Robert Steuckers
L’Europe espionnée par la NSA
Conférence prononcée au “Cercle Proudhon”, Genève, 10 avril 2014
La réalité dans laquelle nous vivons aujourd’hui est une réalité
entièrement sous surveillance, sous l’oeil d’un “panopticon”
satellitaire et électronique. Tous les citoyens de l’américanosphère
sinon du monde entier sont surveillés étroitement dans leurs activités
“sensibles” ou dans leurs faits et gestes quotidiens. L’Etat a certes le
droit, le cas échéant, de surveiller des individus qu’il juge dangereux
mais là n’est pas vraiment le problème pour nos polities développées
d’Europe. Le problème le plus grave, c’est la surveillance permanente et
étroite que subissent nos entreprises de pointe, nos ingénieurs les
plus performants, dans l’Union Européenne, pour ne même pas mentionner
nos institutions diplomatiques et militaires. L’installation du système
global de surveillance ne concerne donc pas le terrorisme —là n’est que
le prétexte— mais bel et bien les fleurons de nos industries et les
laboratoires de recherche de nos entreprises de haute technologie,
d’électronique, d’avionique ou de bio-chimie. Le “telescreen” réel
d’aujourd’hui ne surveille donc pas en priorité des citoyens rétifs
susceptibles de devenir un jour de dangereux subversifs ou des
révolutionnaires violents, comme l’imaginait encore Orwell à la fin des
années 40 du 20ème siècle. Via Facebook, Twitter ou autres procédés de
même nature, le “telescreen” actuel surveille certes la vie privée de
tous les citoyens du globe mais cette surveillance se rapproche
davantage du Palais des rêves d’Ismaïl Kadaré que du 1984 d’Orwell.
L’Europe
a fait mine de s’étonner des révélations d’Edward Snowden en juin 2013.
Pourtant, ce n’est jamais que le troisième avertissement qui lui a été
lancé depuis 1997, les précédents n’ayant pas été suivis d’effets, de
réactions salutaires et légitimes. D’abord, il y a eu, en cette année
1997, la révélation de l’existence du réseau ECHELON et,
consécutivement, le fameux “Rapport de Duncan Campbell”, journaliste
d’investigation écossais, qui a été établi après la demande d’enquête
des instances européennes. Le réseau ECHELON avait suscité l’inquiétude
il y a seize ans: depuis lors l’amnésie et l’inertie ont fait oublier
aux grandes entreprises de pointe et aux masses de citoyens qu’ils
étaient étroitement espionnés dans leurs activités quotidiennes.
Ensuite, les révélations “Wikileaks” de Julian Assange révélaient
naguère ce que l’hegemon pense réellement de ses vassaux et du reste du
monde. L’affaire Snowden est donc le troisième avertissement lancé à
l’Europe: la NSA, principal service secret américain, déploie un système
d’espionnage baptisé “Prism” avec la complicité très active du GCHQ
britannique. Les révélations de Snowden ne sont ni plus ni moins
“révélatrices” que celles que nous dévoilait naguère l’existence du
réseau ECHELON: simplement les techniques avaient considérablement
évolué et l’internet s’était généralisé depuis 1997 jusqu’à équiper le
commun des mortels, des milliards de quidams apparemment sans
importance. Les écoutes sont perpétrées avec davantage de
sophistication: Angela Merkel l’a appris à ses dépens.
Le réseau ECHELON
Revenons
à l’année 1997, quand le parlement européen apprend l’existence du
réseau ECHELON et manifeste son inquiétude. Il mande le STOA (Bureau
d’Evaluation des options techniques et scientifiques) pour que celui-ci
établisse un rapport sur l’ampleur de cet espionnage anglo-saxon et sur
les effets pratiques de cette surveillance ubiquitaire. Les instances
européennes veulent tout connaître de ses effets sur les droits civiques
et sur l’industrie européenne. Plus tard, l’IC 2000 (“Interception
Capabilities 2000”) dresse le bilan de l’espionnage commis par les
satellites commerciaux qui interceptent les communications privées et
commerciales. En effet, l’essentiel de cet espionnage s’effectue à des
fins commerciales et non politiques et militaires au sens strict de ces
termes. Les satellites ne sont pas les seuls en cause, le rapport vise
aussi les câbles sous-marins, notamment en Méditerranée. Le résultat de
l’enquête montre que les firmes françaises Alcatel et Thomson CSF ont
été surveillées étroitement afin de leur rafler certains marchés
extra-européens.
L’hegemon indépassable doit le rester
Le
premier rapport du STOA évoque la possibilité d’intercepter les
courriels, les conversations téléphoniques, les fax (télécopies par
procédé xérographique). Il constate que les cibles sont certes les
messages militaires et les communications diplomatiques (ruinant du même
coup toute indépendance et toute autonomie politiques chez les nations
européennes, grandes comme petites). L’espionnage systématique pratiqué
par les Etats-Unis et les autres puissances anglo-saxonnes (Canada,
Australie, Nouvelle-Zélande et Grande-Bretagne) est un avatar direct de
la fameuse doctrine Clinton pour laquelle les opinions publiques et les
espaces médiatiques des alliés et vassaux ne sont pas mieux considérés
que ceux de leurs homologues relevant de l’ennemi ou d’anciens ennemis:
tous sont à égalité des “alien audiences” qu’il s’agit de maintenir dans
un état d’infériorité économico-technologique. L’hegemon américain
—s’insiprant, à l’époque où est énoncée la doctrine Clinton, de la
pensée du Nippo-Américain Francis Fukuyama— se donne pour objectif
d’organiser le “monde de la fin de l’histoire”. Pour y parvenir et
pérenniser la domination américaine, il ne faut plus laisser émerger
aucune suprise, aucune nouveauté. Washington se pose donc comme
l’hegemon indépassable: il l’est, il doit le rester.
Le gouvernement profond de la planète
Les
rapports successifs du STOA et d’IC 2000 révèlent donc au monde
l’accord secret UKUSA (United Kingdom + United States of America).
