétique qui ne pourrait tolérer
ni le « fragmentationnisme » ni le fondamentalisme, qui en est le
vecteur idéal aux yeux de ceux qui, justement, veulent la fragmentation totale.
Enfin, last but not least, les nations européennes ne peuvent tolérer de
voir leurs héritages, coutumes, pratiques quotidiennes, modes d’enseignement,
traditions philosophiques, modes alimentaires ou culinaires, etc. rejetés et
démonisés au nom de la notion de « jalilliyah », surtout sur le territoire
européen lui-même. Si le racisme, en tant que rejet de coutumes non
condamnables sur le plan moral ou éthique, de personnes concrètes, ou en tant
qu’a priori, est une attitude à maîtriser et à houspiller hors des règles de
bienséance conviviale ou diplomatique, une notion comme celle de
« jalilliyah », qui rejette, elle aussi, des modes de vie non
condamnables sur les plans éthique et moral, diabolise des personnes et
véhicule des a priori non fondés ou veut les faire traduire dans la réalité
quotidienne par des attitudes violentes, doit retenir l’attention égale, sinon
plus vigilante, du législateur, vu sa virulence plus grande, en l’état actuel
des choses, que le vieux racisme, battu en brèche et en réel recul.
Robert STEUCKERS ;
(rédaction finale : février
2009).
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