Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1994
Robert STEUCKERS:
Interview pour Sinergeias Europeias (n°2)
1.
Pendant l'été 1993, toute la presse européenne a parlé de la
convergence entre intellectuels de droite et intellectuels de gauche. En
Belgique avez-vous été la cible de cette nouvelle inquisition? A votre
avis, qu'est-ce qui a fait éclater l'affaire?
L'affaire
germait depuis la Guerre du Golfe, du moins en France. Un groupe
d'intellectuels a eu le courage de signer un manifeste contre cette
entreprise guerrière orchestrée par les Etats-Unis et l'ONU, avec la
bénédiction de tous les intellectuels bien-pensants de la place de
Paris, ceux qui, précisément, sont passés du «col Mao au Rotary». Alain
de Benoist, le chef de file de la Nouvelle Droite était l'un des
co-signataires, de même que Gisèle Halimi, Roger Garaudy, Max Gallo,
Antoine Waechter (le leader des Verts), Claude Cheysson (un ancien
ministre de Mitterrand), etc. Alain de Benoist apparaissait comme le
seul homme de «droite» dans cet aréopage. A la suite de l'agitation pour
ou contre la Guerre du Golfe, on a pu croire qu'un nouveau «Paysage
Intellectuel Français» allait se dessiner, où la stricte dichotomie
gauche/droite du temps de la guerre froide n'aurait plus eu sa place. La
disparition de cette dichotomie a eu l'effet d'un traumatisme chez ceux
qui s'étaient enfermés dans toutes les certitudes de l'Europe divisée,
avaient vécu —au sens vraiment alimentaire du terme— des convictions,
artificielles et bricolées, qu'ils affichaient sans nécessairement les
ressentir, sans y croire toujours vraiment. La chute du Rideau de Fer a
obligé les esprits à repenser l'Europe: chez les intellectuels bruyants
du journalisme parisien, qui sont très prétentieux et peu cultivés, qui
ignorent tout des langues, des littératures, de la vie politique des
peuples voisins, le choc a été rude: ils apparaissaient d'un coup aux
yeux de tous pour ce qu'ils sont vraiment, c'est-à-dire des provinciaux
enfermés dans des préjugés d'un autre âge. Leur ressentiment, le
complexe d'infériorité qu'ils cultivent avec une rancœur tenace (ce qui
est pleinement justifié, parce qu'ils sont réellement inférieurs à leurs
collègues européens, japonais ou américains), voilà ce qui a transparu
dans la campagne de l'été 1993. Les connaissances encyclopédiques
d'Alain de Benoist, sa volonté de «scientificiser» les discours
politiques, les nouveaux clivages, plus subtils, moins manichéens, qui
surgissaient à l'horizon, étaient sur le point de leur faire
définitivement perdre la face. Ils ont voulu retarder leur déchéance et
ils ont lancé cette campagne absurde. Ils ont donné libre cours à la
haine qu'ils vouent depuis longtemps au «Pape» de la ND qui,
malheureusement pour lui, ne cesse de commettre des maladresses
psychologiques.
En
Belgique, je n'ai pas été la cible d'une campagne similaire parce que
la gauche et la droite ont été quasi unanimes pour condamner cette
guerre, y compris dans les médias habituellement très conformistes.
L'ambassadeur d'Irak, le Dr. Zaïd Haidar, a été interviewé par tous les
journaux, par la radio et la télévision. J'ai eu l'occasion de prononcer
une conférence à ses côtés. Le Dr. Haidar est un homme remarquable, un
diplomate de la vieille école, un conciliateur né: il a fait
l'admiration de tous et suscité le respect de l'ensemble de ses
interlocuteurs. Ensuite, Jan Adriaenssens, un haut fonctionnaire des
affaires étrangères à la retraite, a réussi de main de maître à faire
renaître les sentiments anti-américains dans l'opinion publique belge,
en accusant les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France de jeter de
l'huile sur le feu et de nuire aux intérêts de la Belgique. Même si mon
pays ne brille généralement pas par l'originalité de ses positions et si
le débat intellectuel y est absent, la Guerre du Golfe a été une
période d'exception, où nos points de vue ont été largement partagés par
les protagonistes en place sur l'échiquier politique. Nous avons donc
vécu une Guerre du Golfe très différente en Belgique (et en Allemagne):
l'hystérie anti-irakienne des nullités journalistiques parisiennes n'a
eu prise sur personne. Qui plus est, la Belgique est le pays qui a le
mieux résisté aux Américains qui insistaient lourdement pour que l'on
envoie des troupes ou des avions. L'Allemagne, après le refus belge,
s'est d'ailleurs alignée sur les positions de Bruxelles.