Celui-ci date cependant de 1947, tout en étant la prolongation de la
fameuse Charte de l’Atlantique signée par Churchill et Roosevelt en
1941. Chronologiquement, l’accord secret UKUSA précède donc la guerre
froide et se forge avant le fameux coup de Prague qui fait basculer, en
1948, la Tchécoslovaquie dans le camp communiste; celui-ci acquiert
ainsi l’espace hautement stratégique qu’est le “quadrilatère bohémien”
qui avait procuré tant d’atouts à Hitler suite aux accords de Munich de
1938. Il précède aussi l’existence de l’Etat d’Israël (né également en
1948). Aux deux puissances fondatrices, le Royaume-Uni et les
Etats-Unis, se joignent la Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande
puis, progressivement, en tant que “cercle extérieur”, la Norvège, le
Danemark, l’Allemagne (en tant que pays occupé et non entièrement
souverain) et la Turquie. Le GCHQ britannique surveille l’Afrique et
l’Europe (jusqu’à l’Oural), le Canada surveille, quant à lui, la zone
arctique. Le personnel qui travaille au service de ce système
d’espionnage est soumis à une discipline de fer et doit garder pendant
toute sa vie les secrets qu’il a appris pendant ses années de service.
Ces membres du personnel sont endoctrinés et ré-endoctrinés (si la
perspective change, si, à l’instar du scénario imaginé par Orwell dans
son 1984, l’ennemi n’est plus, tout d’un coup, l’Eurasia mais devient, en un tourne-main, l’Eastasia...).
En 1995, aucun gouvernement n’a reconnu publiquement l’existence du
réseau UKUSA. Rien n’a transparu. Nous pouvons donc parler du
“gouvernement profond” de la planète, qui n’a jamais fondamentalement connu d’échecs, juste quelques petits ressacs, bien vite rattrapés....
Jusqu’en
1989-1991, la politique officielle était d’endiguer l’Union Soviétique,
le bloc communiste. Après l’effondrement définitif de ce bloc
soviétique et la dissolution de ses franges stratégiques, le réseau
justifie son existence en prétextant la lutte contre le terrorisme ou le
narco-trafic. Cette nouvelle “mission” est donc officiellement dirigée
contre, il faut le rappeler, des golems fabriqués par la CIA elle-même
dans le but de mener un “low intensity warfare” (une belligérance de
basse intensité), à l’instar des talibans afghans ou des islamistes
tchétchènes, ou générés pour financer des guerres en contournant les
contrôles parlementaires, comme l’a été le trafic de drogues au départ
du “triangle d’or” en Asie du Sud-Est. L’existence réelle, bien
médiatisée, de ces deux fléaux que sont le terrorisme et le
narco-trafic, postule que l’hegemon et ses alliés proches doivent sans
cesse “élargir la surveillance”, une surveillance élargie qui ne visera
évidemment plus les seuls narco-trafic et terrorisme, pour autant que
leur surveillance ait même été imaginée autrement que pour faire pure
diversion. En 1992, quand l’URSS a cessé d’exister et que la Russie
résiduaire entre dans une phase de déliquescence sous Eltsine, le
directeur de la NSA, William Studeman prononce son discours d’adieu. On
peut y lire les phrases suivantes: 1) “Les demandes pour un accès global
accru se multiplient”; et 2) “La partie commerciale de cet accès global
est une des deux jambes sur laquelle la NSA devra s’appuyer”.
L’espionnage, d’ECHELON à Prism, n’est donc plus seulement militaire
mais aussi civil. Ce sont d’ailleurs des civils qui dirigent les bases
de Mennwith Hill (Grande-Bretagne), de Bad Aibling (Allemagne) et de
Yakima (Etat de Washington, Etats-Unis).
Le
phénomène n’est toutefois pas nouveau. Déjà, il y a 80 ou 90 ans, l’ILC
(“International Leased Carrier”) collectait toutes les informations
arrivant des Etats-Unis en Grande-Bretagne et partant de Grande-Bretagne
vers les Etats-Unis. En 1960, les puissances anglo-saxonnes ne peuvent
pas (encore) contrôler les câbles terrestres mais bien les ondes
radiophoniques de haute fréquence par lesquelles passent les messages
militaires et les communications diplomatiques. Elles contrôlent aussi
les câbles subaquatiques assurant les communications téléphoniques entre
les continents. En 1967, les Etats-Unis lancent les premiers satellites
de communication. En 1971, c’est au tour du programme Intelsat d’être
lancé, procédé permettant la transmission des communications
téléphoniques, du télex, de la télégraphie, de la télévision, des
données informatiques et des télécopies. En l’an 2000, dix-neuf
satellites du programme Intelsat sont à l’oeuvre dans l’espace
circumterrestre: ils relèvent de la cinquième à la huitième générations
de satellites.
De
1945 à nos jours, le programme codé “Shamrock” assure le travail en
tandem de la NSA et des principales entreprises de télécommunications
(RCA, ITT; Western Union). Le 8 août 1975, le Lieutenant-Général Lew
Allen, directeur de la NSA, reconnait que son service intercepte
systématiquement les communications internationales, les appels
téléphoniques et tous les messages câblés. Cet aveu est retranscrit
intégralement dans le rapport de Duncan Campbell qui, en plus, nous
explicite tous les aspects techniques de ce gigantesque pompage de
données.
Ordinateur dictionnaire
Nous
sommes à l’heure de la captation des données circulant sur l’internet.
On a cru, dans l’euphorie qui annonçait le lancement de cette technique
“conviviale” (“user’s friendly”), qu’on allait échapper au contrôle
total, qu’on allait communiquer à l’abri des regards indiscrets. Mais
tous les instruments de pompage étaient déjà présents, dès leur
commercialisation à grande échelle. L’“ordinateur dictionnaire”
du GCQH britannique trie systématiquement les données avec la
complicité d’ingénieurs de la British Telecom. Cet instrument a été sans
cesse affiné et constitue désormais la plus grande banque de données du
monde. Si l’objectif de ce contrôle avait une destination purement
militaire ou s’il servait réellement à combattre le terrorisme ou le
narco-trafic, personne ne pourrait avancer des arguments moraux sérieux
pour critiquer l’ampleur de cette surveillance. Mais, on le sait, les
drogues ou les terroristes ne sont que des prétextes. Le but réel, comme
l’atteste le rapport de Duncan Campbell, est l’espionnage commercial
qui, lui, a un impact direct sur notre vie réelle, notre vie
quotidienne. Ce but véritable ne date pas de la découverte d’ECHELON ou
de la doctrine Clinton, c’est-à-dire des années 90 du 20ème siècle.
