“anarques” du mouvement de jeunesse
[Ci-dessous Karl et Robert Oelbermann en 1917]
« La jeunesse allemande libre (Freideutsche Jugend)
veut façonner son existence comme elle l'entend, en prenant
volontairement ses responsabilités et en pleine conscience des ressorts
intimes de son intériorité. Pour l'épanouissement de cette liberté
intérieure, la jeunesse est prête à marcher en rangs serrés, quelles que
soient les circonstances. » Mouvement de jeunesse audacieux,
organisateur de randonnées, expéditions et voyages les plus osés, le Nerother Wandervogel,
fondé par les frères Robert et Karl Oelbermann et quelques-uns de
leurs amis après la Première Guerre mondiale, fonctionnait selon les
principes du “chef” (Führer) et de sa “suite” (Gefolgschaft)
— distinction classique dans la sociologie implicite du socialisme
propre aux mouvements de jeunesse — et selon les critères de l'amitié
et de la fidélité, définis depuis toujours par les mouvements
d'adolescents, réagissant contre l'égoïsme intrinsèque des sociétés
individualistes, libérales et bourgeoises. Les frères Oelbermann avaient
réussi à rassembler 1.500 jeunes derrière eux. Leur Bund a incarné successivement des options très diverses, souvent apolitiques.
Le maelström de 1914
Après
la fin de leurs études, les 2 jeunes garçons avaient été entraînés dans
le maelström de la Première Guerre mondiale ; dès 1914, comme la
plupart des chefs de mouvements de jeunesse, ils se portent volontaires
dans le 7ème Régiment des
Hussards de Bonn et sont rapidement promus lieutenants et décorés pour
leur bravoure au feu. Robert est gravement blessé en 1916 et c'est dans
un “Lazarett”, où il restera cloué pendant 3 ans, qu'il ébauchera les
grandes lignes de son futur mouvement.
Ce Bund
sera marqué par l'expérience de la guerre, que les Oelbermann seront
loin d'exalter avec cet insupportable pathos du nationalisme chauvin de
la bourgeoisie exaltée mais non combattante. Les tranchées, affirment
ces lieutenants de l'armée impériale hautement décorés, ont bestialisé
les jeunes volontaires ; elles ont perverti leur sens de l'idéal, du
sublime que leur avait légué le philosophe esthétisant Julius Langbehn.
Mais malgré ce jugement sévère, porté à l'encontre d'une guerre qu'il
fallait néanmoins faire jusqu'au bout par devoir, Robert Oelbermann
refuse toute forme de “démocratisation” politicienne et irénique. Le Wandervogel
doit être une école de chefs, de meneurs de “suites”, qui incarnent un
idéal sublime, auquel on obéit sans condition, précisément pour éviter
des déraillements horribles comme celui que fut la Grande Guerre. Sans
cette obéissance spontanée, librement acceptée, la masse ne saurait
devenir peuple (Volk). Les ressortissants de la masse, de
toute masse, ne sont que des bourgeois sans dimension verticale, tandis
que les ressortissants d'un Volk sont des “chevaliers” qui
aident fidèlement leurs chefs à réaliser une dimension plus sublime,
plus haute, plus élevée, qui gît en germe au fond de leurs âmes.
Une optique chevaleresque
Dans
cette optique chevaleresque, les frères Oelbermann fondent, dans le
village de Neroth, en plein Eifel rhénan, un “ordre” secret, le Nerommenbund ou les “Chevaliers Rouges”, ordre qui demeure ancré au sein du vieux Wandervogel, ébranlé par la guerre et la révolution. Plus tard, cet ordre élitaire prendra le nom de Nerother Wandervogel, du nom du village où il avait été secrètement fondé.
D'emblée,
les frères Oelbermann assignent au groupe la mission d'organiser des
randonnées de grande envergure, afin de mettre fin aux bavardages
stériles des discutailleurs qui infestaient et investissaient le
mouvement de jeunesse. “Mobilité” et “action concrète” deviennent
aussitôt les leitmotive du Bund des frères Oelbermann.
Comme ailleurs en Allemagne, l'idée d'un ordre va automatiquement de
pair avec la possession d'un château. Les Nerother se mettront en quête de la bâtisse idéale qui symboliserait leur “ordre”.
Dès la découverte de ce château, les Nerother
se définiront eux-mêmes comme un groupement favorisant la création de
communautés de paysans et d'artisans. Ces communautés devaient, selon
les statuts du mouvement, demeurer neutres vis-à-vis des querelles
politiques & confessionnelles qui divisaient le peuple allemand.
Mieux : en rédigeant ses “sagesses” (Weistümer) et ses
statuts, Oelbermann mettait fin à la subdivision traditionnelle en
groupes régionaux des mouvements de jeunesse. L'appartenance régionale
importait peu, seul importait l'idéal commun. Cette décision
n'impliquait nullement une centralisation puisque Oelbermann supprimait
les cadres géographiques rigides tout en tolérant la formation de
groupes d'amis autour de jeunes chefs dynamiques. Dans une même région,
plusieurs groupes pouvaient ainsi coexister parallèlement, selon
l'amitié qui liait leurs adhérents et selon les compatibilités d'humeur.