Dans
l'opposition aux menées bellicistes de l'Ouest, les nationalistes de
gauche et de droite se retrouvent traditionnellement dans le même camp,
surtout si la France joue les va-t-'en-guerre. Automatiquement, surtout
dans la partie flamande du pays, on se hérisse contre toute forme de
militarisme français et l'opinion se dresse vite contre Paris, par une
sorte d'atavisme. Récemment, début 1994, le journaliste flamand Frans
Crols a ordonné à l'un de ses jeunes collègues, Erick Arckens, d'aller
interviewer Alain de Benoist à Paris, pour faire la nique à ses
homologues parisiens et pour montrer qu'il respectait les traditions:
les Français persécutés chez eux ont toujours, dans l'histoire, pu
librement exprimer leurs idées à Bruxelles. Alain de Benoist, persécuté
en 1993, n'a pas fait exception. Alors qu'on avait oublié son existence
en Belgique depuis les heures de gloire de la Nouvelle Droite (1979-80),
il est réapparu soudainement dans la Galaxie Gutenberg comme un
diablotin qui sort d'une boîte, comme une vieille redingote qu'on retire
de la naphtaline. Ses persécuteurs ont raté leur coup en Belgique et
lui ont permis de s'exprimer en toute liberté dans l'un des
hebdomadaires les plus lus de la partie néerlandophone du pays.
La
hargne des journalistes parisiens, qui se piquent d'être à gauche,
provient sans nulle doute de l'importance considérable qu'a eue le parti
communiste en France. L'enrégimentement des esprits a été en permanence
à l'ordre du jour: il fallait réciter son catéchisme, ne pas désespérer
Billancourt. On ne faisait plus d'analyser, plus de philosophie, on
faisait de l'agit-prop, de la propagande: maintenant que la donne a
changé, tout cela ne vaut plus rien. En Belgique, le PC a toujours été
insignifiant, les communistes, groupusculaires, étaient la risée du
peuple, qui voyait s'agiter ces pauvrets sans humour, toujours de
mauvaise humeur, dépourvus de joie de vivre. Les Français ont eu des
communistes puristes, qui n'avaient rien compris à la dialectique de
Hegel et de Marx, qui avaient adopté cette philosophie allemande sans en
comprendre les ressorts profonds. Les communistes français ont érigé le
marxisme sur un piédestal comme une idole figée, de la même façon que
les Jacobins et les Sans-Culottes avaient dressé un autel à Bruxelles
pour la «Déesse Raison», devant la population qui croulait de rire et se
moquait copieusement de cette manie ridicule. Ces idolâtries puériles
ont conservé leur pendant dans les débats, même aujourd'hui: les
intellectuels parisiens, bizarrement, ne s'entendent jamais sur les
faits, mais sur des abstractions totalement désincarnées: ils imaginent
une gauche ou une droite toutes faites, y projettent leurs fantasmes. Et
ces momies conceptuelles ne changent jamais, ne se moulent pas sur le
réel, n'arraisonnent pas la vie, mais demeurent, impavides, comme une
pièce de musée, qui prend les poussières et se couvre de toiles
d'araignée. De telles attitudes conduisent à la folie, à la
schizophrénie totale, à un aveuglement navrant. La campagne de 1993 est
une crise supplémentaire dans ce landerneau parisien, peuplé de
sinistres imbéciles dépourvus d'humour et incapables de prendre le
moindre recul par rapport à leur superstitions laïques. Ils sont
inadaptés au monde actuel en pleine effervescence.
