Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1991
Comment s'agencera l'archipel-monde?
Hypothèses au seuil des années 1990
Robert STEUCKERS
Extrait d'une conférence prononcée à la tribune du Cercle Kléber,
animé par Pierre Bérard à Strasbourg en novembre 1991
Devant
la fin de la bipolarisation et le morcellement du bloc
oriental/communiste, le monde semble mûr, au début des années 90, pour
prendre la forme d'un “archipel”. Michel Foucher, géopolitologue
français, forge à ce moment-là, dans l'euphorie de la chute du Mur de
Berlin et de la réunification allemande, le concept d'“archipel-monde”.
La planète se scinde en ensembles distincts, mais fortement
interdépendants. C'est précisément cette notion d'interdépendance qui
fera la différence entre les pratiques qu'initieront les composantes de
cet archipel-monde, d'une part, et ce qu'ont suscité les visions
autarciques du passé (les Pan-Ideen de l'école de Haushofer).
Chez
Michel Foucher, la prise en compte de cette interdépendance peut faire
penser à l'éclosion d'une économie-monde, d'un grand marché global et
unique. Tel n'est pourtant pas le cas: en dépit de l'interdépendance
économique, la pluralité sera maintenue au XXIième siècle, pense
Foucher. Mais sous quelle forme? Sous la forme de regroupements
régionaux volontaires et non plus autoritaires à la mode soviétique ou
coercitif comme sous la férule des armées allemande et japonaise en
Europe et dans la “Sphère de co-prospérité est-asiatique”. Pour Foucher,
l'Union du Maghreb, la zone baltique, la zone adriatique, l'ASEAN (Asie
du Sud-Est), l'ALENA (Mexique, USA, Canada) sont des ensembles
volontaires de cette nature. Ils apportent ponctuellement satisfaction
et prospérité aux citoyens qui vivent en leur sein.
Toujours selon Foucher, trois grands centres —Washington, Tokyo et Bruxelles—
se profileront, sans qu'il n'y ait plus une opposition Est/Ouest ou
Nord/Sud, mais une dispersion généralisée des grands centres de
décision, ne permettant plus aucun antagonisme binaire. En dépit de leur
volonté de rester différents et de conserver leur autonomie, les trois
centres imposeront une globalité croissante des règles, tout en
respectant les volontés d'autonomie. Il s'agira de conjuguer ouverture
et identité. La logique de ces regroupements ne sera plus une logique
militaire, comme celle qui régentait l'idéologie du camp retranché
brejnévien, ni même une logique exclusivement économique, tendance que
l'on a trop souvent dû déplorer dans la construction européenne. Ce
constat, un peu amer, ne signifie pas que nous postulons une évacuation
de l'économie, celle-ci gardant tout son poids, mais que nous espérons
un retour offensif du culturel, qui servira de ciment et de levain à ces
ensembles pluriels.
Pour Zaki Laïdi, chercheur au CNRS, auteur notamment de L'URSS vue du Tiers-Monde,
paru chez l'éditeur Karthala, a analysé les carences de la “grammaire
léniniste” exportée en Afrique par les coopérants de l'ère brejnévienne.
Laïdi nous demande d'imaginer cinq scénarios pour une multipolarité
fonctionnante, c'est-à-dire des combinaisons régulatives
circonstancielles, toujours temporaires:
1)
Une alliance Russie/Etats-Unis, avec deux protagonistes majeurs
habitués à la pratique du leadership. Ils possèdent tous deux de fortes
armées mais ont pour faiblesses, l'un, un déficit pharamineux, l'autre,
un technological gap problématique.
2)
Une domination européenne sur le commerce mondial, assorti d'une aide à
l'Est. La faiblesse de l'Europe reste la faiblesse de sa défense.
3)
Une alliance Japon/Etats-Unis, garantissant la sécurité asiatique,
assurant aux Etats-Unis un financement constant venu du Japon,
permettant un leadership sur le commerce mondial.
4) L'avènement de la triade Japon/Etats-Unis/Europe.
5) L'avènement d'un “Quadrilatère Nord”, impliquant une alliance des Etats-Unis, du Japon, de l'Europe et de la Russie.