L’espionnage est commercial dès les années 60, et date même d’avant si
l’on veut bien admettre que le but réel de la guerre menée par les
Etats-Unis contre l’Allemagne n’était nullement la lutte contre
l’idéologie nationale-socialiste ou contre le totalitarisme hitlérien ou
était dictée par la nécessité de sauver et de libérer des personnes
exclues ou persécutées par les politiques nazies, mais bien plus
prosaïquement la conquête des brevets scientifiques allemands raflés au
titre de butin de guerre (course aux brevets à laquelle Français et
Soviétiques ont également participé). Gérard Burke, ponte de la NSA,
déclare en 1970: “Dorénavant l’espionnage commercial devra être
considéré comme une fonction de la sécurité nationale, jouissant d’une
priorité équivalente à l’espionnage diplomatique, militaire et
technologique”. Ce nouvel aveu d’un haut fonctionnaire de la NSA montre
que les actions de son service secret n’ont plus seulement un impact sur
la sphère étatique, sur les fonctions régaliennes d’un Etat allié ou
ennemi, mais sur toutes les sociétés civiles, entraînant à moyen ou long
terme la dislocation des polities, des espaces politiques et civils,
autres que ceux de l’hegemon, quels qu’ils soient.
Nouvelle cible: les affaires économiques
Dans
cette optique, celle d’une “commercialisation” des intentions hostiles
concoctées par les Etats-Unis à l’endroit des autres puissances de la
planète, il faut retenir une date-clef, celle du 5 mai 1977. Ce jour-là,
la NSA, la CIA et le Département du Commerce fusionnent leurs efforts
au sein d’un organisme nouveau, l’OIL ou “Office of Intelligence
Liaison” (= “Bureau de liaison des renseignements”), dont la base
principale est logée dans les bâtiments du “Département du Commerce”
américain. Le but est d’informer et de soutenir les intérêts commerciaux
et économiques des Etats-Unis. En avril 1992, le but à annoncer aux
employés de la NSA ou de l’OIL n’est évidemment plus de lutter contre le
bloc soviétique, alors en pleine déliquescence “eltsiniste”. L’Amiral
William O. Studeman, de la NSA, désigne les nouvelles cibles: ce sont
tout bonnement les “affaires économiques des alliés des Etats-Unis”,
plus précisément leurs groupes industriels. La notion d’“allié” n’existe
désormais plus: les Etats-Unis sont en guerre avec le monde entier, et
il faut désormais être d’une naïveté époustouflante pour croire à
l’“alliance” et à la “protection” des Etats-Unis et à l’utilité de
l’OTAN. Aux “affaires économiques des alliés”, visées par l’espionnage
des services américains, s’ajoutent des cibles nouvelles: les “BEM” ou
“Big Emerging Markets”, les “gros marchés émergents”, tels la Chine, le
Brésil ou l’Indonésie. Le but est d’obtenir des “renseignements
compétitifs”, comme les définit la nouvelle terminologie, soit les
offres formulées par les grandes entreprises de pointe européennes ou
autres, les ébauches d’innovations technologiques intéressantes.
Balladur à Riyad
En
1993, Clinton opte “pour un soutien agressif aux acheteurs américains
dans les compétitions mondiales, là où leur victoire est dans l’intérêt
national”. Ce “soutien agressif” passe par un “aplanissement du
terrain”, consistant à collecter des informations commerciales,
industrielles et technologiques qui, pompées, pourraient servir à des
entreprises américaines homologues. Quels sont dès lors les effets
premiers de cette doctrine Clinton énoncée en 1993? Ils ne se font pas
attendre: en janvier 1994, le ministre français Balladur se rend à
Riyad, en Arabie Saoudite, pour signer un contrat général englobant la
vente d’armes françaises et d’Airbus à la pétromonarchie, pour un
montant de 6 milliards de dollars. Il revient les mains vides: un
satellite américain a préalablement tout pompé en rapport avec les
tractations. Et la presse américaine, pour enjoliver cette vilénie,
argue de pots-de-vin payés à des Saoudiens et accuse la France et
l’Europe de “concurrence déloyale”. Boeing rafle le marché. Et a
forcément donné des pots-de-vin aux mêmes Saoudiens... mais personne en
Europe n’a pu pomper les communications entre la firme aéronautique
américaine et les bénéficiaires arabes de ces largesses indues. Ce
contexte franco-saoudien illustre bien la situation nouvelle issue de
l’application de la doctrine Clinton: les Etats-Unis ne veulent pas
d’une industrie aéronautique européenne. Déjà en 1945, l’Allemagne avait
dû renoncer à produire des avions; elle ne doit pas revenir
subrepticement sur le marché aéronautique mondial par le biais d’une
coopération aéronautique intereuropéenne, où elle est partie prenante.
En 1975, lors du marché du siècle pour équiper de nouveaux chasseurs les
petites puissances du Bénélux et de la Scandinavie, les Américains
emportent le morceau en imposant leurs F-16, réduisant à néant tous les
espoirs de Dassault et de Saab de franchir, grâce au pactole récolté, le
cap des nouveaux défis en avionique.
