Les leçons de Peter Koslowski face à la
post-modernité
Note en 2013: Le Prof. Peter Koslowski est décédé en 2012
Peter
Koslowski, jeune philosophe allemand né en 1952, est professeur de philosophie
et d'économie politique à l'Université de Witten/Herdecke, président de
l'Institut CIVITAS, Directeur de l'Institut de Recherches en Philosophie de
l'Université de Hanovre. Son objectif est de déployer une critique fondée de la
modernité et de tous ses avatars institutionalisés (en politique comme en
économie). Ses arguments, solidement étayés, ne sont pas d'une lecture facile.
Rien de son œuvre, déjà considérable, n'a été traduit et nous, francophones,
avons peu de chances de trouver bientôt en librairie des traductions de ce
philosophe traditionnel et catholique d'aujourd'hui, tant la rigueur de ses
arguments ruine les assises de la pensée néo-gnosticiste, libérale et
permissive dominante, surtout dans les rédactions parisiennes!
Koslowski
est également un philosophe prolixe, dont l'éventail des préoccupations est
vaste: de la philosophie à la pratique de l'économie, de l'éthique à
l'esthétique et de la métaphysique aux questions religieuses. Koslowski est
toutefois un philosophe incarné: la réflexion doit servir à organiser la vie
réelle pour le bien de nos prochains, à gommer les dysfonctionnements qui
l'affectent. Pour atteindre cet optimum pratique, elle doit être
interdisciplinaire, éviter l'impasse des spécialisations trop exigües, produits
d'une pensée trop analytique et pas assez organique.
Pour la
rédaction d'un article, l'interdisciplinarité préconisée par Koslowski fait
problème, dans la mesure où elle ferait allègrement sauter les limites qui me
sont imparties. Bornons-nous, ici, à évoquer la présentation critique que nous
donne Koslowki de la “postmodernité” et des phénomènes dits “postmodernes”.
La
“modernité” a d'abord été chrétienne, dans le sens où les chrétiens de
l'antiquité tardive se désignaient par l'adjectif moderni, pour se distinguer des païens qu'ils appelaient les antiqui. Dans cette acception, la
modernité correspond au saeculum de
Saint-Augustin, soit le temps entre la Chute et l'Accomplissement, sur lequel
l'homme n'a pas de prise, seul Dieu étant maître du temps. Cette conception se
heurte à celle des gnostiques, constate Koslowski, qui protestent contre l'impuissance
de l'homme à exercer un quelconque pouvoir sur le temps et la mort. Le
gnosticisme —qu'on ne confondra pas avec
ce que Koslowski appelle “la vraie gnose”—
prétendra qu'en nommant le temps (ou des segments précis et définis du
temps), l'homme parviendra à exercer sa puissance sur le temps et sur
l'histoire. Par “nommer le temps”, par le fait de donner des noms à des
périodes circonscrites du temps, l'homme gnostique a la prétention d'exercer
une certaine maîtrise sur ce flux qui lui échappe. La division du temps en
“ères” antique, médiévale et moderne donne l'illusion d'une marche en avant
vers une maîtrise de plus en plus assurée et complète sur le temps. Telle est
la logique gnostique, qui se répétera, nous allons le voir, dans les “grands
récits” de Hegel et de Marx, mais en dehors de toute référence à Dieu ou au
Fils de Dieu incarné dans la chair des hommes.
Parallèlement
à cette volonté d'arracher à Dieu la maîtrise du temps, le gnosticisme, surtout
dans sa version docétiste, nie le caractère historique de la vie de Jésus,
rejette le fait qu'il soit réellement devenu homme et chair. Le gnosticisme
spiritualise et dés-historise l'Incarnation du Christ et introduit de la sorte
une anthropologie désincarnée, que refusera l'Eglise. Ce refus de l'Eglise
permet d'éviter l'écueil de l'escapisme vers des empyrées irréelles, de
déboucher dans l'affabulation phantasmagorique et spiritualiste. L'Incarnation
revalorise le corps réel de l'homme, puisque le Christ a partagé cette
condition. Cette revalorisation implique, par le biais de la caritas
active, une mission sociale pour l'homme politique chrétien et conduit à
affirmer une religion qui tient pleinement compte de la communauté humaine
(paroissiale, urbaine, régionale, nationale, continentale ou écouménique).
