Heidegger, la tradition, la révolution, la
résistance et l’“anarquisme”
Petit itinéraire très très pédagogique
Expédier
Heidegger en trois pages pour expliquer qu’il est un tenant de la tradition, ou
d’une tradition, tient de la gageure. Je vais néanmoins m’y atteler, pour faire
plaisir à Eugène Krampon et parce que, finalement, c’est une nécessité
pédagogique dans un combat métapolitique comme le nôtre. Tout néophyte qui a
abordé Heidegger sait qu’il parle de “Dasein”, terme allemand signifiant la vie
ou l’existence mais que les philosophes exégètes de son oeuvre préfèrent
traduire par “être-là”. Les exercices de haute voltige philosophique n’ont pas
manqué pour cerner avec toute l’acuité voulue ce concept d’“être-là”. Ce “là”,
pour Heidegger, tout au début de ses réflexions, c’est son enracinement dans le
pays souabe, dans la petite ville de Messkirch où il a vu le jour. Au-delà de
cet enracinement personnel, tout homme, pour être un homme complet et
authentique, pour ne pas être une sorte de fétu de paille emporté par les vents
des modes, doit avoir un ancrage solide, de préférence rural ou semi-rural, à
coup sûr familial, dans une patrie, une “Heimat”, bien circonscrite. Plus tard,
Heidegger, élargira son enracinement souabe à toute la région, du Lac de Constance
à la Forêt Noire, aux sources du fleuve central de notre Europe, le Danube. En
effet, c’est dans cette région-là, très précisément, que sont nés les grands
penseurs et poètes allemands, dont Hölderlin et Hegel. C’est dans leur patrie
charnelle baignée par le Danube naissant que le retour subreptice et encore
voilé à l’essence grecque de l’Europe s’est ré-effectué, à partir du 18ème
siècle. La germanité pour Heidegger, c’est donc cet espace de forêts et de
collines douces, parfois plus échancrées au fur et à mesure que l’on s’approche
de la frontière suisse, mais c’est aussi le lieu de l’émergence d’une langue
philosophique inégalée depuis la Grèce antique, plongeant dans un humus
tellurique particulier et dans une langue dialectale/vernaculaire très
profonde: cette Souabe devrait donc être la source d’inspiration de tous les
philosophes, tout comme une certaine Provence —ce qu’il admettra bien
volontiers quand il ira y rendre visite au poète René Char.
La
tradition pour Heidegger n’est donc pas une sorte de panacée, ou d’empyrée, qui
se trouverait, pour l’homme, hors du lieu qui l’a vu naître ni hors du temps
qui l’a obligé à se mobiliser pour agir dans et sur le monde. Heidegger n’est
pas le chantre d’une tradition figée, inamovible, extraite du flux temporel.
L’homme est toujours “là” (ou “ici”) et “maintenant”, face à des forces
pernicieuses qui l’assoupissent, lui font oublier le “là” qui l’a vu naître et
les impératifs de l’heure, comme c’est le cas de nos contemporains, victimes de
propagandes dissolvantes via les techniques médiatiques, fabricatrices
d’opinions sans fondements. Par voie de conséquence, la “proximité” (“Nähe”)
est une vertu, une force positive qu’il s’agit de conserver contre les
envahissements venus de partout et de nulle part, du “lointain” (“Ferne”) qui
troublent et désaxent l’équilibre qui m’est nécessaire pour faire face aux
aléas du monde. Le meilleur exemple pour montrer ce que Heidegger entend par
“Nähe” et par “Ferne”, nous le trouvons dans son discours de 1961, prononcé en
dialecte souabe à l’intention de ses concitoyens de Messkirch, de ses amis
d’enfance avec qui il jouait une sorte de formidable “guerre des boutons”, où
il était le chef d’un clan de gamins armés d’épées de bois. Ces braves citoyens
de Messkirch lui avaient demandé ce qu’il pensait du nouveau “machin” qui
envahissait les foyers, surtout dans les villes, en plein “miracle économique”
allemand: ils voulaient qu’il leur parle de la télévision. Heidegger y était
hostile et a prouvé dans un langage simple que la télévision allait apporter
continuellement des sollicitations mentales venues du “lointain”, des
sollicitations hétéroclites et exotiques, qui empêcheraient dorénavant l’homme
de se resourcer en permanence dans son “là” originel et aux gens de Messkirch
de ressentir les fabuleuses forces cachées de leur propre pays souabe.
