La RAF allemande : une analyse
[Couverture du Spiegel
pendant l'automne 1977, point culminant de l'aventure de la RAF,
notamment après une des actions les plus spectaculaires de celle-ci : l'attentat contre le procureur Buback]
Les éditions Méridiens-Klincksieck ont sorti récemment une analyse du phénomène RAF (Rote Armee Fraktion)
ou “Bande à Baader”, où les chapitres sur les préoccupations
idéologiques du groupe ont retenu toute notre attention. Son titre : La Fraction Armée Rouge : Guérilla urbaine en Europe occidentale (Anne Steiner & Loïc Debray, 1987, 267 p.).
Pour
les auteurs, l’histoire de la RAF comporte 2 phases distinctes : celle
de 1970-72 et celle de 1976-77. La première de ces phases est, bien sûr,
la phase de maturation où la RAF acquiert son type particulier. Une
quarantaine de personnes sont à la base des infrastructures de guerilla
urbaine et, phénomène caractéristique, près de 50% d’entre elles sont
des femmes, qui exerceront les mêmes tâches “militaires” que les hommes,
en dépit de leur maternité. Pour Anne Steiner et Loïc Debray, ce
renoncement au statut de femme et de mère, élément déterminant de «
l’ascétisme révolutionnaire », procède d’une hiérarchie de valeurs
affirmée par les militants : le « devenir général » passe avant le
« cercle individuel ». Cette intransigeance conduira les 2 vagues de la
RAF au terrorisme et à l’échec.
Vient
ensuite la question des générations : la RAF est-elle un phénomène de
génération, comme on l’a souvent dit ? Est-elle le fait de ceux et
celles dont les parents étaient jeunes adultes à l’apogée du nazisme ?
L’écrasante majorité des militants est effectivement née entre 1942 et
1949 : leur petite enfance est marquée par la destruction totale de leur
pays et par le désorientement des parents. En ce sens, il n’est pas
faux d’affirmer que la variante terroriste de l’extrême-gauche allemande
découle d’un mal-être propre à la “générations des ruines”. Le
terrorisme urbain a été une part essentielle dans l’après-guerre
allemand, japonais et italien, c’est-à-dire dans l’après-guerre des 3
pays vaincus de la Seconde Guerre mondiale ; même si les formes du
terrorisme urbain et les formes du régime dominant avant la guerre
étaient fort différentes dans chacun des 3 pays, il y a là plus qu’une
coïncidence, contrairement à ce que semblent penser Steiner et Debray.
Ce
dénominateur commun de vaincu, pour nos 2 auteurs, serait fortuit,
puisqu’aux États-Unis, grands vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale,
il existait également un terrorisme urbain, celui des Weathermen et de
la SLA (Symbionese Liberation Army). C’est oublier que la masse
des isolationnistes américains, qui n’avaient pas voulu la guerre et
souhaité une autarcie américaine non-interventionniste, ont été
également des vaincus en ce siècle et que l’hostilité d’hier à toute
guerre contre l’Allemagne ou le Japon repose sur les mêmes principes
politiques que l’hostilité à la guerre du Vietnam.
Pas d’identité historique possible pour les militants de la RAF
En revanche, Steiner et Debray signalent à très juste titre que si les Brigades Rouges
(BR) italiennes, les indépendantistes basques ou l’IRA irlandaise
pouvaient se référer à une identité historique (les “partisans” pour les
BR) partagée par de larges strates de la population, les militants de
la RAF étaient en quelque sorte orphelins sur ce chapitre : ils ne
pouvaient plus se référer au combat de l’Allemagne contre les
impérialismes américain et britannique, assorti du soutien aux
indépendantistes arabes et hindous et aux justicialistes
latino-américains, puisque l’extrême-gauche, dont les chefs de file
idéologiques avaient trouvé refuge à l’Ouest, de Londres à la
Californie, n’avaient guère cultivé de traditions anti-impérialistes à
cette époque cruciale de notre siècle. Malheureusement Steiner et Debray
se bornent seulement à constater l’impossibilité d’une référence à une
identité historique précise.
Il est juste en revanche de percevoir, chez les hommes et les femmes de
la RAF comme chez un Pierre Goldmann, une aspiration
existentielle/existentialiste au combat, à la lutte armée, à l’aventure
révolutionnaire. Très juste aussi de dire que cette aspiration procède
d’une volonté de sortir d’une situation d’apathie dans laquelle
l’Allemagne s’était enlisée dans le sillage du miracle économique et de
l’opulence des Golden Sixties. Les générations parentales,
ex-nationales-socialistes, ont-elles dès lors été inconsciemment
accusées d’avoir trahi les linéaments d’anti-impérialisme de l’ère
hitlérienne et de n’en avoir retenu que les réflexes anti-communistes ou
les calculs opportunistes, dépourvus de toute conscience politique
forte ? La RAF, à son insu, constitue-t-elle un retour maladroit des
analyses nationales révolutionnaires anti-fascistes (Paetel, Niekisch, etc.) en matière d’impérialisme, mais un retour d’emblée condamné à l’échec à cause de son déséquilibre paroxystique patent ?