Ensuite
Zaki Laïdi pose la question: quelles seront les valeurs fédérantes de
ces ensembles? La fragmentation, l'archipélisation, induisent une
dispersion du processus de fabrication des valeurs. Autant de valeurs,
autant de stratégies vitales. On perçoit tout de suite le rôle-clef du
combat culturel dans l'optique de Laïdi, alors que d'aucuns voulaient
l'évacuer pour poursuivre de vaines chimères politiciennes ou pour
mettre seulement les règles économiques à l'avant-plan ou pour hisser
des slogans moralisants sans profondeur, tout de raideur, à la place des
cultures cimentantes et liantes, dont la plasticité permet souplesse et
réadaptations, contrairement à la rigidité des codes moralisants. Zaki
Laïdi voit dans les identités des matrices fécondes, permettant sans
cesse des jeux complexes de préservations et de renouveaux, en dépit des
glaces idéologiques, des idéologies froides (pour paraphraser
Papaioannou).
Mais
les valeurs américaines sont toujours dominantes. Toutefois leur socle
s'affaiblit: il est contesté par une gauche communautarienne et une
droite qui veut imposer envers et contre tous les pragmatismes
matérialistes et calculateurs, sourds aux valeurs, l'éthique de la moral majority.
Les valeurs ou plutôt les contre-valeurs américaines sont curieusement
plus vivaces ou virulentes dans leurs zones d'exportation, notamment en
France, où les banlieues sont ravagées par le déracinement des
populations, par la disparition des grands clivages idéologiques qui
font que les profils politiques européens traditionnels (catholique,
communiste, etc.) sont de moins en moins distincts. La réactivation des
identités permettrait un travail de substitution et de reconquête. Aux
valeurs américaines dominantes se substitueraient des valeurs
diversifiées, permettant l'élaboration de modèles politiques divers,
reposant sur des mécanismes acceptant et rentabilisant les différences.
En économie, la diversification des modèles culturels et des modèles de
vie enclencherait un processus de diversification des produits donc de
réactivation de l'économie.
Deuxième
question soulevée à l'aube des années 90 et toujours sans réponse:
faut-il reprendre le rôle des deux superpuissances du temps de la guerre
froide? Le tandem euro-japonais pourrait-il prendre le relais? Zbigniew
Brzezinski souligne les faiblesses du Japon et de l'Europe. Cette
dernière, dit-il, souffre surtout de son hétérogénéité: les grands
courants idéologiques ont gelé des identités mais n'ont pas pour autant
susciter un sens du destin de l'Europe. Exemples: 1) L'Internationale
socialiste est elle-même hétérogène: on constate en son sein une grande
différence d'approche entre ceux qui étaient neutralistes, notamment en
Allemagne et en Italie, et ceux qui étaient atlantistes, comme la
plupart des Français. 2) Dans le PPE (Parti Populaire Européen),
regroupant les formations démocrates-chrétiennes, l'aile conservatrice
ne dit pas la même chose que les ailes “progressistes”, et le poids du
catholicisme dans ce PPE, en dépit de la participation de protestants
hollandais et allemands, maintient un clivage confessionnel empêchant
l'envol d'une vision européenne commune, comparable à celle qui faisait
la force de l'idéal écouménique catholique juste avant la Réforme. Le
carnage yougoslave a bien montré que la césure entre Rome et Byzance ne
s'est nullement cicatrisée.
Pour
Brzezinski, la faiblesse du Japon tient au fait qu'il veut garder ses
traditions en dépit des défis de la modernité technologique. Le
politologue américain opte là pour une analyse diamétralement opposée à
celle de Zaki Laïdi.
Autre
voix, celle de l'Indien Muckund Dubey. Celui-ci constate que l'atout
militaire, propre des Etats-Unis et de la Russie, est économiquement
affaiblissant (son analyse rejoint en cela celle du Prof. Paul Kennedy,
in The Rise and Fall of the Great Powers).
Face à ces deux puissances alourdies par leur fardeau militaire,
l'Allemagne et le Japon n'ont pas intérêt à s'imposer dans le monde de
la même façon que Washington et Moscou du temps de la guerre froide et
de sa logique binaire. Leur politique doit dès lors consister à arrondir
les angles, à se rendre indispensables pour effacer les aspérités de la
bipolarité. L'Espagnol Juan Antonio Yañez partage peu ou prou la même
opinion: il n'y a plus de dyarchie, ni remplacement d'une dyarchie par
une autre. Il n'y a pas non plus d'oligarchie des grandes puissances, en
dépit du G7, mais on voit poindre à l'horizon d'autres formes de
coopération, sans exclusion.
