Les leçons de la « Révolution Conservatrice »
Conférence
de Robert Steuckers, prononcée à Anvers, Rubenshof, 29 mars 2006
Il est évident que je vais
essentiellement mettre l’accent, ce soir, sur la notion de « révolution
conservatrice », telle qu’elle a été définie par le Dr. Armin Mohler.
Cette « révolution conservatrice » englobe des traditions
européennes, plus exactement centre-européennes, et non pas des traditions
anglo-saxonnes. Cette approche appelle d’abord deux remarques : 1) Le conservatisme,
sous cette appellation-là, existe en tant que mouvement ou que parti politique
en Angleterre ou aux Etats-Unis ; 2) Le « conservatisme »
n’existe pas de cette façon, n’est pas un mouvement politique distinct en
France, en Italie, en Belgique ou en Allemagne. Le terme
« conservatisme » ne s’y utilise pas pour désigner un parti politique
ou un « pilier » (= een zuil).
L’utilisation du terme
« conservatisme » pour désigner une partie de la droite contestatrice
du régime libéral dominant est assez récente. Nous le devons surtout à Caspar
von Schrenck-Notzing, éditeur de la revue munichoise Criticon ; également à l’écrivain Gerd-Klaus Kaltenbrunner.
Tous deux ont développé une notion très vaste du conservatisme, ont montré sa
diversité, son foisonnement, ses particularités innombrables, en analysant
essentiellement les œuvres laissées par des personnalités très différentes les
unes des autres. En effet, tant Schrenck-Notzing que Kaltenbrunner ont
travaillé sur des biographies de personnalités et d’auteurs et cela, pendant
des décennies, dans les colonnes de Criticon
(rubrique « Konservative Köpfe ») et dans la fameuse collection
« Herderbücherei Initiative », voire dans des ouvrages regroupant
exclusivement des monographies de ce genre.
Mais pour nous résumer, disons
que, pour nous, la « révolution conservatrice » des premières
décennies du vingtième siècle trouve
ses racines les plus anciennes dans le « Sturm und Drang » allemand
et dans la pensée du philosophe Herder.
Georges Gusdorf : analyse
méticuleuse de la pensée européenne des Lumières aux romantismes
Le « Sturm und
Drang » est, pour l’essentiel, une réaction contre le classicisme du
dix-huitième siècle, jugé répétitif et stéréotypé dans ses formes, et contre
les Lumières dans leur interprétation et leurs traductions politiques
françaises. Le professeur alsacien Georges Gusdorf est celui qui nous a légué,
récemment, l’enquête la plus complète sur la maturation philosophique et
politique de ce corpus rétif aux Lumières, dans une série d’ouvrages fort denses,
comptant plus de treize volumes. Gusdorf nous décrit, sans recourir à un jargon
incompréhensible, les innombrables étapes de cette maturation, où, pour se
dégager du classicisme et des Lumières, le « Sturm und Drang » et
Herder (qui se pose comme exposant des Lumières mais non à la mode française)
préconisent un retour aux sources vives de la pensée populaire (Volk), aux
racines, au moyen âge, au seizième siècle.
Pour Herder, cette démarche
commence par une enquête générale sur les origines de la littérature de chaque
peuple. Il veut que le théâtre, pour sortir du corset classique, se réfère à
nouveau à Shakespeare, où le dramaturge ne doit plus tenir compte de la règle
étouffante des trois unités, peut laisser libre cours à son imagination et ne
doit pas imiter purement et simplement les modèles de la Grèce ou de la Rome
antique, ou de Plaute, comme Racine, Corneille et Molière.
La pensée de Herder exercera
rapidement une influence sur toute l’Europe, notamment, ici en Flandre, sur le
mouvement flamand (notamment via la pensée politique d’Ernst Moritz
Arndt ; j’y reviens), sur les slavophiles russes et balkaniques, sur le
mouvement d’émancipation irlandais, qui réhabilite l’héritage celtique et
culmine dans la poésie de William Butler Yeats, avec son mixte typiquement
celto-irlandais de paganisme celtique et de catholicisme. Enfin, Herder
influence aussi le mouvement tchèque centré autour de la personnalité de
Palacky.
Arndt : vision organique du
peuple et principe constitutionnel
E. M. Arndt pose clairement les
principes politiques cardinaux qu’une révolution à la fois conservatrice et
nationaliste doit suivre impérativement : tout ce qui découle de la
révolution française, écrit-il, est intrinsèquement faux parce que non
organique et mécanique ; l’idéologie de cette révolution –et toutes les
vulgates qui en découlent- ne voit pas le monde et les nations comme les
produits d’une évolution mais les considèrent comme de simples constructions.
Nous avons là le noyau essentiel de la pensée conservatrice continentale.
Arndt, plus nationaliste que conservateur dans le contexte de son époque, se
veut toutefois révolutionnaire, mais sa révolution ne fait pas table rase de ce
qui existe préalablement : elle veut exhumer des lois ancestrales
refoulées. Sa révolution est donc légale, possède une base juridique et
s’insurge contre toute forme d’arbitraire du pouvoir, que celui-ci soit
princier ou jacobin. Arndt précise : tout prince qui refuse d’accorder à
son peuple une loi fondamentale, une constitution, découlant de droits
organiques, est un « grand mogol » ou un « khan tatar ».
De Herder à Arndt, nous assistons à l’affirmation
philosophique qu’il n’existe aucune histoire générale de l’humanité, mais
autant d’histoires particulières générées par des peuples particuliers ou des
groupes de peuples particuliers (la germanité ou la slavité, par exemple).
Plus tard, le philosophe Wilhelm Dilthey précisera, sans la verve polémique
d’Arndt, qu’un peuple ne peut être défini tant qu’il n’est pas mort, tant qu’il
produit et crée des « formes ». Le
conservatisme herdérien ne signifie donc pas une apologie de ce qui demeure
stable et figé, mais exprime au contraire un mouvement évolutionnaire qui a des
racines et les respecte.
De Maistre, de Chateaubriand et de
Bonald
Deuxième
source majeure de la « révolution conservatrice » :
les réactions contre les débordements de la révolution française. Ces réactions
sont d’abord françaises. Citons trois auteurs principaux : le Savoisien
Joseph de Maistre, le Breton François-René de Chateaubriand et le théoricien
Louis de Bonald. Généralement, ces trois auteurs sont considérés par
l’idéologie progressiste ( ?) dominante comme de sinistres obscurantistes,
partisans de la répression des masses populaires, apologètes d’un royalisme non
pas traditionnel mais despotique (ce qui est très différent). Une analyse plus
sereine de leurs œuvres autorise un jugement autre : ces auteurs déplorent
justement la dureté répressive de la république et de la terreur, l’élimination
des représentations populaires et des droits et libertés acquis.
Pour Joseph de Maistre, par
exemple, le jacobinisme conduit au contrôle total et serré de la population, à
son encartage, à la surveillance totale (thème revenu à gauche dans les années
soixante avec Michel Foucault). Derrière la critique formulée par de Maistre à
l’encontre du jacobinisme républicain, se profile un idéal de liberté dont
Georges Orwell se fera le champion avec ses romans « Animal Farm » et
« 1984 » ; dans le fameux discours de son alter ego espagnol Donoso
Cortés sur le combat apocalyptique qui marquera la fin de l’histoire, cet idéal
de liberté, de non contrôle par l’Etat et par la classe satanique et bourgeoise
qui le contrôle, est encore plus nettement mis en exergue. Autre cible de la
critique maistrienne : l’esprit de fabrication. Par « esprit de
fabrication », de Maistre entend toutes les démarches intellectuelles qui
refusent de se reposer sur des fondements anciens, rejettent ces derniers, et
agissent par innovations constantes, écrasant tout ce qui a élevé l’homme dans
les siècles et les innombrables générations du passé, seuls siècles réels,
réellement observables, seuls siècles capables d’être des réceptacles de
sagesse pratique.
Dans les œuvres poignantes du
Breton François-René de Chateaubriand, que Michel Fumaroli vient de réhabiliter
magistralement par une biographie remarquable, on retrouve un leitmotiv
récurrent et essentiel : retrouver partout, à tout moment, dans ce que
l’on voit ou dans ce que l’on pense, les traces, même infimes, du passé, parce
qu’elles ont toutes, y compris les plus modestes, infiniment plus de valeur que
tout ce que produit un présent galvaudé par de sinistres planificateurs, par
des fabricateurs de systèmes, de normes abstraites, de règles et de punitions.
François-René de Chateaubriand exprimera cette piété pour les choses vénérables
du passé dans sa revue « Le Conservateur », lancée en 1820. C’est ce
titre qui a forgé la dénomination que porteront tous ceux qui, sur le plan
intellectuel ou politique, refusent les pompes et les gâchis de l’engeance
politicienne qui avait pris son envol à partir des Lumières et de 1789.
Louis de Bonald : de l’harmonie
divine à la sociologie
Pour Louis de Bonald, l’idée
conservatrice centrale est de dire que Dieu donne harmonie au monde. Cette
grande harmonie universelle, reflet christianisé de l’idéal du cosmos ordonné
des anciens Grecs, génère des harmonies sociales, dont il convient de ne pas
dévier par des raisonnements abstraits, sous peine de voir périr des équilibres
pluriséculaires et de sombrer dans le chaos, comme les événements de la
révolution française le démontrent à partir de 1789. Dès que les raisonnements
abstraits s’immiscent dans la bonne marche des choses et tentent de la modifier
par des décrets, produits de réflexions fumeuses, les harmonies se
disloquent ; on tente alors d’apporter d’autres remèdes, tout aussi
fabriqués, qui compliquent encore les choses, pour aboutir à une jungle des
paragraphes, de règles décrétées en dépit du bon sens, assorties de peines pour
les contrevenants, comme nous le voyons aujourd’hui, ici, chez nous, sans que
plus aucun citoyen ne perçoit encore ce qui est bien ou mal, licite ou
illicite. Avec l’ « esprit de fabrication », que Bonald appelle
plutôt l’esprit philosophique, la société se fragmente, entre en déliquescence.
