Robert Steuckers:
En souvenir de Robert Keil (1935-2014), homme d’une fidélité inébranlable
J’ai
fait la connaissance de Robert Keil lors d’une activité du G.R.E.C.E.
tout au début des années 90. C’était en Provence. Quand Robert Keil est
venu me saluer pour la première fois, c’est avant tout un large sourire
qui s’est avancé vers moi, un visage qui exprimait la joie de vivre et
entendait la communiquer à tous. Keil était né bilingue comme moi, à la
charnière des mondes roman et thiois, là où le lorrain d’oïl se mêle au
dialecte mosel-fränkisch. Il était un homme de l’espace lotharingien
capable de comprendre les sentiments profonds des uns et des autres,
capable aussi de rire de bon coeur des travers humains ou de fustiger
avec acidité joyeuse les snobs de tous acabits. Sa famille, au sens
large, était lorraine, sarroise, luxembourgeoise et allemande, dispersée
sur trois ou quatre nationalités, sans compter une assez forte
proportion d’émigrés vers l’Amérique, sur lesquels il avait rassemblé
une documentation en anglais, qu’il m’avait un jour demandé de traduire,
découvrant ainsi un lointain cousin pionnier de l’aviation civile et
proche de Lindbergh. Né Français le 9 avril 1935, il devient Allemand en
1940, peu avant d’entrer à l’école primaire, redevient Français en
1944, quand il n’a pas encore quitté celle-ci. Les souvenirs de sa
tendre enfance étaient tout à la fois français et allemands, comme
l’atteste son cahier d’écolier de 1943, qu’il aimait me montrer et où il
avait dessiné un bombardement américain sur Metz, dessin d’enfant où
l’on reconnaissait bien la belle cathédrale de la ville lorraine. Cette
double appartenance a fait de lui un véritable Européen comme bon nombre
d’Alsaciens-Lorrains qui, autour de Robert Schuman, ont voulu faire
l’Europe dès la fin de la deuxième guerre mondiale, afin que les
carnages des deux guerres mondiales ne se reproduisent plus jamais.
C’est cette noble aspiration qui l’avait amené à fréquenter des cercles
qui se proclamaient “européistes” ou qui l’étaient vraiment.
Amateur d’art, hôte exceptionnel, caricaturiste caustique
Robert
Keil était aussi un amateur d’art au goût très sûr, bien que différent
des engouements à la mode pour les happenings et les tachismes de toutes
natures. Avec son épouse Elizabeth, Keil était un homme qui savait
recevoir chez lui à Metz avec tout l’art de la table et toutes les
saveurs qui l’accompagnent: de toute ma vie, jamais je n’ai goûté mets
plus fins à une table d’hôte. Etre invité à la table de Keil était un
privilège que même un ascète fruste comme moi a apprécié, de toute la
force du péché de gourmandise, et en gardera un souvenir éternel. Ma
compagne Ana, qui fera connaissance avec les Keil en 2006, garde un
souvenir émerveillé de cette table magnifiquement dressée, où des mets
d’une formidable délicatesse nous ont été offerts. Comment ne pas
oublier cette réception de Nouvel An, dans les années 90, où j’ai eu une
conversation très féconde avec sa belle-mère, dont les jugements sur le
demi-siècle qui venait de s’écouler était d’une précision
d’entomologiste, d’une rigueur sans appel et d’un non-conformisme
tonifiant. Enfin, dernière qualité de Keil: il était à ses heures un
excellent caricaturiste. S’il avait voulu peaufiner ce talent, il aurait
bien égalé Alidor, le caricaturiste de “Pan” et de “Père Ubu” à
Bruxelles, l’ancien compagnon d’Hergé au “Vingtième Siècle”. Quand un
politicard moisi ou véreux commettait une forfaiture quelconque, Keil,
espiègle, prenait son crayon et fignolait une belle caricature caustique
qu’il envoyait là où il le fallait, pour faire jaser ou enrager. Il a
d’ailleurs un jour croqué mon portrait, assis sur un siège de jardin,
d’après une photo prise à Vlotho en 2002, et m’a affublé d’une couronne,
d’un sceptre et d’un vieux pistolet de pirate. Je conserve
religieusement ce dessin dans mes archives.