À l'arrière-plan, selon les vœux d'Oelbermann, la direction du
mouvement pratiquait une sélection rigoureuse des membres d'élite, qui
étaient censés devenir le noyau dur de la génération montante.
Expéditions de grande envergure ; formation d'une aristocratie juvénile
[Un groupe de Wandervögel en randonnée. Les Nerother
des frères Oelbermann donneront un sens très vaste à la randonnée. Des
groupes sélectionnés participeront à un tour du monde. Oelbermann
séjournera aux Indes, puis organisera des « safari-films » en Afrique
australe. L'image de marque principale des Nerother, c'était
l'organisation de séances de cinéma, où étaient projetés les films
tournés lors de ces expéditions lointaines. Ces séances attiraient des
foules innombrables, à une époque où la télévision n'existait pas.
L'idéal chevaleresque, imaginé par Oelbermann, se combinait ainsi avec
l'utilisation appropriée des techniques les plus modernes]
De 1919 à 1933, l'activité centrale des Nerother,
c'était d'organiser des expéditions à l'étranger, auxquelles
participaient quelquefois 60 à 100 jeunes gens. L'ampleur de ces
expéditions était unique au sein du mouvement de jeunesse de l'époque.
Elles offraient aux jeunes la possibilité de connaître les normes de
vie, les valeurs identitaires et la vie politique des autres peuples.
Cet élargissement considérable des horizons, cette désinstallation
fructueuse, feront des Nerother une véritable élite, riche en innovations potentielles, qu'aucun autre mouvement n'égalera. Les Nerother
forment dès lors une aristocratie juvénile, qui ne connaît pas les
enfermements de son époque et bénéficie d'un esprit ouvert, sensible à
la relativité des choses. Symbole immédiat de cette ouverture constante
: l'acquisition de nouveaux chants, venus du monde non germanique, dans
le chansonnier du mouvement, pièce centrale du folklore des Wandervögel. L'intérêt permanent pour les choses du monde n'empêche nullement les Nerother
de demeurer des patriotes allemands ; ainsi, en 1923, en pleine
occupation française, un groupe de Nerother de Coblence fait sauter une
imprimerie séparatiste soutenue par l'occupant et protégée par les
baïonettes sénégalaises.
Refus de toute politisation extrémiste
Les
péripéties de la vie du mouvement tournaient essentiellement autour du
style à adopter. Face à l'opinion d'Oelbermann, qui voulait un système
souple de chefs et de suites, unis par une foi commune, certains
responsables des Nerother souhaitaient soit une démocratie
interne, avec votes et remises en question des chefs et des statuts,
soit un regroupement classique par régions. Des scissions virent ainsi
le jour, comme celle de l'Ordre des Amelungen. Ensuite, survint la
période de politisation généralisée de la société allemande, où
s'éclaircirent les rangs des Nerother ; les jeunes radicaux
s'engagent dans les rangs communistes ou nazis ou sont séduits par
l'Ordre SS. Oelbermann, personnellement, refuse tout extrémisme
politique. En plein milieu de ce processus de dissolution, il persiste
dans sa volonté de bâtir un “château de la jeunesse” (Jugendburg), renoue avec Karl Fischer, fondateur du Wandervogel
des origines, invite le prix Nobel de littérature indien, Rabindranath
Tagore, chantre de l'indépendance de son pays. Oelbermann revenait
effectivement d'un long périple aux Indes et adhérait ainsi à la
tradition allemande de soutenir l'indépendantisme indien, dans l'optique
d'affaiblir l'impérialisme britannique et de promouvoir un idéal
d'auto-détermination pour tous les peuples.
En
refusant la politisation, Oelbermann voulait maintenir l'originalité
de son mouvement, conserver l'ouverture su monde qui l'avait
caractérisé, garder la puissance didactique des voyages. Dans sa IVème Sagesse,
il écrit : « Vivre sa jeunesse, c'est chercher, lutter, croître,
apprendre, combattre. Les formes se manifestent sans discontinuité et
nous poussent en avant. C'est là mouvement. Donc : le Bund ne
doit jamais se laisser comprimer en un seul moule, car cela
signifierait qu'il ne puisse plus épouser le mouvement général du
monde ». Ce principe est en contradiction fondamentale avec les
règlements et le style des mouvements de jeunesse politisés. Situation
qui provoquera la confrontation entre Oelbermann et ses Nerother, d'une part, Baldur von Schirach et sa HJ, d'autre part.
De l'euphorie nationaliste à la confrontation
Avant
que la Gestapo ne se mêle de la querelle Schirach/Oelbermann et ne
lance une série de mesures répressives à l'encontre des adhérents du Nerother Wandervogel,
l'euphorie de la “révolution nationale” avait inauguré une période de
trêve entre les factions rivales du nationalisme allemand. Lors des
défilés de la prise du pouvoir, le 30 janvier 1933, des éléments des Nerother
marchent côte à côte avec les jeunes de la HJ. Lors de la fête
commémorative en l'honneur d'Albert Leo Schlageter, fusillé par les
Français en 1923, Nerother et Hitlerjungen défilent
conjointement dans les rues de Düsseldorf ; il est vrai que la figure de
Schlageter était honorée avec la même ferveur par les communistes, les
nationalistes de gauche et les nationaux-socialistes. Radek, animateur
du Komintern en Allemagne, avait rédigé un vibrant discours posthume à
la gloire de Schlageter ; il sera suivi plus tard par le philosophe Heidegger.