2. Mais la convergence gauche/droite est-elle une situation nouvelle?
Non.
Et paradoxalement, ce sont des convergences du même ordre qui attirent
encore et toujours les historiens des idées. Ce ne sont pas les
conventions de la droite ou de la gauche, la répétition à satiété des
mêmes leitmotive qui intéresse l'observateur, l'historien ou le
politiste. Mais les fulgurances originales, les greffes uniques, les
coïncidentiae oppositorum. En France, la convergence entre Sorel,
Maurras, Valois et les proudhoniens en 1911 ne cesse de susciter les
interrogations. L'effervescence des années 30, avec le néo-socialisme
lancé par Henri De Man, Marcel Déat, Georges Lefranc, les initiatives
d'un Bertrand de Jouvenel, d'un Georges Soulès (alias Abellio), etc.
sont mille fois plus captivantes que tout ce que disaient et faisaient
les braves suiveurs sans originalité. A long terme, les moutons sont les
perdants dans la bataille des idées. Les audacieux qui vont chercher
des armes dans le camp ennemi, qui confrontent directement leurs
convictions à celles de leurs adversaires, qui fusionnent ce qui est
apparamment hétérogène, demeurent au panthéon de la pensée. Les autres
sombrent inéluctablement dans l'oubli. En Italie, le débat est plus
diversifié, l'atmosphère moins étriquée: depuis près de vingt ans,
depuis la fin des «années de plomb», hommes de gauche et hommes de
droite ne cessent plus de dialoguer, d'approfondir la radicalité de
leurs assertions, sans se renier, sans renier leur combat et celui des
leurs, mais en élevant sans cesse la pensée par leurs disputationes
fécondes.
3.
En Russie, en octobre 93, on a vu sur les mêmes barricades des
communistes et des nationalistes. Cette situation est-elle due à
l'existence d'un ennemi commun, Eltsine, où cette alliance fortuite
a-t-elle des bases solides, qui lui permettront de durer?
Bien
sûr, le pari qu'Eltsine a fait sur le libéralisme échevelé, sur un
libéralisme sauvage qui ne respecte aucun secteur non marchand, qui
refuse les héritages culturels, a immanquablement contribué au
rapprochement entre communistes et nationalistes, pour qui un ensemble
de valeurs non-marchandes demeure cardinal; valeurs sociales pour les
uns, valeurs historiques et politiques pour les autres, valeurs
culturelles pour tous. A mon avis ce rapprochement n'est pas fortuit. Il
faut savoir qu'il y a eu une dimension nationale dans le bolchévisme et
que Staline s'est appuyé sur ces résidus de nationalisme pour asseoir
puis étendre son pouvoir. Avant son avènement, certains spéculaient sur
une «monarchie bolchévique», où un Tsar serait revenu aux affaires mais
en utilisant à son profit l'appareil politique, économique et social mis
en place par Lénine et ses camarades. Ensuite, quand l'opposition
extra-parlementaire en Occident adoptaient les modes gauchistes, le
style hippy et raisonnaient au départ des travaux de Marcuse (Eros et
civilisation) ou de Reich (le freudo-marxisme), la contestation russe
était populiste, nationaliste et écologiste. En témoignent les œuvres de
Valentin Raspoutine et de Vassili Belov. Ces auteurs déployaient une
mystique des archétypes, ruinaient les arguments des idéologies
progressistes, prônaient un retour aux valeurs morales de la religion
orthodoxe, chantaient les valeurs de la terre russe, sans aucunement
encourir les foudres du régime. Au contraire, on leur décernait le Prix
Lénine, même s'ils condamnaient clairement le technicisme matérialiste
du léninisme! Les libéraux, en revanche, qui prônaient une
occidentalisation des mœurs politiques soviétiques, ont été mis sur la
touche. Le rapprochement entre nationalistes et communistes, l'émergence
d'un corpus patriotique russe au sein même des structures du régime,
datent d'il y a vingt ou trente ans. La perestroïka n'a fait que donner
un relief plus visible à cette convergence. Les événements tragiques
d'octobre 1993 ont scellé celle-ci dans le sang. La mystique du sang des
martyrs russes, tombés lors de la défense du Parlement (de la “Maison
Blanche”), sera-t-elle le ciment d'un futur régime anti-libéral?