Grâce
à Keil, Metz est devenu pour nous, avant même la création de “Synergies
Européennes”, un centre d’activités métapolitiques intenses. C’est
probablement la ville où j’ai le plus souvent pris la parole en public,
notamment dans le centre culturel de la Rue Saint-Marcel et dans
quelques hôtels. Les thèmes de ces conférences ou colloques étaient la
géopolitique, l’oeuvre politologique de Carl Schmitt, la polémologie, la
philosophie de l’histoire, la partitocratie, la perspective eurasienne,
la philosophie tout court, etc. Il faudrait retracer l’histoire de ce
“Cercle Hermès”, essentiellement animé par Keil et le Dr. Cuignet, qui
puisait ses orateurs parmi les cadres et les stagiaires de “Synergies
Européennes”. Je sais que Keil a tenu un journal très précis et très
complet des activités du Cercle Hermès: j’espère que ce sera l’occasion
d’écrire très bientôt un article sur “Robert Keil et le Cercle Hermès de
Metz”.
Une succession ininterrompue d’activités
Mais
en ne me référant qu’aux seuls documents qui me sont accessibles dans
le bureau où je rédige cet hommage à ce travailleur (trop) modeste et
opiniâtre que fut Robert Keil, je redécouvre les traces de plusieurs
activités qu’il a patronnées ou rendues possibles: les 5 et 6 aôut 1995,
le Cercle Hermès (CH) organise une sortie sur le site archéologique
alsacien de Mackwiller, qui recèle un “Mithraum”, avec pour guide le
Prof. J.J. Hatt, conservateur honoraire du Musée Archéologique de
Strasbourg. Le 3 février 1996, le CH me donne la parole pour parler des
“néo-communautariens” américains et de la notion sociologique de
“communauté” (Ferdinand Tönnies). Le 16 mars 1996, c’est au tour de la
brillante germaniste française Isabelle Fournier de parler de l’oeuvre
d’Ernst Jünger. Le 7 juin 1996, le philosophe et musicologue Jean-Marc
Vivenza s’adresse au public du CH pour leur parler de l’avant-garde
futuriste, appuyé par un magnifique diaporama car toute l’Europe
s’intéressait à l’époque au futurisme (une exposition se tiendra plus
tard à Bruxelles, début des années 2000, au Musée d’Ixelles). Le 22
septembre 1996, les sympathisants du CH visitent le champs de bataille
de Verdun sous la direction de l’historien Philippe Conrad, aujourd’hui
directeur de “La Nouvelle Revue d’Histoire”.
Le
25 janvier 1997, je prends une nouvelle fois la parole à la tribune du
CH pour retracer l’histoire de la redécouverte des paganismes depuis la
renaissance italienne et, plus particulièrement, depuis la traduction du
“Germania” de Tacite par l’humaniste Piccolomini, futur chancelier de
l’Empereur Frédéric III et futur Pape Pie II. Le 24 mai 1997, le “Cercle
Europa”, soutenu par Keil, anime une réunion consacrée au philosophe et
écrivain germano-balte Hermann von Keyserling, et projette le film de
Volker Schlöndorff, “Le coup de grâce”, tiré du livre éponyme de
Marguerite Yourcenar. Le 31 mai 1997, le géopolitologue Alexandre Guido
Del Valle vient énoncer ses thèses prémonitoires, aujourd’hui partagées
par d’innombrables observateurs de l’échiquier international, sur
l’alliance des Etats-Unis et de l’islamisme contre l’Europe. Le 21 juin
1997, le CH invite le géopolitologue franco-russe Viatcheslav Avioutsky
pour parler de la “renaissance cosaque” en Russie. On doit aujourd’hui à
Avioutsky de nombreux ouvrages didactiques sur le Caucase, la
Tchétchénie, les révolutions colorées, etc., qui font autorité. Fin juin
1997, Robert Keil réunit, grâce à l’appui du CH, des étudiants pour une
projection du film biographique de Paul Schrader sur l’écrivain
japonais Yukio Mishima. Le 13 décembre 1997, Dominique Venner, à
l’époque directeur de la revue “Enquête sur l’histoire”, présente son
ouvrage sur les armées blanches pendant la guerre civile russe.