L'homme a dès lors un rôle à jouer dans le drame du saeculum, mais non pas un
rôle de pur sujet autonome et arbitraire. Si les gnostiques de l'antiquité
avaient nié toute valeur au monde en refusant l'Incarnation, l'avatar moderne
du gnosticisme idolâtrera le monde, tout en le désacralisant; le monde n'aura
plus de valeur qu'en tant que matériau, que masse de matières premières, mises
à la totale disposition de l'homme, jetées en pâture à son arbitraire le plus
complet. Le gnosticisme moderne débouche ainsi sur la “faisabilité” totale et
sur la catastrophe écologique.
Si le
premier concept de modernité était celui de la chrétienté imbriquée dans le saeculum
(selon Saint-Augustin), la deuxième acception du terme “modernité” est
celle de la philosophie des Lumières, dans ses seuls avatars progressistes.
Koslowski s'insurge contre la démarche de Jürgen Habermas qui a érigé, au cours
de ces deux dernières décennies, ces “Lumières progressistes” au rang de seul
projet valable de la modernité. Habermas perpétue ainsi la superstition du
progressisme des gauches et jette un soupçon permanent sur tout ce qui ne
relève pas de ces “Lumières progressistes”. L'idée d'un progrès matériel et
technique infini provient du premier principe (galiléen) de la thermodynamique,
qui veut que l'énergie se maintient en toutes circonstances et s'éparpille sans
jamais se perdre au travers du monde. Dans une telle optique, l'accroissement
de complexité, et non la diminution de complexité ou la régression, est la
“normalité” des temps modernes. Mais, à partir de 1875, émerge le second
principe de la thermodynamique, qui constate la déperdition de l'énergie, ce
qui permet d'envisager la décadence, le déclin, la mort des systèmes, la
finitude des ressources naturelles. Le projet moderne de dominer entièrement la
nature s'effondre: l'homme gnostique/moderne ne prendra donc pas la place de
Dieu, il ne sera pas, à la place de Dieu, le maître du temps. Dans ce sens, la
postmodernité commence en 1875, comme le notait déjà Toynbee, mais ce fait de
la déperdition n'est pas pris en compte par les idéologies politiques
dominantes. Partis, idéologues, décideurs politiques agissent encore et
toujours comme si ce second principe de la thermodynamique n'avait jamais été
énoncé.
Pourtant,
malgré les 122 ans qui se sont écoulés depuis 1875, l'usage du vocable
“postmoderne” est venu bien plus tard et révèle l'existence d'un autre débat,
parti du constat de l'effondrement de ce que Jean-François Lyotard appelait les
“grands récits”. Pour Lyotard, les “grands récits” sont représentés par les
doctrines de Hegel et de Marx. Ils participent, selon Koslowski, d'une
“immanentisation radicale” et d'une “historicisation” de Dieu, où l'histoire du
monde devient synonyme de la marche en avant de l'absolu, libérant l'homme de
sa prison mondaine et de son enveloppe charnelle. Pour Marx, cette marche en
avant de l'absolu équivaut à l'émancipation de l'homme, qui, en bout de course,
ne sera plus exploité par l'homme ni assujetti au donné naturel. Lyotard déclarera
caducs ces deux “grands récits”, expressions d'un avatar contemporain du filon
gnostique.