En
1994 toujours, le Brésil s’adresse à Thomson CSF pour mettre au point
le “Programme Sivam”, qui devra surveiller la forêt amazonienne. L’enjeu
est de 1,4 milliards de dollars. Le même scénario est mis en oeuvre:
les Français sont accusés de payer des pots-de-vin donc de commettre une
concurrence déloyale. La firme américaine Raytheon rafle le contrat;
elle fournit par ailleurs la NSA. Dans son rapport sur ECHELON, sur la
surveillance électronique planétaire, Duncan Campbell dresse la liste,
pp. 98-99, des entreprises européennes flouées et vaincues entre 1994 et
1997, pour un total de 18 milliards de dollars. Une analyse de la
situation, sur base des principes énoncés par Carl Schmitt sous la
République de Weimar, tracerait le parallèle entre cette pratique de
pompage et la piraterie anglaise dans la Manche au 14ème siècle où un
“maître des nefs”, le Comtois Jean de Vienne, a tenté d’y mettre fin
(cf. “Les Maîtres des Nefs” de Catherine Hentic). Au 16ème siècle, la
Reine d’Angleterre Elisabeth I annoblit les pirates de la Manche et de
la Mer du Nord pour vaincre la Grande Armada: l’historiographie
espagnole les a nommés “los perros de la Reina” (= “les chiens de la
Reine”). Aujourd’hui, on pourrait tout aussi bien parler de “los hackers
de la Reina”. Le principe est le même: rafler sans créer ou créer
uniquement en tirant bénéfice de ce que l’on a raflé. Depuis la
rédaction du rapport de Campbell, rien ne s’est passé, l’Europe n’a eu
aucun réaction vigoureuse et salutaire; elle est entrée dans un lent
déclin économique, celui qui accentue encore les misères des “Trente
Piteuses”, advenues à la fin des “Trente Glorieuses”.
Julian Assange et Wikileaks
Il
y a ensuite l’affaire dite “Wikileaks”, médiatisée surtout à partir
d’octobre 2010 quand d’importants organes de presse comme Le Monde, Der Spiegel, The Guardian, le New York Times et El Pais
publient des extrtaits des télégrammes, dépêches et rapports
d’ambassades américaines pompés par le lanceur d’alerte Julian Assange.
Celui-ci divulguait des documents confidentiels depuis 2006. Il
disposerait de 250.000 télégrammes diplomatiques américains rédigés
entre mars 2004 et mars 2010. Obama a tenté d’allumer des contre-feux
pour éviter le scandale, en vain (du moins provisoirement, les Européens
ont la mémoire si courte...). Les révélations dues au hacker Assange
portent essentiellement sur le travail des ambassades américaines et
dévoilent la vision sans fard que jettent les Etats-Unis sur leurs
propres “alliés”. Bornons-nous à glaner quelques perles qui concernent
la France. Sarkozy est “très bien” parce qu’il “possède une expérience
relativement limitée des affaires étrangères”, parce qu’il “est
instinctivement pro-américain et pro-israélien”; par ailleurs, il aurait
“une position ferme à l’égard de l’Iran” et “accepterait le principe
d’un front uni contre la Russie”; “son réseau de relations personnelles”
serait “moindre avec les leaders africains que celui de Chirac”; “il
ménagera moins la Russie et la Chine au nom de la Realpolitik que
Chirac”. Ces deux dernières caractéristiques prêtées à l’ex-président
français indiquent clairement un espoir américain de voir disparaître
définitivement la politique gaullienne. C’est au fond l’objectif des
Américains depuis Roosevelt, en dépit de l’alliance officielle entre
gaullistes et Anglo-Saxons... Continuons à éplucher les rapports qui ont
Sarkozy pour objet: celui-ci sera un bon président de France car “il
acceptera des mesures sortant du cadre des Nations Unies”. Cette
remarque montre que les Etats-Unis abandonnent le projet mondialiste et
“nations-uniste” de Roosevelt car il ne va plus nécessairement dans le
sens voulu par Washington. Il s’agit aussi d’un rejet des critères
usuels de la diplomatie et la fin non seulement des stratégies
gaulliennes, mais de tout espoir de voir se forger et se consolider un
“Axe Paris-Berlin-Moscou”. Sarkozy devra toutefois “accepter la Turquie
dans l’Union Européenne”. Son absence de “réalpolitisme” à l’endroit de
la Russie et de la Chine permettra à terme “un front uni occidental au
conseil de sécurité de l’ONU” (sinon il n’y aurait pas de majorité).
Sarkozy “rompt avec les politiques traditionnelles de la France” et
“sera un multiplicateur de force pour les intérêts américains en
politique étrangère”.
DSK, Ségolène Royal et le pôle aéronautique franco-brésilien
Dominique
Strauss-Kahn est largement évoqué dans les documents de “Wikileaks”.
Des oreilles attentives, au service de l’ambassade des Etats-Unis, ont
consigné ses paroles dans un rapport: pour le futur scandaleux priapique
de Manhattan, “Segolène Royal”, au moment des présidentielles
françaises de 2007, “ne survivra pas face à Sarkozy”. Mieux, en dépit de
l’appartenance de DSK au parti socialiste français, celui-ci déclare à
ses interlocuteurs au service des Américains: “La popularité de Segolène
Royal est une ‘hallucination collective’”. Coup de canif dans le dos de
sa camarade... Cynisme effrayant face aux croyances du bon peuple
socialiste de toutes les Gaules... Quant à Hollande, “il est”, selon
DSK, “bon tacticien mais médiocre stratège”. Bis. Cependant le dossier
“Wikileaks” à propos de Sarkozy contient quelques notes discordantes: il
y a d’abord les transactions aéronautiques avec le Brésil, où “Paris
tente de vendre le Rafale”, concurrent du F/A-18 américain et du Gripen
suédois. Ces rapports discordants reprochent à Sarkozy de faire de la
“France le partenaire idéal pour les Etats qui ne veulent pas dépendre
de la technologie américaine”. C’est évidemment qualifiable, à terme, de
“crime contre l’humanité”... Le but de la politique américaine est ici,
à l’évidence, d’éviter toute émergence d’un vaste complexe
militaro-industriel dans l’hémisphère sud, grâce à une collaboration
euro-brésilienne. Le pôle franco-brésilien, envisagé à Paris sous le
quinquennat de Sarkozy, doit donc être torpillé dans les plus brefs
délais. Ce torpillage est une application de la vieille “Doctrine de
Monroe”: aucune présence ni politique ni économique ni technologique de
l’Europe dans l’hémisphère occidental n’est tolérable. Nouer des
relations commerciales normales avec un pays latino-américain est
considéré à Washington comme une “agression”. La politique aéronautique
et militaro-industrielle franco-brésilienne, poursuivie selon les règles
gaulliennes en dépit du réalignement de la France sur l’OTAN, est-elle
l’une des raisons de l’abandon puis de la chute de Sarkozy, coupable
d’avoir gardé quand même quelques miettes de l’“alter-diplomatie”
gaullienne? Les historiens de notre époque y répondront dans une ou deux
décennies.
