Université d'été de la F.A.C.E.
(juillet 1995)
Résumé des interventions
Vendredi 28 juillet 1995 (après-midi)
Les visions d'Europe à la base de la “Révolution
Conservatrice”
(intervention de Robert Steuckers)
Première
question: la révolution conservatrice allemande a-t-elle développé des visions
d'Europe nouvelles et vraiment spécifiques? Réponse: pas vraiment. Des
visions d'Europe très différentes se bousculent dans les corpus théoriques de
ceux qu'Armin Mohler compte parmi les représentants de ce courant de pensée, né
au cours d'une longue “période axiologique” de l'histoire, soit une période où
de nouvelles valeurs se pensent, s'insinuent (lentement) dans les esprits et
s'installent dans la société et dans le concert des nations. Les valeurs que
représente la “révolution conservatrice” sont des valeurs qui entendent
remplacer celles mises en avant pas les formes involuées de christianisme
anorganique et par l'idéologie des Lumières, induite par la révolution
française. L'idéologie de la révolution conservatrice ne date donc pas de ce
siècle. Elle n'est pas tombée subitement du ciel après 1918.
La RC
consiste en un interprétation nouvelle de l'héritage nationaliste, protestant
et hégélien (où la “nation” particulière, en l'occurrence la nation allemande)
est l'instrument du Weltgeist); elle est une traduction idéologico-politique
des philosophies de la Vie, mâtinée de darwinisme ou de biologisme matérialiste
(Haeckel) voire d'une interprétation vitaliste du “mystère de l'incarnation”
cher à beaucoup de catholiques populistes et/ou conservateurs; enfin, elle est
un espace idéologique où l'on tente de concrétiser la vision nietzschéenne de
la volonté de puissance ou la notion bergsonienne d'“élan vital”.
En ce qui
concerne les visions d'Europe, la RC a aussi des antécédents. A l'époque des
Lumières, les intellectuels européens décrivent l'Europe comme un espace de
civilisation, de “bon goût”. Mais un certain pessimisme constate que cette
civilisation entre en déclin, qu'elle est inadaptée aux premières manifestations
d'industrialisme, que le culte de la raison, qui est son apanage, bat de
l'aile et que le modèle français, qui en est le paradigme, vient à être de
plus en plus souvent contesté (hostilité à la “gallomanie”, non seulement dans
les pays germaniques, mais aussi dans les pays latins).
Herder
propose dans ce contexte une vision, une manière de voir (Sehweise), qui met en exergue le sens de l'individualité
historique des constructions collectives. Contrairement à Rousseau, qui
raisonne en termes d'individus, de nations et d'universalité, et qui juge,
péremptoire, que l'Europe est “moralement condamnable”, Herder voit des peuples
et des cultures enracinés, dont il faut conserver et entretenir les
spécificités. L'Europe qu'il appelle de ses vœux est un concert de peuples
différents et enracinés. L'Europe, telle qu'elle existe, n'est pas “moralement
condamnable” en soi, mais il faut veiller à ne pas exporter, en dehors
d'Europe, une européisme artificiel, basé sur les canons de la gallomanie et du
culte figé d'une antiquité greco-romaine ad
usum delphini. L'Europe dont rêve
Herder n'est pas une société d'Etats-personnes mais doit devenir une
communauté de personnalités nationales.
Tel était
le débat juste avant que n'éclate la révolution française. Après les tumultes
révolutionnaires, Napoléon crée le bloc continental par la force des armes. Ce
bloc doit devenir autarcique (Bertrand de Jouvenel écrira dans les années 30
l'ouvrage le plus précis sur la question). Napoléon a à ses côtés des partisans
allemands de ce grand dessein continental (Dalberg, Krause, le poète
Jean-Paul). Ce bloc doit être dirigé contre l'Angleterre. A Paris, le Comte
d'Hauterive décrit ce bloc autarcique comme un “système général”, orchestrée par
la France, qui organisera le continent pour qu'il puisse s'opposer efficacement
à la “mer”. Dès 1795, le Prussien Theremin, dans un ouvrage écrit en français (Des intérêts des puissances continentales
relativement à l'Angleterre), s'insurge
contre la politique anglaise de colonisation commerciale de l'Europe et des
Indes. Le système libre-échangiste anglais est dès lors un “despotisme
maritime” (idée qui sera reprise par l'école des géopolitologues, rassemblée
autour de la personne du Général Haushofer). Le Baron von Aretin (1733-1824),
revendique une “Europe celtique”, fusion de la romanité française et de la
germanité catholique de l'Allemagne du Sud, qui s'opposerait au “borussisme”, à
l'“anglicisme” et au “protestantisme” particulariste. Après 1815, les
“continentalistes” ne désarment pas: Welcker propose une alliance entre la France
et la Prusse pour réorganiser l'Europe; Glave, lui, propose une alliance entre
la France et l'Autriche, pour exclure la Russie et l'Empire ottoman du concert
européen. Woltmann, dans Der neue
Leviathan, propose une Gesamteuropa contre l'universalisme thalassocratique,
thèses qui annoncent celles de Carl Schmitt. Bülow suggère l'avènement d'une
“monarchie européenne universelle” qui procèdera à la conquête de
l'Angleterre et unifiera le continent par le truchement d'un projet culturel,
visant à éliminer les petits particularismes pouvant devenir autant de
prétextes à des manipulations ou des pressions extérieures.