Bonald ne s’est pas borné à
invoquer l’ordre divin, troublé et galvaudé par les philosophes et les
révolutionnaires, il a également jeté les bases de la sociologie moderne ;
au départ, celle-ci vise à observer et analyser les déliquescences sociales
pour y porter remède. Elle n’est donc pas une science révolutionnaire mais
conservatrice. Louis de Bonald aura en Flandre un héritier prestigieux :
le Professeur Victor Leemans de l’université de Louvain, qui lui consacrera
articles et essais, reconnaîtra son rôle fondateur en sociologie et entendra
poursuivre son œuvre en formant quantité d’étudiants, avant et après la seconde
guerre mondiale. Son départ laisse un vide en Flandre depuis près de cinquante
ans, vide dans lequel s’est engouffrée, comme partout ailleurs en Europe, une
sociologie, non plus bonaldienne et visant à restaurer les liens sociaux
pulvérisés par l’esprit de fabrication, mais dissolvante à la façon
soixante-huitarde. Vous savez ce qui en a résulté.
L’apport de Thomas Carlyle
En Angleterre (ou plutôt en
Ecosse), l’idéal « révolutionnaire-conservateur » avant la lettre a
été porté par une figure exceptionnelle, celle de Thomas Carlyle, dont on
retiendra essentiellement, dans le cadre du présent exposé, deux idées
fondamentales :
A.
D’abord, celle d’une histoire générée par les héros, qui impriment à la marche
des nations leurs volontés créatives à des moments souvent inattendus du
continuum historique ; cette idée alimente, avec d’autres, la fameuse théorie
de l’histoire sphérique d’Armin Mohler, où la force personnelle ou collective
impulse une rotation originale à la sphère qu’est le temps, avant de tomber
dans une phase d’entropie, relayée, plus tard, sans calendrier préétabli, par
une nouvelle force impulsante.
B.
Ensuite, l’œuvre de Carlyle recèle une critique systématique et récurrente de
la « cash flow mentality », soit l’esprit marchand ou l’idéal
économiciste du boutiquier (« shopkeeper »). Cette critique est la
source de l’hostilité et du mépris de toute véritable idéologie
« révolutionnaire-conservatrice » à l’endroit des castes économiques,
qu’elle n’entend pas ménager mais au contraire mettre au pas voire éliminer,
pour restaurer le bien commun, soit une société dominée par les constantes, les
stabilités équilibrantes et débarrassée ipso facto de la fébrilité activiste et
négociante (étymologiquement : « neg-otium », absence d’
« otium »), qu’impose la caste des shopkeepers et des banquiers à
l’ensemble de l’humanité, toutes races confondues.
En Allemagne, trois figures
fondatrices dominent les phases initiales et préparatoires de la
« révolution conservatrice » proprement dite. Il s’agit de Joseph
Görres, d’Adam Müller et de Lorenz von Stein.
Görres : trifonctionnalité et
fidélité impériale
Joseph Görres théorise, avant
la lettre, avant Georges Dumézil, la notion de trifonctionnalité traditionnelle
des sociétés européennes, subdivisées en une « Lehrstand », une
classe enseignante, chargée de la transmission du savoir et des traditions ;
une « Wehrstand », soit une classe combattante, chargée d’assurer la
défense du bien commun et du territoire ; une « Nährstand »,
soit une classe laborieuse chargée d’assurer la production d’aliments pour le
peuple. Ces trois « Stände » doivent s’articuler au sein d’un Reich,
d’une structure impériale comparable à l’institution médiévale du Saint Empire,
mais, cette fois, dotée d’une constitution garantissant l’intégration de tous
(du moins des représentants des trois Stände
nécessaires, les autres éventuelles étant jugées trop restreintes ou
superflues, en tous cas dépourvues de signification réelle). Görres, devenu
catholique après une jeunesse turbulente et révolutionnaire dans une Rhénanie
aux regards tournés vers la France moderne, sauve toutefois, dans un contexte
anti-révolutionnaire, la représentation de toutes les classes utiles au Bien
commun, l’institution impériale finalement plus respectueuse des peuples et de
leurs libertés que la république belligène et terroriste, et, enfin, ajoute
l’élément constitutionnel, modernisation de l’esprit des chartes, réclamé par
les masses allemandes mobilisées dès 1813 dans le soulèvement prussien contre
Napoléon, selon les principes de la mobilisation totale, préconisés par
Clausewitz. Görres rejoint Arndt sur ce plan. Görres n’opère pas un retour en
arrière ; il tente simplement d’éliminer les dérives sanglantes du
progressisme révolutionnaire et les effets de son basculement dans les
répressions liberticides.
Adam Müller : retour au
« zoon politikon »
Adam Müller pose, comme
principe cardinal de toute politique saine, de s’opposer dorénavant à tous les
principes énoncés par la révolution française qui, bien qu’ayant tout politisé
à outrance et de façon hystérique, a gommé de la scène le véritable « zoon
politikon » traditionnel, d’aristotélicienne mémoire, dans la mesure où
elle efface avec rage et acharnement tous les liens immémoriaux qui soudaient
les sociétés. Le « citoyen » de la révolution est un bavard ou un
émeutier sans épaisseur, un sans-culotte aviné, un partisan encarté mais sans
jugement profond, sans recul, sans héritage, sans plus aucun contact avec la
longue durée. Le zoon politikon, de la Grèce antique à Adam Müller, dispose
d’une mémoire, sait que des liens l’unissent aux siens ; il n’est pas un individu
irresponsable qui, uni à d’autres au sein de masses, traduit par des actes
horribles l’ensauvagement qui résulte de la disparition des liens (Bindungen) et des devoirs. La politique
conservatrice, préconisée par Adam Müller, vise donc la restauration de ce
« zoon politikon ». Le retour au zoon
politikon des Grecs interdit d’accepter le libéralisme, le libre marché,
interdit d’octroyer un pouvoir quelconque aux forces économiques, aux
puissances d’argent. Adam Müller préconise de fait une alliance entre un
socialisme, tempéré par les traditions, et un conservatisme, soucieux de
préserver les stabilités équilibrantes, contre l’ennemi de l’homme réel qu’est
le libéralisme. C’est dans l’œuvre d’Adam Müller et de Lorenz von Stein qu’il
faut voir les origines intellectuelles de la condamnation du libéralisme chez
l’un des pères fondateurs de la révolution conservatrice du 20ième
siècle, Arthur Moeller van den Bruck (« C’est par le libéralisme que
périssent les peuples »).
Lorenz von Stein reprend les
idées générales d’Adam Müller et veut les inscrire dans le cadre d’une
structure étatique reposant sur une « royauté sociale ». Cette notion
de « royauté sociale » exprime, chez Lorenz von Stein, l’idée d’un
interventionnisme étatique tempéré par l’idée monarchique. Les rois doivent
devenir les agents d’une intervention permanente dans le domaine social pour
éviter la fusion des intérêts des possédants avec la machine
étatique-administrative. Les possédants, ou classes bourgeoises, entendent
utiliser l’Etat, dont le rôle est alors réduit à celui d’un « veilleur de
nuit », pour dominer l’ensemble de la société, via un vote censitaire qui
permet d’exclure de larges strates de la population du processus démocratique.
Dans un tel contexte, l’Etat garde à peine les apparences du principe de
commandement (« Die herrschende Macht ») mais, en réalité, sous la
pression des intérêts matériels de la seule bourgeoisie, devient une instance
du pure obéissance (eine « gehorchende Unmacht »). Le monarque en
place a pour mission de prendre la tête du mouvement réformateur (hostile au
conservatisme metternichien), de le guider et d’assurer aux classes non
possédantes un avenir matériel stable, seule garantie de leur liberté. L’Etat
« veilleur de nuit », idéal des libéraux, conduit à la non-liberté
(« Unfreiheit ») des catégories modestes de la société. L’Etat
réformateur, animé par de hautes vertus éthiques, conduit à une société plus
harmonieuse, plus conviviale, plus participative car toutes les catégories de
la population participent alors à la gestion de la Cité. C’est Lorenz von Stein
qui a indubitablement inspiré l’Etat social bismarckien et les monarchies
réformatrices d’Allemagne du Sud (Würtemberg, Bavière). Avec lui, on parle de
« Sozialkonservativismus ».
L’ère Metternich : aucune
expérimentation
Le 19ième siècle
allemand a donc débuté avec l’ère Metternich. Il s’agit là d’un conservatisme
dépourvu de tonus innovant, voire d’idées révolutionnaires (au sens
étymologique du terme et non pas au sens de la révolution française) ou de
revendications constitutionnelles. Pour le Prince Metternich, aucune
expérimentation nouvelle ne devait avoir lieu en Europe. Pour cet état d’esprit
paléo-conservateur, la pensée d’un Ernst Moritz Arndt équivalait à celle des
pires sans-culottes. Cette incapacité à intégrer la « Nährstand » et
la classe ouvrière en formation et en croissance exponentielle, dans le sillage
des révolutions industrielles (encore timides sur le continent jusqu’en 1850),
provoquera le mécontentement des classes bourgeoises et populaires, ainsi que
celui des « Burschenschaften » étudiantes en terres germaniques et
centre-européennes. Ce porte-à-faux entre les desiderata légitimes d’une
population, qui ne voulait plus ni du despotisme pré-révolutionnaire ni du
terrorisme jacobin, et la volonté immobiliste d’élites épuisées, a finalement
débouché sur la révolution de 1848, dont l’idéologie mêle des thèmes libéraux à
des thèmes nationaux, en une synthèse qui se révélera finalement boiteuse.