A la
suite de cette caducité proclamée par Lyotard, le philosophe allemand Odo
Marquard embraye sur cette idée et annonce le remplacement des deux “grands
récits” de la modernité européenne par une myriade de “petits récits”, qu'il
appelle (erronément) des “mythes”. Le marxisme, l'idéalisme hégélien et le
christianisme, dans l'optique de Marquard, sont “redimensionnés” et deviennent
des “petits récits”, à côté d'autres “petits récits” (notamment ceux du “New
Age”), auquel il octroie la même valeur. C'est le règne de la “polymythie”,
écrit Koslowski, que Marquard érige au rang d'obligation éthique. Le jeu de la
concurrence entre ces “mythes”, que Koslowski nomme plus justement des
“fables”, devient la catégorie fondamentale du réel. La concurrence et
l'affrontement entre les “petits récits”, le débat de tous avec tous, le jeu
stérile des discussions aimables non assorties de décisions constituent la
variante anarcho-libérale de la postmodernité, conclut Koslowski. Ce
néo-polythéisme et cet engouement naïf pour les débats entre tous et n'importe
qui dévoile vite ses insuffisances car: 1) La vie est unique et ne peut pas
être inscrite exclusivement sous le signe du jeu, sans tomber dans
l'aberration, ni sous le signe de la discussion perpétuelle, ce qui serait sans
issue; 2) Totaliser ce type de jeu est une aberration, car s'il est totalisé,
il perd automatiquement son caractère ludique; 3) Cette polymythie, théorisée par
Marquard, se méprend sur le caractère intrinsèque des “grands récits”;
contrairement aux “petits récits”, alignés par Marquard, ils ne sont pas des
“fables” ou de sympathiques “historiettes”, mais un “mélange hybride d'histoire
et de philosophie spéculative”, qui est “spéculation dogmatique” et ne se
laisse pas impliquer dans des “débats” ou des “jeux discursifs”, si ce n'est
par intérêt stratégique ponctuel. La polymythie de Marquard n'affirme rien, ne
souhaite même pas maintenir les différences qui distinguent les “petits récits”
les uns des autres, mais a pour seul effet de mélanger tous les genres et
d'estomper les limites entre toutes les catégories. Les ratiocinations évoquant
une hypothétique “pluralité” qui serait indépassable ne conduisent qu'à renoncer
à toute hiérarchisation des valeurs et s'avèrent pure accumulation de fables et
d'affabulations sans fondement ni épaisseur.
Après la
“polymythie” de Marquard, le second volet de l'offensive postmoderne en
philosophie est représentée par le filon “déconstructiviste”. En annonçant la
fin des “grands récits”, Lyotard a jeté les bases d'une vaste entreprise de
“déconstruction” de toutes les institutions, instances, initiatives, que ces
“grands récits” avaient générées au fil du temps et imposées aux sociétés
humaines. Procédant effectivement de cette “spéculation dogmatique” assimilable
à un néo-gnosticisme, les “grands récits” ont été “constructivistes” —ils relevaient de ce que Joseph de Maistre
appelait “l'esprit de fabrication”— et
ont installé, dit Koslowski, des “cages d'acier” pour y enfermer les hommes et,
aussi, les mettre à l'abri de tout appel de l'Absolu. Ces “cages d'acier”
doivent être démantelées, ce qui légitime la théorie et la pratique de la
“déconstruction”, du moins jusqu'à un certain point. Si déconstruire les cages
d'acier est une nécessité pour tous ceux qui veulent une restauration des
valeurs (traditionnelles), faire du “déconstructivisme” une fin en soi est un
errement de plus de la modernité. Toujours hostile aux avatars du gnosticisme
antique, à l'instar du penseur conservateur Erich Voegelin, Koslowski rappelle
que pour les gnoses extrêmes, le réel est toujours “faux”, “inauthentique”,
“erratique”, etc. et, derrière lui, se trouvent le “surnaturel”, le
“tout-autre”, l'“inattendu”, le “nouveau”, l'“étranger”, toujours plus “vrais”
que le réel. Pour Lyotard et Derrida, le philosophe doit toujours placer ce
“tout-autre” au centre de ses préoccupations, lui octroyer d'office toute la
place, au détriment du réel, toujours considéré comme insuffisant et imparfait,
dépourvu de valeur. Lyotard veut privilégier les “discontinuités” et les
“hétérogénéités” contre les “continuités” et les “homogénéités”, car elles
témoignent du caractère “déchiré” du monde, dans lequel jamais aucun ordre ne
peut se déployer. L'idée d'ordre —et non
seulement la “cage d'acier”— est un
danger pour les déconstructivistes et non pas la chance qui s'offre à l'homme
de s'accomplir au service des autres, de la Cité, du prochain, etc.