François
Heisbourg, directeur de l'“International Institute for Strategic
Studies” à Londres, la multipolarité et l'archipelisation du monde
contiennent un terrible risque, celui de voir se multiplier les conflits
régionaux, comme par exemple celui qui oppose l'Inde au Pakistan, où
les adversaires pourraient recourir à des armes nucléaires. Tout
dérapage dans un éventuel conflit indo-pakistanais pourrait déclencher
une succession en chaîne de conflits nucléaires locaux avec risques
écologiques globaux. Dans l'optique américaine et britannique, que
défend Heisbourg, c'est la volonté d'éliminer un risque de cette nature
qui a justifié l'intervention dans le Golfe en 90-91. Mais, si le risque
de conflits nucléaires localisés est sans doute réel, cela ne signifie
pas, à nos yeux, qu'il faille perpétuer la stratégie anglo-saxonne de la
balkanisation des grandes aires culturelles, car celle-ci aussi est
très bellogène.
La vraie question qu'il conviendrait de poser est la suivante: qui restaurera l'équivalent de la pax turcica
d'avant 1918/19 au Proche et au Moyen-Orient? La guerre Iran-Irak, le
conflit palestinien, le risque d'une guerre de l'eau, le risque de voir
les pétro-monarchies déstabilisées, la misère du peuple irakien après la
défaite devant les armées onusiennes, montre clairement qu'il faut dans
cette région une puissance gardienne de l'ordre, tablant sur une
population suffisamment nombreuse et homogène culturellement, capable
d'agir à la satisfaction du plus grand nombre. La Turquie, à la
condition qu'elle abandonne ses prétentions à vouloir entrer dans
l'Europe, l'Irak (représentatif du pôle arabe) et l'Iran sont autant de
candidats potentiels. L'axe d'expansion interne de ce nouveau
Moyen-Orient doit être Nord-Sud, et l'Europe apportera son soutien dans
cette seule condition.
Francisco
Rezek, ministre des affaires étrangères du Brésil, reprend à son compte
l'idée gorbatchévienne de “maison commune”. Il estime que l'idée de
“maison commune” exclut toute pratique de “verticalité” entre les Etats,
donc tout hégémonisme. L'idée gorbatchévienne de “maison commune” a
suggéré l'“horizontalité” des relations inter-étatiques et réitéré un
projet formulé lors de la visite de De Gaulle en URSS, qui avait irrité
les milieux atlantistes. Rezek voit la juxtaposition sur la planète de
trois “maisons communes”, de trois aires économico-civilisationnelles:
l'aire américaine (de l'Alaska à la Terre de Feu), l'aire euro-arabe à
deux vitesses, l'une au nord de la Méditerranée, l'autre au Sud, du
Maroc au Koweit; enfin, l'aire asiatique-orientale, reprenant plus ou
moins l'idée japonaise d'une zone de co-prospérité est-asiatique.
Mohamed
Sahnoun, conseiller diplomatique du Président Chadli (et aujourd'hui
négociateur de l'ONU pour la région des Grands Lacs en Afrique), parie
pour une logique eurafricaine, qui aura en face d'elle la tentative
américaine de s'implanter dans le Golfe Persique et de contrôler la
Corne de l'Afrique. Cette dynamique eurafricaine, plutôt euro-arabe, est
appelée à dépasser le nationalisme, en tant que raisonnement politique
appliqué à des espaces devenus aujourd'hui trop étroit, pour favoriser
le “culturalisme”, c'est-à-dire un patriotisme animant de vastes aires
culturelles. L'avènement de ces Kulturkreise (pour reprendre le vocabulaire du sociologie darwinien du XIXième siècle, Ratzenhofer) ou de ces Völkergemeinschaften (Constantin Frantz) ou de ces Großräume
(Schmitt, Perroux, Haushofer) signale un processus d'élargissement des
horizons qui n'induit pas nécessairement un déracinement. La culture
d'un peuple ou plutôt d'une communauté de peuples prend le pas sur
l'idéologie abstraite, universaliste dans ses intentions. La culture
reconquiert le terrain que lui avait enlevé l'idéologie. L'organique,
chassé par le faux pragmatisme, les mécanicismes méthodologiques, par
les pratiques économicistes, revient au galop. Le mutilation mentale que
constituait l'adhésion à une idéologie (Zinoviev) s'estompe, les
valeurs redeviennent des refuges stabilisants. Pour restaurer ces
valeurs, il faut agir dans la sphère culturelle. Il n'y aura pas
nécessairement disparition pure et simple des Etats-Nations: les
Etats-Nations qui acceptent le retour du culturel, qui acceptent le
principe d'une imbrication dans une vaste sphère culturelle se
fortifieront; les Etats-Nations qui refuseront ce primat du culturel
imploseront ou exploseront.