Huntington, Brzezinski, Clausewitz, Jomini, de Pange, Heidegger, Rougemont, Jouvenel, etc..
Le
26 septembre 1998, le CH organise dans le château du Comte de Pange en
Lorraine un colloque sur un éventail de questions politologiques, où
Marc d’Anna prend la parole sur les thèses de Samuel Huntington et de
Zbigniew Brzezinski, Laurent Schang sur l’oeuvre du Comte Jean de Pange,
fédéraliste européen, et moi-même sur la notion de partitocratie, telle
qu’elle avait été théorisée par le grand politologue espagnol Gonzalo
Fernandez de la Mora, directeur et fondateur de la revue “Razon
española”. Cette liste ne constitue qu’un aperçu succinct des
innombrables activités du CH, toute de haute qualité et de grande tenue
intellectuelle: comment oublier les interventions du haut fonctionnaire
européen André Wolff, de Pierre Bérard (animateur du “Cercle Kléber” de
Strasbourg), le colloque sur la polémologie (Clausewitz, Jomini, etc.),
avec la participation de mes compatriotes Diaz et Banoy, le colloque sur
les visions de l’histoire dans le monde anglo-saxon, avec les
interventions magistrales du Liégeois Xavier Hottepont (sur Huntington)
et du Bordelais Eddy Marsan en 2003, le colloque philosophique animé par
l’heideggerien Desmons, les Lorrain Thull (sur le penseur suisse Denis
de Rougemont) et Schang (sur Bertrand de Jouvenel) et moi-même (sur le
scepticisme grec)? Et la soirée sur la notion géopolitique d’Eurasie en
2009, où j’ai été amené à présenter ma préface au livre du
géopolitologue croate Jure Vujic? Tout cela a été possible parce Keil,
qui avait du flair et de l’instinct, a toujours invité des orateurs
qu’il estimait personnellement pertinents, sans jamais écouter les
sirènes intrigantes qui entendaient gérer seules toutes les activités
métapolitiques de notre sensibilité dans tout l’espace inter-sidéral de
notre galaxie.
On
le voit à cet échantillon pourtant très succinct: les activités
positives et désintéressées de Robert Keil ont touché tous les sujets
essentiels de la pensée. Robert Keil n’a jamais manqué aucune université
d’été de la F.A.C.E. (“Fédération des Activités Communautaires en
Europe”) ou de “Synergies Européennes”. Il a toujours répondu
“Présent!”. Depuis la première université d’été de Lourmarin en Provence
à la dernière à Vlotho en Basse-Saxe, Robert Keil a toujours été le
premier à s’inscrire, à donner un coup de main, à véhiculer les inscrits
non motorisés ou les étudiants impécunieux. On le voit sur les photos:
accablé, comme moi, par la canicule méditerranéenne à Lourmarin en 1993
ou en grande conversation avec un professeur portugais; attablé à Varese
avec les autres convives français, autrichiens, italiens; en excursion
dans la montagne, à la découverte de traces archéologiques
préhistoriques dans les Alpes lombardes; en promenade le long du Lac
Majeur avec d’autres stagiaires, dont l’Autrichien Gerhoch Reisegger; à
l’écoute de Guillaume Faye dans le parc de la demeure qui nous abritait à
Vlotho ou du guide sur le site des Externsteine. Mais ce n’est pas
tout: Robert Keil n’a jamais manqué un séminaire de “Synergies
Européennes”, à Paris (sur l’Allemagne, la Russie ou la pensée rebelle),
dans le Périgord (où nous logions dans la même demeure), au Crotoy en
Picardie, où nous avons eu le bonheur de goûter aux fruits de la mer,
dans l’estuaire de la Somme. De là, il m’a ramené à Dinant pour que je
prenne le train de Bruxelles. Nous avons traversé la Thiérarche à la
tombée de la nuit pour arriver à Chimay, où il tenait absolument à
consommer une bonne bière d’abbaye, avant de reprendre la route vers sa
chère Lorraine. Fin novembre 2005, Bruxelles est bloqué sous une épaisse
couche de neige: impossible de démarrer la voiture; je saute dans un
train pour Metz, où il n’a pas neigé, d’où Keil, toujours prompt à
servir la cause de la culture, m’amène en voiture à Nancy, pour un
colloque géopolitique de l’association “Terre & Peuple” du Prof.