Pour
Koslowski, cette logique “anarchisante” dérive de Georges Bataille, récemment
“redécouvert” par la “nouvelle droite”. Bataille, notamment dans La littérature et le mal, explique que
la souveraineté consiste à accroître la liberté jusqu'à obtenir un
“être-pour-soi” absolu, car toute activité consistant à maintenir l'ordre est
signe d'escalavage, d'une “conscience d'esclave”, servile à l'égard de
l'“objectivité”. L'homme ne peut être souverain, pour Bataille, que s'il se
libère du langage et de la vie, donc s'il est capable de s'auto-détruire. Le
moi de Bataille renonce de façon absolue à défendre et à maintenir la vie
(laquelle n'a pas de valeur comme le monde n'avait pas de valeur pour les
gnostiques de la fin de l'antiquité, qui refusaient le mystère de
l'Incarnation). L'apologie du “gaspillage”, antonyme total de la
“conservation”, et la “mystique du moi” chez Bataille débouchent donc sur une
“mystique de la mort”. En ce sens, elle surprivilégie la dispersio des mystiques médiévaux, lui accorde un statut
ontologique, sans affirmer en contre-partie l'unio mystica.
Telle est
la critique qu'adresse Koslowski à la philosophie postmoderne. Elle ne s'est
pas contenté de “déconstruire” les structures imposées par la modernité, elle
n'a pas rétabli l'unio mystica, elle
a généralisé un “déconstructivisme” athée et nihiliste, qui ne débouche sur
rien d'autre que la mort, comme le prouve l'œuvre de Bataille. Mais si
Koslowski s'insurge contre le refus du réel qui part du gnosticisme pour
aboutir au déconstructivisme de Derrida, que propose-t-il pour ré-ancrer la
philosophie dans le réel, et pour dégager de ce ré-ancrage une philosophie
politique pratique et une économie qui permette de donner à chacun son dû?
Dans un
débat qui l'opposait à Claus Offe, politologue allemand visant à maintenir une
démocratie de facture moderne, Koslowski indiquait les pistes à suivre pour se
dégager de l'impasse moderne. Offe avait constaté que les processus de
modernisation, en s'amplifiant, en démultipliant les différenciations, en
accélérant outrancièrement les prestations des systèmes et sous-systèmes,
confisquaient aux structures et aux institutions de la modernité le caractère
normatif de cette même modernité. Différenciations et accélérations finissent
par empêcher la modernité d'être émancipatrice, alors qu'au départ son éthique
foncière visait justement l'émancipation totale (i.e.: échapper à la prison du
réel pour les gnostiques, s'émanciper de la tyrannie du donné naturel chez
Marx). Pour réintroduire au centre des préoccupations de nos contemporains
cette idée d'émancipation, Offe prône l'arrêt des accumulations,
différenciations et accélérations, soit une “option nulle”. Offe veut la
modernité sans progrès, parce que le progrès fini par générer des structures
gigantesques, incontrôlables et non démocratiques. Il réconcilie ainsi la
gauche post-industrielle et les paléo-conservateurs, du moins ceux qui se
contentent de ce constat somme toute assez facile. Effectivement, constate
Koslowski, Offe démontre à juste titre qu'une accumulation incessante de
différenciations diminue la vitalité et la robustesse de la société, surtout si
les sous-systèmes du système sont chacun monofonctionnels et s'avèrent
incapables de régler des problèmes complexes, chevauchant plusieurs types de
compétences. Si les principes de vérité, de justice et de beauté s'éloignent
les uns des autres par suite du processus de différenciation, nous aurons,
comme l'avait prévu Max Weber, une vérité injuste et laide, une justice fausse
et laide et une esthétique immorale et fausse. De même, le divorce entre
économie, politique et solidarité, conduit à une économie impolitique et non