Parmi les
adversaires conservateurs et légitimistes de Napoléon, nous trouvons les
partisans d'un équilibre européen, où toutes les nations doivent
s'auto-limiter dans la discipline (principe en vigueur dans l'Europe actuelle).
Les Républicains nationalistes (Fichte, Jahn) qui se sont opposés à Napoléon
parce qu'ils l'accusaient de faire du “néo-monarchisme” veulent un repli sur le
cadre national ou sur de vastes confédérations de peuples apparentés par la
langue ou par les mœurs. Les partisans de la restauration autour de Metternich
plaident pour un bloc européen assez lâche, la Sainte-Alliance de 1815 ou la
Pentarchie de 1822. La Restauration veut réorganiser rationnellement l'Europe
sur base des acquis de l'Ancien Régime, remis en selle en 1815. Franz von
Baader, dans ce contexte, suggère une “Union Religieuse” (qui sera refusée
par les catholiques intransigeants), où les trois variantes du christianisme européen
(catholicisme, protestantisme, orthodoxie) unifieraient leurs efforts contre
les principes laïques de la révolution française. A cette époque, la Russie est
considérée comme le bastion ultime de la religion (cf. les textes du Russe
Tioutchev, puis ceux de Dostoïevski, notamment le Journal d'un écrivain). Cette russophilie conservatrice et
restauratrice explique l'Ostorientierung
de la future RC, initiée par Moeller van den Bruck. Le continentaliste
russophile le plus cohérent est le diplomate danois Schmidt-Phiseldeck qui plaide,
dans un texte largement répandu dans les milieux diplomatiques, pour un
eurocentrage des forces de l'Europe, contre les entreprises colonialistes;
Schmidt-Phiseldeck veut l'“intégration intérieure”. Il avertit ses
contemporains du danger américain et estime que la seule expansion possible
est en direction de Byzance, c'est-à-dire que la Pentarchie européenne doit
lever un corps expéditionnaire qui envahira l'Empire Ottoman et l'incluera
dans le concert européen. Cette volonté d'expansion concertée et paneuropéenne
vers le Sud-Est sera reprise en termes pacifiques sous Guillaume II, avec le
projet de chemin de fer Berlin-Bagdad qui suscitera la fameuse “question
d'Orient”. Görres, ancien révolutionnaire, voit dans l'Allemagne
recatholicisée l'hegemon européen
pacifique, contraire diamétral du bellicisme moderne napoléonien.
L'Allemagne doit joue ce rôle parce qu'elle est la voisine de presque tous les
autres peuples du continent: elle en est donc l'élément fédérateur par destin
géographique. L'universalité (c'est-à-dire l'“européanité”) de l'Allemagne
vient de l'hétérogénéité de son voisinage, car elle peut intégrer, assimiler et
synthétiser mieux et plus que les autres.
Constantin
Frantz met en garde ses contemporains contre les fanatismes idéologiques:
l'ultramontanisme catholique, le particularisme catholique en Bavière, le
national-libéralisme prussien, le capitalisme, etc. Le Reich doit organiser la
Mitteleuropa, se doter d'une constitution fédéraliste, conserver et renforcer
sa place au sein de l'équilibre pentarchique européen. Mais celui-ci est en
danger, à cause de l'extraversion que provoquent les aventures coloniales de
l'Angleterre, qui se cherche un destin sur les mers, et de la France, qui
s'est embarquée dans une aventure algérienne et africaine. Les Occidentaux
provoquent la guerre de Crimée, en prenant le parti d'un Etat qui n'appartient
pas à la Pentarchie (la Turquie) contre un Etat qui en est un pilier
constitutif (la Russie).