Wikileaks et les banlieues de l’Hexagone
Les
dossiers de Wikileaks révèlent aussi le spectre d’une
instrumentalisation potentielle des banlieues françaises par les
stratégistes américains: si la France branle dans le manche, renoue avec
ses traditions diplomatiques et géopolitiques gaulliennes, persiste à
commercer avec les Brésiliens ou d’autres Ibéro-Américains, les
“services” de l’Oncle Sam mettront le feu aux banlieues de Lille à
Marseille en passant par Paris et Lyon. Le scénario imaginé par
Guillaume Faye d’un embrasement général des quartiers immigrés, où la
République s’avèrerait incapable de juguler les débordements par manque
de moyens et d’effectifs, est bel et bien retenu dans les officines
stratégiques des Etats-Unis. Les textes de Wikileaks, révélés par un
numéro spécial du Monde
(et non pas par une officine nationaliste ou identitaire) dévoilent les
liens systématiques qu’entretient l’ambassade des Etats-Unis avec les
populations arabo-musulmanes en France. On constate, à la lecture de ces
documents, que les Etats-Unis, en s’appuyant sur les réseaux
associatifs de ces communautés allochtones, visent “à créer les
conditions d’une ‘démocratie participative’, prélude à une intégration
totale”. Les Etats-Unis doivent y travailler, favoriser et accélérer le
processus “parce que l’établissement français se montre réticent face
aux problèmes des immigrés”. On y lit aussi cette phrase: “Nous poussons
la France à une meilleure mise en oeuvre des valeurs démocratiques
qu’elle dit épouser”. L’ambassade des Etats-Unis regrette aussi qu’en
France, il subsiste “trop d’inégalités” (ah bon...? Au pays de
l’égalitarisme maniaque et forcené...?). Un rédacteur anonyme estime
quant à lui que “la laïcité est une vache sacré” (ce qui est exact mais
sa définition de la “laïcité” ne doit pas être exactement la nôtre, qui
est inspirée d’Erasme et des “letrados” espagnols du début du 16ème
siècle, et non pas des pèlerins du Mayflower ou des sans-culottes). Dans
une autre dépêche, le rédacteur anonyme promet “un soutien aux
activistes médiatiques et politiques”, afin de “faciliter les échanges
interreligieux” (voilà pourquoi la “laïcité” est une “vache sacrée”...)
et de “soutenir les leaders communautaires modérés” (tiens, tiens...).
L’intermédiaire de cette politique a sans nul doute été le “très
démocratique” émirat du Qatar... On le voit: tout retard dans la
politique d’une “intégration totale” pourrait donner lieu au
déclenchement d’une mini-apocalypse dans les banlieues avec pillages de
belles boutiques dans les centres urbains plus bourgeois. Or tout
observateur un tant soit peu avisé des méthodes de propagande,
d’agitprop, de “révolutions colorées” ou de guerres indirectes sait
qu’il y a toujours moyen de “faire imaginer”, par des dizaines de
milliers d’échaudés sans jugeote, un “retard” d’intégration,
médiatiquement posé comme scandaleux, anti-démocratique, xénophobe ou
“raciste” pour mettre le feu aux poudres. Le panmixisme idéologique des
bêtas “républicains”, laïcards ou maritainistes, pétris de bonnes
intentions, s’avère une arme, non pas au service d’une intégration qui
renforcerait la nation selon la définition volontariste qu’en donnait
Renan, mais au service d’une puissance étrangère, bien décidée à réduire
cette nation à l’insignifiance sur l’échiquier international et dans le
domaine des industries et des technologies de pointe.
L’affaire Snowden
Passons
à l’affaire Snowden, qui éclate en juin 2013, quand le “lanceur
d’alerte” publie ses premières révélations. Qui est cet homme? L’un des
29.000 employés civils de la NSA (qui compte également 11.000
collaborateurs militaires). Sa biographie était jusqu’alors inodore et
incolore. On savait qu’il avait été un adolescent plutôt renfermé et un
élève assez médiocre. Il avait cependant développé, pendant ses heures
de loisir, des talents pour le piratage informatique qu’il qualifiait de
“sanction contre l’incompétence des fabricants”. Sur le plan politique,
Snowden s’est toujours montré un défenseur sourcilleux des libertés
démocratiques et s’est opposé au “Patriotic Act” de Bush qui jugulait
certaines d’entre elles. Sa manière à lui d’être rebelle, dans ses
jeunes années, était de se déclarer “bouddhiste” et fasciné par le
Japon. Il avait voulu s’engager à l’armée qui l’a refusé. En 2006, il
s’est mis à travailler pour la CIA à Genève. Pourquoi cette ville
suisse? Parce qu’elle abrite d’importants centres de décision pour le
commerce international, qu’elle est un centre de télécommunication,
qu’on y fixe les normes industrielles et qu’elle est une plaque
tournante pour toutes les décisions qui concernent l’énergie nucléaire.
Il constate, en tant qu’adepte naïf des libertés démocratiques et
qu’admirateur des qualités éthiques du bouddhisme, que, pour les
services américains, tous les moyens sont bons: comme, par exemple,
saoûler un banquier suisse pour qu’il soit arrêté au volant en état de
franche ébriété et qu’on puisse le faire chanter. En 2009, Snowden tente
pour la première fois d’accéder à des documents auxquels il n’avait
normalement pas accès. En 2008, il soutient la candidature d’Obama car
celui-ci promet de mettre un terme à la surveillance généralisée
découlant du “Patriotic Act”. Mais, par ailleurs, il n’aime pas la
volonté des démocrates de supprimer le droit de posséder et de porter
des armes ni leur projet de mettre sur pied un système public de
retraite. Comme beaucoup d’Américains, son coeur penche vers certaines
positions démocrates comme, simultanément, vers certaines options
républicaines. Finalement, pour trancher, il devient un partisan de Ron
Paul, défenseur, à ses yeux, des libertés constitutionnelles.