solidaire, à une politique anti-économique et non solidaire, à une solidarité
anti-économique et impolitique. Ces différenciations infécondes de la modernité
doivent être dépassées grâce à une pratique de l'“interpénétration” générale,
conduisant à une polyfonctionalité des institutions dans lesquelles les
individus seront organiquement imbriqués, car l'individu n'est pas seulement
une unité économique, par exemple, mais est simultanément ouvrier d'usine,
artiste amateur, père de famille, etc. Chaque institution doit pouvoir répondre
tout de suite, sans médiation inutile, à chacune des facettes de la
personnalité de ce “père-artiste-ouvrier”. Offe considère que l'“interpénétration”
pourrait porter atteinte au principe de la séparation des pouvoirs. Koslowski
rétorque que cette séparation des pouvoirs serait d'autant plus vivante avec
des institutions polyfonctionnelles et plus robustes, taillées à la mesure d'hommes
réels et complexes. L'“option nulle” est un constat d'échec. L'effondrement de
la modernité politique et des espoirs qu'elle a fait naître provoque la
déprime. Un monde à l'enseigne de l'“option nulle” est un monde sans
perspective d'avenir. Un système qui ne peut plus croître, s'atrophie.
Pour
Koslowski, c'est le matérialisme, donc la pensée économiciste, —la sphère de l'économie dans laquelle la
modernité matérialiste avait placé tous ses espoirs— qui est contrainte d'adopter l'“option
nulle”. Comme cette pensée a fait l'impasse sur la culture, la religion, l'art
et la science, elle est incapable de générer des développements dans ces
domaines et d'y susciter des effets de compensation, pourtant essentiels à
l'équilibre humain et social. L'impasse, le sur-place du domaine
socio-économique doit être un appel à investir des énergies créatrices et des
générosités dans les dimensions religieuses, artistiques et scientifiques,
conclut Koslowski.
Telle est
bien son intention et Koslowski ne se contente pas d'émettre le vœu d'une
économie plus conforme aux principes de conservation et d'équilibre des
philosophies non modernes. Deux livres très denses témoignent de sa volonté de
sauver l'économie et le social de la stagnation et du déclin induits par l'“option
nulle”, constatée par Offe, un politologue déçu de la modernité mais qui veut à
tout prix la sauver, en dépit de ses échecs patents. Dans cette optique,
Koslowski a écrit Wirtschaft als Kultur (1989) et Die
Ordnung der Wirtschaft (1994) (réf.
infra). Ces deux ouvrages sont si fondamentaux que nous serons contraints d'y
revenir: retenons, ici, que Koslowski, dans Wirtschaft
als Kultur, part du constat que les réserves naturelles de la planète
s'épuisent, qu'elles sont limitées, que cette limite doit être prise en compte
dans toutes nos actions, qu'elle implique ipso facto que le progrès accumulatif
illimité est une impossibilité pratique. A ce progressisme qui avait structuré
toute la pensée moderne, Koslowski oppose les idées d'une “justice” et d'une “réciprocité”
dans les échanges entre l'homme et la nature. Ensuite, il plaide pour une
réinsertion de la pensée économique dans une culture plus globale, laissant une
large place à l'éthique du devoir. Il esquisse ensuite les contours de l'Etat
social postmoderne, qui doit être “subsidiaire” et prévoir une solidarité en
tous sens entre les générations. Cet Etat postmoderne et subsidiaire doit
participer, de concert avec ses homologues, à la restauration d'un marché
intérieur européen, prélude à la naissance d'une “nation européenne”, capable
d'organiser ses différences ethniques et culturelles sans sombrer dans le
nivellement des valeurs qu'un certain discours sur la “multiculturalité”
appelle de ses vœux (Koslowski se montre très sévère à l'égard de cet engouement
pour la “multiculture”).