4. Cette alliance se poursuivra-t-elle après la chute d'Eltsine et des libéraux?
Les
élections de décembre 93 ont introduit un facteur nouveau: le
nationalisme de Jirinovski, sur lequel les observateurs se posent encore
beaucoup de questions. Est-ce une formule nouvelle ou une provocation
destinée à fragmenter le camp nationaliste, à isoler les communistes, à
tenir à l'écart les éléments patriotiques les plus turbulents? Je crois
qu'il est encore trop tôt pour répondre. Les nationalistes radicaux en
tout cas rejettent Jirinovski. Au-delà de toute polarisation
gauche/droite, une chose est certaine: le libéralisme est inapplicable
en Russie. L'essence de la Russie, c'est d'être «autocéphale», de
refuser toute détermination venue d'ailleurs. La Russie ne peut
prospérer qu'en appliquant des recettes russes, ne peut guérir que si
l'on applique sur ses plaies des médications russes. L'alliance
anti-libérale des communistes, qui vont au nationalisme pour se guérir
de leurs schémas, et des nationalistes, qui refusent la déliquescence
libérale, est une formule russe, non importée. Dans ce sens, elle peut
survivre à haute ou à basse intensité.
5. Une telle alliance peut-elle se transposer dans les pays occidentaux?
Ce
qui est certain, c'est que le discours de la gauche classique est
désormais obsolète. La rigidité communiste n'est pas adaptée à la
souplesse d'organisation que permettent les nouvelles technologies.
Mais, en Occident, le nombre des exclus ne cesse de croître, les
clochards apparaissent même sur les bancs publics des villes riches du
Nord de l'Europe continentale (Thatcher les avait déjà fait réapparaître
en Angleterre). Les secteurs non marchands tombent en quenouille:
l'associatif n'est plus subsidié, l'enseignement va à vau-l'eau, on
n'investit pas dans l'urbanisme ou l'écologie, on ne crée pas d'emplois
dans ces secteurs, la stagnation économique empêche d'accroître la
fiscalité. Bref, le libéralisme cesse de bien fonctionner en Europe.
Mais les structures syndicales de la sociale-démocratie restent lourdes,
dépourvues de souplesse. Face au déclin, nous assistons à toutes sortes
de réflexes poujadistes incomplets, qui se traduisent par des succès
électoraux, suivis de stagnation. Les mécontents n'ont pas encore trouvé
la formule alternative adéquate qui devra immanquablement conjuguer la
souplesse administrative, calquée sur la souplesse des nouvelles
technologies, aux réflexes sociaux et nationaux. Ces réflexes visent au
fond à rapprocher les gouvernants des gouvernés, à trouver des formules
de représentation à géométrie variable, fonctionnant dans des
territoires de petites dimensions à mesures humaines. Cette nouvelle
forme inédite de démocratie locale chassera la démocratie
conventionnelle qui a déchu en un mécanisme purement formel. Enfin, la
formation d'un bloc européen, qui se dessine à l'horizon, surtout depuis
que l'Autriche, les pays scandinaves et les pays du «Groupe de
Visegrad» (Hongrie, Pologne, République tchèque) ont demandé leur
adhésionà la CEE, nous obligera à trouver une formule politique et
sociale différente de celle des Etats-Unis, puissance avec laquelle nous
entrerons inévitablement en conflit. Or cette formule doit tenir
compte, pour être séduisante, des impératifs urgents que le régime
actuel est incapable de résoudre: ces impériatifs sont sociaux,
identitaires et écologiques.
(propos recueillis par Julio Prata).
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