Cet
échec, directement prévisible, n’est-il pas dû à une absence de
dimension populiste, de cœur pour le concitoyen qualunquiste,
benoîtement aveuglé par les facilités du monde libéral ambiant, et à un
trop-plein d’existentialisme héroïcisant et élitiste, de facture
sartrienne, où le non engagé est d’office un « salaud », où le militant
devient arrogant parce qu’il connaît ou croit connaître, dans son
intimité personnelle, un niveau de conscience supérieur à la moyenne
générale ? L’idiosyncrasie des figures de proue de la RFA est à ce sujet
révélatrice : la plupart de ces figures sont des intellectuel(le)s
militant(e)s dont la pensée est conséquente jusqu’au bout, au point de
n’accepter aucune espèce de compromission.
Divers
courants de gauche, dont le dénominateur commun est un refus de la
société libérale et marchande, cimentée de surcroît par un conservatisme
rigide, quelque peu autoritaire, conformiste et anti-intellectuel,
débouchent sur la stratégie terroriste du refus absolu : ainsi, l’avocat
Horst Mahler, militant du SDS (Sozialistischer Deutscher Studentenbund ; ligue des étudiants socialistes allemands) et de l’APO (Außerparlamentarische Opposition
; Opposition extra-parlementaire), laboratoire de la gauche
anti-dogmatique, a estimé que seul le recours au terrorisme pouvait
provoquer l’avènement d’une société idéale, soustraite à tous dogmes.
Ulrike
Meinhof est, elle, une ancienne activiste du KPD (Parti communiste
allemand), interdit en 1952 (1). Elle a été la rédactrice en chef du
journal Konkret, organe théorique du parti. La gauche dont elle est issue n’a pas le caractère soft
de l’anti-dogmatisme de l’APO/ SDS. Sa trajectoire est très classique :
issue d’une famille socialiste qui avait refusé le compromis de
Bad-Godesberg (2), elle adhère au KPD semi-clandestin mais refuse de
militer dans le DKP, le parti qui en prend le relais après la levée de
l’interdiction. Le passé de Ulrike Meinhof est un passé marqué par le
communisme dur.
Ne pas se laisser déterminer par les « conditions objectives »
Gudrun Ensslin, pour sa part, est issue d’un milieu pacifiste chrétien : elle a été membre de la Jeunesse évangélique
et a milité dans le mouvement anti-atomique, avant de fonder les
Éditions Voltaire avec son camarade Vesper et d’adhérer au SDS. Jan-Carl
Raspe incarne les nouvelles voies du gauchisme : vie en communauté,
création de structures alternatives, pédagogie anti-autoritaire, etc. La
motivation de Raspe est toute personnelle et d’ordre psychologique : il
était sans cesse travaillé par une angoisse envahissante et avait
besoin d’une sphère d’affectivité communautaire. Raspe a transposé ce
désir d’affectivité à l’ensemble de la société : selon lui, les
prolétaires accèderaient à un monde meilleur, plus satisfaisant, si on
leur donnait l’occasion de vivre en dehors des structures
individualistes de la société marchande. « Seules des expériences
alternatives dans le combat politique, pourraient mettre en route les
processus par lesquels l’idéologie bourgeoise et la structure psychique
individualiste seraient surmontées de façon durable », écrira-t-il.
Comme
les mouvements de jeunesse du début du siècle, les quelques dizaines de
militants de la RAF refusent de se laisser déterminer par les
« conditions objectives » mais ne se contentent pas de leurs communautés
alternatives et veulent intervenir brutalement dans l’espace bourgeois,
conquérir par la violence des morceaux d’« espaces libérés »
supplémentaires. Et cette violence, ultime recours de ces desperados
intellectuels, ne s’est-elle pas d’autant plus facilement installée dans
leurs cerveaux parce qu’aucune tempérance de nature organique et
historique, aucune mémoire vectrice de nuances, ne pouvait plus se lover
dans un intellect germanique après la grande lessive de la rééducation
perpétrée par les psychologues-policiers de l’US Army ?