Heidegger,
malgré son plaidoyer permanent —par le biais d’une langue philosophique très
complexe— pour cet enracinement dans le “là” originel de tout homme, n’est pas
pour autant un philosophe de la banalité quotidienne, ne plaide pas pour une
“installation” tranquille dans un quotidien sans relief. Tout homme authentique
sort précisément de la banalité pour “ex-sister”, pour sortir (aller “ex”) de
tout statisme incapacitant (aller “ex”, soit “hors”, du “stare”, verbe latin
désignant la position immobile). Mais cette authencité de l’audacieux qui sort
des lourdes banalités dans lesquelles se complaisent ses contemporains n’est
“authentique” que s’il se souvient toujours et partout de son “là” originel.
L’homme authentique qui sort hardiment hors des figements d’un “végétatisme”
n’est pas un nomade mental, il garde quelque part au fond de lui-même un
“centre”, une “centralité” localisable; il n’est donc pas davantage un vagabond
sans racines, sans mémoire. Il peut voyager, revenir ou ne pas revenir, mais il
gardera toujours en lui le souvenir de son “là” originel.
L’homme
de Heidegger n’est pas un “sujet”, un “moi” isolé, sans liens avec les autres
(de sa communauté proche). L’homme est “là”, avec d’autres, qui
sont également “là”, qui font partie intégrante de son “là” comme lui du leur.
Les philosophes pointus parlent avec Heidegger de “Mit-da-sein”. L’homme est
inextricablement avec autrui. Même si Heidegger a finalement peu pensé le
politique en des termes conventionnels ou directement instrumentalisables, sa
philosophie, et son explication du “Mit-da-sein”, impliquent de définir l’homme
comme un “zoon politikon”, un “animal politique” qui sort des enlisements de la
banalité pour affronter ceux qui veulent faire de la Cité (grecque ou
allemande) une “machine qui se contente de fonctionner” où les hommes-rouages
—réduits à la fonction médiocre de n’être plus que des “répéteurs” de gestes et
de slogans— vivraient à l’intérieur d’une gigantesque “clôture”, sous le signe
d’une “technique” qui instaure la pure “faisabilité” (“Machenschaft”) de toutes
choses et, par voie de conséquence, impose leur “dévitalisation”. Contre les
forces d’enlisement, contre les stratagèmes mis en oeuvre par les maniaques de
la clôture, l’homme a le droit (vital) de résister. Il a aussi le droit de
dissoudre, mentalement d’abord, les certitudes de ceux qui entendent
généraliser la banalité et condamner les hommes à l’inauthenticité permanente.
C’est là un principe quasi dadaïste d’anarchie, de refus des hiérarchies mises
en place par les “clôturants”, c’est un refus des institutions installées par
les fauteurs d’inauthenticité généralisée. Heidegger n’est donc pas un
philosophe placide à l’instar des braves gens de Messkirch: il ne les méprise
cependant pas, il connaît leurs vertus vitales mais il les sait menacés par des
forces qui risquent de les dépasser. Il faut certes être placide comme ceux de
Messkirch, vaquer à des tâches nobles et nécessaires, au rythme des champs et
du bétail, mais, derrière cette placidité revendiquée comme modèle, il faut
être éveillé, lucide, avoir le regard qui traque pour repérer le travail
insidieux d’objectivisation des hommes et des Cités, auquel travaillent les
forces “clôturantes”. Cet éveil et cette lucidité constituent un acte de
résistance, une position an-archique (qui ne reconnaît aucun “pouvoir” parmi
tous les pouvoirs “objectivants/clôturants” qu’on nous impose), position que
l’on comparera très volontiers à celle de l’anarque d’Ernst Jünger ou de
l’“homme différencié” de Julius Evola (dadaïste en sa jeunesse!).
L’homme
a le droit aussi de “penser la révolution”. Heidegger est, de fait, un
philosophe révolutionnaire, non seulement dans le contexte agité de la
République de Weimar et du national-socialisme en phase d’ascension mais de
manière plus générale, plus pérenne, contre n’importe quelle stratégie de
“clôturement” puisque toute stratégie de ce type vise à barrer la route à
l’homme qui, à partir de son “là” originel, tente de sortir, avec les “autruis”
qui lui sont voisins, avec ses proches, des “statismes” emprisonnants qu’une
certaine “métaphysique occidentale” a générés au cours de l’histoire réelle et
cruelle des peuples européens. Cette “métaphysique” a occulté l’Etre (lequel
est de toutes les façons insaisissable), dont on ne peut plus aisément
reconnaître les manifestations, si bien que l’homme risque d’y perdre son
“essence” (“Wesen”), soit, pourrait-on dire, de perdre sa capacité à ex-sister,
à sortir des banalités dans lesquelles on se complait et on se putréfie quand
on oublie l’Etre.
