Lettre de M. Sacha Papovic



Archives, 2001

Lettre de M. Sacha Papovic

Cher Monsieur Steuckers,


Je commencerais par vous remercier d’avoir acepté mon texte et je vous en enverrai d’autres ultérieurement. Je vous remercie également pour les informations que vous m’avez envoyées à propos de la revue allemande Sezession et son site internet http://www.sezession.de, sur lequel j’ai trouvé bon nombre de textes intéressants. Je ne savais rien de cette publication et ne connaissais que l’Eurasisches Magazin et son site http://www.eurasischesmagazin.de, qui, comme son nom l’indique, s’occupe de questions eurasiennes (dans une perspective eurasiste). Je suis aussi régulièrement le site quasi officiel de la RFA, Internationale Politik http://www.dgap.org/IP/ipaktue.htm où l’on trouve davantage de textes euro-atlantistes mais aussi d’excellents articles.



Je souhaite répéter ici que je m’intéresse énormément à vos théories sur les Balkans et leurs rapports géopolitiques avec l’Asie Mineure et l’Anatolie dans le passé ainsi qu’à vos réflexions sur les développements géopolitiques actuels ou potentiels dans la région. Il est effectivement intéressant de noter que beaucoup de conquérants venus des  Balkans comme le Tsar serbe Douchan au 14ième siècle, le Roi bulgaro-macédonien Samoïl au 11ième siècle et le Bulgare Siméon au 10ième siècle ont tous tenté de  progresser vers le sud en partant du centre de la péninsule. En fait, leur intention était de conquérir Constantinople, surtout dans le chef de Douchan et de Siméon. A mon avis, ce fut leur principale erreur. Vous avez raison de dire que le choix turc de pénétrer les Balkans au départ de l’Anatolie a été une  option bien plus difficile compérée à celle des Huns, des Mongols, des Avars, etc. Mais les Turcs ont utilisé l’Anatolie comme base pour conquérir le centre des Balkans, en évitant,dans un premier temps, d’assiéger Constantinople, en commençant leur campagne à partir de l’Anatolie. Ils ont attendu de bien contrôler le centre des Balkans avant de lancer l’offensive décisive contre la capitale de l’Empire Romain d’Orient. Je tiens à rappeler ici que Constantinople est tombée 64 ans après la Bataille du Kosovo (du “Champs des Merles” / Amselfeld) et 82 ans après la première victoire turque en Thrace, sur la rivière Maritza, à proximité d’Andrinople (“Edirne” en turc). En fait, les Turcs, comme beaucoup d’autres conquérants avant eux, ont utilisé les Balkans comme “place d’armes” dans l’intention de conquérir l’Orient. Nous devons tout de même nous remémorer que toutes les grandes avancées turques à l’Est, vers Damas, Bagdad, ou vers l’Afrique, n’ont été possibles qu’après qu’ils aient achevé leur conquête des Balkans, pas avant. Je pense qu’instinctivement ils ont suivi la stratégie de Philippe ou d’Alexandre. Conquérir Byzance était certes pour ces deux conquérants macédoniens un objectif  important, mais il ne l’ont attaquée qu’après avoir soigneusement sécurisé l’ensemble du territoire balkanique, plus spécialement les zones gravitant autour de la ville, exactement comme le firent les Turcs des siècles après.



Autre facteur important : votre remarque à propos d’Ataturk et de son intention de suivre les pas de l’Empire hittite. Je  pense personnellement que le conflit anglo-turc, et plus tard, le conflit entre Grecs et Turcs, comportait bon nombre d’éléments classiques de toute guerre entre le principe thalassocratique et le principe tellurocratique. Bien sûr, mes sympathies de Serbe et d’Orthodoxe vont à la cause grecque, et cela sans ambiguïtés, mais je dois admettre que, dans ce conflit, la Grèce a joué, volens nolens, la carte de la thalassocratie britannique (avant d’être abandonnée) et que les Turcs, lors de cet affrontement, ont adopté des formes continentalistes dans leur manière de gérer le conflit, surtout en Anatolie. La Grèce, en attaquant les côtes de l‘Asie Mineure, ont agi comme une puissance thalassocratique pro-atlantiste. De même, l’Entente était une alliance de type atlantiste classique.



En créant une nouvelle capitale, Ankara, et en y transférant le centre du nouvel Etat kémaliste, au détriment de Constantinople/Istanbul, et en faisant de cet Etat une république (le Sultan avait aussi la dignité d’Empereur Romain d’Orient, de Basileus byzantin), Ataturk envisageait-il d’orienter géopolitiquement la Turquie vers l’Anatolie, lui donnant ainsi une option néo-hittite et abandonnant de fait les options est-méditerranéennes et balkaniques? Quoi qu’il en soit, cette orientation découlait du fait que les Ottomans détenaient les Balkans comme place d’armes et les ont gardés ainsi jusqu’en 1878 (année de la perte de contrôle sur la Bosnie au profit de l’Autriche) ou jusqu’en 1912 (année de la première guerre balkanique). Si la nature géostratégique des Balkans est précisément d’être cette place d’armes, sans présence turque ou autre (russe par exemple), ils constituent un vide stratégique mais aussi et surtout un territoire éventuellement appelé à devenir le noyau d’un empire est-méditerranéen. On peut conclure de ces réflexions historico-stratégiques que les Américains, aujourd’hui, jouent un jeu géopolitique impliquant le contrôle des Balkans, dans une perspective bien plus vaste que toutes celles que l’on a évoquées ou même prévues. A notre tour d’en tirer les conclusions qui s’imposent...



Bien à vous,



Sacha PAPOVIC,
Belgrade.

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