Bismarck : une poigne qui impose
l’Obrigkeitsstaat
En bout de course, par sa
poigne, Bismarck imposera une synthèse, qui aurait été incapable d’émerger
seule, vu l’hétérogénéité tellement contradictoire des composantes de la
révolution de 1848. Par la force de son caractère et de sa personnalité,
Bismarck imposera un « Obrigkeitsstaat » puis une représentation
socialiste, assortie de la promotion de lois sociales modernes. Bismarck
n’imposera pas seulement une synthèse sur les plans intérieur et social, mais
aussi sur le plan international, en diplomatie, en préconisant une indéfectible
« alliance des trois empereurs » (Drei-Kaiser-Bund) qui placera
automatiquement les puissances traditionnelles du centre et de l’est de
l’Europe dans une sphère différente de celle de l’Occident (France + Grande-Bretagne).
Un clivage est ainsi né, qui expliquera la vigueur, et parfois la virulence, de
l’anti-occidentalisme de la révolution conservatrice du 20ième
siècle.
Pour le diplomate Constantin
Frantz, au service de la Prusse, l’Ouest, ou l’Occident, composé de la France
jacobine (et néo-bonapartiste avec l’avènement de Louis-Napoléon) et de
l’Angleterre ploutocratique (qui n’a pas retenu l’une des leçons essentielles
de Carlyle), n’est plus entièrement européen, n’est plus lié par le destin, par
la géographie et l’hydrographie à l’Europe et à sa civilisation. Les
possessions extra-européennes de ces deux puissances placent leurs intérêts en
dehors de la sphère purement européenne. Ce qui a pour corollaire que des
conflits, nés hors d’Europe, peuvent désormais ébranler et affecter les nations
du sous-continent européen. Avant Constantin Frantz déjà, le diplomate et
ministre von Hülsemann, au service de l’Autriche, avait réagi vivement à la
proclamation de la Doctrine de Monroe (1823), car il percevait bien que cette
Doctrine, soi-disant émancipatrice pour les nations créoles d’Amérique
ibérique, visait l’exclusion pure et simple, non seulement de la malheureuse
Espagne, mais de toute autre puissance européenne hors du Nouveau Monde.
L’Europe n’a pas soutenu l’Espagne à l’époque et la tentative d’installer un
Habsbourg sur le trône du Mexique en 1866-67, n’a été qu’une gesticulation
tragique et surtout trop tardive, non suivie d’effets réels et durables pour
contrer l’expansion omni-dévorante des Etats-Unis, prévue par Alexis de
Tocqueville. De même, les forces conservatrices soutiendront Sandino au
Nicaragua dans les années 20 et 30 du 20ième siècle : un autre
combat d’arrière-garde…
L’Occident cesse d’être européen
Dans les travaux de ces deux
diplomates (nous pourrions en citer d’autres), nous découvrons donc in nuce tous les affects
anti-occidentaux de la « révolution conservatrice » du 20ième
siècle, qui ont visé successivement la France, l’Angleterre et les Etats-Unis.
A la veille de la guerre de Sécession de 1861-65 et du conflit franco-allemand
de 1870-71, les deux puissances occidentales d’Europe, la France et la
Grande-Bretagne avaient de fait troublé l’équilibre de l’alliance des trois
empereurs en intervenant, aux côtés de la Turquie, ennemie héréditaire de
l’Europe, lors de la Guerre de Crimée. Cet acte indiquait que les deux
puissances se montraient renégates à l’endroit de la civilisation dont elles
procédaient. Le complexe idéologique mêlant le puritanisme, l’idéologie
révolutionnaire jacobine, la fébrilité sans mémoire de la révolution
industrielle, le libéralisme, le rousseauisme égalitaire et le manchesterisme,
ne prenait plus en considération ni les valeurs partagées pendant des siècles
ni l’histoire qu’elles ont générée ni les obligations qu’elles impliquent.
Sur le plan culturel, au temps
de Bismarck, l’intégration des classes sociales, auparavant défavorisées,
progressait. Le socialisme était intégré à la machine étatique, avec les
accords entre Lassalle (opposant à Marx au sein du socialisme de l’époque) et
Bismarck. L’intégration des socialistes dans la sphère politique du Deuxième
Reich bismarckien découlait bien plutôt de la pensée de Lorenz von Stein que de
celle de Karl Marx. En Angleterre, à la même époque, John Ruskin développait un
socialisme pratique, avec architecture ouvrière, avec une volonté de biffer
définitivement les laideurs engendrées par les effets urbanistiques désastreux
de la révolution industrielle (« Garden Cities », etc.). Pour revenir
en Allemagne, il convient de préciser que la philosophie de Nietzsche était une
référence pour les socialistes à l’époque et non pas pour les nationalistes ou
les pangermanistes (« Alldeutscher Verband »). Les nationalistes se
référaient à Gobineau et, plus tard, à son principal disciple, Houston Stewart
Chamberlain.
Les romans de Dostoïevski
En Russie, c’est la grande
époque des romans de Dostoïevski, un ancien révolutionnaire de l’aventure
décembriste du début du siècle. L’exil sibérien, auquel l’écrivain a été
contraint, l’a guéri de ses illusions de jeunesse. La fréquentation des exilés,
taulards, forçats, fonctionnaires pénitentiaires puis celle des déséquilibrés
et des paumés des cafés de Petersbourg l’ont tout naturellement conduit à
abandonner les utopies rousseauistes (ou qui passent pour telles), sans
renoncer pourtant à croire que dans ce magma en apparence peu reluisant peuvent
surgir des héros ou des saints, et, à proportion égale, des canailles ou des
assassins. Le « Journal d’un écrivain », de ce plus grand Russe de tous
les siècles, recèle un testament politique qui appelle à une profonde méfiance
à l’endroit de cet Occident jacobin à la française (rousseauiste et égalitaire,
philosopheur et procédurier) ou ploutocratique à l’anglaise (avec ses
hypocrisies, son moralisme comme cache-sexe d’une fringale insatiable de
profit). Le traducteur de Dostoïevski en Allemagne ne fut personne d’autre
qu’Arthur Moeller van den Bruck, père fondateur du mouvement
révolutionnaire-conservateur. L’apport russe et dostoïevskien, via Moeller van
den Bruck, est capital dans l’éclosion de la révolution conservatrice allemande
de la première moitié du 20ième siècle, capital aussi dans la
gestation d’une œuvre comme celle d’Ernst Jünger.
Immédiatement avant que
n’éclate la première guerre mondiale en août 1914, on ne peut pas encore parler
véritablement de « révolution conservatrice », bien que tous les
éléments idéologiques en soient déjà présents. Ces idéologèmes sont épars,
diffus, bien répartis dans l’ensemble des cénacles intellectuels de l’époque
(socialistes compris), mais ne sont pas politisés ni offensifs et militarisés,
comme ils le seront après la première guerre mondiale. Tout au plus peut-on
parler d’utopies positives à connotations organiques, de modélisations sur base
d’idées et d’idéaux organiques (et non pas mécanicistes ; ces idéaux
organiques trouvent leur origine dans la pensée de Schelling et dans le filon
romantique). La diffusion de ces idéologèmes est surtout le fait d’un éditeur
paisible, un homme bienveillant, Eugen Diederichs, dont la maison d’édition,
fondée en 1896, existe toujours. Diederichs, comme j’ai déjà eu plusieurs fois
l’occasion de le dire, est le véritable promoteur métapolitique des futurs
idéologèmes constitutifs de la révolution conservatrice. En m’appuyant sur
divers chercheurs, dont l’Américain Gary Stark, j’en dénombre essentiellement
huit :
1)
La vie ne peut être évaluée sur
la base de la seule raison (raisonnante) ; en d’autres termes,
l’intellect, en rationalisant outrancièrement et en schématisant sans tenir
compte d’une foule de particularités et d’exceptions, finit non pas par devenir
un auxiliaire utile de la vie, mais son ennemi (cf. ultérieurement l’œuvre
philosophique de Ludwig Klages).
2)
L’Allemagne et l’Europe ont
besoin d’une nouvelle mystique religieuse, qui trouve ses racines dans la
mystique médiévale rhénane, brabançonne et flamande ; en Brabant, la
figure dominante de cette mystique, base d’une alternative possible, est
Ruusbroeck, d’abord vicaire à Sainte-Gudule à Bruxelles, puis dirigeant d’un
cloître en Forêt de Soignes à Groenendael. L’écrivain francophone gantois
Maurice Maeterlinck, que Diederichs publiera en allemand, se penchera sur cette
figure du mysticisme brabançon, tout comme le peintre surréaliste et
traditionaliste Marc. Eemans, éditeur, dans les années 30, de la revue
« Hermès » et fondateur, à la fin des années 70, du « Circulo
Studi Evoliani », pendant belge des initiatives italiennes de Renato del
Ponte et héritier du cercle flamand équivalent, fondé par Jef Vercauteren,
décédé accidentellement en 1973.
3)
L’art a pour mission de sauver
la civilisation contre le matérialisme. Idée qui, chez nous, sera
principalement incarnée par les architectes et concepteurs Victor Horta et
Henry Van de Velde (sur qui s’exerça profondément l’influence de Nietzsche).
Marc. Eemans (1907-1998), pour sa part, à la suite de l’écrivain néerlandais
Couperus et d’un précurseur allemand des idéaux du mouvement de jeunesse
Wandervogel tel Julius Langbehn (auteur d’un ouvrage magistral sur Rembrandt),
poursuivra cette quête, même après les années de la deuxième « grande
conflagration », dans son œuvre encyclopédique sur l’art en Belgique et
dans la revue « Fantasmagie ».
4)
Sur le plan littéraire,
Diederichs préconise une renaissance du romantisme ; ce qui l’a amené à
soutenir un écrivain comme Hermann Hesse à ses débuts. Outre ce désir de
réactiver le filon romantique allemand, Diederichs lance un vaste programme de
traduction d’œuvres russes, dont les grands classiques tels Tolstoï,
Dostoïevski, Tchékhov, Gorki et surtout le néo-mystique Soloviev. L’apport
russe est donc considérable.
