Pour mieux comprendre la Révolution Conservatrice allemande
Recension du livre de Robert Steuckers "La révolution conservatrice allemande" (Ed. du Lore)
par Georges Feltin-Tracol
En dépit de la parution en 1993 chez Pardès de l’ouvrage majeur d’Armin Mohler, La Révolution Conservatrice allemande 1918 – 1932,
le public français persiste à méconnaître cet immense ensemble
intellectuel qui ne se confine pas aux seules limites temporelles
dressées par l’auteur. Conséquence immédiate de la Première Guerre
mondiale et de la défaite allemande, cette mouvance complexe d’idées
plonge ses racines dans l’avant-guerre, se retrouve sous des formes plus
ou moins proches ailleurs dans l’espace germanophone et présente de
nombreuses affinités avec le « non-conformisme français des années 30 ».
Dans
son étude remarquable, Armin Mohler dresse une typologie pertinente. À
côté d’auteurs inclassables tels Oswald Spengler, Thomas Mann, Carl
Schmitt, Hans Blüher, les frères Ernst et Friedrich Georg Jünger, il
distingue six principales tendances :
— le mouvement Völkisch (ou folciste) qui verse parfois dans le nordicisme et le paganisme,
— le mouvement Bündisch avec des ligues de jeunesse favorables à la nature, aux randonnées et à la vie rurale,
— le très attachant Mouvement paysan de Claus Heim qui souleva le Schleswig-Holstein de novembre 1928 à septembre 1929,
— le mouvement national-révolutionnaire qui célébra le « soldat politique »,
— il s’en dégage rapidement un fort courant national-bolchévik avec la figure exemplaire d’Ernst Niekisch,
—
le mouvement jeune-conservateur qui réactive, par-delà le catholicisme,
le protestantisme ou l’agnosticisme de ses membres, les idées de Reich, d’État corporatif (Ständestaat) et de fédéralisme concret.
Le
riche ouvrage d’Armin Mohler étant épuisé, difficile à dénicher chez
les bouquinistes et dans l’attente d’une éventuelle réédition, le
lecteur français peut épancher sa soif avec La Révolution Conservatrice allemande, l’ouvrage de Robert Steuckers. Ancien responsable des revues Orientations, Vouloir et Synergies européennes, animateur aujourd’hui de l’excellent site métapolitique Euro-Synergies,
Robert Steuckers parle le néerlandais, le français, l’allemand et
l’anglais. À la fin des années 1970 et à l’orée des années 1980, il fit
découvrir aux « Nouvelles Droites » francophones des penseurs
germaniques méconnus dont Ernst Niekisch. Il faut par conséquent
comprendre ce livre dense et riche comme une introduction aux origines
de cette galaxie intellectuelle, complémentaire au maître-ouvrage de
Mohler.
Vingt-cinq
articles constituent ce recueil qui éclaire ainsi de larges pans de la
Révolution Conservatrice. Outre des études biographiques autour de Jakob
Wilhelm Hauer, d’Arthur Mœller van den Bruck, d’Alfred Schuler, d’Edgar
Julius Jung, d’Herman Wirth ou de Christoph Steding, le lecteur trouve
aussi des monographies concernant un aspect, politologique ou
historique, de cette constellation. Il examine par exemple l’œuvre
posthume de Spengler à travers les matrices préhistoriques des
civilisations antiques, le mouvement métapolitique viennois d’Engelbert
Pernerstorfer, précurseur de la Révolution Conservatrice, ou bien «
L’impact de Nietzsche dans les milieux politiques de gauche et de droite
».
De
tout cet intense bouillonnement, seuls les thèmes abordés par les
auteurs révolutionnaires-conservateurs demeurent actuels. Les «
jeunes-conservateurs » développent une « “ troisième voie ” (Dritte Weg)
[qui] rejette le libéralisme en tant que réduction des activités
politiques à la seule économie et en tant que force généralisant
l’abstraction dans la société (en multipliant des facteurs nouveaux et
inutiles, dissolvants et rigidifiants, comme les banques, les compagnies
d’assurance, la bureaucratie, les artifices soi-disant “ rationnels ”,
etc., dénoncés par la sociologie de Georges Simmel) (p. 223) ».
La
Révolution Conservatrice couvre tous les champs de la connaissance, y
compris la géopolitique. « Dans les normes internationales, imposées
depuis Wilson et la S.D.N., Schmitt voit un “instrumentarium ”
mis au point par les juristes américains pour maintenir les puissances
européennes et asiatiques dans un état de faiblesse permanent. Pour
surmonter cet handicap imposé, l’Europe doit se constituer en un “ Grand
Espace ” (Grossraum), en une “ Terre ” organisée autour de deux ou trois “hegemons
” européens ou asiatiques (Allemagne, Russie, Japon) qui s’opposera à
la domination des puissances de la “ Mer ” soit les thalassocraties
anglo-saxonnes. C’est l’opposition, également évoquée par Spengler et
Sombart, entre les paysans (les géomètres romains) et les “ pirates ”.