Pour
Mohamed Sahnoun, les relations Nord/Sud seront pendant longtemps
ponctuées de conflits, en dépit de la nécessité de fédérer les énergies.
Ces conflits seront d'ordre racial (à cause de l'explosion
démographique, notamment dans le Maghreb, qui pousse à l'émigration dans
des zones ethniquement différentes) et des reliquats de l'humiliation
coloniale. Mais le défi écologique, les pollutions dramatiques, la
disparition d'espèces animales, et surtout la déforestation de
l'Amazonie et de l'Afrique, contraindront Nord et Sud à coopérer à
l'échelle globale.
Moriyuki
Motono, Conseiller de Nakasone, projette cette idée d'un futur
“culturalisme”, d'une juxtaposition d'aires culturelles, surtout sur le
grand bloc continental eurasiatique, où une Europe de l'Ouest
(catholique et protestante), serait la voisine d'une Russie/CEI et
partagerait avec elle une sorte de plage d'intersection
slave-uniate-grecque-orthodoxe- roumaine; toutes deux seraient les
voisines d'un vaste Islamistan, avec la Méditerrannée et l'ancienne Asie
centrale soviétique comme zones d'intersection. Enfin, l'Hindoustan
indien serait le pivot central de cette dynamique plurielle entre aires
culturelles différentes, sur les rives de l'Océan Indien. A l'Est
renaîtrait la sphère de co-prospérité est-asiatique.
L'intérêt
de la vision de Moriyuki Motono réside dans le constat qu'il y aura des
plages d'intersection entre les aires culturelles de demain, et
qu'elles pourront être tout autant sources de conflit que zones de
transition et facteurs d'apaisement. Motono reprend là la vieille idée
géopolitique anglo-américaine des lignes de fracture en lisière du noyau
continental eurasien et sur les rives océaniques; cette idée est issue
d'une interprétation du rôle des “rimlands” entourant le “heartland”
sibérien/centre-asiatique. Mais Motono ne prévoit aucune intervention
américaine dans ces cinq zones culturelles: son Amérique est repliée sur
la Grande Ile s'étendant de l'Alaska à la Terre de Feu, elle prend
enfin la Doctrine de Monroe au sérieux. Elle est définitivement
isolationniste. Motono précise l'idée de culturalisme par rapport à
Sahnoun, rejoint en quelque sorte Rezek en n'évoquant aucune
verticalité. L'idéal serait sans doute la présence d'un hegemon
dans chacune de ces aires, d'une puissance-guide qui aurait la sagesse
de travailler inlassablement à l'horizontalisation des relations au sein
de sa propre aire et entre les différentes aires.
Pour
Paul Lamy, qui a été directeur de cabinet de Jacques Delors à la
Commission des Communautés Européennes, la pluralité d'aires culturelles
implique une instabilité, une effervescence, qui pourrait à terme
s'avérer dangereuse. Il y a donc nécessité d'une régulation, d'un management
de l'interdépendance. L'intérêt premier de cette vision de Lamy, c'est
qu'elle n'est pas iréniste; il reste quelque peu pessimiste et appelle à
la vigilance. Lamy n'est pas un adepte de l'éthique de la conviction,
qui croit naïvement à cette “paix perpétuelle” dont ont toujours rêvé
les utopistes.
Cet
ensemble de réflexions éparses, parfois contradictoires, nous conduit à
penser le monde comme divisé entre un “Nouveau Monde” (les Amériques)
et un “Ancien Monde” (les vieilles aires de civilisation toujours
traversées par des dynamismes féconds). Cet “Ancien Monde” possède un
appendice africain (ne représentant hélas pour lui que 2,5% des flux
transactionnels de la planète) et un appendice australien-océanique,
tiraillé entre une Asie en pleine croissance économique et une Amérique
par solidarité anglo-saxonne.