5)
Diederichs préconise une
mystique du peuple (Volk), voire, dans certains cas, parce que la terminologie
de l’époque ne connaît pas de tabous comme aujourd’hui, une mystique de la
« race ». Nous verrons ce qu’il en est exactement.
6)
Diederichs souhaite également
un retour à « Mère-Nature » et se positionne dès lors comme un
écologiste avant la lettre. Ce retour à la « Terre Mère » postule un
soutien au roman paysan. Ce qui amène Diederichs à faire traduire les fleurons
de la littérature flamande en ce domaine : Felix Timmermans, Stijn
Streuvels et, plus tard, Ernst Claes. Cela nous permet de dire que l’apport
flamand, et belge en général, est considérable dans l’éclosion de la révolution
conservatrice allemande.
7)
Diederichs plaide pour la
diffusion d’un socialisme de bon niveau, de haute tenue intellectuelle qui
permet de tirer les masses ouvrières vers le haut au lieu de les entraîner par
démagogie dans la fange du plébéisme. Diederichs est dès lors sur la même
longueur d’onde que Victor Horta. Il publiera les premiers ouvrages d’Henri de
Man, de même que les travaux des socialistes britanniques de la Fabian Society,
les œuvres de l’architecte et historien de l’art John Ruskin.
8)
Diederichs réclame un soutien
au mouvement de jeunesse naissant. Il soutiendra un groupe étudiant mixte à
Leipzig, le « Cercle Sera », appelé à servir de modèle à une nouvelle
société, plus heureuse, harmonieuse et conviviale.
En résumé, on peut dire, ici,
ce soir, à Anvers, en mars 2006, que cette tradition à facettes multiples,
lancée par Diederichs, est aussi et surtout la nôtre dans la sphère des
conservatismes du monde entier, parce qu’arithmétiquement l’apport flamand y
est fort considérable. Aucun conservatisme au monde ne recèle, dans son
alchimie première, autant d’ingrédients venus d’ici, de nos propres provinces.
Vers le national-socialisme ?
Gary D. Stark est un historien
américain qui s’est penché sur le travail des éditeurs allemands d’avant 1914,
dont Diederichs. Dans les idées que leurs productions éditoriales ont
diffusées, Gary D. Stark, comme Zeev Sternhell en France et en Israël, voit une
préparation intellectuelle à l’avènement du national-socialisme
hitlérien ! Sans critiquer leur énorme travail d’investigation, de
recherche et de comparaison, inégalé, force est tout de même de constater une
diabolisation exagérée de ces corpus qui ont pourtant innervé aussi la
social-démocratie montante. On dirait que ces travaux servent, in fine, à
livrer une guerre préventive contre toutes les tentatives de rénover l’Europe
et ses piliers idéologiques (toutes tendances confondues), rénovation qui
devrait inévitablement puiser dans des réservoirs d’idéologèmes fort semblables
à ceux développés entre 1890 et 1914 par la maison d’édition créée par
Diederichs.
La diabolisation préventive et
l’accusation, portée à toutes ces thématiques, d’être des prolégomènes au
national-socialisme hitlérien, nous paraissent totalement injustes pour six
raisons principales :
1)
Diederichs et ses
collaborateurs n’ont jamais discriminé les auteurs juifs s’inscrivant dans les
filons novateurs des décennies 1890-1914. Diederichs est notamment celui qui a
promu en Allemagne la pensée de Henri Bergson. Le social-démocrate Victor
Adler, issu d’une famille israélite viennoise, professait un socialisme
organique très proche des corpus préconisés par la maison Diederichs.
2)
La valorisation des figures du
paysan et du poète indique une opposition générale à la modernisation technique
outrancière que les idéologies libérale, marxiste et nationale-socialiste
allaient parachever en Europe et en Amérique.
3)
Le désir de voir advenir une
rénovation religieuse mystique, non politisée, est une préoccupation originale,
que le national-socialisme acceptera en surface, dans une première phase, pour
remettre bien vite l’ensemble trop bigarré des innovateurs au pas.
4)
Gary D. Stark croit voir en
l’apologie récurrente de la « race nordique » un indice de connivence
avec la future idéologie nationale-socialiste. Pourtant chez les auteurs de la
maison Diederichs, notamment chez notre compatriote Maurice Maeterlinck (cf.
ses « Cahiers bleus »), l’évocation de la « race nordique »
est une revendication de liberté individuelle et personnelle face à l’arbitraire
de l’Etat et à l’homologation des mentalités (que dénonceront par ailleurs
Robert Musil dans « L’homme sans qualités » et Franz Kafka dans
l’ensemble de son œuvre). L’idéologie dominante actuelle ne veut pas davantage
percevoir ce lien qui existait clairement entre le
« nordicisme » et l’« anti-totalitarisme » avant la lettre.
5)
La place des écrivains russes
dans les productions de la maison Diederichs, la valorisation de l’âme russe,
démontre qu’il n’y a en elles aucun affect anti-slave ou russophobe.
6)
Les auteurs de la maison
Diederichs insistent également trop sur la notion de « personne ».
Face à une uniformité galopante, ils appellent à l’émergence de fortes
personnalités, ce qui est impensable dans un Etat totalitaire qui entend mettre
tout le monde au pas (« Gleichschaltung »). Le Prix Nobel de
littérature Knut Hamsun, auteur de « La Faim », par son insistance
sur la force des personnalités (p. ex. Isaak dans « La Glèbe ») est
ainsi en porte-à-faux constant avec l’idéologie nationale-socialiste en dépit
de ses engagements en Norvège occupée de 1940 à 1945.
Nous n’avons donc pas de
« révolution conservatrice » s’affichant comme telle, affichant un
militantisme « soldatique » et hyper-politisé, avant 1914. Nous
avons, répétons-le, un vaste éventail d’idéologèmes organiques, anti-jacobins
et anti-mécanicistes, que partagent aussi bon nombre de socialistes de
l’époque, surtout en Autriche et en Belgique.
Les thèses de Panayotis Kondylis
Le philosophe grec
contemporain, Panayotis Kondylis, qui écrivait en allemand et qui est hélas
décédé prématurément, avait consacré un ouvrage remarqué au conservatisme, où
il constatait que la classe nobiliaire, détentrice de la propriété foncière et
traditionnel pilier de l’idéologie conservatrice, était devenue, à l’ère de la
progression du suffrage universel, trop ténue numériquement pour demeurer la
porteuse d’une idéologie politique capable de survivre au sein des assemblées.
Par conséquent, poursuivait Kondylis, faute de soulever l’enthousiasme de
masses, à l’instar des socialistes, le conservatisme cesse d’être proprement
politique pour se muer en un esthétisme, sublime mais forcément condamné à la
marginalité. Dans cette belle esthétique du conservatisme, dépolitisé par
l’effet de la loi du nombre, des ingrédients philosophiques comme ceux issus de
l’œuvre de Carlyle (l’héroïsme, l’affect anti-économique) et, bien sûr, ceux
légués par Nietzsche vont se cristalliser. A ce double héritage de Carlyle et
de Nietzsche, s’ajoutent bien d’autres legs, dont, en première instance, celui
des grands écrivains français du 19ième siècle : Baudelaire,
Stendhal, Flaubert et, dans une moindre mesure, Balzac.
Ces poètes et écrivains sont
des hommes lucides qui constatent que la nouveauté révolutionnaire (au mauvais
sens du terme) est omniprésente, en réalité ou en jachère, pire, qu’elle n’a
pas encore déplié tous ses aspects : l’art doit dès lors s’ériger contre
ce « dépliement » fatidique qui transformera à terme les sociétés en
fourmilières ternes. Nos auteurs français vont donc procéder à une dissection
méticuleuse de ce monde en "advenance", révéler sa vénalité et sa
nullité essentielles, dont la manifestation la plus patente est le perpétuel
« piétinement », l’impossibilité d’un recommencement sublime, écrit
le philologue suisse Jean Borie (Université de Neuchâtel).
Pour un Baudelaire, la société
bourgeoise, qui jacasse et qui « piétine », exclut l’artiste qui doit
dès lors riposter, en imposant un art nouveau qui démasque les inconsistances
et les hypocrisies de la société bourgeoise, née de la révolution française.
Cet art nouveau n’est pas un retour aux hauteurs spirituelles d’antan : ce
travail, qui consisterait à remonter le temps, est désormais impossible (point
de vue que partage Kondylis), puisque les contemporains, depuis le 19ième
siècle vivent une rupture permanente (et irrémédiable) avec l’histoire de leur
peuple et la rupture la plus emblématique a été perpétrée par la hiérarchie
catholique : celle-ci a d’abord rêvé d’une revanche, d’un retour à
l’ancien régime qui la privilégiait, explique Borie, puis s’est mise par
opportunisme crasse au service de la bourgeoisie victorieuse, perdant du même
coup toute puissance mystique capable de soulever les coeurs. Le catholicisme
officiel a ainsi laissé un vide effrayant dans nos sociétés: l’artiste
anti-bourgeois et secrètement ou ouvertement conservateur, dans la mesure où il
nie « l’aquarium sans oxygène du bourgeoisisme », entend, par son
art, combler ce vide, l’occuper par de nouveaux rituels (Borie). Cette option
annonce le « Jungkonservatisvismus » de Moeller van den Bruck,
traducteur de Baudelaire, pendant ses années berlinoises, et qui, forcément, en
cette qualité, transpose quelque éléments de la pensée et des visions du poète
français dans sa définition du « jeune conservatisme ».
Honoré de Balzac
Balzac, dans « Le médecin
de campagne », dénonce le monde moderne induit par le personnage du Dr.