Pierre Vial. Le 10 mars 2012, quand je prononce devant quelques amis de
longue date une conférence sur la notion de “patrie charnelle”, tirée de
l’oeuvre du philosophe des Lumières, Johann Gottfried Herder, Keil est
évidemment présent au dîner-débat. Nous avions projeté d’organiser,
suite au décès du Prof. Piet Tommissen en août 2011, un colloque sur le
grand politologue alsacien Julien Freund, plus apprécié en Belgique (UCL
et VUB confondues!) qu’en France, si l’on excepte, bien sûr, les
efforts méritoires et exceptionnels, mais récents, de Pierre-André
Taguieff. Malheureusement, ce projet d’un colloque en hommage à Freund
ne se concrétisera sans doute jamais.
Keil
hébergeait tous les orateurs du CH dans un charmant hôtel de Metz, où
le veilleur de nuit, d’origine italienne, était un fervent lecteur de
“Nouvelles de Synergies européennes” et de “Vouloir”.
“Recours aux Forêts” et “Antaios”
En
avril 1994, à Munkzwalm en Flandre, Robert Keil participe à la réunion
qui conduira à la fondation de “Synergies Européennes”, sans demander
aucune fonction, tant sa modestie était proverbiale. Ce fut, le soir,
dans le quartier gastronomique de la “petite rue des Bouchers” à
Bruxelles, une cène amicale qui a scellé durablement notre amitié et
surtout notre complicité “inter-lotharingienne”. Robert Keil ne limitait
pas ses intérêts aux seules activités de “Synergies Européennes”: il
suivait avec passion les travaux de l’écologiste Laurent Ozon et de sa
revue “Le recours aux Forêts”. Son épouse, d’ailleurs, fine gastronome,
avait lu avec grande attention le numéro consacré à “la bonne
alimentation”. De même, Robert et Elizabeth Keil lisaient et soutenaient
la revue “Antaios” de l’Ixellois Christopher Gérard, qu’ils
surnommaient malicieusement “Méphisto”, et qui avait composé
d’excellents dossiers sur le mithraïsme ou sur l’hindutva indienne,
actualisation de l’immémoriale tradition hindoue. Ce directeur
d’“Antaios”, philologue classique issu de l’ULB, prendra aussi la parole
dans les salons messins réservés par le CH. Plus tard, Gérard-Méphisto
allait amorcer, début de la décennie 2000, une carrière d’écrivain,
grâce à l’appui initial de Vladimir Dimitrijevic, le regretté directeur
des éditions “L’Age d’Homme” qui sera aussi le promoteur d’un autre
orateur de prédilection de Keil, Alexandre Guido Del Valle. Keil et
Dimitrijevic partageaient assurément une vertu commune, le flair, bien
qu’ils aient été des hommes foncièrement différents, venus d’horizons
totalement divergents.
Inoubliable André Wolff
Outre
le Cercle Hermès, Keil, notamment à l’instigation de Gilbert Sincyr, le
premier Président de “Synergies Européennes”, cherchait à animer des
structures plus modestes, mais à ambitions très vastes, comme l’UFEC,
qui deviendra vite le “Club Minerve”, qui éditera, pendant un certain
temps, un bulletin “Res Publicae Europeae”, où oeuvrera le
géopolitologue français Louis Sorel dont on retrouvera plus tard la
signature, sous son vrai nom, dans quantité de revues de haute gamme,
sur papier glacé. Dans le cadre de ces activités annexes au CH et à
“Synergies Européennes”, il va rencontrer un autre enfant de Metz, le
Dr. André Wolff, haut fonctionnaire de la CECA puis des CEE, dès leurs
débuts, dans les années 50. André Wolff était un “européiste” convaincu,
parce que Lorrain comme Keil; bilingue de naissance lui aussi, il ne
pouvait souffrir l’existence inutile de frontières hermétiques,
d’inimitiés bétonnées, sur le territoire de l’ancienne Lotharingie.