Dans Die Ordnung der Wirtschaft, ouvrage très
solidement charpenté, Koslowski jette les bases d'un néo-aristotélisme, où
s'allient “philosophie pratique” et “économie éthique-politique”. Cette
alliance part d'une “interpénétration” et d'une “compénétration” des
rationalités éthique, économique et politique. Ainsi, la “bonne politique” est
celle qui ne répond pas seulement aux impératifs politiques (conservation du
pouvoir, évitement des conflits), mais vise le bien commun et la couverture
optimale de tous les besoins vitaux. Les structures économiques, toujours selon
cette logique néo-aristotélicienne, doivent également répondre à des critères
politiques et éthiques. Quant à l'éthique, elle ne saurait être ni anti-économique
ni anti-politique. Cette volonté de ne pas valoriser un domaine d'activité
humaine au détriment d'une autre postule de recombiner ce que la modernité
avait voulu penser séparément. La philosophie pratique d'Aristote entend
également conserver les liens d'amitié politique (philia politike) entre les
citoyens et les communautés de citoyens, qui fondent le sens du devoir et de la
réciprocité. Koslowski relie ce principe cardinal de la pensée politique
aristotélicienne aux travaux de la nouvelle école communautarienne américaine
(A. MacIntyre, M. Walzer, Ch. Taylor, etc.). Le néoaristotélisme met l'accent
sur le retour indispensable de la vertu grecque de phronesis: l'intelligence
pratique, capable de discerner ce qui est bon et utile pour la Cité, dans le contexte
propre de cette Cité. En effet, la rationalité pure, sur laquelle
l'hypermodernité avait parié, exclut le contexte. L'application de cette
rationalité décontextualisante dans le domaine de l'économie a conduit à une
impasse voire à des catastrophes: une rationalité économique réelle et globale
exige une immersion herméneutique dans le tissu social, où se conjuguent
actions économiques et politiques. Enfin, le réel est le fondement premier de
la philosophie pratique et non le “discours” ou l'“agir communicationnel” (cher
à Habermas ou à Apel), car tout ne procède pas de l'agir et du parler: l'Etre
transcende l'action et ses déterminations précèdent l'acte de parler ou de
discourir.
La pensée
philosophique et économique de Koslowski constitue une réponse aux épreuves que
nous a infligées la modernité: elle représente la facette positive, le
complément constructif, de sa critique de la modernité gnosticiste. Elle est un
chantier vers lequel nous allons immanquablement devoir retourner. Puisse cette
modeste introduction éveiller l'attention du public francophone pour cette
œuvre qui n'a pas encore été découverte en France et qui complèterait celles de
Taylor, MacIntyre, Spaemann, déjà traduites.
Bibliographie:
- Peter
KOSLOWSKI, «Sein-lassen-können als Überwindung des Modernismus. Kommentar zu
Claus Offe», in Peter KOSLOWSKI, Robert SPAEMANN, Reinhard LÖW, Moderne
oder Postmoderne?, Acta Humaniora/VCH, Weinheim, 1986.
- Peter
KOSLOWSKI, Wirtschaft als Kultur. Wirtschaftskultur und Wirtschaftsethik in der
Postmoderne, Edition Passagen, Wien, 1989.
- Peter
KOSLOWSKI, Die Prüfungen der Neuzeit. Über Postmodernität. Philosophie der
Geschichte, Metaphysik, Gnosis, Edition Passagen, Wien, 1989.
- Peter
KOSLOWSKI, «Supermoderne oder Postmoderne? Dekonstruktion und Mystik in den
zwei Postmodernen», in Günther EIFLER, Otto SAAME (Hrsg.), Postmoderne. Anspruche einer
neuen Epoche. Eine interdisziplinäre Erörterung, Edition Passagen,
Wien, 1990.
- Peter
KOSLOWSKI, Die Ordnung der Wirtschaft, Mohr/Siebeck, Tübingen, 1994.
(article paru dans "Catholica",sous le pseudonyme de "Jacques-Henri Doellmans").
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