Benassis, philanthrope et eudémoniste. Celui-ci modernise une vallée
dauphinoise économiquement arriérée, où vit une colonie de pauvres
« crétins » que les indigènes respectent au nom de
« superstitions religieuses », jugées inutiles et improductives. Le
brave docteur modernisateur fait interner les « crétins » dans un
camp, loin de leur village, et impose, au nom d’idéaux tout à la fois
hygiénistes et rousseauistes, une sorte de dictature hygiéniste basée sur les
postulats révolutionnaires jacobins d’égalité et de primauté de
l’économique : Balzac, conclut le philologue suisse Borie, à rebours de
l’avis de Maurice Bardèche, et juge ce monde décevant et incomplet, dans la
mesure où il a exclu les pauvres (en esprit comme en fortune), le soldat
Genestas, condamné à ressasser des nostalgies, les artistes, les inassimilables
désintéressés qui n’aiment ni l’argent ni l’accumulation de biens ou de
richesses, et finalement Benassis lui-même, l’initiateur du processus de
modernisation, devenu inutile puisqu’il a presté sa tâche et ne doit plus rien
ajouter à son œuvre : son action initiale l’a condamné à terme à ne plus
jamais devoir agir ; le monde qu’il a créé n’a plus besoin de créateurs,
fussent-ils des « modernisateurs ». Le monde de la modernité est donc
un monde d’exclusion, de formatage, d’aseptisation, d’homogénéisation.
Mieux : Balzac met en scène deux familles, l’une installée dans le haut de
la vallée isolée, qui garde ses traditions immémoriales ; l’autre est
installée à proximité de la plaine et a oublié les rituels de toujours. Dans
chacune des familles, le père vient de mourir: ceux d’en haut, qui respectent
encore les traditions sont rassemblés autour du cercueil, graves,
recueillis ; tout le clan est présent ; le défunt est accompagné de
l’ensemble de sa parentèle en toute solennité vers sa dernière demeure. Ceux du
bas de la vallée continuent leurs besognes quotidiennes, ne réhabilitent plus
aucun des rituels graves d’antan : le mort a basculé dans la catégorie des
choses devenues inutiles, comme sont inutiles à l’accumulation les souvenirs de
tout passé sublime, les liens que fondent les piétés filiales transgénérationnelles :
on expédie donc sans guère de formes le père défunt au cimetière et on
s’empresse de l’oublier. La modernisation a donc généré un vide spirituel
permanent qui n’a toujours pas pu être comblé.
En 1832, dans « Le curé de
Tours », Balzac écrivait ce texte magnifique, très actuel: « D’abord l’homme fut purement et
simplement père, et son cœur battit chaudement, concentré dans le rayon de la
famille. Plus tard, il vécut pour un clan ou pour une petite république :
de là ces grands dévouements historiques de la Grèce et de Rome. Puis il fut
l’homme d’une caste ou d’une religion pour les grandeurs de laquelle il se
montra souvent sublime (…). Aujourd’hui sa vie est attachée à celle d’une
immense patrie ; bientôt, sa famille sera, dit-on, le monde entier. Ce
cosmopolitisme moral, espoir de la Rome chrétienne, ne serait-il pas une
sublime erreur ? Il est si naturel de croire à la réalisation d’une noble
chimère, à la fraternité des hommes. Mais hélas ! La machine humaine n’a
pas de si sublimes proportions ». Tout est dit…
Kondylis évoque les
« trois amours » des esthètes conservateurs : l’amour des choses
supérieures (« Liebe zum Höheren »), qui bétonne un élitisme face aux
pesanteurs des masses, mais aussi face à celles des classes industrielles,
commerciales, bancaires, administratives (etc.) ; l’amour des choses
vraies (« Liebe zum Echten »), que sont la « populité »
(Volkstum) et les archétypes face à l’urbanisation déferlante et à l’économie
basée sur l’argent et la spéculation ; l’amour de tout ce qui est
héroïque (« Liebe zum Heroischen »), valorisant les figures du
héros et du saint (Carlyle, Bernanos).
Dans ce contexte, seul demeure
le noyau irréductible et non interchangeable que constitue la nation ou le
peuple (Volk). C’est donc à la fusion entre l’esthétisme, celui des
« trois amours », et le culte de la nation (ou du peuple), opérée
d’abord par le Provençal Charles Maurras, que parviendra le nouveau
conservatisme, soit la « révolution conservatrice » proprement dite,
incluant, en Allemagne comme en France, des éléments de socialisme, dont ceux
théorisés par Proudhon et Sorel.
Arthur Moeller van den Bruck et le « Jungkonservatismus »
En Allemagne, une synthèse
originale voit le jour dans l’œuvre d’Arthur Moeller van den Bruck. Egaré dès
l’âge de vingt ans dans la bohème littéraire berlinoise puis émigré à Paris,
Moeller van den Bruck s’est frotté à toutes les influences modernistes
allemandes de la Belle Epoque, est devenu, grâce à ses deux épouses, un
traducteur chevronné d’auteurs français (Baudelaire, Maupassant, Zola),
anglo-saxons (Poe, Dickens) et russes (Dostoïevski). La guerre de 14-18 fait de
lui, comme de beaucoup d’autres a-politiques des années 1890-1914, un patriote
soucieux de rétablir la souveraineté pleine et entière de l’Allemagne. Pour y
parvenir, il faut certes une « prussianisation » de l’ensemble du
Reich mais non pas une « prussianisation » à la mode du
« wilhelminisme » d’avant la conflagration d’août 1914. Revenir aux
glorioles caricaturales et au technicisme sans âme du wilhelminisme
constituerait une impasse dans laquelle l’Allemagne vaincue ne doit pas
s’engager. La prussianisation de l’ensemble germanique centre-européen doit
s’accompagner d’une rejuvénilisation complète du conservatisme : celui-ci
doit effectivement conserver les fondements, les racines, les vertus
fondamentales de la nation allemande (ou de toute autre nation qui chercherait
à rétablir son honneur et sa souveraineté) mais sans en conserver les formes
mortes, qui tentent de se répéter ad
infinitum, tel un mouvement perpétuel dépourvu d’objectif nouveau. L’œuvre
de rejuvénilisation est la tâche du « Jungkonservativismus ».
Celui-ci commence par redéfinir les concepts de socialisme, de démocratie, de
révolution, toutes formes ou dynamiques politiques qui ne peuvent plus se
définir selon les critères en usage avant 1914.
Moeller van den Bruck , en
définissant le « Jungkonservativismus » chevauche le « tigre de
la révolution », propose un socialisme nouveau, dépouillé des étroitesses
que la sociale-démocratie lui avait imposées dès la fin des années 10 du 20ième
siècle en voulant rationaliser/marxiser un mouvement ouvrier plus imprégné de
Nietzsche que de Marx dans sa première phase ascensionnelle soit en sa phase de
jeunesse ; enfin, Moeller propose une forme de démocratie plus enracinée,
moins caricaturalement parlementaire, où elle est posée comme « la
participation du peuple à son destin » et où son mode de fonctionnement
est d’être « dirigée ». la démocratie du « Jungkonservativismus »
moellerien est donc une « geführte Demokratie », une démocratie
dirigée par les élus (de l’Esprit et non des urnes) qui, par leur maîtrise des
concepts inaugurés par les avant-gardes littéraires et artistiques de la Belle
Epoque, sauront infléchir correctement les choix du peuple et l’empêcher de
sombrer dans des encroûtements délétères. Les ennemis principaux ne sont donc
pas la révolution, la démocratie ou le socialisme, qui, tous, peuvent être
infléchis dans le bon sens de la « juvénilisation » permanente du peuple
mais le libéralisme qui n’apporte que compromissions, médiocrité morale,
rationalisme étriqué, individualisme pernicieux, « gouvernement de la
discussion ».
Finalement, outre le
développement fascinant des prémisses de la révolution conservatrice, prémisses
encore dépourvues de dimensions guerrières et « soldatiques », la
« Belle Epoque », comme on l’appelait, sentait sourdre, sous la fine
couche d’insouciance et de progressisme naïf, de confort et de consumérisme,
une hostilité à ces vanités qui, pensaient des croyants comme Bloy, Lyautey, de
Foucauld ou Psichari, voire Sorel ou Péguy, allaient bien rapidement pervertir
les hommes, ruiner toutes leurs vertus positives, les anémier spirituellement.
C’est ainsi que le conflit de 1914 a été accueilli comme une épreuve salutaire,
pour sortir l’humanité du confort et de l’avachissement. La guerre rendrait,
croyait-on, la virilité aux hommes, l’attitude du soldat purgerait la nouvelle
génération de miasmes délétères (« soldatisch », allait-on dire en
Allemagne après le conflit, dans la littérature des anciens combattants comme
les frères Jünger, Schauwecker et Beumelburg).
Les transformations sociales
entraînées par la première guerre mondiale seront innombrables. Un film
américain à grand spectacle, « The Eagles », qui évoque les pilotes
allemands de la Grande Guerre, montre bien quels glissements se sont opérés au
cours du conflit. Nous avons, parmi ces pilotes, l’aristocrate de vieille
lignée qui demeure parfaitement chevaleresque ; l’aristocrate nouveau, cynique,
débauché et violent ; l’aristocrate machiavélique, vieux général, qui
cherche un compromis avec les temps nouveaux et joue davantage le rôle du
renard que celui du lion, tout en gardant intact un respect pour les valeurs
rudes du soldat (à la Brantôme) ; enfin, l’homme du peuple devenu
officier, efficace mais dépourvu d’éthique chevaleresque, qui sera un jouet aux
mains du vieux général. Ce nouvel officier préfigure le national-socialisme
sans scrupules, du moins pour l’auteur américain du scénario.