Né
peu après la première guerre mondiale, Wolff était devenu Allemand en
1940, puis redevenu Français en 1944, pour suivre, après cette deuxième
grande conflagration fratricide en Europe, la piste lancée par Robert
Schuman, celle d’une construction européenne efficace, animée par la
ferme volonté de renforcer le poids de notre continent dévasté. Devenu
l’un des premiers fonctionnaires européens en place à Bruxelles, Wolff
avait fait une carrière brillante, maîtrisant l’allemand, le français et
l’italien à la perfection. Il habitait à Laeken. Il y jouissait d’une
retraite bien méritée, commencée fin des années 80. Keil le rencontrait
très souvent. Personnellement, je n’osais guère déranger cet homme
vénérable, d’un âge déjà avancé, doux et affable, gentil mais déterminé,
toujours tiré aux quatre épingles, au savoir politique accumulé depuis
les temps héroïques de la CECA. Jamais je n’ai osé lui réclamer des
articles ou des communiqués, alors qu’il l’aurait bien voulu, je pense.
C’était donc Robert Keil qui organisait, depuis Metz, des réunions avec
Wolff et moi dans une taverne danoise à l’ombre de la Basilique de
Koekelberg, quand notre fonctionnaire en retraite était à Bruxelles car
il résidait chaque année pendant de longs mois dans un village italien
d’où son épouse était originaire. Comme auparavant avec Keil, le courant
entre Wolff et moi est passé tout de suite: fraternité silencieuse des
Lotharingiens, des hommes d’entre-deux, de tous ceux qui refusent les
enfermements monoglottes.
André
Wolff rédigeait tous les communiqués de “Minerve”, avec une précision
remarquable, utilisant le langage équilibré de l’UE pour faire passer un
message proche du nôtre. Il demeurait une voix écoutée dans les arcanes
de l’UE mais, hélas, non suivies d’effet car l’esprit européiste
pionnier a bel et bien cédé la place à un mondialisme faussement mièvre,
insidieux, foncièrement méchant dans sa volonté impavide de tout
homogénéiser, un mondialisme sans aucune assise territoriale et
culturelle. Wolff prendra la parole à mes côtés à la tribune du Cercle
Hermès en 2009, pour introduire ma conférence sur la notion géopolitique
d’Eurasie. Il avait 89 ans. Il mourra à Bruxelles dans sa 93ème année,
suite à une mauvaise grippe. Keil en était profondément attristé. En
m’annonçant au téléphone le décès de Wolff, sa voix était troublée par
un sanglot, que j’avais envie de partager, tant la disparition de cet
homme doux et convaincu a été finalement une grande perte pour tous ceux
qui, dans les coulisses du Berlaymont à Bruxelles, entendaient
maintenir une véritable “conscience européenne” de carolingienne et de
lotharingienne mémoire. La voix de Wolff, toujours précise en dépit des
ans, s’est hélas éteinte et, sans doute avec lui, l’esprit profondément
européiste des fondateurs honnêtes de l’unité européenne, aujourd’hui
galvaudée par des pitres politiques ou des canailles néo-libérales ou
des valets au service d’un impérialisme étranger qui veut notre mort et
la guette, la prépare, à tout moment par satellites-espions interposés.