Entre
2008 et 2012, il sera progressivement très déçu d’Obama qui, en fin de
compte, poursuit la politique anti-démocratique de ses prédécesseurs
républicains. En 2009, Snowden part travailler pour Dell à Tokyo. Il
vient d’être formé aux techniques offensives de la cyberguerre. Il a
appris à pénétrer un système sans laisser de traces. Il est devenu un
“cyberstratégiste” au service des “services”. En langage actuel, cela
s’appelle un “hacker”, soit un pirate moderne au service d’une
civilisation particulière qui doit son envol à l’annoblissement des
pirates de la Manche et de la Mer du Nord par la Reine d’Angleterre
Elisabeth I. Snowden travaillait chez Booz Allen Hamilton à Hawaï quand
il a déserté et commencé son odyssée de “lanceur d’alerte”, de
“whistleblower”, série de tribulations qui le conduiront à son actuel
exil moscovite. Pour donner un impact international à son travail de
dénonciation des méthodes de la NSA, il choisit de rechercher l’appui de
Glenn Greenwald et de la journaliste Laura Poitras, animatrice
principale de la “Freedom of the Press Foundation”, qui s’était donnée
pour spécialité de dénoncer le faux humanitarisme de la propagande
américaine, notamment en révélant les atrocités de la prison irakienne
d’Abou Ghraïb et l’inconduite des soldats américains, membres des
troupes d’occupation en Mésopotamie. Snowden, Poitras et Greenwald vont
mettre au point la divulgation des documents, en sécurisant leurs
communications grâce à des normes de sécurité et de cryptage que le
journaliste français Antoine Lefébure décrit en détail dans le livre
fouillé qu’il consacre à l’affaire (cf. bibliographie).
L’UE fait montre de servilité
Rétrospectivement, on peut dire que, malgré l’impact que cet espionnage généralisé a de facto
sur l’Europe asservie, aucune réaction n’a eu lieu; de même, aucun
rejet de la tutelle américaine ni aucune modification du comportement
servile d’une eurocratie qui n’est qu’atlantiste alors que, pour
survivre, même à court terme, elle ne devrait plus l’être. Déjà, après
le rapport pourtant révélateur de Duncan Campbell en 1997-98,
l’eurocatie, maîtresse de l’Europe asservie, n’avait pas réagi. Elle
s’était empressée d’oublier qu’elle était totalement sous surveillance
pour vaquer à son train-train impolitique, pour se complaire dans
l’insouciance de la cigale de la fable. Avec l’affaire Snowden, on a eu
l’été dernier, peut-être jusqu’en octobre 2013, quelques réactions
timides, notamment quand les Allemands ont appris que le portable
personnel de la Chancelière Merkel était systématiquement pompé. Mais il
ne faudra pas s’attendre à plus. L’affaire ECHELON, les révélations de
Wikileaks par Julian Assange et l’affaire Snowden sont les preuves d’une
soumission totale, d’une paralysie totale, d’une incapacité à réagir:
les ambassades européennes aux Etats-Unis et dans les autres pays
anglo-saxons qui participent au réseau ECHELON, les instances de
Bruxelles et de Strasbourg sont sous étroite surveillance. Aucun secret
diplomatique, aucune liberté d’action ne sont possibles. L’Europe ne
répond pas, comme elle le devrait, par une sortie fracassante hors de
l’américanosphère, au contraire, elle fait montre de servilité, au nom
d’une alliance devenue sans objet et des vieilles lunes de la seconde
guerre mondiale, ce qui n’empêche nullement les Etats-Unis de
considérer, en pratique, que l’Europe (et surtout l’Allemagne qui en est
la seule incarnation sérieuse, tout simplement parce que son territoire
constitue le centre névralgique du sous-continent), est considérée
comme un ensemble de pays “suspects”, de nations ennemies qu’il convient
de surveiller pour qu’elles n’aient plus aucune initiative autonome. La
seconde guerre mondiale est terminée mais le centre du continent
européen, l’Allemagne, demeure un allié de “troisième zone”, un Etat
toujours considéré comme “ennemi des Nations Unies”, comme le constate
avec grande amertume Willy Wimmer, haut fonctionnaire fédéral affilié à
la CDU d’Angela Merkel, dans un article publié sur le site suisse, www.horizons-et-debats.ch .
Le vague projet de Viviane Reding
Viviane
Reding, commissaire européenne à la justice, annonce la mise en place
d’une “législation solide” pour protéger les données individuelles et
les communications entre entreprises de pointe, selon le modèle officiel
américain (qui est une illusion, tous les citoyens américains étant
étroitement surveillés, non pas directement par des instances étatiques
mais par des entreprises privées qui refilent leurs données à la NSA
contre monnaie sonnante et trébuchante et passe-droits divers). Le
projet de Reding s’avèrera pure gesticulation car, il faut bien le
constater, il n’y a aucune cohésion entre les Européens: la
Grande-Bretagne, est juge et partie, et n’a pas intérêt à interrompre sa
“special relationship” avec Washinton, pour les beaux yeux des Français
ou des Allemands, des Espagnols ou des Italiens, tous ex-ennemis à
titres divers. La “Nouvelle Europe” (Pologne et Pays Baltes), chantée
par les néo-conservateurs de l’entourage des présidents Bush, père et
fils, cherche surtout à s’allier aux Américains au nom d’une russophobie
anachronique. La Grande-Bretagne avance comme argument majeur pour
saboter toute cohésion continentale que “cette affaire ne peut être
traitée au niveau européen”. Cette position britannique, exprimée de
manière tranchée, a immédiatement provoqué la débandade et aussi,
notamment, la reculade de François Hollande. Il n’y aura pas de demande
d’explication commune! L’Europe est donc bel et bien incapable de
défendre ses citoyens et surtout ses entreprises de pointe. On le savait
depuis l’affaire ECHELON et le rapport de Duncan Campbell. Les
révélations de Wikileaks et de Snowden n’y changeront rien.
L’inféodation à Washington est un dogme intangible pour les eurocrates,
l’Europe et la construction européenne (au meilleur sens du terme)
dussent-elles en pâtir, en être ruinées.