Les « Considérations d’un apolitique » de Thomas Mann
Les « Considérations d’un
apolitique » (« Betrachtungen eines Unpolitischen ») de Thomas
Mann, rédigées pendant la première guerre mondiale, récapitulent des positions
anti-occidentales traditionnelles depuis les premières décennies du 19ième
siècle, attitude d’autant plus étonnante que Mann se fera ultérieurement le
parangon de l’occidentalisme. Dans son roman, « La Montagne Magique »
(« Der Zauberberg »), plusieurs figures, dans le sanatorium de
tuberculeux, à Davos en Suisse, qui sert de décor général à l’œuvre, expriment
ces contradictions de la culture européenne (et pas seulement allemande), dans
des dialogues pertinents et paradigmatiques. Dans ce milieu fermé, dialoguent
Lodovico Settembrini, un rationaliste latin, symbole de toutes les formes de
rationalisme bourgeois dans l’Europe d’avant 1914, Naphta, un juif galicien
formé par les Jésuites et représentant de l’irrationalité religieuse, du
principe religieux a-rationnel, toutes confessions confondues, la jeune et
belle Russe Clawdia Chauchat, représentante de l’« humanité intacte de
l’Est » et de l’intelligentsia russe d’avant la révolution de 1917,
l’aventurier colonial hollandais Pieter Peeperkorn, symbole de l’Européen qui
est allé chercher fortune et aventure au-delà des mers. Ces personnages ont une
nationalité formelle mais leurs propos philosophiques transcendent nettement
les limites que l’on pourrait attendre d’une personnalité inscrite trop
étroitement dans un cadre intellectuel « nationalisé ».Ils
symbolisent tous des attitudes, repérables dans la culture bourgeoise d’Europe
à la Belle Epoque, attitudes qui, hélas, vont perdre toute pertinence sociale,
dans un monde qui sera d’abord complètement disloqué par la guerre, ensuite
livré aux idéologies de l’ère des masses (cf. Canetti et Ortega y Gasset).
La « Montagne magique »
Le personnage central, Hans
Castorp, Allemand du Nord et issu des castes marchandes des villes portuaires
hanséatiques comme Thomas Mann, rend visite à un cousin hospitalisé dans le
sanatorium : il compte rester trois semaines en Suisse ; il restera
sept ans. Lui, l’homme sans grandes qualités ou vertus, tentera de trier le bon
grain de l’ivraie dans tous les propos qu’échangeront les autres protagonistes
du sanatorium de Davos. Quant au cousin Joachim Ziemssen, il incarne une
« vitalité robuste » dans un corps hélas malade : il symbolise
véritablement l’Europe en déclin.L’attitude mentale altière de ce tuberculeux
qui voulait devenir officier prussien est l’attitude héroïque et éthique par
excellence mais elle n’est déjà plus centrale dans les débats qui animent le
sanatorium de la « Montagne Magique », elle est marginalisée.
L’Europe, au corps malade, ne peut plus abriter cette « vitalité
robuste », l’incarner et la généraliser : constat pessimiste, quand
meurt Joachim Ziemssen, l’homme qui voulait maintenir les bonnes vertus mais
n’était plus pris très au sérieux par les autres. Où est la véritable Europe
(malade) ?Dans ce sanatorium, où l’on discute de l’essentiel même s’il
cela ne conduit à rien, ou dans la « Plaine » (le
« Flachland ») où bruissent les grandes villes, où la vie est marquée
par les trépidations des machines ?Hans Castorp, quand il revient dans la
« Plaine », peut trouver un emploi, une fonction, un rôle, mais
ceux-ci seront toujours interchangeables : il ne sera plus, comme à Davos,
un partenaire indispensable au débat de fond —celui qui tente, dans sa tête, de
faire la synthèse de cette Europe aux attitudes divergentes— mais un rouage
dans une machinerie qui sera toujours remplaçable. La « Montagne
Magique » de Mann est bel et bien un des romans-clefs de la première
moitié du 20ème siècle. Pour notre propos, il est
« conservateur-révolutionnaire », non pas parce qu’il veut remettre
en selle les principes allemands des « Considérations d’un
apolitique », mais parce qu’il constate le déclin irréversible de toutes
les valeurs et vertus. Pessimiste, il constate la maladie de l’Europe.
Après 1918, l’Allemagne vit dans le
traumatisme de la défaite. Le monde de la germanité, perçu dans les décennies
antérieures comme irrésistiblement ascendant, est ruiné, battu, outragé. Les
cadres territoriaux allemand et austro-danubien sont morcelés, leurs frontières
sont démembrées, ouvertes à toutes les interventions ou les invasions. Sur le
plan éthique, la guerre et les soulèvements spartakistes ont disloqué les
certitudes traditionnelles. L’immoralité va galopante, surtout dans les grandes
villes (cf. les souvenirs de l’écrivain anglais Christopher Isherwood sur la
débauche dans le Berlin des années 20). Refusant cette déliquescence
généralisée, une nouvelle culture naît en marge de ces tumultes et agitations,
une culture qu’Armin Mohler nommera, dans sa fameuse thèse de doctorat soumise
à Karl Jaspers, la « révolution conservatrice », car elle entend se
révolter contre le nouvel établissement, voire contre toute pesanteur inutile,
et conserver les valeurs impassables de l’humanité germanique et européenne.
Dans ce front
« conservateur » et « révolutionnaire », prenons quelques
figures marquantes : Spengler, les frères Jünger, Klages, Steding,
Rosenstock-Huesy, Kantorowicz, ainsi que des cercles tels le
« Tat-Kreis » ou des éditeurs comme Diederichs, Lehmann et Goldmann.
A ces « révolutionnaires conservateurs » pur jus, ayant retenu les
leçons de Nietzsche, s’ajoutent des penseurs catholiques comme Carl Schmitt,
ainsi qu’une brochette de théologiens occupés à formuler une théologie en phase
avec l’idéologie populiste-folciste, en vogue depuis Herder et Arndt. Chacune
de ces figures apporte des éventails de concepts pertinents, idoines pour
saisir les problèmes de cette époque de bouleversements fondamentaux, mieux,
des concepts si profonds qu’ils gardent toujours leur pertinence aujourd’hui, mutatis mutandis.
Oswald Spengler
Oswald Spengler jette un œil
panoramique sur les civilisations, plus exactement, les cultures qui ont
jalonné l’histoire. Pour lui, une « culture » est une manifestation
organique, spécifique et originale, qui recèle, en elle-même, les forces vives
de son éclosion et de ses développements. Mais toute culture est mortelle,
quand ces forces vives viennent à s’épuiser. Au terme « culture »,
Spengler oppose celui de « civilisation ». La
« civilisation » procède d’une « culture » : elle en
est le parachèvement sur les plans de la technique, de l’administration des
choses, de la puissance brute. Mais, simultanément, elle ne produit plus aucune
force vive, capable de faire éclore des valeurs dignes d’être imitées. L’Europe
a ainsi été une culture, grecque puis faustienne, jusqu’au seizième siècle,
pour ensuite présenter les affres du vieillissement et du déclin. L’Amérique,
qui procède de l’Europe, correspond à son stade ultime et achevé de
« civilisation ». L’urbanisation déferlante, que connaissent l’Europe
et les Etats-Unis depuis la fin du 19ième siècle, est l’indice le
plus patent de la cristallisation/figement d’une « culture » vivante
en une « civilisation » mortifère. Le thème, fort fécond, sera repris
par quantité de littérateurs, polémistes, sociologues ou philosophes. Enfin
Spengler crée le concept de « pseudo-morphose ». Une culture peut
changer de signe, passer du paganisme germanique au christianisme faustien par
exemple, ou du christianisme à l’islam (comme dans la sphère « magique »
arabo-byzantine), ou de l’iranité zoroastrienne à l’islam chiite, sans
véritablement changer de forme. Le changement de signe n’affecte pas les
fondements même de la culture : ce changement n’opère qu’une mutation de
surface, une « pseudo-morphose » qui n’est en aucun cas métamorphose,
bouleversement total, passage à quelque chose de fondamentalement autre. La
notion spenglérienne de « pseudo-morphose » demeure toujours féconde
et nous permet de mieux comprendre, aujourd’hui encore, certains phénomènes
culturels, comme, par exemple, la complexité du Moyen Orient.
Les frères Jünger
Ernst Jünger, et son frère
Friedrich-Georg, tous deux jeunes officiers volontaires de 1914 et spécialisés
en coups de main aussi tordus qu’audacieux dans la guerre des tranchées,
deviennent dans les premières années de la République de Weimar théoriciens
d’un « nouveau nationalisme », insolent et moqueur pour le
nationalisme de l’époque wilhelminienne, qu’il était évidemment impossible de
reproduire après la défaite de 1918, vu le contexte de déliquescence inouï dans
lequel survivait le Reich. Tous ceux qui ont lu attentivement les textes
nationaux révolutionnaires des deux frères, écrits dans la seconde moitié des
années 20 et au début des années 30, sont soit choqués par leur apparente virulence
soit séduits par la profondeur des arguments soit les deux à la fois. Dans un
volume collectif, intitulé « Aufstieg des Nationalismus », les frères
Jünger précisent quelle doit être la virulence juvénile du nouveau nationalisme
post-wilhelminien : ce nationalisme, en aucun cas, doit tolérer la
répétition de formes mortes, préconisée par des pouvoirs politiques
« légalitaires » qui figent le flux du réel et précipitent, de la
sorte, les Cités ou les Etats dans un déclin irrémédiable par manque d’audace.
Plus tard, Ernst Jünger, déçu par le légalisme de la République de Weimar et
par le mouvement hitlérien, plaidera pour une « décélération » du
monde, pour un retour à des archétypes sociaux non modernes, tandis que son
frère Friedrich-Georg, dans un ouvrage qui annonce la vague écologique d’après
1945, « Die Perfektion der Technik », s’inquiète d’un phénomène de
plus en plus prégnant face à la modernisation et l’américanisation galopante
des sociétés occidentales et soviétiques, celui de la « connexion »
totale de tous à des instances exclusivement techniques et non plus
politiques : le prêtre qui prononce son prêche amplifie sa voix par un
micro et est donc connecté au distributeur d’électricité ; le paysan qui
use d’un tracteur consommant du carburant est connecté désormais à la pompe la
plus proche appartenant à un consortium pétrolier, etc. Cette connexion totale
de tous tue toutes les formes de liberté organique : elle crée l’idéal du
Dr. Benassis, personnage de Balzac.
