Une thèse sur Valentin Raspoutine
Recension: Günther HASENKAMP, Gedächtnis
und Leben in der Prose Valentin Rasputins, Otto Harrassowitz,
Wiesbaden, 1990, VII + 302 S., ISBN 3-447-03002-X.
Valentin
Grigorevitch Raspoutine, né le 15 mars 1937 en Sibérie, est le petit-fils d’un
chasseur de la taïga et de Mariia Guerassimovna qui lui a raconté, pendant son
enfance, les contes populaires de sa région. Ce qui lui a donné à jamais le
sens de la continuité et de la durée, un goût indélébile pour tout ce qui est “archétype”.
Son oeuvre de grand prosateur russe est placée entièrement sous le signe de la
“perte de conscience” qui affecte nos contemporains, du passage d’une
conscience mythique-intégrative à une attitude totalement démythifiée. Tel est
le déficit —la plaie béante— de nos temps modernes. Cette crise doit être
dénoncée et combattue. Après la période de stagnation brejnévienne (la
“kosnost”), Raspoutine retrouve pleinement son rôle d’“écrivain-prédicateur”,
qui va s’engager pour son peuple, afin qu’il retrouve une morale basée sur les
acquis de son histoire et de sa tradition. Avec les autres “ruralistes” de la
littérature russe contemporaine, il mènera la “guerre civile” des écrivains
contre les “libéraux”, c’est-à-dire ceux qui veulent introduire en Russie les
idées occidentales et la culture de masse calquée sur le modèle américain.
Contre cette vision purement “sociétaire” qui ne reconnaît aucune présence ni
récurrence potentielle aux moments forts du passé, qui ignore délibérément
toute “saveur diachronique”, Raspoutine et les ruralistes défendent le statut
mythique de la nation, revalorisent la pensée archétypique, réhabilitent
l’unité substantielle avec les générations passées.
Le
slaviste allemand Hasenkamp démontre que cet engagement nationaliste repose sur
une “conscience mythique” traditionnelle où il n’y a pas de séparation entre le
microcosme et le macrocosme, entre la chose et le signe, la réalité et le
symbole. Dans Adieu à Matiora, son
plus célèbre roman, l’île qui va être engloutie par le fleuve représente la
totalité du monde, sa continuité, qui va être submergée par la pensée
calculante, techniciste, administrative. Matiora est la continuité, face au
“temps nouveau”, qui déracine les habitants et prépare l’inondation finale.
Cette ère nouvelle sera une ère de discontinuité qui claudiquera d’interruption
en interruption, de retour furtif à une vague stabilité en nouveau
déracinement. Cette fragmentation conduit au malheur et à la dépravation
morale. Les axes majeurs de la pensée philosophique de Raspoutine, qui ne
s’exprime pas par de sèches théories mais dans des romans poignants, où l’on
retrouve des linéaments d’apocalypse ou de Ragnarök, sont: la mméoire et la
réalité transcendantale. Derrière la réalité empirique, derrière les misères quotidiennes
et la banalité de tous les jours, se profile, pour qui sait l’apercevoir et
l’honorer, une réalité supérieure, immortelle. Le monde moderne a voulu faire
du passé table rase, a jugé que la mémoire n’était plus une valeur et la
faculté de se souvenir n’était plus une vertu. Contre l’idéologie dominante,
qui veut nous arracher nos histoires pour nous rendre dociles, l’oeuvre de
Raspoutine, sa simplicité poignante et didactique, son universalité et sa
russéité indissociables, sont des armes redoutables. A nous de nous en servir,
à nous de diffuser son message. Qui est aussi le nôtre.
(recension
parue dans “Vouloir”, n°105-108, juillet-septembre 1993, p. 23).
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