Ingratitude à l’égard de Snowden
Antoine
Lefébure nous rappelle, dans son enquête, que, dès 2005, le Président
Bush junior nomme Clayland Boyden Gray ambassadeur des Etats-Unis auprès
des instances européennes. Cet homme, avait constaté une enquête
minutieuse du Spiegel de
Hambourg, est un lobbyiste du secteur pétrolier et de l’industrie
automobile américaine. Il est clair que sa nomination à ce poste-clef
vise non pas l’établissement de relations diplomatiques normales mais
bien plutôt la systématisation de l’espionnage américain en Europe et le
sabotage de toutes les mesures visant à réduire la pollution et donc la
consommation de pétrole en tant que carburant pour les automobiles.
Plus tard, la France, qui, cette fois, avait protesté moins
vigoureusement que l’Allemagne, constate que ses institutions sont
également truffées d’instruments d’espionnage, que leurs disques durs
sont régulièrement copiés par une structure annexe, le SCS (“Special
Connection Service”), fusion de certains services de la CIA et d’autres
de la NSA. Les Etats-Unis se méfient en effet de toutes velléités de
politique étrangère autonome que pourrait mener Paris et s’intéressent
de très près aux marchés militaires, au nucléaire et au commerce
international, tous domaines où la politique gaullienne avait toujours
cherché, depuis les années soixante, une voie originale, non inféodée
aux directives atlantistes. L’Europe fait donc montre d’ingratitude à
l’endroit de Snowden en ne lui accordant pas l’asile politique, en le
considérant comme persona non grata.
On a alors eu le scandale de juillet 2013: sous pression américaine,
l’Espagne, le Portugal et la France interdisent le survol de leur
territoire à l’avion du Président bolivien parce que ces trois Etats,
inféodés à l’atlantisme, croient que Snowden se cache dans l’appareil
pour aller demander ensuite l’asile politique au pays enclavé du centre
du continent sud-américain. L’Autriche, neutre, non membre de l’OTAN, ne
cède pas à la pression, mais l’avion ne peut dépasser Vienne. La
réaction des pays ibéro-américains a été plus musclée que celle des
pigeons européens: la Bolivie, l’Argentine, le Brésil, l’Uruguay et le
Vénézuela rappellent leurs ambassadeurs à Paris pour consultation. La
servilité de l’Europe, et celle de François Hollande, suscitent le
mépris des pays émergents d’un continent avec lequel l’Europe pourrait
entretenir les meilleures relations, au bénéfice de tous.
Une surveillance serrée des ingénieurs allemands
L’Allemagne
est un pays qui, à cause de son passé et de l’issue de la seconde
guerre mondiale, se trouve en état d’inféodation totale, depuis la
naissance du fameux réseau Gehlen, du nom d’un général
national-socialiste ayant eu de hautes responsabilités dans les services
de renseignement du Troisième Reich. En 1946, Gehlen est rayé de la
liste des criminels de guerre, en échange de ses dossiers
qu’exploiteront dorénavant les services secrets américains. Depuis,
l’Allemagne ne cesse d’adopter un profil bas, de tolérer une base du
réseau ECHELON sur son territoire en Bavière et aussi, nous le verrons,
d’autres centres d’écoute sur son territoire, en Rhénanie notamment.
Quand éclate l’affaire Snowden, le ministre Pofalla dit “ne pas être au
courant”! Il minimise l’affaire. Il faudra attendre fin octobre 2013
pour que Berlin hausse le ton: on a appris, en effet, dans la capitale
allemande, que la Chancelière Angela Merkel était étroitement surveillée
depuis 2002. En effet, les documents dévoilés par Snowden contiennent
une liste de chefs d’Etat pour lesquels il faut dresser en permanence un
“profil complet”. Merkel figure sur la liste. Cependant, toute la
population allemande, y compris les “non suspects” de subversion
anti-américaine, est surveillée selon le “Fisa Amendments Act” de 2008,
au même titre que les ressortissants de Chine, du Yémen, du Brésil, du
Soudan, du Guatemala, de Bosnie et de Russie. Dans son n°14/2014 le Spiegel divulgue
des révélations complémentaires: le GCHQ britannique, chargé de
surveiller l’Europe et donc l’Allemagne, espionne surtout les ingénieurs
allemands via une station de relais satellitaire au sol, installée à
Hürth près de Cologne ou via CETEL, qui surveille tout particulièrement
les ingénieurs qui travaillent avec l’Afrique ou le Moyen Orient ou
encore via IABG qui se concentre principalement sur les dossiers du
Transrapid (l’aérotrain allemand), sur Airbus, sur le programme des
fusées Ariane et sur tous les contrats liant des ingénieurs non
militaires à la Bundeswehr. Toutes les plaintes sont restées sans suite:
le tribunal constitutionnel de Karlsruhe, si prompt à faire alpaguer
quelques déments et psychopathes paléo-communistes ou néo-nazilloneurs
qui relèvent davantage des facultés de médecine psychiatrique que des
tribunaux, hésite à dénoncer les violations de la sphère privée de
citoyens honorables, au-dessus de tout soupçon, perpétrées par les
Britanniques et les Américains à l’encontre d’honnêtes citoyens
allemands pratiquant le noble métier d’ingénieur. Le risque serait trop
grand, paraît-il, car cela “compliquerait les relations
transatlantiques”. Ben voyons...!
Courageuse et lucide Finlande
Le
seul pays européen à avoir réagi correctement, à ne pas avoir succombé à
l’atlantisme généralisé, est la Finlande. Le gouvernement finnois, en
effet, a décidé que “toute entreprise qui espionnerait les Finlandais”
se verrait infliger des amendes carabinées, jusqu’à 25% du chiffre
d’affaires, y compris si l’espionnage est organisé depuis un pays tiers.
En outre, les lanceurs d’alerte, ne pourrait en aucun cas être expulsés
ou extradés du pays. L’exemple finlandais, c’est un minimum: il devrait
être généralisé à l’ensemble de l’UE. Toujours dans le numéro 14 de
2014 du Spiegel, Viviane
Reding, répondant aux questions des journalistes de l’hebdomadaire,
estime que les entreprises lésées devraient pouvoir bénéficier d’un
droit de recours, que le principe de “Safe harbour” devrait être
généralisé, que les amendes doivent être prévues (comme la France qui a
infligé à Google une amende de 150.000 euro, soit 2% du chiffre
d’affaire annuels de la firme). Elle souligne également les
contradictions de l’Allemagne: Merkel veut un “plan européen” mais n’est
pas suivie par ses fonctionnaires. Il faut également, disent la
Chancelière et la Commissaire, élever considérablement le niveau de
protection interne, mais, par ailleurs, l’Allemagne vend au secteur
privé des données statistiques relatives à ses propres citoyens.