Klages, Steding, Rosenstock-Huesy, Kantorowicz
Ludwig Klages, lui, entend
retourner aux matrices « telluriques » de la culture et finit par
poser une dichotomie Ame/Esprit, où l’âme est l’expression de la vie et
l’esprit un principe qui entend soumettre la vie et l’encadrer, au point d’en
assécher la source.Les forces vitales de l’âme sont forces de lumière tandis
que les forces de l’esprit conduisent à un assombrissement général du monde.
Christoph Steding voit la
notion allemande de « Reich » comme un principe d’ordre, sans lequel
l’Europe est plongée dans l’indolence ou le chaos. Historiquement, cette
instance d’ordre en Europe a été mutilée et annihilée par les Traités de
Westphalie en 1648 : certaines périphéries comme la Hollande et la Suisse
s’en sont volontairement détachées pour suivre une voie originale : soit
une ouverture vers la mer soit un repli sur le réduit alpin. Quant à la
Scandinavie, elle n’a plus été attirée par ce môle politique que le
« Reich » aurait dû rester en Europe. Ce détachement génère une « culture
neutre », impolitique, hollandisé ou helvétisée, valorisant la spéculation
esthétique ou l’individualisme et accentuant un désintérêt délétère pour le
sort géopolitique du continent. Steding parie alors pour le retour à une
culture politique impériale, capable de redonner vigueur à un continent
européen morcelé, sans plus aucune consistance territoriale, son centre étant
émasculé par le double effet des Traités de Westphalie et de Versailles et par
la neutralisation (dépolitisation) de la culture. Pour Steding l’avènement d’un
prussianisme impérial, non plus réduit au royaume de Prusse et aux seules
traditions dynastiques prussiennes, permettrait de réduire à néant les effets
dissolvants des traités et de la neutralisation culturelle.
Eugen Rosenstock-Huesy et Enrst
Kantorowicz, tous deux israélites et anciens officiers des Corps francs après
1918, énoncent des idées originales : Rosenstock-Huesy voit l’identité de
l’Europe dans une perpétuelle remise en questions révolutionnaire de ce qui est
établi. L’Europe est une terre de révolution/réjuvénilisation permanente qui
lui confère un dynamisme unique au monde et une plasticité que les autres
cultures ne possèdent pas. Ernst Kantorowicz, qui avait fréquenté le cercle des
« Cosmiques » à Munich autour de Stefan George, explore à fond la
personnalité hors normes de Frédéric II de Hohenstaufen (expression la plus
sublime de l’idée impériale) et étudie le développement du principe
monarchique, tout en explorant ses fondements traditionnels.
Le Tat-Kreis, revue de sciences
politiques, d’économie et de sociologie, animée par Hans Zehrer, insiste tout
particulièrement sur la nécessité d’une autarcie économique aussi large que
possible et sur l’idée d’une intégration totale et participative de toutes les
classes sociales dans l’Etat. Parallèlement à cette revue, des éditeurs comme
Diederichs (cf. supra), Lehmann, spécialisé dans les questions raciales et
biologiques, ou Goldmann, spécialisé en géopolitique et en problèmes de
politique internationale, diffusent une littérature très abondante, dont
beaucoup d’auteurs méritent d’être redécouverts et étudiés.
Une « révolution conservatrice » catholique ?
Parallèlement à ces auteurs non
chrétiens, protestants ou néo-païens, il a également existé une
« révolution conservatrice » catholique, dont Carl Schmitt fut l’un
des exposants. De nombreux théologiens, tenus au placard depuis 1945, ont
participé à l’élaboration d’une contestation anti-libérale, hostile à la
République de Weimar. Carl Schmitt, considéré depuis une quinzaine d’années
comme le plus pointu des penseurs du politique, a influencé des politologues
américains célèbres comme Erich Voegelin ou Leo Strauss. S’il fallait résumer
l’œuvre de Carl Schmitt en quelques mots, il faudrait commencer par citer
l’adage de Hobbes : « Auctoritas non veritas facit legem »,
« c’est l’autorité (d’un homme de chair et de sang) et non la vérité
(abstraite des philosophes) qui fait la loi ».Schmitt se dresse contre le
pouvoir des normes énoncées par des juristes en chambre, étrangers au tumulte
du monde, parce que ces normes sont posées comme inamovibles et éternelles,
alors que les Cités sont des organismes vivants qui épousent les méandres de la
réalité vivante et ne survivent pas lorsqu’elles sont prisonnières de la cangue
d’un appareil normatif, qui ne réfléchit plus, ne sent plus, n’éprouve jamais
rien. L’autorité ne saurait donc être un ensemble de normes ou de principes
immuables mais uniquement un homme de chair et de sang, capable de prendre la
bonne décision car il n’est pas aveugle et éprouve dans sa propre chair les
souffrances ou les potentialités de l’Etat qu’il dirige.
Dans les normes
internationales, imposées depuis Wilson et la SdN, Schmitt voit un
« instrumentarium » mis au point par les juristes américains pour
maintenir les puissances européennes et asiatiques dans un état de faiblesse
permanent. Pour surmonter cet handicap imposé, l’Europe doit se constituer en
un « Grand Espace » (Grossraum), en une « Terre » organisée
autour de deux ou trois « hegemons » européens ou asiatiques
(Allemagne, Russie, Japon) qui s’opposera à la domination des puissances de la
« Mer » soit les thalassocraties anglo-saxonnes. C’est l’opposition,
également évoquée par Spengler et Sombart, entre les paysans (les géomètres
romains) et les « pirates ». Plus tard, après 1945, Schmitt, devenu
effroyablement pessimiste, dira que nous ne pouvons plus être des
géomètres romains, vu la défaite de l’Allemagne et, partant, de toute l’Europe
en tant que « grand espace » unifié autour de l’hegemon germanique.
Nous ne pouvons plus faire qu’une chose : écrire le « logbook »
d’un navire à la dérive sur un monde entièrement « fluidifié » par
l’hégémonisme de la grande thalassocratie d’Outre-Atlantique.
Schmitt s’avère catholique dans
la mesure où il est partisan d’un pouvoir personnel et personnalisé, incarné, à
l’instar de celui des papes, et qu’il est européiste.
Traduction « révolutionnaire-conservatrice » du mythe de l’incarnation
La théologie
folciste-catholique (« völkisch-katholisch ») base toutes ses spéculations
sur la notion chrétienne d’incarnation, pour laquelle le Christ est « Dieu
devenu chair ». Tout homme, dans cette perspective possède une parcelle de
divin en lui : il est toutefois libre de la faire valoir —et d’atteindre
ainsi la grâce— ou de l’ignorer —et, par voie de conséquence, de refuser la
grâce. Mais l’homme n’est pas isolé, il appartient à un peuple, disent les
folcistes-catholiques, un peuple qu’il doit servir, car il est écrit que le
disciple du Christ doit servir ses prochains. L’Eglise et l’épiscopat, flanqués
de leurs théologiens, ont donc tenté de chevaucher le « tigre
folciste » exactement comme, après 1945, toute une frange du catholicisme
français avait tenté de chevaucher le « tigre communiste » voire, fin
des années 60, le « tigre maoïste ». La théologie protestante a suivi
des chemins similaires.
1933 : la
« Gleichschaltung »
En 1933, avec l’arrivée au
pouvoir des nationaux-socialistes, tous sont mis au diapason par la
« Gleichschaltung ». Le Tat-Kreis et les éditeurs s’alignent sur le
nouveau régime. Les mouvements de jeunesse sont inclus progressivement dans les
organisations de jeunesse du parti unique, tout en conservant parfois une
réelle autonomie permettant une critique virulente de la hiérarchie du parti ou
de la SS, comme l’atteste le cas, très complexe, d’une personnalité comme
Werner Haverbeck. Les études de sociologie prennent une tournure plus technique
et abandonnent les prémisses des sciences écologiques, que les cercles
qualifiables de « révolutionnaires-conservateurs » avaient commencé à
aborder, notamment sous l’impulsion d’un discours, d’inspiration
« tellurique », tenu par Klages à l’adresse des jeunes du mouvement
« Wandervogel » en 1913. Giselher Wirsing, ancien du « Tat-Kreis »,
a dirigé la fameuse revue « Signal » pendant la seconde guerre
mondiale, qui n’était pas inféodée au parti national-socialiste, contrairement
à ce que l’on croit généralement. La revue, très moderne dans sa présentation
pour l’époque, était européiste, et donc indirectement catholique comme l’était
son rédacteur en chef qui dirigera la revue « Christ und Welt » dans
les années 50. Elle ne véhiculait aucun nationalisme allemand stricto sensu.
Les tenants de la
« révolution conservatrice » se retrouveront dans tous les
camps : attentistes, immigration intérieure, émigration, adhésion au
national-socialisme, service exclusif au sein des forces armées rétives à
l’emprise du parti unique, résistance anti-hitlérienne, etc. Parmi les auteurs
de l’attentat du 20 juillet 1944, Schulenburg, ancien ambassadeur du Reich en
URSS, avait été un partisan de la bonne entente entre l’Allemagne et l’URSS,
dans la perspective inaugurée par le diplomate von Brockdorff-Rantzau après la
signature du Traité de Versailles ; Claus von Stauffenberg avait été lié au
cercle des « Cosmiques » de Stefan George, rêvant d’une
« Allemagne secrète », sublime, esthétique, un peu hiératique ;
Hellmut von Moltke, arrêté suite à l’attentat manqué de juillet 1944 et traduit
devant le « tribunal du Peuple », a amorcé un débat avec le juge
Freissler, ancien communiste : son point de vue est celui d’un
personnalisme chrétien, proche de celui défendu par les non-conformistes
français des années 30, qui réclame à l’Etat de respecter l’autonomie de la
personne responsable et liée à son peuple (et non de l’individu détaché de tout
lien social fécond) ; Freissler défend, lui, la collectivité populaire, où
la personne n’est rien et où seul compte le « tout », la totalité
collective.