Dès la Pentecôte 1933, où les Nerother organisent leur dernier camp “légal”, les relations entre la jeunesse officielle de Schirach et les Nerother
se détériorent. Un mois plus tard, dans la nuit du 17 au 18 juin 1933,
200 SA et 50 HJ envahissent Burg Waldeck, le château des Nerother. Le charisme d'Oelbermann permet d'éviter la bagarre générale. Turner, chef nazi local et ami des Nerother (son fils en était un), envoie un commando SS qui chasse manu militari
les trublions. Cet incident montre combien la situation était
confuse, ce qui était typique pour l'Allemagne de 1933. Les nazis se
battaient entre eux et leurs militants les plus obtus accusaient de «
communisme » et d'« apatridisme » tous ceux qui ne s'alignaient pas
strictement sur les règlements internes de la NSDAP. L'incident de Burg
Waldeck provoquera dans toute l'Allemagne des bagarres entre HJ et Nerother.
Pour éviter le pire, Oelbermann prend la sage résolution de dissoudre
son mouvement le 22 juin 1933 et invite sa suite à pratiquer de
l'entrisme dans la HJ et d'y imposer l'idéal dé liberté et
d'ouverture-au-monde des Nerother. Les chefs les plus âgés
estiment que cet entrisme est impossible et que la discipline
politique et militariste de la HJ empêche tout déploiement culturel
original. L'un d'eux, Wolf Kaiser, fonde un Ordre des Pachanten en octobre 1933, qui survivra dans l'illégalité.
Une lente disparition...
Les Sarrois, vivant sous protectorat français, gardent leurs unités de Nerother
telles quelles mais celles-ci sont amenées à militer dans la NSDAP
clandestine, seul parti crédible dans la lutte contre l'occupant.
Certains Nerother de la Ruhr (Krefeld et Düsseldorf) passent,
eux, au parti communiste. Le ton montera sans cesse entre les jeunes des
2 mouvements : les Nerother fascinent les HJ par leurs récits de voyage, critiquent la discipline scolaire contraire aux principes du Wandervogel
des origines et obtiennent un certain succès. Les autorités du
mouvement de Schirach perçoivent jalousement le danger. Les
accusations, souvent gratuites, fusent contre les Nerother: marginalité, indiscipline, mendicité, homosexualité.
La carte de visite des Nerother,
celle qui leur permettait de trouver toujours des portes ouvertes en
Allemagne, c'était leur art d'organiser des séances cinématographiques,
en projetant les films tournés lors de leurs expéditions. Ainsi, tandis
qu'un Nerother purgeait une lourde peine de prison pour
“subversion”, ses films étaient primés d'une médaille d'or à Berlin et
d'une médaille d'argent à Budapest ! Les HJ organisaient dés chahuts
monstres lors de ces séances. Karl Oelbermann part en expédition en
Afrique en 1937 ; son frère Robert reste en Allemagne, est arrêté et
termine sa vie prisonnier à Dachau en 1941. Karl est interné en Afrique
du Sud en 1939 par les autorités britanniques en tant que sujet
allemand ; il y restera jusqu'en 1950.
Quelques unités éparses conserveront intact l'esprit des Nerother jusqu'en 1945. La tragédie des Nerother,
ce fut d'avoir été un mouvement strictement culturel, refusant les
engagements politiques trop simplistes ; et d'avoir voulu vivre et
s'épanouir au-delà des clivages politiciens qui divisaient les sociétés
européennes. L'intérêt de l'étude de Krolle est purement historique. À
cet intérêt historique, il conviendrait de mieux mettre en évidence
l'apport culturel innovateur que les Nerother ont injecté dans
la société allemande de leur temps. Cette innovation transcende les
engagements politiciens, sans sombrer dans un de ces convivialismes
commerciaux dont notre après-guerre à été si friand. L'idéal
chevaleresque, cette quête du beau et de l'original, cette volonté de
voyager intelligemment en dehors des circuits touristiques, sans moyens
importants, sans confort bourgeois, sont toutes attitudes juvéniles
exemplaires. Elles forment et cultivent le sens de l'initiative ; elles
ont un impact didactique capital que jamais l'école, trop étriquée,
machinerie trop lourde, ne pourra apporter.
♦ Stefan Krolle, “Bündische Umtriebe”, Die Geschichte des Nerother Wandervogels vor und unter dem NS-Staat : Ein Jugendbund zwischen Konformität und Widerstand, LitVerlag, Münster, 1986, 155 p.
► Paru sous le pseudonyme de "Bertrand Eeckhoudt", Vouloir n°43/44, 1987.
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