Plus tard, après 1945, Schmitt, devenu effroyablement pessimiste, dira
que nous ne pourrons plus être des géomètres romains, vu la défaite de
l’Allemagne et, partant, de toute l’Europe en tant que “ grand espace ”
unifié autour de l’hegemon germanique. Nous ne pouvons plus faire qu’une chose : écrire le “ logbook
” d’un navire à la dérive sur un monde entièrement “ fluidifié ” par
l’hégémonisme de la grande thalassocratie d’Outre-Atlantique (p. 35). »
Robert
Steuckers mentionne que la Révolution Conservatrice a été en partie
influencée par la riche et éclectique pensée contre-révolutionnaire
d’origine française. « Dans le kaléidoscope de la contre-révolution,
note-t-il, il y a […] l’organicisme, propre du romantisme
post-révolutionnaire, incarné notamment par Madame de Staël, et étudié à
fond par le philosophe strasbourgeois Georges Gusdorf. Cet organicisme
génère parfois un néo-médiévisme, comme celui chanté par le poète
Novalis. Qui dit médiévisme, dit retour du religieux et de l’irrationnel
de la foi, force liante, au contraire du “ laïcisme ”, vociféré par le “
révolutionnarisme institutionnalisé ”. Cette revalorisation de
l’irrationnel n’est pas nécessairement absolue ou hystérique : cela veut
parfois tout simplement dire qu’on ne considère pas le rationalisme
comme une panacée capable de résoudre tous les problèmes. Ensuite, le
vieux-conservatisme rejette l’idée d’un droit naturel mais non pas celle
d’un ordre naturel, dit “ chrétien ” mais qui dérive en fait de
l’aristotélisme antique, via l’interprétation médiévale de
Thomas d’Aquin. Ce mélange de thomisme, de médiévisme et de romantisme
connaîtra un certain succès dans les provinces catholiques d’Allemagne
et dans la zone dite “ baroque ” de la Flandre à l’Italie du Nord et à
la Croatie (p. 221). » Mais « la Révolution Conservatrice n’est pas
seulement une continuation de la Deutsche Ideologie de
romantique mémoire ou une réactualisation des prises de positions
anti-chrétiennes et hellénisantes de Hegel (années 1790 – 99) ou une
extension du prussianisme laïc et militaire, mais a également son volet
catholique romain (p. 177) ». Elle présente plus de variétés
axiologiques. De là la difficulté de la cerner réellement.
La
postérité révolutionnaire-conservatrice catholique prend ensuite une
voie originale. « En effet, après 1945, l’Occident, vaste réceptacle
territorial océano-centré où est sensé se recomposer l’Ordo romanus
pour ces penseurs conservateurs et catholiques, devient l’Euramérique,
l’Atlantis : paradoxe difficile à résoudre car comment fusionner les
principes du “ terrisme ” (Schmitt) et ceux de la fluidité libérale,
hyper-moderne et économiciste de la civilisation “ états-unienne ” ?
Pour d’autres, entre l’Orient bolchevisé et post-orthodoxe, et
l’Hyper-Occident fluide et ultra-matérialiste, doit s’ériger une
puissance “ terriste ”, justement installée sur le territoire matriciel
de l’impérialité virgilienne et carolingienne, et cette puissance est
l’Europe en gestation. Mais avec l’Allemagne vaincue, empêchée d’exercer
ses fonctions impériales post-romaines, une translatio imperii (une translation de l’empire) doit s’opérer au bénéficie de la France de De Gaulle, soit une translatio imperii ad Gallos,
thématique en vogue au moment du rapprochement entre De Gaulle et
Adenauer et plus pertinente encore au moment où Charles De Gaulle tente,
au cours des années 60, de positionner la France “ contre les empires
”, c’est-à-dire contre les “ impérialismes ”, véhicules des fluidités
morbides de la modernité anti-politique et antidotes à toute forme
d’ancrage stabilisant (p. 181) ». Le gaullisme, agent inattendu de la
Révolution Conservatrice ? Dominique de Roux le pressentait avec son
essai, L’Écriture de Charles de Gaulle en 1967.
Ainsi le philosophe et poète allemand Rudolf Pannwitz soutient-il l’Imperium Europæum
qui « ne pourra pas être un empire monolithique où habiterait l’union
monstrueuse du vagabondage de l’argent (héritage anglais) et de la
rigidité conceptuelle (héritage prussien). Cet Imperium Europæum sera
pluri-perspectiviste : c’est là une voie que Pannwitz sait difficile,
mais que l’Europe pourra suivre parce qu’elle est chargée d’histoire,
parce qu’elle a accumulé un patrimoine culturel inégalé et incomparable.
Cet Imperium Europæum sera écologique car il sera “ le
lieu d’accomplissement parfait du culte de la Terre, le champ où
s’épanouit le pouvoir créateur de l’Homme et où se totalisent les plus
hautes réalisations, dans la mesure et l’équilibre, au service de
l’Homme. Cette Europe-là n’est pas essentiellement une puissance
temporelle; elle est la “ balance de l’Olympe ” (p. 184) ». On
comprend dès lors que « chez Pannwitz, comme chez le Schmitt
d’après-guerre, la Terre est substance, gravité, intensité et
cristallisation. L’Eau (et la mer) sont mobilités dissolvantes.
Continent, dans cette géopolitique substantielle, signifie substance et
l’Europe espérée par Pannwitz est la forme politique du culte de la
Terre, elles est dépositaire des cultures, issues de la glèbe, comme par
définition et par force des choses toute culture est issue d’une glèbe
(p. 185) ».
On
le voit, cette belle somme de Robert Steuckers ne se réduit pas à une
simple histoire des idées politiques. Elle instruit utilement le jeune
lecteur avide d’actions politiques. « La politique est un espace de
perpétuelles transitions, prévient-il : les vrais hommes politiques sont
donc ceux qui parviennent à demeurer eux-mêmes, fidèles à des
traditions – à une Leitkultur dirait-on aujourd’hui -, mais
sans figer ces traditions, en les maintenant en état de dynamisme
constant, bref, répétons-le une fois de plus, l’état de dynamisme d’une
anti-modernité moderniste (p. 222). » Une lecture indispensable !
Georges Feltin-Tracol
• Robert Steuckers, La Révolution Conservatrice allemande. Biographies de ses principaux acteurs et textes choisis, Les Éditions du Lore (La Fosse, F – 35 250 Chevaigné), 2014, 347 p., 28 € + 6 € de port.
Pour commander: Editions du Lore
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