Deux
solutions s’offrent alors à l’homme authentique: 1) amorcer un “nouveau
commencement” (“neuer Anfang”) ou 2) accepter de faire pleinement connaissance
de l’étranger (der “Fremde”), de ce qui lui est fondamentalement étranger, pour
pouvoir mieux, en bout de course, s’ouvrir à son propre (das “Eigene”), quand
il sera aperçu que ce fondamentalement étranger n’est pas assimilable à son
propre. Dans le premier cas, il faut rompre “révolutionnairement” avec le
processus métaphysique d’“enclôturement”, rejeter politiquement les régimes et
les idéologies qui sont les produits finis et applicables de cette métaphysique
de l’“enclôturement”. C’est ce que Heidegger a fait en prononçant son fameux
“discours de rectorat” qui scellait son engagement national-socialiste en
1933-34. Le ré-alignement du nouveau régime sur des institutions imitées du
wilhelminisme d’avant 1914 ou sur certaines normes de la République de Weimar,
suite, notamment, à la “Nuit des longs couteaux” de juin 1934, plonge Heidegger
dans le scepticisme: le régime semble n’être qu’un avatar supplémentaire de la
“métaphysique enclôturante”, qui abandonne son “révolutionnisme” permanent, qui
renonce à être l’agent moteur du “nouveau commencement”. C’est alors que
Heidegger amorce sa nouvelle réflexion: il ne faut pas proposer, clef sur
porte, un “nouveau commencement” car, ruse de l’histoire, celui-ci retombera
dans les travers de la “métaphysique enclôturante”, à la façon d’une mauvaise
habitude fatale, récurrente au cours de l’histoire occidentale. Au contraire:
il faut attendre, faire oeuvre de patience (“Geduld”), car toute la trajectoire
pluriséculaire de la métaphysique oeuvrant de manière “enclôturante” ne serait
qu’un très long détour pour retrouver l’Etre, soit pour retrouver la
possibilité d’être toujours authentique, de ne plus avoir face à soi des forces
génératrices de barrières et de clôtures qui empêchent de retrouver le bon
vieux soleil des Grecs. L’homme doit pourtant suivre ce trajet décevant pour se
rendre compte que la trajectoire de la métaphysique “enclôturante” ne mène qu’à
l’impasse et que répéter les formules diverses (et politiques) de cette
métaphysique ne sert à rien. Ce sera alors le “tournant” (die “Wende”) de
l’histoire, où il faudra se décider (“entscheiden”) à opter pour autre chose,
pour un retour aux Grecs et à soi. Les éveillés doivent donc guetter le
surgissement des “points de retournement” (des “Wendungspunkte”), où le
pernicieux travail d’“enclôturement” patine, bafouille, se démasque (dans la
mesure où il dévoile sa nature mutilante de l’hominité ontologique). C’est en
de tels moments, souvent marqués par la nécessité ou la détresse (“die Not”),
que l’homme peut décider (faire oeuvre d’“ex-sister”) et ainsi se sauver,
échapper à tout “enclôturement” fatal et définitif. Cette décision salvatrice
(“die Rettung”) est simultanément un retour vers l’intériorité de soi
(“Einkehr”). L’homme rejette alors les régimes qui l’emprisonnent, par une décision
audacieuse et, par là, existentielle, tout en retournant à lui-même, au “là”
qui le détermine de toutes les façons dès le départ, mais qu’on a voulu lui
faire oublier. Pour Heidegger, ce “là”, qu’il appelle après 1945, l’“Okzident”,
n’est pas l’Occident synonyme d’américanosphère (qu’il rejette au même titre
que le bolchevisme), mais, finalement, sa Souabe matrice de poésie et de
philosophie profondes et authentiques, l’“Extrême-Ouest” du bassin danubien,
l’amont —aux flancs de la Forêt Noire— d’un long fleuve qui, traversant toute
l’Europe, coule vers les terres grecques des Argonautes, vers la Mer Noire,
vers l’espace perse.