La
carte terroriste a précisément été jouée par ceux qui, contrairement à
Rudy Dutschke et Bernd Rabehl, n’ont pas voulu s’immerger dans le
nationalisme de gauche, n’ont pas songé à recourir à l’histoire
nationale, pourtant témoin de tant de luttes pour la liberté, le droit
et l’égalité, pour donner à leur engagement une dimension collective
concrète, même dans ses dimensions mythiques. Un langage
social-révolutionnaire, propre au mouvement ouvrier, mais couplé à une
mythologie nationale, aurait permis aux activistes de la RAF de
conserver un lien avec les mas-ses populaires. Cela, Dutschke et Rabehl,
les para-maoïstes qui dirigeaient la revue berlinoise Befreiung (Libération), l’avaient compris.
La
RAF, de son côté, gardait un langage très raide, très expurgé de toute
connotation historico-romantique instrumentalisable, accessible aux
masses. Pourtant son constat relatif à la RFA, nous le trouvons, sous
des formes variées, dans tous les discours idéologico-politiques
allemands : l’Allemagne Fédérale n’a jamais eu de souveraineté et ne
constitue plus un “État national” proprement dit ; elle est une zone
privée d’autonomie au sein d’un système économico-politique dominé par
les États-Unis ; la classe politique ouest-allemande est “fantoche” ;
l’occupation militaire américaine ôte toute indépendance à la RFA, etc.
Quel
conservateur, quel nationaliste, quel socialiste, quel communiste, quel
gauchiste, quel écologiste n’a pas déploré ce nanisme politique ?
N’est-ce pas le démocrate-chrétien Barzel qui a résumé de la façon la
plus concise la situation de son pays : « L’Allemagne ? Un géant
économique et un nain politique ». Conjugaison de toutes les
« conditions objectives » jugées inadmissibles, le système, expliquaient
dans leurs tracts les militants de la RAF, instaure un « nouveau
fascisme » qu’il s’agit de combattre. D’où leur venait cette définition
du « nouveau fascisme » ? D’André Glucksmann, aujourd’hui grand
défenseur de l’Occident, rénégat aux yeux d’Hocquenghem, pourfendeur de
toutes les tentatives de “finlandisation” réelles ou imaginaires.
Steiner et Debray ont le grand mérite de rappeler ce détail.
Le « nouveau fascisme » défini par Glucksmann
Glucksmann, en 1972, écrivait, dans Les Temps modernes,
la revue de Sartre, que le « nouveau fascisme » ne vient pas de la base
comme l’ancien, mais qu’il s’est au contraire imposé d’en haut : « (…)
le nouveau fascisme s’appuie, comme jamais auparavant, sur la
mobilisation guerrière de l’appareil d’État, il recrute moins les exclus
du système impérialiste que les couches autoritaires et parasites
produites par le système (…). La particularité du nouveau fascisme,
c’est qu’il ne peut plus organiser directement une fraction des
masses ». En d’autres mots et sans phraséologie militante pompeuse,
l’intégration totale des individus à la machinerie politico-économique,
l’homogénéisation des identités, l’arasement définitif des originalités,
si bien perçus par Pier Paolo Pasolini le Corsaire (et avec quel style
!), s’opère par des instances et du personnel d’idéologie officiellement
“démocratique”, installés au pouvoir par l’anti-fascisme (armé en
France et en Italie, “psychologue” et “pédagogue” en Allemagne) et
revenus dans les fourgons de l’US Army ou des troupes anglo-impérialistes de Montgomery.
La
contradiction, propre aux discours de la gauche militante et
intellectuelle, est ici flagrante et a fini par ruiner leur crédibilité :
comment peut-on baptiser « nouveau fascisme » l’ensemble des instances
nées de l’anti-fascisme ? Comment peut-on se réclamer à la fois de
l’anti-impérialisme et de l’anti-fascisme, alors que ce dernier n’a pu
vaincre qu’avec l’appui du grand capitalisme américain et de
l’impérialisme colonial britannique ? Comment faire accepter aux
combattants du tiers-monde cette logique qui, en dernière instance, est
américanophile ? Comment faire accepter à l’indépendantiste indien, au
militant panarabe, au justicialiste argentin, au sandiniste
nicaraguayen, à l’indigéniste péruvien, au martyr malgache que la
logique de Roosevelt, des banquiers de la City et de Wall
Street, des compagnies pétrolières ou des marchands de fruits est certes
mauvaise sous les tropiques mais qu’elle a été une bénédiction pour la
vieille Europe ?
N’est-ce
pas là le plus sûr moyen d’apparaître niais et schizophrène ?
Glucksmann a au moins été conséquent en procédant à ses reniements
successifs, quitte à se métamorphoser, aux yeux des soixante-huitards
durs et purs, en un “nouveau fasciste”, selon sa propre définition !