Le
“Nouveau Monde” est un monde conquis, l'“Ancien Monde”, un archipel
d'aires matricielles, autochtones, autant de sols d'où sont jaillies des
civilisations originelles. Le “Nouveau Monde”, de par sa nouveauté et
sa qualité de conquête, permet davantage d'expérimentations politiques,
de fonder de nouvelles communautés politico-religieuses comme le firent
les Founding Fathers
puritains, d'expérimenter à l'ère moderne-techniciste plus de projets
pré-fabriqués, sans tenir compte des impératifs et des devoirs liés à
tout “indigénisme”. L'“Ancien Monde” est la patrie des identités, des
cultures telles que l'entrevoit le culturalisme de Sahnoun et Laïdi.
Dans
le “Nouveau Monde”, la logique peut être éventuellement unifiante, vu
l'élimination des indigénats et des résistances qu'ils impliquent. Dans
l'“Ancien Monde”, l'homme politique, le décideur, doit être capable de
manipuler un arsenal très diversifié de logiques, d'affronter la
pluralité, de tenir compte de niveaux multiples. Le type de logique à
utiliser dans l'“Ancien Monde” est celui de la bio-cybernétique, où l'on
tient compte des “rétro-actions”, des reculs éventuels, des stratégies
vitales en apparence illogiques, etc. Le modèle économique du “Nouveau
Monde” est celui du libéralisme absolu selon le modèle anglo-saxon
défini par Michel Albert dans Capitalisme contre capitalisme.
Les modèles économiques de l'“Ancien Monde” doivent être autant
d'adaptations spatio-temporelles de ce capitalisme moins absolu
qu'Albert définit comme “capitalisme rhénan”. Face à l'économie libérale
absolue du “Nouveau Monde”, le “supplément d'âme” est fourni par
l'“idéologie californienne”, même si aujourd'hui, le retour aux valeurs
cimentantes est une réalité incontournable —et admirable— aux Etats-Unis. Dans l'“Ancien Monde”, valeurs cimentantes et (ré)armements spirituels sont fournis —ou devraient être fournis— par les traditions religieuses, les cultures traditionnelles, les idéaux du “sérieux de l'existence”.
Dans
ce concert global, l'Europe, elle aussi, est multiplicité car elle
compte trois espaces latins (ou plus), un espace orthodoxe, un espace
scandinave, un espace britanniques (où s'affrontent celticité
irlandaise, spécificités galloise et écossaise, un fond de “merry old
England”, une modernité tout à la fois impériale et marchande), un
espace germanique, héritier qu'il le veuille ou non du “Saint-Empire”.
Entre certains de ces espaces, nous assistons à l'émergence de
coopérations inter-régionales chevauchantes, comme Sarlorlux,
Alpe-Adria, etc., préfigurant une Europe unie par un consensus
civilisationnel, un “patriotisme de civilisation”, mais conservant ces
innombrables facettes, réalités, modes de vie, etc. Il y a en Europe
imbrication générale de toutes les matrices culturelles, sans pour
autant qu'il y ait simultanément homogénéisation et panmixie. Les aires
culturelles d'Europe demeurent mais se fructifient mutuellement,
empruntent chez les voisins des linéaments utiles, en rejettent
d'autres, enclenchant un processus culturel très effervescent que le
poète ou le philosophe qualifieront tour à tour de “kaléidoscopique” ou
de “rhizomique” (Deleuze). Des réseaux innombrables traversent les
frontières en Europe: ils sont culturels, idéologiques, religieux,
commerciaux, historiques. Aucune guerre interne au continent n'a pu les
effacer, rien que les interrompre, très momentanément.
L'archipelisation
du monde appelle aussi une réorganisation de l'Europe, une Europe
capable de reconnaître et de gérer sa propre pluralité avant d'accepter
et de chevaucher les pluralités d'ailleurs. C'est à ce titre que
l'Europe deviendra réellement un pôle comme l'annonce Foucher, qu'elle
fabriquera des valeurs originales capables de s'opposer efficacement aux
valeurs matérialistes de l'idéologie californienne, comme le souhaite
Laïdi, à notre époque où justement ce matérialisme californien est
devenu le matérialisme le plus virulent depuis l'effondrement du grand
récit soviétique. C'est à ce titre que l'Europe pourra dépasser ses
anciens clivages affaiblissants, dont se réjouit Brzezinski, qu'elle se
posera comme un véritable Kulturkreis,
comme le souhaite Sahnoun, qu'elle deviendra une “maison commune”
travaillée et animée par d'innombrables “horizontalités” fécondantes.
Robert STEUCKERS.
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