La
deuxième option, consécutive à un certain “enclôturement” du
national-socialisme puis à la défaite de celui-ci (en tant que “nouveau
commencement” avorté), implique une certaine dépolitisation, une diminution du
tonus de l’engagement, si fort dans les années 30, toutes idéologies
confondues. L’échec de la “métaphysique clôturante” ne sera dès lors pas dû à
une action volontariste et existentielle, posée par des hommes auhentiques, ou
des héros, mais par l’effet figeant, étouffant et destructeur que provoquent
les agitations fébriles des tenants mêmes de ces pratiques d’enclôturement qui,
dès maintenant, arriveront très vite au bout de leur rouleau, buteront contre
le mur au fond de l’impasse qu’ils ont eux-mêmes bâtie. Cette fin de règne est
notre époque: le néo-libéralisme et les résidus burlesques de
sociale-démocratie nous ont d’abord amené cette ère de festivisme (post-mitterrandien),
qui utilise la fête (qui pourrait pourtant être bel et bien révolutionnaire)
pour camoufler ses échecs politiques et son impéritie, son incapacité à penser
hors des sentiers battus de cette métaphysique de l’enclôturement, fustigée par
Heidegger en termes philosophiques aussi ardus que pointus. Le sarközisme et
l’hollandouillisme en France, comme le dehaenisme ou le diroupettisme en
Belgique, et surtout comme la novlangue et les lois scélérates du
“politiquement correct”, sont les expressions grotesques de cette fin de la
métaphysique de l’enclôturement, qui ne veut pas encore céder le terrain,
cesser d’enclôturer, qui s’accroche de manière de moins en moins convaincante:
persister dans les recettes préconisées par ces faquins ne peut conduire qu’à
des situations de détresse dangereuses et fatales si on n’opte pas, par un
décisionnisme existentiel, pour un “autre commencement”. Mais, contrairement à
nos rêves les plus fous, où nous aurions été de nouveaux Corps Francs, cet
“autre commencement” ne sera pas provoqué par des révolutionnaires
enthousiastes, qui, en voulant hâter le processus, mettraient leur authenticité
existentielle en exergue et en jeu (comme dans les années 30 —de toute façon,
ce serait immédiatement interdit et donnerait du bois de ralonge à l’adversaire
“enclôturant”, qui pourrait hurler “au loup!” et faire appel à sa magistraille
aux ordres). Le “nouveau commencement” adviendra, subrepticement, par les
effets non escomptés de l’imbécillité foncière et de l’impéritie manifeste des
tenants des idéologies appauvries, avatars boiteux de la “métaphysique
occidentale”.
Il
nous reste à boire l’apéro et à commander un bon repas. Après la poire et le
fromage, après un bon petit calva tonifiant, il faudra bien que nos congénères,
sortis de l’inauthenticité où les “enclôtureurs” les avaient parqués, viennent
nous chercher pour emprunter la voie du “nouveau commencement”, qui sera “là”
sans nos efforts tragiques, de sang et de sueur, mais grâce à la connerie de
l’ennemi, un “nouveau commencement” que nous avons toujours appelé de nos voeux
et que nous avons pensé, à fond, avec obstination, avant tous les autres. Nous
avons réfléchi. Nous allons agir.
Robert
STEUCKERS.
(Voilà, j’ai commis le pensum de 15.000
signes commandé par Eugène, ce formidable commensal aux propos rabelaisiens et
tonifiants; on va maintenant m’accuser d’avoir fait du simplisme mais tant pis,
j’assume, et j’attends de boire avec lui une bonne bouteille de
“Gewurtzraminer”, agrémentée d’une douzaine d’ huîtres... Forest-Flotzenberg,
novembre 2013).
Bibliographie:
-
Jean-Pierre
BLANCHARD, Martin Heidegger philosophe
incorrect, L’Aencre, Paris, 1997.
-
Edith
BLANQUET, Apprendre à philosopher avec
Heidegger, Ellipses, Paris, 2012.
-
Mark
BLITZ, Heidegger’s Being and Time and the
Possibility of Political Philosophy, Cornell University Press, London,
1981.
-
Renaud
DENUIT, Heidegger et l’exacerbation du
centre – Aux fondements de l’authenticité nazie?, L’Harmattan, Paris, 2004.
-
Michael
GELVEN, Etre et temps de Heidegger – Un
commentaire littéral, Pierre Mardaga, Bruxelles, 1970.
-
Florian
GROSSER, Revolution Denken – Heidegger
und das Politische – 1919-1969, C. H. Beck, Munich, 2011.
-
Emil
KETTERING, Nähe – Das Denken Martin
Heideggers, Günther Neske, Pfullingen, 1987.
-
Bernd
MARTIN, Martin Heidegger und das “Dritte
Reich” – Ein Kompendium, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt,
1989.
-
Michael
ROTH, The Poetics of Resistance –
Heidegger’s Line, Northwestern University Press, Evanston/Illinois, 1996.
-
Rainer
SCHÜRMANN, Le principe d’anarchie –
Heidegger et la question de l’agir, Seuil, Paris, 1982.
-
Hans
SLUGA, Heidegger’s Crisis – Philosophy
and Politics in Nazi Germany, Harvard University Press, 1993.
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