Notre dernière rencontre
J’ai
rencontré Keil pour la dernière fois dans la capitale française en
septembre 2013 lors du colloque de “Maison Commune” organisé par Laurent
Ozon, avec le concours du philosophe Jean-François Gauthier, auteur,
récemment, d’un ouvrage didactique sur les messianismes politiques, paru
chez Ellipses à Paris. Keil était heureux de voir deux de ses orateurs
favoris fraternellement réunis après tant d’années de séparation. Keil
était assis en face de moi pendant tout le colloque, affichant son
éternel sourire si chaleureux, tout à la fois complice, espiègle,
heureux et satisfait que la machine tournait toujours en dépit du temps
qui passe, de l’acharnement des adversaires de tous horizons. En
écrivant ces lignes d’hommage, c’est ce visage de Keil à Paris que j’ai
en tête et que je n’oublierai jamais plus. Ana aussi, quand elle a
appris la disparition de cet ami, a dit, spontanément, que c’est ce
visage qu’elle gardera toujours en tête, en souvenir de celui qui, avec
son épouse, l’avait si bien accueillie en août 2006. Mais Keil, je le
voyais bien, était épuisé d’avoir tant parcouru l’Europe en voiture en
tous sens pendant tant d’années. Ensuite, il se plaignait qu’une cécité
partielle le menaçait. Sur une charmante terrasse du 16ème, nous avons
partagé le repas du soir en commun, avec les autres orateurs et
organisateurs du colloque, ainsi que de jeunes écologistes provençaux,
venus tout spécialement de Manosque, la ville de Giono, pour nous
écouter. Keil était assis trois sièges plus loin à ma gauche si bien que
je ne pouvais guère lui parler. Il a quitté la table, fatigué, bien
avant les autres convives et tenait à me voir le lendemain matin avant
son départ de la Gare de l’Est. Notre hôtel était à l’autre bout de
Paris et il nous a été impossible d’arriver à temps dans le quartier de
la Gare de l’Est pour prendre le petit déjeuner avec Keil. Nous avons
donc raté notre dernier rendez-vous.
Robert Keil, incarnation du “triple C”
Robert
Keil s’est éteint le 19 février 2014, treize jours après Gilbert
Sincyr, premier Président de “Synergies Européennes”. Pour nous, c’est
une catastrophe car il a été, avec Wolff, le seul à avoir réellement
compris, dans ses chairs, dans toutes les fibres de son enveloppe
charnelle, la dynamique transfrontalière et véritablement européenne que
nous avons voulu impulser, parfois envers et contre l’incompréhension
des “Français et des Allemands de l’intérieur”. Ensuite, il faut aussi
le remercier pour cette bonne humeur constante et ce désintéressement
qu’il a montré à tous moments. Quand Sincyr et moi rédigions la Charte
de “Synergies Européennes” en 1994, nous avions tous deux décidé de
placer nos activités à l’enseigne d’un “triple C”, pour “communauté”,
“convivialité” et “courtoisie”. Dans un espace métapolitico-culturel
difficile, comme celui que nous allions devoir côtoyer à notre corps
défendant, ce “triple C” était un défi: trop de psycho-rigidités,
d’affects inutiles, de raideurs rédhibitoires, de poses ridicules, de
nullités prétentieuses exhibant leur “quant-à-soi”, d’inconsistences
intellectuelles le refusaient implicitement, instinctivement, le
prenaient pour une position inadéquate pour ceux qui, très suffisants,
prétendaient constituer une sorte de “camp des saints”. Mais on ne bâtit
pas une communauté réelle sans cette fibre transrationnelle, cette
fibre charnelle, sans la convivialité que Keil et son épouse créaient
lors des événements culturels qu’ils patronnaient, sans la courtoisie
qui consiste à respecter le rythme et l’idiosyncrasie d’autrui quand il
s’exprime par oral ou par écrit, à écouter les récits qui relèvent de
son vécu. Je puis le dire et l’écrire: Keil a été le seul, l’unique, à
incarner le “triple C”. C’est pourquoi son “départ” est une catastrophe
anthropologique car qui remplacera cette incarnation lorraine du “triple
C”? Je ne vois rien se pointer à l’horizon. Comme Ozon vient de
l’exprimer par un courriel, “ce départ l’emplit d’une profonde
tristesse”. Moi aussi. Car nous avons perdu un ami, de meilleur il n’y
en avait pas. Il va falloir se battre pour lui, à sa place, en son
créneau aujourd’hui vide, mais pourrons-nous en avoir la force? La force
de réorganiser chaque mois des activités d’un tel niveau, avec un tel
rythme et une telle constance? Avec une aisance sans pareille, avec une
bonhommie qui conquiert tous les coeurs?
Merci,
Papa Keil, pour ta bonne humeur, pour ta constance, pour ta fidélité.
J’ose croire que tu as rejoint ce cher André Wolff dans le monde dont on
ne revient pas. Réserve-nous une bonne table, comme tu le faisais à la
taverne danoise de Koekelberg.
Robert Steuckers.
(Forest-Flotzenberg, 21 février 2014).
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