Les nouvelles superpuissances
Il reste à formuler quelques remarques, tirées d’une lecture du livre de Daniel Ichbiah, intitulé Les nouvelles superpuissances.
Celles-ci, pour notre auteur, sont les entreprises telles Facebook,
Wikipedia, Google, Twitter, etc. Facebook, par exemple, collecte des
données émanant de tout un chacun et les conserve pour toujours, comme
si elles devenaient, une fois affichées sur la grande toile, son
exclusive propriété. Facebook coopère avec la NSA, si bien, écrit
Ichbiah, que l’on peut parler de “réseaux cafteurs”. Mais il y a pire:
la mémoire de l’humanité, potentiellement exhaustive depuis l’apparition
de Facebook, demeurera-t-elle? Si Facebook, ou d’autres entreprises
similaires, peuvent les conserver, elles pourraient tout aussi bien les
effacer. Les supports, qu’on nous offre, sont tous périssables, les
mémoires informatiques tout à la fois effaçables et réinscriptibles.
Idem pour Wikipedia. Les données révélées par Wikipedia ne sont pas
toujours exactes parfois mensongères ou carrément fausses, fruits de
manipulations évidentes, mais il y a grande difficulté sinon
impossibilité de faire aboutir des requêtes individuelles formulées
devant tribunaux contre la teneur diffamatoire ou insultante de bon
nombre d’informations divulguées sur la grande toile. Ces “nouvelles
superpuissances” (selon la définition qu’en donne Ichbiah) sont
au-dessus des lois, en Europe, parce qu’elles ne relèvent pas de lois
européennes: Google, Facebook, Twitter sont des entreprises basées en
Californie ou dans l’Etat de New York qui n’ont pas la même conception
de la “privacy” que nous Européens.
La
solution serait de ne pas utiliser Facebook ou Twitter ou de ne les
utiliser qu’avec parcimonie. Quelques exemples de bon sens: supprimer
tous les “amis” que l’on ne connaît pas personnellement; ne pas utiliser
trop de produits Google; ne pas organiser sa vie autour des services
Google; diversifier au maximum. Et surtout ne pas oublier que Google
possède plus d’informations sur les citoyens américains que la NSA! Car
l’avènement de ces “nouvelles superpuissances” équivaut à la négation
totale des droits individuels, au nom, bien entendu, des “droits de
l’homme”. On est en plein cauchemar orwellien: la propagande dit que
nous bénéficions des “droits de l’homme” mais nos droits individuels (au
jardin secret, à l’intimité), par l’effet des articifes mis en place
par ces “nouvelles superpuissances”, sont totalement niés au nom d’une
“transparence cool”: nous ne
sommes pas obligés, en effet, de dévoiler nos intimités sur la grande
toile, mais l’exhibitionnisme humain est tel qu’hommes et femmes
racontent tout, spontanément, au grand bonheur des flics et des
censeurs. Il n’y a dès lors plus, à notre époque, de distinction entre
sphère personnelle et sphère publique. En bref, la contre-utopie
imaginée par l’écrivain albanais Ismaïl Kadaré dans son oeuvre Le palais des rêves,
annonçant la venue d’un monde finalement problématique et dangereux, où
règne la transparence totale, à cause précisément de la promptitude des
sujets de l’empire décrit à confier la teneur de leurs rêves aux
scribes désignés par le souverain. Nous y sommes.
Robert Steuckers.
(Forest-Flotzenberg, Fessevillers, Genève, mars-avril 2014; rédaction finale, septembre 2014).
BIBLIOGRAPHIE:
- Duncan CAMPBELL, Surveillance électronique planétaire, Ed. Allia, Paris, 2001.
- Daniel ICHBIAH, Les nouvelles superpuissances, Ed. First, Paris, 2013.
- Joseph FOSCHEPOTH, “Die Alliierten Interessen sind längst in deutschem Recht verankert”, in: Hintergrund, Nr.4/2013 (propos recueillis par Sebastian Range).
- Antoine LEFEBURE, L’affaire Snowden. Comment les Etats-Unis espionnent le monde, La Découverte, Paris, 2014.
- Hans-Georg MAASSEN, “Von angeleinten Wachhunden”, in: Der Spiegel, Nr. 14/2014.
- Yann MENS, “Guerres secrètes sur Internet”, in: Alternatives internationales, n°59, juin 2013.
- Laura POITRAS, Marcel ROSENBACH & Holger STARK, “ ‘A’ wie Angela”, in: Der Spiegel, Nr. 14/2014.
- Viviane REDING, “Ich werde hart bleiben”, in: Der Spiegel, Nr. 14/2014 (propos recuellis par Christoph Pauly & Christoph Schult).
- Marcel ROSENBACH & Holger STARK, Der NSA-Komplex – Edward Snowden und der Weg in die totale Überwachung, Deutsche Verlags-Anstalt, München, 2014.
- Matthias RUDE, “Partnerdienst – US-Geheimdienste in der BRD”, in: Hintergrund, Nr. 4/2014.
- Peter Dale SCOTT, American War Machine. La machine de guerre américaine – La politique profonde, la CIA, la drogue, l’Afghanistan, Ed. Demi-Lune, Coll. Résistances, Plogastel Saint-Germain, 2012.
- Andreas von WESTPHALEN, “Rechtlos: Whistleblower in Deutschland”, in: Hintergrund, Nr. 4/2013.
Dossiers et articles anonymes:
- Le Monde hors série, Les rapports secrets du département d’Etat américain – Le meilleur de Wikileaks, s.d.
- “Grenzenloser Informant”, in: Der Spiegel, Nr. 27/2013.
- “Angriff aus Amerika”, in: Der Spiegel, Nr. 27/2013.
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