Le « Konservativismus » allemand après 1945
Après 1945, les fondements
théoriques de la « RC », et leurs applications pratiques, ne
disparaissent pas entièrement : seul le vocabulaire trop militant, trop
proche de celui des nationaux-socialistes disparaît. La notion de
« communauté populaire » soudée et solidaire est remplacée, surtout
chez les démocrates chrétiens par l’idée d’« intégralisme », soit
d’intégration de tous à la participation politique, sans lutte des classes
inutile. Les théoriciens de cet intégralisme démocrate chrétien seront Hans
Freyer (directement issu des rangs de la RC), Arnold Gehlen et Rüdiger Altmann
(par ailleurs disciple de Carl Schmitt). Les chanceliers Adenauer et Ehrard en
feront leur objectif politique, mutatis
mutandis. On parlera aussi d’« Etat technique », pour éviter toute
connotation idéologique rappelant trop lourdement le passé d’avant 1945. Dans
la même foulée, on a tenté de cette façon de rejeter aussi le marxisme
idéologique, en cherchant à se concentrer sur les tâches pratiques à réaliser
dans un Etat allemand en pleine reconstruction, prélude immédiat au
« miracle économique ». La gauche de l’Ecole de Francfort, avec
Horkheimer et Adorno, concentre d’ailleurs ses critiques contre la
« raison instrumentale » qui sous-tend la pratique de cet « Etat
technique ». Alors que la RC était dans une large mesure hostile à
l’emprise trop forte de la pensée technomorphe sur la vie politique, ses
héritiers embarrassés de la démocratie chrétienne, dans les premières décennies
de la République Fédérale, dépouillent leur propos de toutes références
organiques ou théologiennes pour adopter un discours moderne,
« technocratique », en accusant leurs adversaires socialistes et
communistes de faire du passéisme idéologique, toute idéologie de la première
moitié du 20ème siècle étant considérée, désormais, comme un
reliquat encombrant et inutile, dont il fallait se débarrasser au plus vite. La
gauche, elle, renouera avec l’anti-technocratisme de la RC et, même, plus tard,
avec l’organicisme écologique quand apparaîtront les Verts sur la scène politique,
qui se sépareront très vite des rescapés conservateurs de la pensée écologique,
présents lors de la fondation du mouvement écologique actuel, poussant ainsi la
famille politique « verte » dans le camp des gauches, ce qui n’était
nullement prévu au départ.
Pour Rüdiger Altmann, c’est le
« tout » qui doit primer et non les partis ou les parties dans une
perspective « ordo-libérale », réhabilitée en France par le
saint-simonien Michel Albert au début des années 90. Les événements de mai 68
ont eu pour effet de chasser des chaires universitaires tous les professeurs
qui véhiculaient encore, dans leurs cours, des idées issues de la RC, sous des
oripeaux technocratiques ou non. Dorénavant, toute forme de conservatisme sera
assimilée, et bien souvent à tort, au fascisme ou au nazisme.Pour les gauches
militantes et hyper-simplificatrices, dans le sillage d’Adorno, Horkheimer et
Marcuse, toute pensée « affirmatrice », et donc posée comme non
« critique », est grosse de dérives pouvant ramener, sur la scène
politique allemande ou européenne, un nouveau « fascisme ».
Du coup, pour éviter ce
reproche, les démocrates chrétiens édulcoreront leur technocratisme
affirmateur, embrayeront à leur tour sur les discours néo-moralisants et
eudémonistes préconisés par l’Ecole de Francfort ou, en France, par les
« nouveaux philosophes ». Dès lors, tous les tenants d’autres
discours deviendront en Allemagne des « apatrides politiques »
(« politische Heimatlosen »), incapables de s’incruster dans une
formation officielle, capable de garder une représentation politique et
d’influer sur le devenir de la société. La scène conservatrice a été longtemps
animée par le Baron Caspar von Schrenck-Notzing et sa revue
« Criticon » (Munich), qui accordait à Armin Mohler 30% de la surface
imprimée de la revue pour y exprimer ses visions
jüngeriennes/nationales-révolutionnaires, rebaptisées « nouvelle
droite » (« Neue Rechte »). De son côté, Bernhard Wintzek
publiait en Allemagne du Nord la revue mensuelle « Mut », flanquée
d’une petite maison d’édition aux titres excellents. L’historien et théologien
protestant Karlheinz Weissmann, les publicistes Götz Kubitscheck et Ellen
Kositza ont fondé la revue « Sezession » et les éditions
« Antaios » qui poursuivent aujourd’hui l’œuvre de Schrenck-Notzing
et de Mohler, hélas trop tôt décédés. Wolfgang Dvorak-Stocker, directeur des
éditions « Stocker-Verlag » à Graz en Autriche, édite la revue
« Neue Ordnung », tandis que le Dr. Hans-Dieter Sander, bientôt
octogénaire, continue d’éditer à Munich sa revue « Staatsbriefe »,
dans une perspective plutôt « prussienne-nationale ». Les
hebdomadaires « Junge Freiheit » (Berlin) et « zur Zeit »
(Vienne), grâce à leur parution régulière, assurent une présence fréquente,
bien qu’assez ténue, de l’idéologie néo-conservatrice dans le paysage
médiatique allemand et autrichien. Avant son décès prématuré, Gerd-Klaus
Kaltenbrunner, très actif, a sorti de six à huit volumes de monographies sur
des auteurs ou des personnages politiques dont l’œuvre ou la geste méritent d’être
retenues pour la postérité et a édité une série de livres collectifs et
thématiques intitulée « Herderbücherei Initiative », qui n’a
malheureusement pas été poursuivie. L’espace éditorial des « apatrides
politiques » de la « droite » ( ?) allemande est
prestigieux mais hélas réduit et même de plus en plus réduit, vu le décès de
figures exceptionnelles comme Schrenck-Notzing, Mohler ou Kaltenbrunner :
c’est aussi la rançon du ressac culturel général que l’Europe connaît
aujourd’hui ; l’Allemagne le subit d’autant plus qu’elle est la victime
d’une « rééducation » permanente initiée par les autorités occupantes
américaines.
Benoît XVI et Peter Koslowski
L’élection l’an passé (2005) du
Pape Benoît XVI, alias le Cardinal Joseph Ratzinger, a étonné plus d’un
observateur des affaires vaticanes et inquiété les forces de gauche surtout
celles qui s’activent fébrilement au sein même du catholicisme. Benoît XVI
passe pour un « passéiste », pour un
« ultra-conservateur ». Dans son entourage, en Allemagne, il y avait
le philosophe Peter Koslowski, exégète remarquable d’Ernst Jünger, critique de
toutes les formes de gnose qui rejettent le monde concret, critique également
d’une postmodernité qui ne dépasse pas vraiment les lacunes de la
modernité ; Koslowski plaide pour une vision de la liberté qui ne soit pas
autonomie complète de l’individu isolé mais toujours celle d’une personne en
lien avec autrui (« Bindung »). Pour Benoît XVI, la théologie
(catholique) doit réhabiliter la cosmologie, réimbriquer l’homme et les
sociétés humaines dans le « cosmos », développer un
« théo-cosmologie », acceptant les idées chinoises de
« tao » et indiennes de « dharma » mais rejetant toutes les
formes extrêmes de gnose qui refusent la physis, le monde physique et charnel.
Pour Benoît XVI, ces gnoses-là ne sont pas « chrétiennes » car le
Dieu des chrétiens est devenu chair, s’est imbriqué dans la physis. Dans un
dialogue avec Jürgen Habermas, Benoît XVI, alors encore Cardinal Joseph
Ratzinger, rappelle que le citoyen doit obéir aux dirigeants de son pays et,
s’il est catholique, ne pas se poser en révolutionnaire mêlant, dans ses
discours et revendications, Vatican II et Mai 68. L’objectif que semble se
fixer le nouveau pontife romain est de revenir à l’ontologique en l’homme. (PS de 2013 : ce programme initial de Joseph Ratzinger n’a
pas pu se concrétiser ; est-ce cet échec qui a justifié sa
démission ? Les futurs historiens critiques du Vatican nous
l’apprendront…).
Conclusion
Le filon catholique recèle donc
des potentialités, mais uniquement sous l’impulsion de Benoit XVI ou de Peter
Koslowski (note de 2013 :
ce filon n’a pas pu être exploité, ce qui explique sans doute, pour une part,
la démission de Benoît XVI et s’explique aussi par le décès prématuré du Prof.
Peter Koslowski en 2012). Cette introduction a pour but de fusionner les
traditions françaises et les traditions allemandes en matière de
« révolution conservatrice », de montrer qu’elles se sont
mutuellement influencées.Elle vise aussi à réhabiliter la notion de
« Sozialkonservativismus », arc-boutée sur l’œuvre sociologique et
politique de Lorenz von Stein : un « conservatisme », à l’heure
du triomphe total du néo-libéralisme, ne saurait défendre un « Etat
veilleur de nuit » ni demeurer en marge des nécessités sociales, surtout
quand se déploient une nouvelle pauvreté et de nouvelles exclusions, imposées
par les forces sous-jacentes et sournoises que Balzac déjà décrivait comme
dissolvantes.Ensuite, la nécessité de revenir à « l’ontologique »
dans l’homme et de lutter contre les nouvelles formes de gnoses irréalistes
sont aussi des axes de combat politiques et métapolitiques qu’il ne faut en
aucun cas ignorer, même s’il faut les soustraire à l’emprise de toute machine
cléricale ou de tout corset confessionnel.
Robert Steuckers.
(Conférence élaborée à Virton,
Arlon et Anvers, mars 2006 ; rédaction finale, novembre 2013).
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