Pasolini, quant à lui, a écrit que le fascisme ancien, mussolinien,
était une broutille provinciale, comparable aux mésaventures cocasses de
Don Camillo, à côté de la chape de plomb que faisait peser sur nos
cultures la société marchande ; la schizophrénie de la gauche, devenue
désespérément furieuse dans le chef des combattants de la RAF, est
restée en-deçà de ces brillantes analyses et c’est la raison essentielle
de son échec.
Mais
cet échec n’est pas seulement celui du terrorisme violent, c’est
l’échec de l’ensemble des forces de gauche. Le constat posé par les
disciples de Baader quant à l’involution de la gauche ouest-allemande
est juste : après la guerre, le SPD a neutralisé tous les courants
contestataires de la RFA qui s’opposaient à l’intégration à sens unique
dans la « communauté atlantique des valeurs », autrement dit dans le
réseau des flux économiques déterminé depuis Washington. Avec le congrès
de Bad Godesberg, le SPD admet l’intégration occidentale, abandonne
toute perspective neutraliste donc toute indépendance et souveraineté
ouest-allemandes, tout projet d’apaisement centre-européen, toute
fonction dialoguante à l’autrichienne, toute possibilité de “troisième
voie” gaullienne.
Ce
refoulement énorme, cette mise au frigo de tant d’aspirations
légitimes, ancrées dans l’histoire, anciennes comme la civilisation de
notre continent, n’a pu conduire qu’à l’explosion anarchique et
incohérente de la révolte étudiante et, par suite, à l’épilogue navrant
du terrorisme urbain. Si la stratégie terroriste ne pouvait qu’être
marginale, coupée du peuple, élitiste à mauvais escient, brutale au
point d’apparaître gratuite, le constat posé est exact, bien que mal
formulé, et de surcroît présent partout dans les milieux intellectuels
de RFA, à degrés divers, depuis les cercles conservateurs jusqu’aux
activistes nationalistes et gauchistes. Le legs majeur de la RAF, ce
n’est pas une lutte victorieuse, ce n’est pas une brochette de héros
auréolés de gloire et vertueux (ses protagonistes sont marqués
d’angoisse, de schizophrénie, d’agressivité pathologique), c’est surtout
une analyse qui dit que le « nouveau fascisme », c’est la
social-démocratie, celle qui a capitulé à Bad-Godesberg.
Ce
slogan contradictoire, basé sur une série de faits réels, contient
précisément tous les errements, tous les refoulements, toutes les
distorsions que la gauche n’a pas pu surmonter, incapable qu’elle a été
de poser des constats d’ordre historique cohérents et de moduler sa
praxis en conséquence. On ne fait pas de vraie politique en manipulant
des concepts occasionalistes à la sauce psychanalytique et en tripotant
des pseudo-arguments freudo-marxistes, où transparaissent des fantasmes
sexuels incapacitants. Un retour à Dutschke et à Paetel serait sans
doute une meilleure thérapeutique.
► Article paru sous le pseudonyme de "Michel Froissard", Orientations n°10, 1988.◘ notes :
1) Dans
l'histoire de la RFA, le tribunal constitutionnel a interdit jusqu'ici 2
partis qu'il a jugés « anti-constitutionnel » : le SRP (Sozialiste Reichspartei)
et le KPD communiste. Introduite par le gouvernement le 22 novembre
1951, la demande d'interdiction du KPD ne sera finalement saitisfaite
que le 17 août 1956 (elle sera levée le 28 juin 1968). Pour le SRP, la
procédure fut plus rapide : l'interdition tomba dès le 23 octobre 1952.
2) Au
congrès de Bad Godesberg de 1959, le SPD décidait de s'adapter à
l'ordre occidental : il acceptait la constitution telle quelle et visait
à la réunification dans le cadre de cette constitution ; il promettait
de défendre l'ordre fondamental démocratique et avalisait la politique
de défense nationale. L'aile gauche a admis avec beaucoup de diificulté
ces résolutions, estimant que l'imbrication dans le système occidental
n'allait pas toujours dans le sens des intérêts allemands, que la
constitution, érigée en absolu, empêchait tout dialogue avec la RDA,
dotée d'une constitution d'un autre type, que l'ordre fondamental
n'était pas assez socialiste et que la politique de défense était
déterminée par l'étranger, Washington en l'occurence. C'est sur la base
de ce malaise multiforme que sont apparus les diverses formes
extra-parlementaires de la gauche : révolte étudiante (APO/SDS),
l'écologisme des débuts et celui actuel des Fundis (Fondamentalistes), regroupés autour de Jutta Ditfurth, et, en marge, la stratégie hard de la RAF.
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