Sous
Guillaume II, les plans de réorganisation de la Mitteleuropa, plans tous
parfaitement extensibles à l'ensemble de notre sous-continent, se succèdent. La
plupart de ces projets évoquent une alliance et une fusion (d'abord économique)
entre l'Allemagne forgée par Bismarck et l'Empire austro-hongrois. Dans l'optique
des protagonistes, il s'agissait de parfaire une élargissement grand-allemand
du Zollverein, en marche depuis le milieu du siècle. Le Français Guillaume de
Molinari, “doctrinaire” du libéralisme, envisage une alliance entre
l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie, la France, la Belgique, les Pays-Bas, le
Danemark et la Suisse, dans un article qui connaîtra un grand retentissement
dans les milieux industriels et diplomatiques: «Union douanière de l'Europe
centrale» (in: Journal des économistes,
V, 4, 1879, pp. 309-318). Paul de Lagarde, l'orientaliste aux origines
intellectuelles du mouvement pangermaniste (Alldeutscher
Verband) et, pour certains, du
national-socialisme, la “Mitteleuropa” devait se limiter aux espaces germaniques
et s'organiser comme un bloc contre la Russie. Paul de Lagarde est ainsi le
premier homme de droite, élaborant des projets européens, qui est russophobe
et non pas russophile. La russophobie étant une tradition de gauche au XIXième
siècle. La tradition pangermaniste/pré-nationale-socialiste est donc russophobe
et la RC, initiée par Moeller van den Bruck, reste russophile, en dépit de
l'avènement du bolchevisme. Telle est la grande différence entre les deux
mouvements. En 1895, l'industriel et économiste autrichien Alexander von Peez
exhorte les Européens à prendre conscience des dangers du panaméricainisme,
incarné par les actions de la Navy League de l'Amiral Mahan. Pour von Peez,
l'Europe doit se constituer en un bloc pour s'opposer à la Panamérique, sinon
tous les peuples de la Terre risquent de périr sous les effets de
l'“américanisation universelle”. Plus tard, ce type d'argumentation sera repris
par Adolf Hallfeld, Giselher Wirsing et Haushofer (dans sa dénonciation de la
“politique de l'anaconda”).
Les
libéraux de gauche Ernst Jäckh et Paul Rohrbach restent russophobes, parce que
c'est la tradition dans le milieu politico-idéologique dont ils sont issus,
mais suggèrent une alliance ottomane et militent en faveur du chemin de fer
Berlin-Bagdad. En fait, ils reprennent l'idée d'un contrôle européen (ou simplement
allemand) de l'Anatolie, de la Mésopotamie et de la Palestine que l'on trouvait
jadis chez Schmidt-Phiseldeck. Mais ce contrôle s'effectuera dans la paix, par
la coopération économique et l'aide au développement et non pas par une
conquête violente et un peuplement de ces régions par le trop-plein démographique
russe. L'alliance entre les Empires européens et la Sublime Porte sera une
alliance entre égaux, sans discrimination religieuse. Paradoxalement, ce
faisceau d'idées généreuses, annonciatrices du tiers-mondisme désintéressé, hérisse
les Britanniques, déjà agacés par l'accroissement en puissance de la flotte
allemande, créée non pas pour s'opposer à l'Angleterre mais pour faire pièce à
la Navy League américaine. Ce n'est donc pas le pangermanisme, dénoncé
effectivement dans les propagandes anglaise et française, qui est le véritable
prétexte de la première guerre mondiale. Les discours nationalistes et
racialistes des pangermanistes ne choquaient pas fondamentalement les Anglais,
qui en tenaient d'aussi radicaux et d'aussi vexants pour les peuples colonisés,
mais cette volonté de coopération entre Européens et Ottomans en vue de réorganiser
harmonieusement les zones les plus turbulentes de la planète.
Robert
Steuckers n'a pu, en deux heures et demie, que nous donner une fraction infime
de ce grand travail sur l'Europe. A la suite des thématiques et des figures
analysées, son texte écrit compte une analyse de la situation sous Weimar, les
pourparlers entre Briand et Stresemann, la vision européenne des conservateurs
catholiques et de Hugo von Hoffmannstahl, la logique paneuropéenne dans l'école
de haushofer et plus particulièrement chez Karl C. von Loesch, les idées de
Ludwig Reichhold, celles du Prince Karl Anton Rohan (ami d'Evola), du grand
sociologue Eugen Rosenstock-Huessy, de l'esthète Rudolf Pannwitz, de Leopold
Ziegler, la diplomatie classique de Staline pendant la seconde guerre mondiale
(qui explique la russophilie d'une bonne part de la droite allemande,
conservatrice ou nationaliste). Le texte paraîtra in extenso sous forme de
livre.
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